L’action paroissiale (p. 229-233).
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XXXV


Ce fut un congé marqué au coin de la plus stricte intimité que ma visite chez mon oncle Philippe. Il y a des moments où il fait bon d’oublier qu’on existe ! Comme cela repose des vicissitudes ordinaires de la vie ! Au domaine des de Gaspé, le faste et l’activité débordante d’autrefois avaient fait place à la vie pastorale dans toute l’acception du mot.

Mon oncle ressemblait beaucoup à mon père. Le travail des champs lui avait donné une allure plus lourde, mais l’air de famille avait laissé son empreinte. Le cœur, surtout, était resté bien français ; et, à part quelques anglicismes familiers aux cultivateurs canadiens, employés surtout pour désigner les machines aratoires, fournies par des maisons anglaises, cataloguées, illustrées et décrites en anglais, il avait conservé cette suave tournure de phrases du terroir canadien, si agréables à entendre.

— Nous visitons votre bien ? dis-je à mon oncle.

— Si ça te contrarie pas ! J’serais bien aise de t’montrer ça. Ça n’t’engage à rien !

— Vous ne revenez pas sur votre parole, mon oncle ?

— « Badame », elle n’est pas encore tout à fait donnée ! Avec ça que t’as pas mal dépensé d’argent hier au soir ! T’aurais presque acheté ma terre avec c’que t’as donné au curé. Mais p’t’être qu’en fouillant dans le fond de tes poches, tu en trouverais assez. J’connais pas tes moyens !

— Nous allons d’abord visiter la terre et, ensuite, nous parlerons d’affaires ; mais pas avant que ma visite soit finie ! Je ne veux pas gâter mon congé, vous savez !

— Comme tu voudras et quand tu voudras ! Tes mon invité et j’veux te recevoir comme il faut !

Nous fîmes le tour de la ferme et, à midi et dix, nous étions de retour.

— Tu dois avoir une terrible faim ! me dit mon oncle. Il ajouta aussitôt : Il vaut mieux laisser faire la bonne femme. Ça l’énerve, quand on surveille le pot qui bouille !

— Il fait si bon, dehors, mon oncle ! Et, d’ailleurs, je n’ai pas faim.

— Ta pauvre tante, elle est toujours tâtonneuse « pareil » ! J’ai passé plus de temps à attendre après elle, dans ma vie, qu’à manger ! Mais elle a si bonne volonté ! C’est patient comme un ange, mais lent comme la mort ! J’cré ben que, si j’lui envoie chercher la mort pour moi, j’vivrai vieux !

Les boutades de mon oncle ne hâtaient pas le dîner ; mais, comme il disait, « à force de tâtonner, ça vient à venir ». Ma tante, toute joyeuse, vint enfin nous annoncer que le dîner était servi.

Au moment où elle ouvrit la porte de la salle à manger, je humai une odeur de galettes de sarrasin.

— Ça sent bon ! lui dis-je.

— Mon p’tit Olivier, j’me rappelle de tes goûts ! J’sus sûre que t’en as pas mangé souvent, chez les Boers !

— J’avais même oublié ce mets délicieux, ma tante. Mon odorat, plus fidèle que ma mémoire, me le rappelle avec tant d’acuité que, si mon estomac n’a pas dégénéré, je me charge de faire honneur à votre bonne galette !

— C’est d’la galette au levain, me dit ma tante, toute glorieuse de son flair. Regarde à côté de ton assiette, Olivier, la crème enlevée de sur les « vaisseaux » !

— Décidément, ma tante, vous me gâtez !

— Te rappelles-tu que ta pauvre mère, cette chère Angélina, te traitait de « safre[1] », quand tu sautais sur la galette qui avait les plus gros yeux ?

— Vous avez une mémoire, ma tante ! En effet, vous me faites me rappeler toutes ces scènes de mon enfance, et je les vois comme si elles s’étaient passées hier !

— Alors, tu ne regrettes pas d’être v’nu ?

— Ma tante, mon séjour chez vous restera un des plus heureux épisodes de ma vie, cette vie qui me réapparaît sous son vrai jour, depuis mon retour au pays !

Au cours de la journée du lendemain, je bâclai l’achat du domaine avec mon oncle. Celui-ci l’apprit à ma tante pendant le souper que je pris avec eux.

— On va-ti être heureux, hein, Philippe ! Habiter le faubourg ! L’rêve de ma vie ! Le bon Dieu est ben bon ! dit ma tante dans une sorte d’extase.

— Et c’est Olivier qui nous donne une maison au faubourg, par-dessus le marché !

— J’regrette pas de t’avoir fait de la galette, mon petit Olivier ! J’t’en ferai encore ! Quand nous serons installés au faubourg, tu viendras nous voir ? Tiens, comme c’est ton dernier repas icitte, puisque tu veux absolument t’en aller, j’t’ai fait une autre surprise !

— Laquelle ? Ah ! ma tante, je crois sentir !

— Un pudding à la vapeur, aux framboises des champs !

— Décidément, ma tante, vous me gâtez !

— Ça m’fait tant plaisir ! Quand ta femme sera arrivée, je lui montrerai comment faire la galette et le pudding aux framboises. Elle doit parler français, ta femme !

Je n’eus pas le courage de lui répondre et je détournai la conversation.

Le lendemain matin, nous nous rendions chez le notaire, pour passer le contrat de vente par lequel je devenais le propriétaire du domaine seigneurial des de Gaspé.

  1. Gourmand.