Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/02

CHAPITRE II.



Lhabitation de mistriss Belmour était située au milieu d’une montagne des provinces méridionales de l’Écosse, depuis Jedburg jusqu’à New-Galloway. C’était une dépendance du château de l’Hermitage qui, depuis sa démolition, a donné son nom à un bourg qui existait à peine sous le règne de Charles I. À cette époque il existait encore, mais il était abandonné par ses propriétaires, et le fermier seul logeait avec sa famille dans le chétif manoir où il avait reçu mistriss Belmour et son fils. Cet homme l’avait acheté du maître du château, afin d’être sûr d’y vivre et d’y mourir en paix. Lorsqu’il termina sa carrière, Brigitte sa fille et Tomy son gendre vendirent l’habitation à mistriss Belmour, sous la condition expresse de ne l’aliéner jamais qu’en leur faveur, et de les garder toujours près d’elle, comme des amis qui veilleraient comme elle aux soins du ménage rustique. Les clauses du contrat furent acceptées ; la franchise des écossais et les principes de mistriss Belmour se réunirent pour en rendre l’exécution facile. La maison était garantie des vents du nord par une haute montagne ; le petit jardin, exposé au midi, était abondant en fruits et en légumes de toutes les saisons ; deux belles prairies fournissaient à la nourriture d’un cheval et d’une vache ; et un bouquet de bois, placé par la nature sur un des côtés du jardin, formait un ombrage agréable. Tomy et Brigitte faisaient les gros ouvrages ; Brigitte allait au marché à un bourg voisin ; mistriss Belmour s’était chargée du dedans de l’habitation, du soin de la cuisine, et de la culture de quelques fleurs, en faveur desquelles elle disputait le terrain avec Tomy, qui aurait préféré des turneps à toutes les tulipes de la Hollande. Les matinées se passaient donc à différents travaux utiles et nécessaires ; et le plus souvent vers le soir, mistriss Belmour, prenant un livre, faisait à nos deux villageois la lecture de quelque roman de chevalerie : c’étaient là tous les plaisirs connus dans l’étroite enceinte de l’habitation, car jamais on n’en sortait que pour les besoins de la vie, ou les devoirs de la religion ; encore mistriss Belmour se refusait-elle souvent à se rendre au village voisin, et le ministre paraissait se contenter d’une excuse de santé, dont on se servait ordinairement. Ce ministre venait quelquefois la voir, et lui témoignait de l’estime et du respect. Il y avait six ans que le père de Brigitte l’avait amenée chez lui avec le jeune Charles son fils, âgé de quatorze ans ; il l’avait annoncée comme épouse d’un négociant de Leicester, ruiné par les guerres civiles, et obligée de chercher un asile contre les persécutions des Levellers. Le vieillard était aussi respecté de ses enfants que s’ils avaient encore été dans leur jeunesse, et cependant ils comptaient déjà trente années de mariage. La belle dame était conduite par lui ; elle fut accueillie avec fraternité ; Brigitte même ne montra aucune curiosité, et n’alla point au delà de ce que lui avait dit son père. Seulement elle s’apperçut que mistriss Belmour s’absentait quelquefois avec le vieillard, qu’ils allaient à Dumbar, y passaient quelques jours, et Brigitte ne concevait pas comment la femme d’un négociant de Leicester pouvait avoir des affaires à Dumbar. Mais le père l’avait dit, et les conjectures s’arrêtaient là. Depuis sa mort, mistriss Belmour avait fait une fois seulement ce voyage avec Charles, âgé alors de seize ans ; et ensuite Charles seul s’absentait à peu près tous les mois. La solitude dans laquelle il avait vécu auprès de sa mère qu’il aimait tendrement, avait de bonne heure formé son cœur et son esprit. Il se sentait meilleur, disait-il, après chaque entretien qu’il avait eu avec elle. Tomy et Brigitte ne comprenaient rien aux troubles dont l’Angleterre était alors le théâtre et la victime. Les termes de Levellers, de Covenants, d’Indépendants, et tous les autres signes de ralliement dans les factions, leur étaient inconnus ; ils savaient qu’on se déchirait autour d’eux sans en connaître la cause, et, dans cette heureuse ignorance, ils se croyaient certains que leur habitation ne tenterait la cupidité de personne, et ne serait jamais le passage des troupes parmi lesquelles ils n’auraient su reconnaître ni amis ni ennemis. Mistriss Belmour et son fils paraissaient moins tranquilles sur les événements ultérieurs ; souvent les retours de Charles donnaient lieu à de longs entretiens d’où la mère sortait avec les yeux rouges, et considérait son unique enfant avec un mélange de tendresse et de pitié qui étonnait ses agrestes amis ; et ce qui les fâchait le plus alors, c’était l’interruption des lectures du soir. Brigitte, avec toute l’innocence d’un bon naturel, faisait une question dictée par un cœur sensible à la pitié. « Le hasard, lui répondait mistriss Belmour, m’avait placée dans une grande ville, où mes relations étaient fort étendues ; et dans un temps aussi malheureux, je n’apprends pas sans peine tout ce que peuvent éprouver d’anciens amis auxquels j’ai dû m’attacher dans le temps de ma prospérité. D’ailleurs, mon époux obligé de fuir, est absent, et j’ignore quel est son sort ». Brigitte la consolait avec les lieux communs de l’ignorance ; mistriss Belmour ne l’écoutait pas, et la remerciait cependant ; Charles avait rapporté des livres ; on marquait une vive curiosité, et de nouvelles. lectures venaient abréger le temps.

