Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/25

Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 71-76).

LA CAMPAGNE CONTRE LES COLLÈGES COMMERCIAUX.

Joseph Breton.


« LA PATRIE », le 13 décembre 1920.


Revue générale. — La vie nationale n’est pas en danger. — De vrais centres de patriotisme éclairé.


Sur le berceau de l’école primaire maints docteurs se sont penchés. La jeune race se porte mal paraît-il. Les précepteurs officiels attribuaient ce mal à une surabondance de nourriture. Impatients d’intervenir, quelques guérisseurs d’occasion, après consultation en « petits comités » (l’Action française, mai 1919, p. 222) déclarèrent que le nourrisson avait absorbé de l’anglais « à grandes doses démesurées » (l’Action française, octobre 1920, p. 405). Quels infâmes lui firent donc avaler ce poison ? « C’est nous tous » (l’Action française, octobre 1920, p. 465) confessent humblement les guérisseurs. Vite, un antidote, clament les plus paternels. Mais, soudainement hallucinés, chacun d’eux crut voir se dresser, comme « une bande de Béotiens » (Le Progrès du Saguenay), les spectres des collèges commerciaux qui hurlaient : Non, il lui faut plus d’anglais. Alors, prenant ce rêve pour une réalité, sans examen ni raison, tous s’écrièrent : Voilà l’ennemi. Enfourchant leur rossinante, ce fut une charge à fond de train avec force ruades contre les collèges commerciaux et leurs instituteurs pour leur « arracher la direction de la race » (La Rente, 1er octobre.) Alors ces pourfendeurs frénétiques firent entendre des vociférations telles que celles-ci :

« Nous ne croyons pas qu’il y ait jamais eu dans la province de Québec, de plus puissant agent d’anglicisation et de corruption de notre langue que ces collèges. » (Action française., oct. 1920).

« Un grand nombre d’éducateurs, surtout dans les collèges commerciaux, ont résolument sacrifié, par inconscience ou parti pris, une part considérable de la tradition française. » (Le Père Dugré, Action française, août 1919).

« Sous la direction de maîtres bien intentionnés mais bornés, parfois intéressés à exploiter pécuniairement le snobisme anglomane des parents, nous poursuivons depuis trente ans un idéal soi-disant utilitaire. » (M. Asselin, La Rente, 1er octobre.)

« Si les intellectuels laissent angliciser et matérialiser l’enseignement primaire,… ils s’apercevront avant longtemps que la culture des sommets restera stérile. » (Le Devoir, 9 novembre 1920.)

« Ce système des écoles commerciales n’a pas peu contribué à aggraver la désertion de la terre en drainant vers la carrière commerciale les enfants des cultivateurs les mieux doués, qui n’ambitionnaient pas de suivre le cours classique.” (Mgr Ross, 5e article.)

« Ce que nous redoutons par-dessus tout, c’est de voir l’école primaire entrer dans la même voie et favoriser dans nos campagnes, nos villages et nos petites villes, l’œuvre déplorable accomplie par les collèges commerciaux dans nos grands centres. » (L’Action française, octobre 1920, p. 479.)

En voilà assez. Toutes ces clameurs ne sont, au fond, que des reproches qui se réduisent, en définitive, aux trois suivants :

1. Les collèges commerciaux anglicisent notre jeunesse canadienne français :

2. Ils la matérialisent :

3. Ils drainent vers les villes les fils de cultivateurs.

Le lecteur croit sans doute qu’on a apporté à l’appui de ces accusations des preuves irrécusables. Qu’il se détrompe. On s’en est bien gardé, et pour cause. A-t-on publié les programmes et les horaires de ces écoles pour prouver l’anglicisation de la jeunesse ? Non, jamais. A-t-on dénoncé avec preuves quelques manuels, propres à matérialiser ? Nullement. A-t-on exposé les méthodes et les procédés suivis dans cet enseignement ? Point du tout. A-t-on fourni des statistiques établissant clairement le drainage des fils de cultivateurs vers les carrières commerciales ? Pas le moins du monde. Cependant, on ne cesse d’affirmer, de réaffirmer et surtout de laisser entendre que tous ces maux règnent dans ces écoles. Tous ces gens prétendent en imposer par leur soi-disant supériorité classique. Il faudrait les croire sur parole, ne pas leur demander raison de leurs assertions et s’incliner servilement devant leur magistère.

