Imprimeries Réunies. S. A. (p. 20-24).

Regards rétrospectifs.



Au seuil d’une année nouvelle l’esprit se reporte volontiers vers les millésimes correspondants du passé, non qu’il y ait une corrélation quelconque à établir entre des époques que relie une simple concordance de chiffres, mais l’homme est ainsi fait que dates et anniversaires ont toujours de l’attrait pour lui. Ce sont comme les jalons de la mémoire, sa faculté de se souvenir étant limitée, il se sert de tels jalons pour évoquer ce qui fut et en tirer parfois matière à réflexions et à comparaisons, à consolation et à espérance.

Il y a cent ans, en 1818, l’Europe commençait à se remettre de vingt-deux années de guerre, mais ce repos restait agité, lourd, sans complète sécurité. Les monarques coalisés avaient abattu leur rival, ce Napoléon en qui la Révolution s’était incarnée. L’ancien régime pourtant ne revivait point. Les principes démocratiques demeuraient vivaces. Tandis qu’en France, Louis XVIII s’appliquait à réaliser un difficile équilibre entre le passé et le présent, les souverains de la « Sainte Alliance » austro-russo-prussienne s’efforçaient vainement d’extirper de leurs États les germes de la liberté future. Et ils tremblaient devant l’avenir. L’Asie sommeillait, l’Afrique s’enveloppait encore de ténèbres. Les États-Unis commençaient à s’enorgueillir de leur destin et l’Amérique du Sud dressée sur les pas de Bolivar se battait glorieusement pour l’Indépendance… cependant qu’à Abydos des chercheurs opiniâtres découvrant la fameuse table des Pharaons s’emparaient ainsi d’une des clefs par lesquelles allaient être livrés à la science les secrets de l’Égypte.

Il y a mille ans, en 918, l’héritage de Charlemagne morcelé en nations encore indécises faisait sentir aux peuples l’échec de la restauration césarienne que les Barbares avaient rêvée et qu’eux-mêmes avaient tant souhaitée. De cette tentative d’aspect puissant mais dépourvue d’assises fournies par un long travail civilisateur, que restait-il ? Charles le Simple exerçait en France un pouvoir sans consistance ; il venait de céder aux Normands les rives de la Basse-Seine. En Allemagne rien n’annonçait encore les succès d’Othon-le-Grand. Constantin vii régnait à Byzance sur un trône vieilli. Les califes abbassides dominaient à Bagdad. En Espagne, Abderamane iii fondait l’École de médecine de Cordoue ; de Bagdad à Cordoue le croissant dessiné par les conquérants arabes brillait d’un vif éclat…

Il y a deux mille ans, an 18 après J.-C., le monde méditerranéen encore incliné vers la tombe récente d’Auguste s’émerveillait devant la « Paix romaine ». Après une si longue marche parmi la nuit, le péril et la souffrance, l’humanité venait de traverser une clairière inattendue toute pleine de lumière, de calme et de sécurité. Qu’allait-il advenir de pareil trésors si longtemps et si vainement poursuivis ? Tibère en avait la garde et n’en compromettait pas encore par ses vices la précieuse durée.

Où en seront les destins dans cent ans, en 2018. Armés comme nous le sommes par les applications indéfinies d’un savoir grandissant, l’évolution humaine est devenue étrangement rapide et jamais prévisions lointaines ne furent plus imprudentes, plus inutiles même à formuler qu’en ce temps-ci. Une chose toutefois est certaine, c’est qu’une lourde responsabilité pèse sur nous. Depuis trois ans une mêlée formidable a lieu dans le plus sanglant des carrefours de l’Histoire. Or de ce carrefour, il faudra bien finir par s’échapper ; plusieurs routes en sortent. L’année 1918 décidera sans doute de l’orientation. L’état de l’héritage en l’an 2018 dépendra pour la plus large part de ce que décideront les usufruitiers de 1918. Prenons garde que nos fils n’aient point de comptes douloureux à exiger de nous et que le patrimoine de sagesse, d’énergie et d’honneur leur parvienne enrichi encore par nos vertus, notre constance, notre loyauté, notre abnégation.