Ce fut au retour d’un de ces voyages, que Charles introduisit la jeune voyageuse qu’il avait arrachée à la mort : il fut heureux pour mistriss Belmour que sa présence, les soins qu’exigeaient la situation de cette infortunée, détournassent un instant son attention des nouvelles fâcheuses que son fils lui rapportait. Il eut le temps de lui en adoucir l’horreur.

Tout ce que la bataille de Naseby avait présagé de funeste au parti du roi, était accompli au bout de quatre ans de combats et de misère. Mistriss Belmour apprit que Charles I, déjà captif au château de Hurst, venait d’être transféré à Windsor, et que toutes ses offres avaient été rejetées. Rien ne l’attachait à sa personne ; elle était neutre entre lui et ses ennemis, mais elle avait des intérêts bien chers, et ce coup la frappa vivement. Elle désirait, elle craignait également d’en apprendre davantage. Elle aurait voulu aller à Dumbar, et cédait aux désirs de son fils, qui la conjurait de ne pas se montrer en des circonstances difficiles. Elle avait un ami dans cette ville ; il avait promis à son fils de hasarder un voyage, et de l’instruire de ce qu’elle devait craindre ou espérer.

Il est des situations où l’on ne sait si l’on doit courir au devant du malheur, ou l’attendre dans l’immobilité. On n’oserait dire quel parti mistriss Belmour aurait embrassé, si la jeune fille n’eût pas réclamé des secourt pressants.

Trois jours s’étaient écoulés depuis son arrivée à l’hermitage ; elle était encore plongée dans la douleur la plus amère ; cette douleur était concentrée dans la perte qu’elle avait faite ; le nom de Melvil, accompagné du tendre nom de père et de bienfaiteur, était sans cesse dans sa bouche, et le sien était encore inconnu. Enfin mistriss Belmour osa lui demander si elle ne désirerait pas qu’on informât ses parents de son séjour. — Des parents, je ne m’en connais pas. — Quoi, vous n’en avez plus ? les fureurs des partis… M. Melvil est le seul qui se soit jamais intéressé à mon sort : je l’ai perdu, je suis seule au monde. — Quel est votre nom ? — Caroline. — Que désirez-vous actuellement ? — Hélas ! Madame, un asile et du travail. — Ce souhait vous honore, il est digne d’une âme vertueuse et fière. — Il convient à ma misère, j’ai tout perdu. — Acceptez l’asile où mon fils vous a placée ; quant au travail, nous vivons tous du nôtre ; vous partagerez nos occupations. Caroline, restez avec moi, je veux vous tenir lieu de mère… — Une mère ! s’écria la jeune fille, en se jetant dans les bras de mistriss Belmour. Ah ! jamais je n’ai reposé sur le sein d’une mère…… ! C’est vous, monsieur Charles, ajouta-t-elle en lui tendant la main avec un regard enchanteur, qui m’avez procuré ce bonheur inattendu ; je ne l’oublierai jamais. Charles ne l’avait presque pas considérée ; mais cette fois, l’expression de ses yeux vint pénétrer son cœur d’un feu jusqu’alors inconnu. « Oui, vous serez sa mère, s’écria-t-il en embrassant mistriss Belmour ; elle connaîtra ce que c’est qu’une mère ; elle sera ma sœur, nous serons vos enfants. » Mistriss Belmour, étonnée de ce mouvement impétueux, se garda cependant d’y mettre obstacle par une indiscrète sévérité ; le cœur de son fils lui était ouvert ; pourquoi se le serait-elle fermé au premier éclair d’une passion turbulente par sa nature, et qui repousse les obstacles avant de songer à les vaincre ou à les écarter. Oui, répondit-elle, je lui promets de lui servir de mère, de guide dans la carrière orageuse de la vie, du moins autant que le permettra ma situation. Que sais-je, bon Dieu, ce que je puis devenir moi-même ! — Vous serez heureuse, ma mère, heureuse de notre amour, de nos soins, de nos services… — Charles, Charles, est-ce à nous à prétendre au bonheur ! Après cette réflexion déchirante, mistriss Belmour serra tendrement Caroline dans ses bras, s’assit près de son lit, et lui expliqua quelles étaient leurs occupations dans leur solitude, ajoutant que peut-être cette solitude, commandée par d’impérieuses circonstances, pouvait lui paraître désagréable, aussi bien que les travaux d’une simple ménagère des champs.