Les plus ardents ont formulé des accusations et ont nommé les collèges commerciaux ; les autres, heureux de n’avoir pas à les nommer, répètent les mêmes accusations, se disputant la voluptueuse saveur d’une morsure hypocrite ; tous se gardent bien de faire la moindre allusion aux cours commerciaux des collèges classiques. Dénigrement ! Mépris ! Œuvre sublime entreprise « ad majorem Dei gloriam » sans aucun doute et « pro patria semper » assurément.

Montrons la fausseté de ces accusations. Voici, pour le cours supérieur d’une de ces écoles appelées « commerciales, » le tableau de l’emploi du temps et l’énumération des œuvres de formation en pleine activité dans cet établissement.

EMPLOI DU TEMPS

(pour une semaine)
En 1920
En français En anglais
Religion  4½ heures
Langue française  7   «
Langue anglaise  5 heures
Mathématiques  5   «
Commerce  3½  « 1½  «
Droit commercial   ½  «
Histoire et géographie  1½  «
Sciences naturelles  1   «
Calligraphie  1   «
Dessin  1   «
Solfège et musique  1½  «
Gymnastique  2½  «
29 heures 6½ heures

ŒUVRES SCOLAIRES

Pour la formation religieuse

Exercices religieux : neuf heures par semaine.

Enseignement du catéchisme : cinq heures par semaine.

Une retraite de commencement d’année et une autre de fin d’année.

Deux retraites fermées, une pour les anciens élèves et une autre pour les élèves finissants.

Une congrégation de la très sainte Vierge pour les élèves du cours supérieur.

Une société du Sacré-Cœur pour les élèves du cours moyen.

Une société du très saint Enfant Jésus pour les élèves du cours inférieur.


Pour la formation intellectuelle


Deux cercles d’études avec réunion chaque dimanche et production de travaux littéraires.

Une bibliothèque où les élèves ont accès plusieurs fois par semaine. Cette bibliothèque renferme trois mille volumes français dont mille deux cents au moins sont canadiens. On y trouve environ vingt-cinq revues françaises auxquelles les deux cercles sont abonnés.

Quatre grands concours d’histoire du Canada par année.

De fréquentes conférences avec projections lumineuses sur des sujets historiques ou scientifiques.

Deux sociétés musicales.

Des auditions de pièces classiques françaises entières par le moyen du phonographe, les élèves suivant l’œuvre dans leur recueil. De nombreux exercices d’élocution et de déclamation en vue des représentations dramatiques.

Le tableau ci-dessus nous apprend que dans cette école on consacre six heures et demie à l’enseignement en anglais et vingt-neuf heures à l’enseignement en français, pour le cours supérieur. Au cours intermédiaire, ce temps de l’enseignement en anglais n’est déjà plus que de cinq heures ; il se réduit à deux heures et demie au cours élémentaire et n’a point lieu dans la première année. Or, cette école n’est pas une exception. À l’examen de l’horaire de deux autres écoles on a constaté une semblable distribution du temps. D’ailleurs, on sait que toutes les écoles commerciales de nos grands centres se ressemblent assez. Est-ce là de l’anglicisation ? Peut-être sera-t-on tenté de dire qu’il n’en a pas toujours été ainsi, que cette part restreinte faite à l’anglais est de date récente, qu’on s’est hâté d’apporter des modifications profondes à l’horaire sous la pression du mouvement actuel contre l’anglomanie. Pas de faux-fuyants, s’il vous plaît. « L’Action française » et « Le Devoir» n’avaient pas encore vu le jour que cet horaire était en vigueur depuis nombre d’années. Devant ces faits, je me suis demandé par quel tour de force malgré « la poussée bovine d’un troupeau maigre fasciné par une maigre pâture » (La Rente, 1er octobre), les maîtres de cette école qu’on dit « intéressés à exploiter le snobisme anglomane des parents» ont pu donner au français ce rôle prépondérant sur l’anglais.

