L’action paroissiale (p. 117-138).
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XVIII


La vieille coutume de se former en groupes épars, à la porte de l’église paroissiale, avant et après les offices religieux, existe encore à Port-Joli. J’ai souvent entendu, dans mon jeune âge, formuler des critiques contre cette habitude qu’ont les fidèles d’attendre le dernier son de la cloche pour secouer leurs pipes et entrer dans l’église. Bah ! Si nos grands-pères n’ont jamais commis de plus grand délit que celui-là contre l’observance du dimanche, il n’y a vraiment pas matière à scandale ! D’ailleurs, les pharisiens qui critiquent le plus violemment cette coutume ancestrale sont souvent ceux qui se scandalisent le moins de voir fumer les cheminées d’usines le jour du Seigneur. Non, il ne faut pas exagérer. D’ailleurs, cette formation de groupes offre un cachet si particulier, si attrayant ! Pendant que les hommes causent de leurs semences ou de leurs récoltes, les femmes, déjà agenouillées au pied de l’autel, préparent par leurs prières ferventes la rentrée de leurs hommes. Le tinton sonne, l’orgue ronfle, et c’est au son des notes, tantôt aiguës, tantôt profondes, que les bons habitants pénètrent dans le sanctuaire, pour venir s’agenouiller auprès de leurs épouses. Cette entrée tardive permet aux hommes d’offrir les places libres aux étrangers.

C’est grâce à cette coutume qu’Henri et moi, qui nous étions rencontrés sur les marches de l’église, fûmes favorisés de deux places libres, dans le banc de Joseph Lanouette du quatrième rang. Sa femme, malade, n’avait pu se rendre à l’église. Nous ayant aperçus, bien qu’il ne nous ait pas reconnus, il nous offrit deux places. Il sentait bien un peu « l’étable », mais c’était un arôme du pays, et rien de ce qui monte de la terre canadienne ne répugne à l’odorat d’un fils du sol.

L’office divin différa si peu du dernier auquel j’avais assisté avant mon départ qu’il me sembla que j’avais entendu la messe dans cette église le dimanche précédent. J’avais l’impression que mes vingt années d’exil n’étaient qu’un rêve et que je n’avais été absent que quelques jours.

Le dîner à la Bastille fut des plus succulents, et une franche gaieté régna dans la salle à manger. M. Latour, qui s’était complètement remis de son indisposition, me pria de bien vouloir m’asseoir à sa table.

— Jouez-vous au golf ? me demanda-t-il tout à coup, vers la fin du repas.

— Oui, je joue, mais je n’ai pas mes bâtons ici.

— Nous vous en prêterons !

Pour mettre fin à ses instances, je dus lui expliquer que j’étais attendu chez un ami. Je m’excusai et je partis immédiatement pour mon rendez-vous avec Henri.

À peine avais-je franchi le seuil de la maison que ce dernier m’annonça qu’il retournerait peut-être à Québec dans l’après-midi, car il était un peu inquiet des siens.

Vraiment, je n’étais pas fâché de cette décision. J’avais hâte de me retrouver seul avec Allie. J’avais tant de choses à lui dire ! Il est vrai que j’aurais pu différer mon récit. Étant maître de mon temps, je n’étais pas pressé ! Mais il me tardait de la voir seule.

À quatre heures, Henri nous quittait, après m’avoir fait promettre de retourner le voir et, surtout, d’aller le voir chez lui, car il était désireux de me présenter sa petite famille. Il s’était marié à une Québécoise qui lui avait donné sept enfants.

À peine fut-il parti qu’on frappa à la porte. C’était M. le curé qui venait rendre visite à Allie.

— Bonjour, Madame Montreuil, dit le curé en lui serrant cordialement la main.

— Bonjour, Monsieur le curé… Je ne m’attendais pas à votre visite !

— J’ai su, ce midi seulement, que vous étiez revenue parmi nous. Il y a tant d’étrangers en villégiature à Port-Joli !

– C’est peut-être parce que je suis du pays et que je ressemble sans doute à vos paroissiennes !

— J’avoue que je me plais à vous reconnaître comme une paroissienne. Le souvenir de votre famille est encore si vivace ici que je suis heureux de rendre hommage à celle qui me rappelle tant sa digne mère !