» Vous seriez dans l’erreur, Madame, reprit Caroline, si vous croyiez que je puis désirer un monde que je ne connais pas. J’ignore qui je suis, j’ignore même le lieu de ma naissance ; je ne sais de l’Écosse ou de l’Angleterre, quelle est ma patrie. Autant que ma mémoire peut encore me le retracer, il me semble qu’en commençant à distinguer les objets qui m’ont environnée, je me suis vue entourée de quelques personnes qui, ce me semble, étaient destinées à me servir ; que j’habitais alors un lieu vaste, et qu’il y avait autour de moi un appareil de richesse ; mais ces circonstances ne se retracent à mes yeux que comme un songe fugitif perdu dans l’ombre de la nuit.

» Mes idées commençaient à peine à prendre leur place dans mon faible cerveau, que les premières s’effacèrent ; et ma plus tendre enfance s’est passée, ainsi que ma jeunesse, dans la simple maison de M. Melvil, qui m’a élevée avec une tendresse extrême.

» Vous êtes, me dit-il (j’étais bien jeune encore), vous êtes entre deux points extrêmes : vous serez un jour élevée dans une haute sphère, ou plongée dans l’obscurité. Il ne faut pas moins fortifier votre âme contre la fortune que contre l’adversité. La première peut corrompre vos mœurs, changer votre caractère, vous rendre le fléau de votre famille et de vos amis. La seconde est un poison qui flétrit l’âme, aigrit le noble orgueil d’un être qui s’honore par sa propre valeur, éteint l’amour propre, et rend incapable de tout effort généreux. La vertu seule peut armer contre ces deux excès d’un aveugle hasard, et faire supporter avec constance les dons ou les refus de ce même hasard. Fidèle à ce principe, M. Melvil s’est donc occupé sans relâche à me former un cœur capable de résister au torrent du malheur, comme aux faveurs du sort. Je ne sais s’il y a réussi, mais il n’avait pas cru sans doute me préparer à souffrir sans désespoir le mal irréparable d’une perte dont le temps ne saura jamais effacer le souvenir. » À ces mots, Caroline, étouffée par ses sanglots, interrompit son discours. Mistriss Belmour baissa les yeux, et parut réfléchir profondément. Charles appuya ses lèvres sur une des mains de sa mère, tandis qu’il serrait celle de la jeune personne et ce ne fut qu’après quelques moments qu’ils reprirent le fil de leurs idées.