Comment « l’Action française » dans sa mise au point ose-t-elle alors affirmer que « les pères de famille, les commerçants, les publicistes, les politiciens anglomanes n’ont cessé, depuis trente ans, de réclamer à cor et à cri l’enseignement de l’anglais et ont réussi à le faire entrer dans nos programmes scolaires à grandes doses démesurées »… De quels verres grossissants Pierre Homier se sert-il pour déclarer dans l’« Action française » que « notre enseignement commercial unilingue (c’est-à-dire anglais) est de plus en plus répandu » (mai 1919)

Je me suis demandé également comment des maîtres avec un tel programme, soumis à un tel horaire et promoteurs de telles œuvres pouvaient-ils matérialiser l’âme de leurs élèves.

Quant au drainage des fils de cultivateurs vers les villes, par les collèges commerciaux, M. Hector Hamel, dans un de ses articles, nous a montré que pour les diocèses des Trois-Rivières et de Nicolet, cette affirmation était dénuée de fondement. Voici, pour l’an dernier, extraits de cet article, quelques chiffres relatifs aux deux collèges classiques et aux deux collèges commerciaux de ces diocèses.

Total
des élèves
  Élèves
de la campagne
  Élèves
de la ville
2 collèges classiques 813 447 366
2 collèges commerciaux 1065 141 924

Si désertion il y a, on voit déjà par ce tableau que les collèges commerciaux ne sont pas les plus coupables. De plus, dans un de ces deux collèges commerciaux, il n’y avait que 41 élèves des paroisses rurales sur les 550 élèves inscrits, et de ces 41 élèves 18 seulement étaient fils de cultivateurs. Des 72 élèves auxquels on a délivré des diplômes dans ce collège depuis une douzaine d’années, 10 seulement étaient fils de cultivateurs, et sur ces 10, quatre sont retournés sur la terre paternelle. Les six autres, fils d’une famille d’au moins cinq garçons, durent forcément chercher fortune ailleurs. Que feront les dix-huit élèves précités ? Comme leurs aînés, sans doute, plusieurs choisiront la carrière agricole. On voit donc que le drainage vers les villes est une chimère. Cette accusation n’est pas plus fondée que celles de l’anglicisation et de la matérialisation.

Alors, pourquoi cette lutte contre les collèges commerciaux à l’occasion de l’anglais ? Ne sommes-nous pas en droit de nous demander si c’est bien l’anglais qu’on a en vue, lorsque les plus fortes clameurs partent de quelques bouches qui n’ont pu mordre dans le pain blanc que grâce aux flots d’anglais qu’elles pouvaient heureusement écouler. Comment expliquer aussi cette contradiction flagrante entre le vœu du Congrès de la langue française en 1912, favorable à l’augmentation de l’anglais dans l’enseignement, et les hauts cris contre ce même enseignement en 1920 ? Ce vœu se formulait ainsi : « Que l’enseignement bilingue soit partout considéré comme un élément de supériorité dans notre système d’instruction, et que, dans tous les endroits où il y aura lieu, on s’applique à l’étendre et à le faire progresser. » À qui fera-t-on croire qu’on ne veut plus aujourd’hui ce que l’on réclamait en 1912 ? Évidemment, on poursuit un autre but que la diminution de l’anglais dans ces écoles, c’est l’amoindrissement des écoles elles-mêmes. C’est pourquoi l’on dénigre l’enseignement de nos collèges commerciaux et l’on injurie superbement ceux qui le donnent, tout en protestant il est vrai de son profond respect. Ne dirait-on pas de respectables farceurs qui, dissimulés derrière le même paravent, se font de fraternelles risettes après avoir lancé l’un après l’autre quelques boulettes dorées, mais à base de fiel.

N’y aurait-il pas au commendement de ce jeu une main, tireuse de ficelles, qui n’aurait assurément de paternel que le nom ?

L’opinion publique heureusement ne se laisse pas berner par ces doléances hors de propos. Non, l’enseignement de nos collèges commerciaux n’est pas dans la voie de l’anglicisation et de la matérialisation. Il s’en méfie et s’en éloigne de plus en plus. Le résultat de cet enseignement n’est préjudiciable ni à la race, ni au patriotisme. Avec le temps, ces bienfaits s’accroîtront encore. Il ne serait pas surprenant alors, que les dénigreurs d’aujourd’hui, faisant volte-face, se mettent à louanger le bon travail de ces collèges et à proclamer ces heureux résultats, comme un des fruits de leur campagne.

Joseph Breton