L’action paroissiale (p. 233-241).
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XXXVI


Mon pèlerinage au pays des ancêtres tirait à sa fin. Quel enchantement que de revivre un passé si plein de souvenirs charmants ! Je m’étais comme éveillé de je ne sais quel sommeil léthargique, qui me semblait maintenant être un conte des Mille et une Nuits. Et, pourtant, j’avais bien vécu ces vingt années au cours desquelles j’avais acquis une fortune immense qui avait peut-être été la cause de la perte de mon bonheur !

Des rêves de ma jeunesse, où j’entrevoyais la douceur d’un foyer modeste, rempli de nombreux enfants, que me restait-il ? Ma fille unique, enfermée dans les murs d’un pensionnat de la vieille mère patrie ! Tout s’était dissipé, comme les nuages, sous le soleil brûlant d’Afrique. Image de ma vie, toute resplendissante, mais stérile ! Que vaut à l’homme la fortune, s’il n’a pas, pour épancher son cœur, un cœur d’ami dans un cœur d’épouse ? L’amitié n’est-elle pas la rosée bienfaisante qui rafraîchit l’âme, comme la rosée du matin féconde la fleur qui lui ouvre tendrement ses pétales, pour en recevoir la vie ?

Il me fallait pourtant m’arracher à ce rêve et envisager la réalité. Je devais faire mes adieux à Allie. Allie ! C’était bien elle, cette goutte de rosée qui avait manqué à l’épanouissement de mon cœur ! Je la voyais si calme, si sereine, entourée de ses chers petits ! Les épreuves n’avaient pas altéré la sérénité qui jaillissait de cet être, frêle comme le roseau que le vent agite, mais qui se redresse toujours, malgré la violence de la secousse. N’était-elle pas le refuge assuré de ma Cécile qui, ballottée au gré des flots, sur un navire désemparé, sans voiles et sans boussole, cherchait un abri contre la tempête soulevée par le vent malsain des préjugés ? Je ne voulais pas partir sans assurer l’avenir d’Allie ! Et comment le lui mieux assurer qu’en lui confiant mon enfant ? Elle aimait déjà le Canada, sans le connaître ; elle aimerait aussi Mme  Montreuil, qui avait les mêmes idées qu’elle. Sa mère avait volontairement brisé notre foyer qu’elle aurait pu sauver si elle l’avait voulu, malgré que le fossé creusé entre elle et nous fût profond et que la brèche fût irréparable ! Elle ne l’avait pas voulu ! Mon devoir était donc de franchir le Rubicon et d’assurer à mon enfant un bonheur relatif !

Oui, cette enfant était bien la mienne, et je n’avais pas le droit de la laisser seule, sans affection, comme une rose au milieu des chardons ! Il y avait place pour elle au milieu des autres fleurs cultivées dans le jardin de l’affection. Là, elle s’épanouirait, cette fleur tendre, à l’ombre de sa sœur aînée, prototype des vertus canadiennes-françaises. Oui, de ce pas, j’irais faire part de mes projets à Mme  Montreuil ! Je trouvai Allie assise près de la fenêtre, la tête appuyée sur sa main droite, regardant sans doute les eaux calmes du fleuve qui invitaient à la mélancolie.

— Je rêvais, me dit-elle en se levant pour m’accueillir.

— Pourvu que tes rêves répondent aux miens !

— Ah ! tu rêves, toi aussi, Olivier ! Un grand homme, un homme fortuné !

— L’homme a beau atteindre à la fortune, aux honneurs, aux grandeurs même, il reste homme, si l’orgueil ne lui fait pas perdre le sens des réalités ! Qu’y a-t-il de plus beau qu’un rêve ? Et que reste-t-il du plus beau rêve quand il est réalisé ? Et à quoi rêvais-tu, Allie ?

— C’est trop fou, comme tous les rêves ! Je rêvais des choses impossibles !