» J’ai donc passé ma vie, reprit Caroline, dans un heureux éloignement du monde et de sa dissipation ; tout mon temps a été employé à cultiver mon esprit ; à fixer les heures par d’agréables occupations ; à méditer sur mes fréquents entretiens avec M. Melvil, dont la sagesse aimable savait embellir le devoir par des formes douces, et lui assigner pour récompense la satisfaction de soi-même. Nulle espèce de travail de mon sexe ne m’est étranger, depuis ceux qu’exige la pauvreté, jusqu’à ceux qui occupent les loisirs de l’opulence. Le travail a donné de la force et de la souplesse à mes membres d’abord très-délicats ; je puis cultiver un jardin, monter à cheval, et vous dispenser de tout ce que votre santé, votre âge et vos habitudes vous rendent pénible ; je puis charmer vos ennuis par les accents d’une voix assez juste ; je puis travailler à l’aiguille, et m’occuper pour vous, et pour Charles, Brigitte et Tomy. Tout ce que je peux vous sera consacré ; heureuse de vous rendre à peine le prix de vos bienfaits, heureuse surtout de sentir que mon existence n’est pas un fardeau qui pèse sur la terre sans but et sans utilité.

» Excellente file ! s’écria mistriss Belmour. Bonne Caroline ! répéta Charles ; et la mère la pressa sur son cœur. Mais, reprit cette femme sensible, si ce n’est pas réveiller en vous un sentiment trop douloureux, dites-moi quel était l’objet de votre voyage. Ah ! répondit Caroline, je ne me soustrairai jamais volontairement à parler de cet affreux événement : mes paroles seront l’expression de la pensée qui existera toujours là, car cette image déchirante ne s’en effacera jamais. Un jour, M. Melvil me dit en m’embrassant, Caroline, préparez-vous à passer en Angleterre avec moi ; quelques circonstances me semblent favorables à votre sort futur ; dans les malheurs publics il est quelques heureux ; vous pouvez être du nombre. Je touche à la vieillesse, elle n’est pas exempte d’infirmités ; si l’impuissance de vous servir personnellement se joignait aux difficultés que je prévois, que deviendriez-vous ? si la mort me surprenait, que deviendriez-vous encore ? Je vous ai assuré le peu dont je puis disposer avec justice, mais je vous dois compte de votre état, et je veux vous rendre ce compte avant de mourir : si mes efforts sont inutiles, j’aurai fait mon devoir.

» Il semble, Madame, que quelques pressentiments avertissent l’homme des malheurs dont il est menacé ; ou plutôt, l’homme qui réfléchit se représente tous les dangers qui l’environnent ; il s’en fait tout à la fois un tableau qui l’effraye ; quand le mal est arrivé, il croit avoir éprouvé un mouvement inexplicable, et qui n’est, sans doute, qu’une opération vague et indéterminée de l’esprit.

Je fis tous mes efforts pour engager M. Melvil à renoncer à ce dessein au milieu des guerres civiles, des troubles publics, des fureurs de parti. Tout fut inutile. Il me dit qu’il connaissait dans les montagnes des chemins détournés ; des routes plus longues, mais sûres, et par lesquelles nous éviterions les armées et les camps.