— Je vous remercie de votre bonté à mon égard, Monsieur le curé. Si vous voulez entrer ? J’ai de la visite rare ! Je ne sais pas si vous allez le reconnaître ?

— Voyons, que j’ajuste mes lunettes !… Olivier !

— Vous avez bonne mémoire, Monsieur le curé, lui dis-je. Après vingt ans, me reconnaître aussi facilement !…

— On n’oublie pas comme cela ses petits servants de messe ! Je t’ai reconnu, l’autre matin, à la messe, mais, tu sais, j’attendais ta visite !

— Je m’excuse de ne pas l’avoir encore faite, Monsieur le curé, mais j’avais l’intention d’aller vous voir avant mon départ.

— Ça fait deux fois que tu visites le bon Dieu… Il est encore le premier… Je n’en suis pas jaloux… C’est signe que tu n’as pas abandonné ta religion. Tu m’excuseras bien à ton tour, car j’étais venu voir Mme Montreuil pour une petite affaire qui m’occupe en ce moment.

— Alors, je me retire.

— Mais non ! Ce que j’ai à dire à Mme Montreuil intéresse tout le monde ! Je m’explique tout de suite. Vous allez peut-être me trouver un peu pressé, mais puisque c’est la Providence qui vous envoie…

— Je vous écoute, Monsieur le curé, dit Allie.

— Voici, en deux mots, ce que j’ai à vous demander. Les bonnes religieuses du couvent ont besoin de fonds pour restaurer leur chapelle qui tombe en ruines. Elles sont venues me consulter, mais, vraiment, je ne savais trop comment leur venir en aide. « Si nous organisions une tombola ? me dit la Mère Supérieure. — Oui, mais, qui va se charger de cette tâche ? — Ah ! c’est là l’obstacle ! » me répondit-elle, un peu découragée. Pour l’encourager, je lui ai dit que je prierais pour elle et que je lui donnerais une réponse demain. Quand j’ai su que vous étiez ici, je me suis dit : Voilà que je suis exaucé !

— Vous n’y pensez pas, Monsieur le curé ! J’arrive à peine ! Que diront les dames du faubourg ?

— Je leur rappellerai leur fiasco de l’année dernière. Ça suffira pour les calmer. D’ailleurs, elles ont bon cœur et vous pourrez compter sur leur concours désintéressé, car elles seront trop heureuses de profiter de votre esprit d’initiative. Vous leur laisserez la gloire et vous garderez le mérite pour vous. C’est encore la meilleure monnaie pour le ciel.

Allie me regarda d’un air inquisiteur, comme si elle eût voulu me demander conseil, puis elle reprit :

— Vous n’exigez pas une réponse immédiate, Monsieur le curé ?

— Non, ma fille. Prenez le temps de réfléchir. Toutefois, je tiens à ajouter que, si vous ne pouvez accepter, la tombola tombera à l’eau. Je vous souhaite le bonsoir et vous bénis.

— Faites-moi donc le plaisir de prendre le thé avec nous, Monsieur le curé. Olivier reste à souper.

— Mille mercis, mais on m’attend au presbytère. D’ailleurs, vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire ?

Pour toute réponse, Allie baissa les yeux. M. le curé prit congé de nous et nous nous retrouvâmes enfin seuls.

— Tu as accepté tacitement mon invitation à souper, devant M. le curé ; tu ne peux te récuser, maintenant, me dit Allie en rentrant dans la pièce.

— J’aurais mauvaise grâce de toujours refuser, Allie. De plus, comme l’a deviné M. le curé, j’ai beaucoup de choses à te dire. Peut-être, de ton côté, ne m’as-tu pas tout raconté ?

Allie rougit comme autrefois, quand elle se sentait intimidée. Elle fit signe aux enfants de se retirer pour quelques instants.

– Pourquoi as-tu fait cela, Olivier ?

— Quoi ?

— Ce dépôt de deux mille dollars, à mon nom !

— Je n’en avais pas plus sur moi, répondis-je en riant.

— Je ne badine pas, Olivier. Réponds-moi ! Pourquoi as-tu fait cela ?

