Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/27

Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 79-82).

L’ENQUÊTE DE L’ASSOCIATION DE LA SALLE SUR LE DÉPEUPLEMENT DES CAMPAGNES.


Si la terre nourricière perd ses fils, messieurs, cherchez-en la cause ailleurs que dans les collèges commerciaux.


Les articles publiés par Mgr Ross à la veille de la réunion du Conseil de l’Instruction publique, et dans le but évident d’influencer le vote des honorables membres, ont déjà fait couler beaucoup d’encre. N’était le désir de renvoyer à la face des insulteurs les injures gratuites qu’on a prodiguées à des maîtres vénérés, les élèves et amis de l’enseignement primaire n’auraient probablement pas pris la plume, car les conséquences pratiques, les conséquences pour l’enseignement, de ce débat seront assez minces. En effet, le nouveau programme, comme l’ancien, sera interprété par chaque maître selon les besoins locaux : dans les centres où le besoin de l’anglais ne se fait pas sentir, on commencera très tard à enseigner cette langue, si toutefois on commence ; dans les milieux essentiellement bilingues, on commencera probablement vers la première ou la deuxième année, comme par le passé, et tout sera dit ; car les uns discourent et les autres agissent.

Les idées émises par le distingué Principal de Rimouski ont rencontré nombre d’ardents contradicteurs. Les uns, se disant sans doute : « Amicus Plato, sed magis amica veritas, » ont prétendu que plusieurs des allégations de l’auteur n’étaient pas conformes aux faits.[1] Les autres ont soutenu que l’anglais ne devait pas, étant donné les circonstances particulières où nous nous trouvons, être retardé jusqu’au cours moyen ;[2] d’autres encore ont montré que de fait l’étude de l’anglais ne commençait pas avant ce cours.[3] Enfin, certains ont paru particulièrement frappés du fait que parmi ceux que l’agriculture transporte d’un nouvel enthousiasme, on ne soufflait mot du dépeuplement des campagnes par les collèges classiques d’abord, par les cours commerciaux de ces collèges classiques ensuite.[4] Ils ont même mis en doute la loyauté des meneurs de la campagne.

Des chiffres ont été donnés qui ont fortement ébranlé la légende de ce même dépeuplement par les collèges commerciaux. Nous avons vu quelle figure d’énormes drains faisaient, sous ce rapport, les collèges classiques de Nicolet et des Trois-Rivières, comparés au collège de Victoria-ville et à l’Académie de la Salle. Une surprise semblable nous serait réservée, disait-on, par la comparaison des autres collèges classiques avec le collège, commercial le plus voisin.[5] Quelqu’un proposait aux autorités de faire une enquête pour savoir qui, des collèges classiques ou des collèges commerciaux, exerçaient la succion la plus forte.

Pour donner suite à cette idée, nous avons voulu instituer une petite enquête dans les écoles tenues par les religieux, afin de constater, chiffres en main, jusqu’à quel point ces collèges étaient des agents de dépopulation pour nos campagnes. Notre enquête n’a pas porté sur les écoles paroissiales des villes, car ces maisons ne sont pas alimentées par les fils de cultivateurs ; mais elle comprend les écoles de campagnes et les pensionnats ; ces écoles pouvant contenir des déracinés du sol. Nous n’avons compté dans ces maisons que les élèves appartenant à la sixième, la septième, la huitième année, ou à des années supérieures à celles-là, seules ces années formant le cours commercial proprement dit. Jusque là, l’enseignement est nullement spécialisé, mais tend à donner une culture générale. Nous pourrions même retrancher la sixième année, mais nous la conserverons, afin de nous mettre dans les conditions les plus défavorables possible.