Nous nous préparâmes au départ ; et en plaçant sur son cheval la cassette que M. Charles a trouvée ouverte, il me dit : Caroline, votre sort est là tout entier, gardez ce dépôt avec autant de soin que moi. Le reste, vous le savez, Madame, vous le savez mieux que la triste Caroline, et vous savez si elle n’est pas condamnée à des regrets éternels, et au désespoir d’avoir été la cause innocente de la mort du meilleur des hommes, Mais, répondit mistriss Belmour, par quels hommes avez-vous été attaqués ? combien étaient-ils ? étaient-ce des brigands ou des soldats ? — Ils étaient trois, enveloppés de manteaux, la tête couverte de grands chapeaux, bizarrement ornés de plumes ; ils feignirent de passer auprès de nous, mais ils nous enveloppèrent, et commencèrent par blesser le cheval de M. Melvil, qui s’abattit et entraîna son maître dans sa chute. Je n’ai rien vu depuis ce moment ; je ne songeais sans doute qu’à fuir, lorsque, à côté d’eux, à peine cachée par quelques feuilles, je les entendis parler ; leur langue n’était pas la mienne, et je ne pus la comprendre. — M. Melvil avait-il des ennemis ? — Je ne lui en connus jamais. — Ces hommes ne l’ont pas dépouillé, poursuivit mistriss Belmour ? ce n’étaient pas des voleurs ; je comprends que cette importante cassette dont vous parlez, devait contenir des papiers qui doivent vous rendre un état et un nom. — Comment le savez-vous ? — Mon fils a trouvé cette cassette brisée ; parmi ses fragments, il en a découvert une plus petite tout à fait intacte, et une bourse qui contient, je pense, quelques pièces d’or. — J’ignore ce que ce peut être, répondit Caroline, mais le ciel m’est témoin que les conjectures que vous formez me touchent peu, quoi-qu’elles me paraissent justes, et que je ne regrette au monde que M. Melvil. Pourquoi faut-il qu’il ait voulu m’assurer un état que je ne désirais pas ? contente de ses dons paternels, j’aurais vécu dans la médiocrité ; mes mains auraient fermé les yeux de mon bienfaiteur ! — Ne vous a-t-il pas dit, reprit mistriss Belmour, qu’il vous avait assuré un sort après lui ? — Oui. — Ne pourrait-on pas savoir seulement, si dans le lieu de sa résidence on est informé de sa mort ? En allant à Barwick, mon fils peut en parler à un ami sûr que nous avons dans cette ville. — Ah ! du moins, qu’on ne sache pas quel est le lieu de ma retraite ; ne m’avez-vous pas promis un asile ? vous en repentiriez-vous ? — Non, répondit-elle en l’embrassant, mais ma situation est précaire aussi ; elle dépend… » Ici mistriss Belmour s’arrêta, et, absorbée par des souvenirs mélancoliques, elle ne s’apperçut point que Charles était entré dans la chambre et la considérait avec tristesse. Elle sortit enfin de sa rêverie, et le pria de faire voir à Caroline ce qu’il avait recueilli autour du malheureux Melvil. La petite cassette ouverte par force sous les yeux de Caroline, contenait des bagues, des pendants d’oreilles, des bracelets et un collier, tous effets d’un grand prix ; au milieu de l’écrin était une boîte d’un bois précieux, et fermée d’un secret que nul ne put pénétrer, et qu’on n’osa briser. La bourse contenait cinquante guinées. Caroline assura ne l’avoir jamais vue entre les mains de son tuteur. « Cela vous appartient, dit mistriss Belmour à Caroline. — Qu’en pourrai-je faire, dit-elle ? si jamais cela peut m’être utile, vous me le rendrez : je n’ai nuls besoins, nulle curiosité, et j’ignore si j’ai des droits à ce qui reste de M. Melvil. Ce peut n’être qu’un dépôt entre mes mains. — Je le crois à vous, ma chère enfant, puisque cela paraît s’être trouvé dans cette cassette si précieuse. Je le garderai, puisque vous le voulez, et les événements pourront nous apprendre à en faire usage. »

Le tout fut soigneusement serré par mistriss Belmour, et depuis ce moment, Caroline fut associée aux travaux de la maison. Son inquiète vigilance ne laissa plus rien à faire à sa mère adoptive ; elle se chargeait de tout, aidait Brigitte et Tomy, veillait à tous les besoins de mistriss Belmour, chantait pour dissiper sa tristesse, dessinait avec Charles, et semblait multiplier ses forces et son adresse pour répandre autour d’eux la vie et le bien-être. Charles croyait avoir pour elle la tendresse d’un frère ; c’est ainsi qu’elle-même croyait l’aimer ; elle lui devait son salut et son asile ; et sa reconnaissance lui semblait être l’unique motif des sentiments qu’elle lui témoignait. Elle lui rendait tous les soins de l’amitié ; il les prenait aussi pour elle, mais la différence des sexes donnait à ceux du jeune homme un caractère plus tendre ; ses empressements avaient plus de vivacité. Mistriss Belmour les observait avec soin, et craignait de lever le voile qui couvrait à leurs propres yeux l’innocence de leurs premiers penchants. Cependant la confiance de Caroline était si entière, qu’elle s’alarma des assiduités de son fils.