— Jure-moi que je t’ai fait tort et je le retire !

— La question est trop pertinente pour que j’essaye de l’éluder, surtout après les confidences que je t’ai faites sur mon état misérable. Mais je ne puis tout de même accepter de passer, aux yeux du public…, pardonne-moi si je lâche le mot, je ne puis accepter de passer pour une femme qui est entretenue par un homme !

— Tu m’amuses, Allie ! Qui va s’imaginer une telle monstruosité ? On te connaît à Port-Joli !

— Oui, mais nous ne sommes pas maîtres des qu’en-dira-t-on. Vois-tu la coïncidence ? Tu arrives ici le mercredi ; j’étais arrivée la veille. Tu pars pour Montréal, et, avant de partir, tu laisses imprudemment une forte somme pour déposer à mon nom !

— Et puis ?

— Et puis, le directeur de la banque, nouvellement arrivé ici, m’a posé mille questions !

— Il est tenu au secret d’office, cet impertinent ! Je le verrai demain. N’ai-je pas le droit de disposer de mon argent à mon gré ?

— Deux mille dollars, c’est une somme !

— Ah ! j’oubliais ! J’ai dit au directeur que c’était une commission que tu m’avais chargé de faire la veille et que je l’avais oubliée.

— Il m’a bien parlé de cela, mais je n’étais pas au courant et je me suis mêlée un peu.

— Ça n’a pas d’importance ! J’arrêterai demain à la banque, pour me faire câbler une autre somme, et j’arrangerai cela.

— Je crains que tu ne te mettes à la gêne pour moi, Olivier !

— Ma chère amie, j’ai jusqu’ici gardé mon secret, même avec toi, pour ne mettre personne à la gêne et pour continuer à jouir, comme je le fais, de ma promenade, mais apprends que je suis riche à millions.

— Toi ?

— Et pourquoi pas ?

— Ma question te paraît bête, sans doute ? Mais je n’ai jamais entendu dire que tu étais riche.

— Ce n’est pas mon habitude d’étaler ma richesse, j’en connais trop la vanité. J’ai trouvé M. Latour si ridicule avec ses millions qu’il étale aux yeux de tout le monde ! Les diamants qu’il porte à ses doigts gros et courts, la chaîne de montre énorme qui orne sa corpulence prononcée, me donnent envie de rire, chaque fois que je le vois. J’ai l’avantage de n’être pas pansu, ce qui me donne l’air de tout le monde. Aussi Mme Latour m’a-t-elle pris en pitié, me classant sans doute au nombre des petits fonctionnaires qui dépensent leurs économies dans les stations balnéaires, pour avoir l’avantage de coudoyer des millionnaires et, une fois de retour à leur pupitre, parler de leur ami Untel rencontré en villégiature. Si elle savait, cette pauvre Mme Latour qui me regarde toujours de son petit air protecteur, que je puis acheter son mari dix fois ! Mais non, cela m’enlèverait tout mon plaisir !

– Raison de plus, Olivier ! Quand le public apprendra ta richesse — car ça se saura, les roches parlent à Port-Joli comme ailleurs — on dira que tu te payes le luxe d’une maîtresse, et je ne pourrais souffrir ce soupçon !

— Tu me fais injure, Allie ! Pourrais-tu me soupçonner de la moindre intention perverse, moi qui suis presque ton frère ? Une amitié qui a duré à travers le temps et l’espace pourrait-elle engendrer d’aussi sordides intentions ?

Ce n’est pas moi qui douterais de toi et de tes intentions, c’est le public ! Celui-là, il jugera toujours les choses en se considérant lui-même. Il imputera toujours aux autres ses propres sentiments. Soyons l’exception à la règle, et ne gâche pas ton bonheur et celui de tes enfants pour des on-dit.

— Je me fie à ta sagesse et à ton expérience, Olivier, et c’est comme un frère que je t’accueille et t’offre de partager mon modeste souper qui, sans toi, serait encore plus maigre. C’est bien assez, en effet, d’avoir une fois passé à côté du bonheur et de l’avoir manqué, sans perdre les miettes qui nous en restent.