Soixante-sept (67) écoles des huit congrégations enseignantes nous ont donné les renseignements demandés. Dans ce nombre sont compris tous les principaux collèges commerciaux de la Province. Les quelques écoles qui n’ont pas répondu, n’ont probablement pas la sixième année. Dans ces soixante-sept (67) institutions susceptibles de dépeupler les campagnes, deux mille soixante-treize (2073) élèves viennent des centres ruraux : ce chiffre comprend deux cent quarante et un (241) fils de cultivateur, dont cent quatre-vingt huit (188) appartiennent à des familles de plus de trois garçons. Il est grand, il est noble, il est beau de cultiver : encore pour ce faire faut-il un lopin. Aux prix où sont les terres dans la Province, il est difficile qu’un cultivateur qui a plus de trois garçons puisse les établir tous sur des fermes ; il sera même très chanceux s’il peut en établir trois ; les autres devront, donc prendre le chemin de la ville et tâcher d’y gagner leur vie, avec leurs bras ou avec leur tête. Faut-il blâmer ceux qui choisissent cette dernière façon ? Mais, dira-t-on, il y a dans l’Abitibi et ailleurs, à des prix très abordables, des terres qui attendent des bras. Oui, mais il y a les moustiques et les autres désagréments. Le colon est le fils du colon, comme le cultivateur est le fils du cultivateur : c’est la règle que les exceptions ne servent qu’à confirmer. Le vieux Chapedelaine de Hémon est, de l’aveu de tous, le type du colon. Une terre n’est pas si tôt ouverte, qu’il ne se trouve plus dans son élément ; on dirait que la civilisation lui fait peur ; ce qu’il lui faut, ce sont des arbres à coucher, des souches à déraciner, des chemins à ouvrir, en un mot de la terre à faire ; il a en quelque sorte la colonisation dans les veines. C’est bien difficile de demander aux fils des cultivateurs de nos riches campagnes, habitués à un confort presque égal à celui dont on peut jouir en ville, de s’en aller ouvrir de nouvelles terres.

Il faudrait pour cela que nos jeunes « habitants » vissent aussi clairement que nos colonisateurs d’occasion, toute la grandeur, la noblesse, la beauté de l’agriculture ; nul doute qu’alors, ils voudraient eux aussi faire passer leur enthousiasme dans l’âme de leurs compatriotes : l’apostolat y gagnerait beaucoup, mais la colonisation ?

Il n’y a donc actuellement, dans le cours appelé commercial, qu’environ cinquante-trois (53) fils de cultivateurs que l’on pourrait appeler des déserteurs du sol. Encore de ce nombre faudrait-il ôter les infirmes, car il y en a ; quelques directeurs nous ont donné ce détail sans que nous le leur demandions, et ceux qu’une débilité trop grande met dans l’impossibilité de servir la noble cause de la terre autrement que par des déclamations agricoles.

Sur neuf cent quatre-vingt-dix-huit (998) diplômés sortis depuis cinq ans des maisons dont nous avons reçu les statistiques, cent soixante-quatre (164) étaient fils de cultivateurs. Il a été impossible de savoir combien de ces derniers appartenaient à une famille de plus de trois garçons ; mais en faisant la proportion à l’aide des données ci-dessus, on trouve que cent vingt-neuf (129) devraient être dans ce cas. Il resterait trente-cinq (35) fils de cultivateurs diplômés de quelque collège commercial depuis cinq ans qui auraient peut-être pu avoir quelque chance de devenir cultivateurs, mais qui ont choisi de faire autre chose.

Voici donc le bilan des ravages (!?) causés à l’agriculture de notre province par les collèges commerciaux tenus par les « bons Frères enseignants : » Dans soixante-sept (67) écoles, cinquante-trois (53) déserteurs du sol ! Depuis cinq ans, parmi les diplômés du cours commercial, trente-cinq (35) déserteurs du sol, ce qui fait la terrifiante moyenne de sept (7) par année.

Si la terre nourricière perd ses fils, messieurs, cherchez-en la cause ailleurs que dans les écoles des Frères… Produirez-vous vos statistiques ?


  1. J.-H. Hamel, La Presse du 9 octobre 1920.
  2. Amédée Monet, M.P.P. — La Patrie du 27 sept. 1920.
  3. J.-E. Mignault, La Presse du 5 octobre 1920.
  4. Joseph Breton, La Patrie du 13 déc. 1920,
  5. Voir L’Événement du 27 octobre 1920.