« Charles, lui dit-elle un jour, vous êtes la seule consolation que le sort m’ait conservée ; peut-être sur vous seul reposent toutes mes espérances. Je me flatte, mon fils, que, fidèle aux lois de la nature et de l’honneur, vous êtes incapable de vous écarter de la route que l’un et l’autre vous tracent. — Grand Dieu ! ma mère, d’où pourrait naître un semblable soupçon ? — Je ne soupçonne point mon fils, ce serait pour moi le comble du malheur ; l’homme qui porte un cœur corrompu calcule de sang-froid le mal qu’il veut faire, et cet homme ne ressemble pas à Charles : mais Charles est jeune ; séduit par les charmes d’un premier amour, il peut être entraîné, il peut faire le mal sans l’avoir prévu, et l’abus de l’hospitalité serait un crime. — Je vous entends, ma mère, et vous conjure d’être sans inquiétude ; oui, Caroline m’est chère ; son esprit, sa grâce, son amour pour vous, les soins qu’elle vous rend, sa naïve tendresse pour moi, tendresse dont elle-même ne connaît pas l’étendue, tout en elle m’a inspiré, je l’avoue, l’amour le plus tendre ; je la préfère à toutes les femmes, sans cependant en connaître aucune, parce que nulle ne peut m’offrir plus de trésors réunis ensemble. Si vous y consentez, elle sera mon épouse, et à ce titre, je la respecterai comme je respecte ma mère. — Votre épouse, mon fils !… mais… Charles, songez que nous ne la connaissons point. — Ma mère aurait-elle des préjugés ? — Vous me connaissez, mon fils, et si j’en avais eu, il faudrait qu’ils fussent bien enracinés, pour que ma situation ne m’eut pas appris que les hommes sont au moins égaux par la douleur. Ensevelie dans cette retraite obscure, peut-être ai-je dit un éternel adieu à cette société que la discorde agite et trouble sans cesse ; mais vous n’êtes pas condamné pour toujours à fuir cette même société. Quand vous y rentrerez, il y faudra porter, au moins en partie, l’oubli des principes austères de votre raison ; il faudra vous soumettre aux usages reçus, aux convenances qu’elle s’est fait une règle de respecter, et sans être assez vil pour paraître ce que vous ne serez pas, vous imposer la loi de ne pas toujours vous montrer ce que vous êtes. Or, comment pourrez-vous y présenter une épouse dont vous ne connaissez pas la famille, qui même ignore le nom qu’elle pourrait porter ? — Certainement, ma mère, Caroline appartient à des parents dont elle n’a pas à rougir. — Je le crois, mais enfin elle n’a pas même un nom ; peut-être une naissance illégitime… — Quand cela serait, en est-elle moins estimable ? — ah ! sans doute, je ne l’aime et ne l’estime pas moins ; ses qualités, la pureté de son cœur, sont tout ce que je lui demanderais pour vous et pour moi : mais dans le monde on exigera au moins un nom ; et plus elle aura de vertu, plus elle aura de charmes, et plus la malignité cherchera, dans les fautes du hasard, à la couvrir d’un mépris factice, et à la repousser de son sein, ne fût-ce que pour ne pas rougir devant elle des vices auxquels un titre semble autoriser. — Je ne rentrerai point au milieu de ce bizarre assemblage qu’on appèle société. — Savez-vous quels devoirs vous seront imposés, mon fils ? suis-je seule arbitre de votre destinée ?… — Non, ma mère, j’espère que vous ne l’êtes pas, que vous ne le serez point, mais peut-être alors… — Ne vous en flattez pas, si la naissance de Caroline est toujours inconnue : comptez pour elle sur une protection assurée, sur des bienfaits qui passeraient même vos espérances, mais non sur un consentement que je ne pourrais ni obtenir, ni même donner. » Charles frémit, et jeta sur sa mère un regard incertain et abattu. » Je ne vous dis pas, ajouta-t-elle, que dans une autre situation on ne puisse percer le mystère de l’état de cette aimable enfant ; qu’elle ait un nom, seulement un nom qu’on puisse avouer dans la société ; les biens, les titres, ne seront rien. Mais, nous-mêmes pouvons-nous calculer les sinistres événements qui peuvent nous envelopper ? Quelles conjectures avons-nous à former ! quels maux n’avons-nous pas à prévoir ? Oh ! mon fils, notre unique devoir est de ne pas trahir ceux de l’hospitalité. Ma demeure est le seul asile de cette jeune fille, et je frémis en songeant qu’elle y peut trouver sa ruine. — Je vous jure, ma mère, que ma bouche n’a pas encore prononcé le nom d’amour, et que je ne lui en parlerai jamais que de votre consentement. »

Mistriss Belmour reçut la promesse de son fils, et plus tranquille par la connaissance qu’elle avait de sa docilité, elle borna sa vigilance à retenir les jeunes gens sous ses yeux, sans gêner, au moins en apparence, la douce familiarité qui régnait entre eux.