— On ne refait pas le passé, Allie, on s’en souvient. On jette dessus un voile, quand il est mauvais, et on regarde vers l’avenir. Quand il est beau, on vit de son souvenir.

— Ce que tu dis est la sagesse même, Olivier. Je te laisse avec les enfants, pendant que je préparerai le souper.

Marie, Olive et Jacques vinrent s’asseoir près de moi. Je les questionnai sur différentes choses à la portée habituelle des enfants, et ils me répondirent tantôt timidement, tantôt avec hardiesse, selon la question que je posais.

— Vous vous appelez comme papa, dit subitement Olive.

— Et un peu comme toi, puisque tu te nommes Olive !

Elle ne répondit pas et alla retrouver sa mère. Elle fut bientôt suivie de Jacques et de Marie.

En jetant un coup d’œil autour de moi, je vis pêle-mêle, sur une table, un lot de vieux bouquins, parmi lesquels je découvris un album, contenant des pièces de vers, découpées ici et là dans les revues et les journaux. Classées artistiquement, ces poésies d’un choix exquis dénotaient chez la personne qui les avait recueillies le goût des belles choses, mais aussi un état d’âme porté vers la tristesse. Je m’absorbai dans la lecture de ces pièces choisies, tournant tranquillement chacune des pages, à mesure que j’en avais fini la lecture ou que la mélancolie des vers était trop prononcée. Tout à coup, je m’arrêtai devant un titre qui me parut intéressant. Au milieu des poésies, une nouvelle :

« Tout espoir de voir revenir le lieutenant Reillal est perdu. »

— Tiens ! me dis-je, qu’est-ce que cela ? Je lus avec anxiété.

« Prise en embuscade par l’ennemi, sa troupe a été anéantie ou faite prisonnière. Il y a plutôt lieu de croire qu’ils sont tous morts au champ d’honneur. »

En marge de cette découpure, je lus ces mots écrits de la main d’Allie :

« A-t-il au moins deviné le secret de mon cœur ? Adieu, Olivier ! »

J’eus peine à dissimuler l’émotion qui m’étreignit en lisant ces mots. Cet album appartenait donc à Allie et c’étaient ses sentiments intimes qu’elle avait exprimés en marge de la nouvelle de ma disparition ! Elle avait dû les écrire dans toute la sincérité de son âme, puisqu’elle me croyait parti pour l’au-delà.

Je continuai à feuilleter l’album. De vieilles poésies, sur du papier jauni et d’un caractère plus grave encore, remplissaient les pages suivantes. C’était donc l’état d’âme d’Allie qui se reflétait dans ce recueil. Les pièces gaies en étaient exclues.

Je tombai sur un autre titre qui attira mon attention :

« Mariage fashionable à Port-Joli. M. Olivier Montreuil conduit à l’autel Mlle Allie Dupontier. »

Suivaient tous les détails de la cérémonie : déjeuner à la Bastille, noms des invités, parmi lesquels des ministres, des députés, des sénateurs, puis, en finale : « L’heureux couple s’embarque pour une croisière sur la Méditerranée. »

En marge, écrit de la main d’Allie, on lisait : « Les apparences sont souvent trompeuses. »

Le recueil avait évidemment été négligé après le mariage de Mme Montreuil, car il y avait plusieurs pages blanches. Plus loin, je remarquai une inscription à la main, indiquant la date de naissance de Marie, d’Olive et de Jacques, les noms des parrains et des marraines.

Plus loin, sur une page bordée de noir, un extrait de journal relatant les détails des funérailles de M. Montreuil. La nombreuse assistance venue pour escorter sa dépouille mortelle témoignait de la popularité du défunt. Enfin, un peu plus loin, les découpures recommençaient, arrangées avec un certain désordre, mais toujours d’un caractère grave. De temps en temps, une poésie sur les orphelins, les veuves, les misères muettes. Plusieurs n’avaient pas encore été classées. Je lus ce que je pus, à la hâte. Le même goût sûr avait présidé au choix de toutes ces pièces, mais toutes étaient de nature austère.