— Ceux-là, je les connais et je les retiens, pour les avoir faits éveillé. Ne sont-ils pas les plus beaux ? Une douce chimère, longuement caressée, fait tant de bien que, même quand elle s’envole, on lui tend les bras pour l’inviter à revenir. Mais,… à côté des rêves,… il y a la réalité !

— Tu as l’air tout troublé, Olivier ! Que se passe-t-il ?

— D’abord, il me faut partir ! Partir, comme dit la chanson, « c’est mourir un peu, c’est mourir à ceux qu’on aime » !

— Et revenir, n’est-ce pas revivre à ceux qu’on aime ?

— Tu joues bien ton rôle d’ange consolateur, Allie ! Mais qui m’assure que je reviendrai ? Qui aurait pu prévoir, lors de mon départ pour la guerre, un retour si lointain ? Qui aurait osé prédire, dans le temps, que le petit peuple boer eût pu résister trois longues années à la superbe Albion ? Qui eût pu deviner la suite d’aventures qui m’échurent, dans un enchaînement inextricable, et qui me dit que je reviendrai jamais à Port-Joli ? J’ai entrevu l’intérieur du paradis terrestre, mais j’ai lu sur la porte ces mots fatidiques : Entrée interdite ! Trop tard !

— Il ne faut pas te laisser aller au découragement, Olivier ! As-tu déjà remarqué que c’est à la fin d’un orage, quand tout paraît le plus sombre, que le soleil se montre le plus brillant ?

— Puisse-t-il en être ainsi ! Je voudrais le dire au revoir, et le mot adieu monte à mes lèvres chaque fois que je songe au départ !

— Chasse ce mot comme un intrus ! Ce ne sont que les émotions du moment qui t’attristent ! Quand tu auras mis le pied sur le bateau qui te ramènera dans ton pays d’adoption, tu oublieras !

— Et toi, Allie, que deviendras-tu ?

— Je suis habituée aux sacrifices ! Il est entré tant d’abnégation dans ma vie, qu’il me semble que je l’ai sucée dans le lait maternel ! J’ai vu beaucoup de bonheurs factices s’engloutir, et j’en ai vu surgir d’autres moins brillants, mais plus réels ! J’ai un besoin inné de me dévouer pour les autres et j’y trouve le vrai bonheur !

— Tu ouvres la porte toute grande à mes propositions, Allie !

— Je l’ai fait exprès, Olivier !

— J’y entre d’autant plus à mon aise ! Tu ne peux t’imaginer ce que j’ai à te proposer !

— Si je l’avais deviné, Olivier !

— Nos pensées se rencontrent si souvent que je n’en serais pas surpris. Dis, alors, ce que tu penses.

— Sais-tu à qui je rêvais, quand tu es entré ?

— Je m’en doute bien un peu ! Je… Je songeais à ton enfant, à ta Cécile, privée de l’amour maternel auquel tout enfant a droit en naissant. Je reconstituais dans mon esprit la vie d’une enfant placée sous la surveillance d’une bonne, privée de l’affection maternelle, grandissant dans une atmosphère d’indifférence, au milieu d’un luxe excusable mais qui éloigne des vrais sentiments familiaux. J’ai relu Chantecler, au cours du trajet entre Montréal et Port-Joli, et je faisais des comparaisons entre la faisane et la poule de nos basses-cours. En même temps, je me figurais une autre scène, où la première, laissant là son petit grelottant de froid, ferait la cour au coq étranger, et où la deuxième aurait une couvée de poussins si considérable qu’ils devraient se battre pour s’abriter sous ses ailes. Je me disais : mes ailes maternelles sont assez grandes pour couvrir Cécile de ma protection, si seulement elle voulait venir s’y réfugier ! Ah ! je n’ai pas de lambris dorés à offrir à ta fille, mais j’ai dans mon cœur de mère une surabondance de chaleur dont elle pourra bénéficier !