Il y avait dans l’humble manoir une chambre élevée dont mistriss Belmour avait seule la clef, et où elle avait coutume de se retirer seule quand elle était plus qu’à l’ordinaire accablée de cette triste langueur qui ne se dissipait que par moments. Charles seul allait quelquefois l’y trouver, et la ramenait ordinairement les yeux gonflés, et portant la trace des larmes qu’elle avait répandues. Elle s’y renfermait cependant moins souvent depuis qu’elle avait un objet de surveillance. Mais un jour, que Charles avait été chasser dans les bois voisins, elle se rendit à son cabinet, et Caroline inquiète de sa longue absence, monta quelque temps après. En ouvrant la porte, elle vit mistriss Belmour assise devant un magnifique tableau, qu’elle reconnut pour être de la main de Vandick, dont elle avait vu plusieurs ouvrages. Il représentait un très-bel homme de quarante ans environ, en habit de guerrier et décoré des grands ordres d’Angleterre. « Ah ! s’écria-t-elle, je connais ce seigneur-là. » Mistriss Belmour se hâta de tirer un rideau sur le portrait, et se tournant vers Caroline d’un air sévère : « Je croyais, lui dit-elle, que ma fille d’adoption savait placer la discrétion au rang des vertus dont elle est douée. » Caroline, interdite et les larmes aux yeux, demeura muette ; mistriss Belmour la fixa, et se repentant aussitôt, lui prit doucement la main. « Pardonnez, lui dit-elle, un premier mouvement de terreur ; vous venez de surprendre un secret bien important. — Je le garderai, s’écria Caroline. — Il y va peut-être de ma vie et de celle de mon fils. — Oh ! Madame, je le garderai ; votre vie et celle de Charles !… Mon Dieu ! que ne donnerais-je point pour Charles… et pour sa mère. — Vous le garderez, Caroline, vous me le promettez ! il suffit. »

Elle l’embrassa, essuya les larmes qu’elle avait fait couler, et parut tranquille. Cependant elle avait remarqué la vive exclamation qui était échappée à l’image du danger que Charles pouvait courir. Dans le cours de la journée, elle observa la jeune fille, et vit avec plaisir qu’elle ne cherchait pas plus à entretenir son ami qu’à l’ordinaire ; et ne l’ayant pas instruit de ce qui s’était passé dans le cabinet, elle s’assura de la discrétion de Caroline, par la certitude qu’elle n’avait pas témoigné une curiosité qui cependant aurait été pardonnable. Dans un autre moment d’absence de Charles, elle s’enferma de nouveau, et ne fut point troublée dans sa retraite ; lorsqu’elle reparut, la jeune fille occupée aux travaux du ménage, semblait plutôt éviter ses regards que chercher à pénétrer dans son âme. » Étonnante fille, disait mistriss Belmour ! que de force dans le caractère ! que de vertu ! Pourquoi le sort l’a-t-il maltraitée quand la nature avait tout fait pour elle ? Ce jour-là même, elle remarqua sur sa table ordinairement frugale, un mets délicat et nouveau, qui fut servi avec un air de triomphe qui donne du prix aux moindres petites actions. « Pourquoi ce festin, dit la tendre mère avec bonté, car c’en est un pour nous ? — Je ne sais, répondit Caroline ; j’ai cru que cela pourrait vous plaire ; l’uniformité fatigue, un léger changement ranime l’esprit et dispose à la sérénité. » Mistriss Belmour comprit que cette idée était venue en la voyant chercher sa solitude d’où ordinairement elle revenait plus abattue. Elle lui sut tant de gré de sa délicatesse, et du refus de s’expliquer ! Ce repas fut agréable ; Charles sans doute le trouva délicieux. Grands de la terre, il était assaisonné par une foule de sentiments qu’on ne connaît point à vos tables somptueuses : l’or les paye, la flatterie les environne ; on y assiste par usage, on y trouve l’ennui assis avant soi, et il suit chacun des convives désœuvrés qui le conduisent avec eux, et s’endorment, tandis qu’il les attend au réveil.