J’entendis les pas d’Allie, qui venait vers moi. Précipitamment, je remis l’album à sa place, essayant de m’arracher aux réflexions qui me hantaient et tâchant de dissimuler l’émotion qui m’étreignait.

Je passai dans la salle à manger. Une nappe blanche recouvrait la table ; mais les plis un peu jaunis prouvaient qu’elle n’avait pas été dépliée depuis la mort de Mme Dupontier. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas assis à cette table familiale. C’était la même table qu’autrefois, au temps de mon enfance : une table en noyer noir, supportée par des pieds au bas desquels une tête de lion reposait tranquillement, l’œil aux aguets.

Pendant de nombreuses années, une famille de douze enfants avait apaisé sa faim autour de cette table hospitalière. Pour la première fois peut-être elle avait refusé la nourriture abondante de jadis quand, le jeudi précédent, Allie s’était trouvée en face d’un reste de poisson, pendant que ses enfants, ignorants de la misère qui les attendait, jouaient gaiement chez leur tante, qui les avait accueillis pour la journée. Non ! Il ne fallait plus que cette misère se renouvelât, dût en souffrir la fierté d’Allie.

— Tu excuseras mon modeste souper, me dit-elle. Il aurait pu être plus modeste encore, ajouta-t-elle en baissant les yeux.

Si le menu n’avait rien d’élaboré, l’odeur des mets était invitante et je mangeai de bon appétit, en faisant honneur à tous les plats.

La conversation, cependant, languit tout le temps du repas. Dans ce silence relatif, je goûtais, outre les plats succulents, cette atmosphère de tranquillité et de paix que procure toujours la présence d’êtres aimés.

— Desservez la table, dit Allie à Marie et à Olive, quand le dessert eut été englouti. Je retournai au vivoir, précédé de mon hôtesse.

— Tu n’as pas encore appris à fumer la pipe ? me dit celle-ci en s’asseyant.

— Non, répondis-je distraitement, les yeux fixés sur l’album. M. Montreuil fumait-il ?

— Beaucoup, quand il avait des problèmes difficiles à résoudre. À part cela, il fumait modérément. Il grillait une cigarette après les repas, et c’était tout. Je ne crois pas que ce soit l’abus du tabac qui l’ait tué. Mais laissons de côté cette question de tabac. Parlons de toi, ou, plutôt, parle-moi de toi, de tes aventures. Raconte-moi ta vie, enfin !

— Ma chère Allie, mon histoire tient presque du roman. Elle te semblera si extraordinaire qu’il vaudrait peut-être mieux la taire.

— Allons ! Ne crains rien. Raconte-la ; je t’écoute. Je ne t’ennuierai pas à te raconter les préliminaires de mon départ. Pourquoi me suis-je jeté dans cette aventure ? Dieu seul le sait ! Je t’ai tenue assez régulièrement au courant du départ de notre contingent d’Halifax, de nos arrêts aux îles du Cap-Vert et à l’Île Sainte-Hélène, où nous avons eu l’insigne privilège de visiter Longwood, où résida Napoléon Ier pendant son exil sur cette île désolée. Sais-tu qu’on a parlé d’y envoyer le général boer Cronge ?

Ai-je vu Longwood du même œil que mes compagnons d’origine anglaise ? Évidemment non ! Au retour de la visite que nous y avons faite, pendant que nous longions le chemin rocailleux qui conduit à la mer, je pouvais lire dans le regard du plus humble troupier tout l’orgueil d’Albion au souvenir de cette captivité imposée à l’empereur déchu. Quels sentiments contraires m’émouvaient lorsque je comparais l’étroitesse de cette enceinte avec la gloire qu’elle avait renfermée pendant des années ! L’ombre du grand empereur plane encore sur ce paysage sinistre ; et c’est à cause de son souvenir et seulement à cause de cela que cette île déserte conserve sa renommée historique.

Sainte-Hélène était la dernière escale du bateau. Nous reprîmes la haute mer, cette mer si calme du Sud. Notre bateau avançait tranquillement, faisant lever de temps en temps une nuée d’exocets qui sortaient de la mer par milliers pour voler à fleur d’eau pendant plusieurs minutes et reprendre ensuite leurs ébats aquatiques.

