Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/24

Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 67-70).

LE RÉV. PÈRE HUDON ET L’ENSEIGNEMENT BILINGUE — par Joseph Breton, (Le Soleil.)


Des surprises causées par un préjugé. — Deux exemples mal choisis.

« Le Soleil » 23 déc. 1920.


Hors de la vérité, il est difficile d’avoir raison. Plus on s’en écarte, plus s’accumulent contradictions et faussetés. Comme, pour certains, il importe surtout de ne pas rester court, on les voit alors quêter avidement le sophisme, et qui ose donner sa pièce devient un grand ami. Mais

La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son inventeur
Et souvent la perfidie
Retourne sur son auteur.

Bien qu’il ne faille s’étonner de rien dans les possibilités, nous ne pouvons nous résoudre à supposer semblables artifices chez le R. P. Hudon, auteur d’un article publié dans l’Action française ” en novembre dernier. Dans cet écrit, nous trouvons des inexactitudes qui doivent être plutôt attribuées à une confiance exagérée, en ce que le père lui-même appelle “ une prééminence incontestable ”. L’auteur se permet donc ces négligences dédaigneuses parce qu’il est persuadé que les adversaires qui le liront ne sont, comme il dit encore, que des “ ignorants ” non au sens péjoratif du mot mais voulant signifier l’absence de connaissance sur la question.”[1] Mais l’erreur existe ; quelle qu’en soit la cause, nous devons la signaler et la corriger.

D’après le père, “ qu’on se serve de la langue maternelle pour apprendre la langue seconde, rien de plus rationnel, mais à condition qu’on sache d’abord la langue maternelle.” Assurément, pour se servir d’une langue, il faut la savoir. Mais, quand saura-t-on suffisamment la langue maternelle pour s’en servir comme moyen d’étude de la langue seconde ? “ Après l’avoir maîtrisée ”, affirme le père Hudon ; et il annonce des exemples concluants, parait-il.

Écoutons : “ En Provence, le fameux frère Firmin commença par exclure la langue seconde et il n’enseigna d’abord que la langue maternelle. Ce n’est qu’après avoir maîtrisé la langue maternelle que les petits Provençaux abordèrent l’étude de la langue seconde ”.

D’abord, quel est ce frère Firmin dont parle le père Hudon ? C’est l’instituteur renommé Joseph Lhermite, en religion Frère Savinien (et non Firmin) des Frères des Écoles Chrétiennes, “ un félibre de la grande génération représentée naguère par Mistral ”. Il est l’inventeur du savinianisme, méthode pédagogique qui consiste à utiliser le dialecte local que parle l’enfant du peuple, pour lui enseigner la langue littéraire officielle ”. (Larousse.)

Il est étrange que le révérend Père, dans cet exemple, commence par se tromper sur le nom du personnage. Il devrait pourtant lui être fort connu, vu qu’il l’appelle “ fameux ”. Mais la mémoire a de ces oublis ! Pour ne pas dérouter les chercheurs n’oubliez donc plus, mon révérend Père, d’écrire désormais Frère Savinien au lieu de Frère Firmin.

“ L’essentiel de la méthode savinienne consiste dans l’enseignement SIMULTANÉ et COMPARÉ du provençal et du français à l’école primaire ”. “ Les différents cours comprennent des textes gradés toujours en partie double ”. (Études, 5 novembre 1920.) mettant ainsi l’enseignement des deux langues Sur un pied d’égalité. “ Elle constitue un système complet qui suit l’enfant dans TOUTES SES CLASSES. ” (Revue hebdomadaire, 9 décembre 1911). Après ces renseignements, pourriez-vous affirmer, mon révérend Père, que le frère Savinien commença par EXCLURE la langue seconde, qu’il N’ENSEIGNA D’ABORD que la langue maternelle et que les petits Provençaux n’abordèrent, l’étude de la langue seconde QU’APRES AVOIR MAITRISÉ la langue maternelle ? Évidemment non, pour qui sait lire. Mais le bon Père Hudon n’avait pas encore reçu “ Les Études, ” du 5 novembre dernier et comme il l’avoue ingénument, il “ n’avait plus sous la main ” la “ Revue hebdomadaire ” (du 9 décembre 1911.)

Le savinianisme est donc une méthode bilingue. Comment se fait-il alors que le Père Hudon pénétrant en Sorbonne, au bras de Michel Bréal, n’entende pas les déclarations favorables à l’enseignement du français par la méthode savinienne bilingue ?

“ M. Michel Bréal exposait avec sa grande autorité devant, l’Université les avantages de la méthode bilingue ”. (Revue hebdomadaire, 9 décembre 1911.) “ Les approbations éclatèrent en Provence, dans les universités, à la Sorbonne même ”. (Études, 5 novembre 1920.) Le désir d’entendre un aveu favorable à une cause ne doit pas rendre sourd au point de laisser de côté les témoignages contraires.