— Allie, tu ouvres à mon âme des horizons inespérés ! Non, cette porte du paradis n’est pas hermétiquement close ! J’ai découvert une fissure par laquelle je pourrai pénétrer à l’intérieur ! Je te confie Cécile, qui retrouvera en toi une mère. Tu l’aimeras, à cause de notre bonheur perdu ! Peut-être pourrons-nous repêcher une parcelle de ce bonheur qui me pénètre déjà au point que j’en sens les doux effluves parcourir tout mon être ! Allie ! tu es le soleil brillant après l’orage !

— Je te dois tant, Olivier !

— Depuis un instant, les rôles sont changés et la gratitude est de mon côté ! Rien de matériel ne pourra jamais remplacer ce que tu viens de faire pour moi. C’est un lien nouveau ajouté à notre indissoluble amitié ! Tu es bon, Olivier !

— Je t’ai fait part de mes projets de reconstruire le vieux manoir seigneurial. Je te nomme intendante de la maison, où tu seras reine et maîtresse. Nous unirons nos deux familles avec le reste de bonheur que Dieu nous réserve !

— Crois-tu que Cécile s’accommodera de mon humble logis, en attendant la reconstruction du manoir ?

— Je n’ai qu’à lui dire que j’y ai vécu les plus belles années de ma jeunesse ! Comme moi, Cécile aime les vieilles choses, et elle vivra heureuse de mon souvenir et de ta présence !

Je retourne au Cap afin de liquider tout ce qui me reste en ce pays. Ma circonscription électorale se cherchera un autre député ! Je reviendrai au pays fonder un foyer à deux cheminées, dont les flammes éparses répandront pourtant une chaleur uniforme, soudant l’union de deux âmes nées l’une pour l’autre et vivant dans une sérénité voisine du paradis. Tu habiteras une aile du manoir, j’habiterai l’autre. Nous serons ainsi l’un près de l’autre, sans manquer aux convenances. Nos enfants grandiront dans une communion parfaite qui fera leur bonheur et le nôtre !

— Ne crains-tu pas les mauvaises langues ? interrompit Allie.

— Ne sont-elles pas déjà déliées ? Qui scrutera le fond de nos consciences, si ce n’est Dieu et nous ? Je comprends qu’il faille de la force de caractère pour vivre ainsi, l’un près de l’autre, l’un sans l’autre. Mais je sais que tu m’estimes assez pour avoir confiance en ma parfaite loyauté !

— Tu me chagrines, Olivier ! Comment pourrais-je douter de toi ? Toi, presque mon frère ! Mais le public !

— Jamais nous ne pourrons empêcher une certaine catégorie d’êtres humains de mal juger les autres. Il y a des gens qui voient du mal partout, qui interprètent les intentions des autres à leur fantaisie, se convainquant que leurs doutes sont fondés, quittes ensuite à les répandre dans le public ! C’est la calomnie érigée en système !

— C’est un peu le défaut de notre race, Olivier !

— C’est le défaut de toutes les races ! Mais la nôtre a de si belles qualités qu’il faut bien lui pardonner certaines déficiences ! La différence, souvent, c’est que les autres peuples n’ont pas besoin d’inventer ce qui existe déjà et qu’ayant intérêt à se cacher mutuellement, ils se confinent dans une hypocrisie collective ! J’emploie ce mot à dessein. J’aime encore mieux nos défauts étalés à ciel ouvert que les pourritures cachées de certains peuples !

— Vingt siècles de christianisme n’ont donc encore pu établir la charité sur la terre !

— Encore une fois, je préfère la calomnie légère en vogue chez notre peuple à l’hypocrisie profonde, froide et calculée de certains autres !

— Tu as raison, Olivier ! Il n’y a que la voix de la conscience qui doive nous guider. Dis à Cécile que je l’attends et que j’ai hâte de la presser sur mon cœur ! Dis-lui que je lui ouvre les bras, comme une mère à son enfant !

J’étais ému jusqu’aux larmes quand je fis mes derniers adieux à Allie.