Un bon matin, l’enseigne du vaisseau annonça : « Terre ! » Nous nous précipitâmes sur le pont tous ensemble. À mesure que nous avancions, nous voyions se dessiner à l’horizon le mont Table. Déjà, le soleil du midi empourprait sa crête de granit. La température, qui était supportable au large, devenait accablante à mesure que la terre ferme, inondée par les rayons du soleil tropical, nous renvoyait de plus près sa chaleur.

Nous débarquâmes enfin sur le sol brûlant. Une activité fébrile régnait sur les quais. L’arrivée de notre bateau n’était qu’un incident banal parmi les nombreuses arrivées de troupes d’Angleterre, d’Australie, de Nouvelle-Zélande et même des Indes. C’était le deuxième contingent canadien qui arrivait ; demain, ce seraient d’autres troupes puisées aux sources intarissables d’un puissant empire. C’était bien la guerre avec ses canons, ses chariots, ses soldats postés partout en sentinelles.

Une nuée de pousse-pousse attendaient le débarquement de chaque bateau. Ce moyen primitif de locomotion fut pour nous, Canadiens, une stupéfiante révélation. Voir des êtres humains remplacer les bêtes de somme nous paraissait pour le moins anormal. Mais le temps n’était pas aux attendrissements, puisque nous venions faire la guerre à un petit peuple inoffensif. Nous montâmes donc, deux par deux, dans les pousse-pousse, pour nous rendre aux quartiers généraux de l’armée.

Nous avions à peine perdu le pied marin qu’un ordre du général en chef nous désigna pour le front, à un endroit inconnu de tous, excepté du colonel de notre escouade. Nous devions partir en chemin de fer et des compartiments nous avaient été réservés, mais au dernier moment, les ordres furent changés et nous nous embarquâmes de nouveau pour le Natal. Ce furent trois jours additionnels sur les flots de l’Océan Indien, qui ne fut pas aussi clément que l’avait été l’Atlantique, car nous fûmes ballottés continuellement.

À Durban, où nous débarquâmes, régnait la même activité fébrile qu’à Capetown. Les troupes anglaises avaient subi un échec lamentable sur la Tugela, au mois d’octobre, et la retraite du général Yule, qui avait succédé au général Symons, blessé et fait prisonnier par les Boers, avait failli tourner en un désastre irréparable. Ordre me fut donné de rejoindre l’armée du général Buller, qui avait préparé de longue main une contre-offensive, et je fus incorporé au corps de génie de l’armée anglaise. Je perdais en quelque sorte mon identité canadienne.

Après plus de revers que de succès, l’armée du général Buller, en qui Albion avait mis toutes ses espérances, dut, à son tour, baisser la tête devant la victoire boer de Spion-Kop. On confia à notre corps de génie la tâche de construire des pontons sur la Tugela. Les rapides de la rivière étaient un obstacle presque insurmontable à la construction de ces pontons et la plupart des troupes durent traverser à gué, tandis qu’on faisait passer le gros matériel sur le pont du chemin de fer, encore intact.

Cette nouvelle défaite anglaise, ajoutée à celle du mois d’octobre, avait jeté la consternation dans l’armée. Les soldats anglais, pourtant si imbus de la supériorité de leurs officiers, perdaient confiance dans leur habileté à conduire la campagne. Parmi les troupes coloniales, l’enthousiasme des premiers jours avait faibli et fait place à un pessimisme inquiétant. Des murmures sourds grondaient parmi les soldats, qui ne se gênaient pas pour dire qu’on les conduisait à la boucherie sans raison. Entre eux, ils traitaient les généraux de jackasses (ânes).

J’observai en moi-même un curieux état psychologique. Je m’amusais à observer les figures glabres des officiers anglais, avec qui j’étais en contact journalier et qui semblaient offusqués du moindre sourire de ma part. C’est que je n’étais pas dans le même état d’âme qu’eux. Que me faisait à moi l’humiliation d’Albion ? N’avait-elle pas un jour, tout comme aujourd’hui, envahi notre beau sol canadien et arraché à la France le plus beau joyau de sa couronne royale ? Ce drapeau anglais que l’on avait arboré un jour sur le rocher de Québec, il était lacéré par l’ennemi, troué de balles et humilié. Je m’en réjouissais, sans m’en rendre compte.