Cette méthode fit fortune. Nous savons comme le P. Hudon, qu’elle fut appliquée en Bretagne et au pays de Galles. Nous savons même qu’elle le fut par le frère Constantin pour le breton, par le frère Maxwell pour le gaélique, et que le frère Madir fit l’adaptation de la méthode savinienne au flamand. Cette méthode n’est pas telle que l’entend le Père Hudon, car, répétons-le, elle mène de front la langue seconde. Oui, Père, “ soyons francs ” et n’affirmez plus que “ dans aucun pays du monde, on n’a encore proposé de mettre sur un pied d’égalité la langue maternelle et une langue seconde. ” Réellement, Père, je crois que vous avez fort mal compris la méthode savinienne.

C’est une autre erreur de dire qu’en Provence, avant le savinianisme, on enseignait la langue seconde par la méthode directe. Il y avait en Provence proscription absolue de la langue maternelle dans les écoles. Mais il ne suffit pas d’enseigner ainsi en excluant la langue maternelle pour constituer la méthode directe. Cette méthode comporte des procédés intuitifs combinés dans un ordre systématique. Or, les instituteurs envoyés en Provence par le gouvernement considéraient la langue seconde (le français) comme la langue maternelle des petits Provençaux et ne se souciaient pas d’une méthode pour enseigner cette langue. Qu’un tel enseignement, que vous appelez à tort méthode directe, ait fait fausse route, ce n’est pas surprenant. Il en eut été autrement avec la vraie méthode directe. Vous n’auriez donc pas dû laisser croire, mon Père, que l’enseignement donné en Provence avant le savinianisme était la méthode directe dont on dit tant de bien partout.

Contrairement à l’affirmation du Père Hudon, le frère Savinien ne fut pas le premier à choisir une autre voie que celle généralement suivie dans les écoles de Provence. M. l’abbé Aurouze, dans sa “ Pédagogie régionaliste », nous apprend que la méthode bilingue fut préconisée avant le frère Savinien par le Breton Tanguy (an VIII), par un instituteur de l’Hérault (1819), par le Provençal Chabaud (1826), etc. La « Revue hebdomadaire » ajoute que « les tentatives dans ce sens n’ont cessé de se reproduire pendant tout le siècle dernier ». On y voit clair sans bésicles : le frère Savinien eut des précurseurs. Petite inexactitude, il est vrai, mais trahissant encore le même filon d’erreur.

Le révérend Père devrait bien quitter cette veine ; mais, il y reste et ne peut prouver autrement que par des inexactitudes que « nombre de Canadiens ont réussi à maîtriser l’anglais qui ne l’ont appris qu’assez tard ». « Laurier ignorait l’anglais à dix-huit ans, Bourassa n’en savait rien à quatorze ans », dites-vous. Or, je lis à la page deux, dans « Laurier, sa vie, ses œuvres », par L.-O. David, qu’« avant de le mettre au collège, son père eut la bonne pensée de l’envoyer apprendre l’anglais dans une école de New-Glasgow et de le confier à une famille écossaise. C’est là qu’il acquit les premiers rudiments de la langue qui devait tant contribuer à ses succès. Il parlait souvent avec sympathie des familles écossaises qu’il avait connues à New-Glasgow et de son professeur Sandy Maclean ».

Quant à Bourassa, on sait qu’il fit ses premières études à l’Académie du Plateau, à Montréal. Or, cette école est essentiellement bilingue. Est-ce que, par hasard, Bourassa aurait été dispensé de suivre le cours d’anglais qui s’y donnait ?

Vous avez mal choisi vos exemples, mon Père.

Une telle fourmilière d’erreurs est surprenante. Voilà ce qui arrive lorsqu’on se croit capable « de traiter à quelques heures d’avis un sujet sérieux ». On confond l’erreur avec la vérité ; confusion plus grave que celle que vous redoutez, mon Père : « la formation pédagogique des Frères et la dépopulation des campagnes ». Scrupule très amusant, qui aurait eu mieux sa place ailleurs.

Les palpitations excessives de votre cœur sont touchantes. Vous aimez trop les Frères, ce qui est plus qu’évangélique. Etant élève des Frères, j’aime assez mes maîtres, et je vous aime assez, mon Père, pour relever les erreurs de votre article.

À votre voisin, un jour, vous avez dit humblement : Ils ne se doutent même pas de ce qui leur manque, la simplicité, le goût, la suite des idées, l’art de les nuancer, de les amener, de les graduer, la SOLIDITÉ DE LA DÉMONSTRATION. »[2] Ces confidences de voisinage, vos lecteurs ne pourraient-ils pas justement les échanger à votre sujet ?

Tout en étant sensibles à votre affiche d’intimité, les Frères, comme moi et le fabuliste, pourraient convenir que :

Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami.
Mieux vaudrait un sage ennemi.
Joseph Breton.

  1. Cf. L’Action Catholique, 7 déc. 1920.
  2. Action Catholique, 7 déc., 1920.