Je réfléchis longtemps sur cet état d’âme, qui me paraissait si étrange. Était-ce que je voyais, dans cette armée de Boers, luttant bravement pour conserver leur liberté, les régiments de Montcalm, succombant dans un combat héroïque sur les Plaines d’Abraham, où le drapeau français dut se replier pour repasser les mers, disant adieu pour toujours au grand fleuve, au cap Diamant, au mont Royal et au petit peuple désormais sans défense et à la merci d’un ennemi séculaire ?

La réponse à ces questions intérieures ne se faisait pas attendre : c’était notre revanche ! Pourtant, je restais loyal à l’armée, dans laquelle je m’étais volontairement enrégimenté. L’idée ne me vint jamais de passer à l’ennemi que je combattais consciencieusement, par devoir et par respect de la parole donnée, mais sans enthousiasme. Blood is thicker than water, disent les Anglais. Je ne l’ai jamais si bien senti qu’en ces moments tragiques de ma vie aventureuse, où les revers que nous venions de subir annonçaient une lutte qui serait longue. On n’efface pas de la terre un peuple qui ne veut pas mourir !

Après ce dernier échec, un calme relatif s’établit. Heureusement, je ne fus pas pris dans Ladysmith, au cours du long siège qu’en firent les Boers, et je pus obtenir des congés qui me permirent de me mettre en contact avec les gens du pays. Je visitai une partie du Natal. Je poussai même une pointe dans le Zoulouland pour me diriger ensuite sur Capetown que j’avais à peine vue. Je m’arrêtai à divers campements échelonnés le long du chemin de fer et fis la rencontre de plusieurs troupes affectées au transport des bagages. Là encore je constatai, comme sur le front du Natal, que la vie d’officier anglais, même en rase campagne, offre un certain confort. Il n’est pas exagéré de dire qu’un tiers des moyens de transport est affecté aux victuailles et aux bagages des officiers. Avec les moyens primitifs encore en usage à cette époque, c’est dire qu’une grande partie de l’énergie des soldats, qui aurait pu être déployée beaucoup plus utilement ailleurs, était consacrée aux douceurs des officiers. Cet état de choses ne fut pas tout à fait étranger aux revers des Anglais. On ne va pas à la guerre comme à une partie de plaisir ! Ces messieurs l’ont appris à leurs dépens, même si la leçon ne les a pas corrigés !

Tout cela n’est rien, pourvu que l’officier ait son rhum, son scotch et sa batterie de cuisine, le tout aux soins de son ordonnance. C’est peut-être ce qui explique pourquoi l’Anglais, habitué au confort de son home, ne dédaigne pas ces aventures de conquête au profit de cet empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Je me rendis donc à Capetown, ville moderne, munie d’hôtelleries confortables. C’était l’endroit préféré des officiers en congé, et j’en profitai comme les autres. Je liai des relations assez intéressantes au point de vue social, car les bals succédaient aux bals, malgré les défaites récentes de l’armée britannique aux mains des Boers. Les Anglais ont ceci de particulier qu’ils ne perdent jamais confiance dans l’habileté du Home Government à surmonter toutes les difficultés. Ils se disent que la ténacité du bouledogue anglais finit toujours par triompher.

L’élément hollandais restait cependant étranger aux manifestations mondaines. Quelques-uns seulement, que l’élément chauvin du Cap appelait du nom flatteur de « progressifs », se mêlaient à la population d’origine anglaise. Pas ou peu de femmes d’origine hollandaise, malgré l’attrait qu’exerce toujours sur le beau sexe le costume militaire. Cette réserve, de la part d’une population en sympathie naturelle avec les Boers, qui scandalisait les Anglais, s’expliquait plus facilement pour moi. Je n’avais qu’à me transporter en esprit au Canada pour y trouver une situation identique, car il n’est pas exagéré de dire que quatre-vingt-dix pour cent des Canadiens-Français partageaient l’opinion de cette minorité qui en Angleterre condamnait cette guerre de conquête, en la qualifiant énergiquement de crime national.