L’action paroissiale (p. 111-117).
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XVII


Nous fîmes le pied de grue pendant deux heures avant de trouver place sur le traversier de Lévis. Enfin, on nous fit signe d’avancer. Je commençais à être à bout de patience ! Les bateaux modernes qui font aujourd’hui le service n’étaient pas encore en opération, et le pont du Cap-Rouge devait attendre encore dix ans l’honneur de supporter les voitures. Henri ne fut pas lent à s’élancer sur la grand’route. On eût dit qu’il voulait l’avaler tout d’un trait ! Tandis qu’il dévorait ainsi le chemin, je m’absorbais dans la contemplation du magnifique panorama qui se déroulait sous mes yeux. C’était la première fois que je parcourais en auto la distance de Lévis à Port-Joli.

La Cadillac douze cylindres d’Henri gravit les hauteurs de Beaumont à une allure endiablée et tout à coup s’étalèrent devant mes yeux les flancs de l’Île d’Orléans, qui s’inclinent doucement vers le fleuve, où ils viennent se baigner dans ses eaux grises. La baie de Beaumont, qui forme une échancrure dans la dentelle de verdure bordant le grand fleuve, d’où émerge à peine, au milieu des arbres trois fois séculaires, le clocher de la vieille église qui lance vers le ciel sa flèche timide, nous apparut dans toute sa simple beauté. Sur l’Île d’Orléans, le village de Saint-Laurent, qui semble construit à fleur d’eau, nous renvoyait les reflets de son clocher, sur lequel le soleil dardait ses clairs rayons. Dans le lointain, on apercevait une suite de baies, d’îles, et, comme rideau, fermant l’horizon, les montagnes abruptes de la côte nord. Bref, toute la grande nature québécoise était à nos pieds.

Nous aperçûmes enfin le clocher de la vieille église de Port-Joli. Henri eut l’amabilité de me conduire à la Bastille. Je l’invitai à souper avec moi, mais il s’excusa, car il avait hâte de revoir sa sœur, qui l’attendait sans doute avec impatience.

J’allai m’asseoir sur une banquette, dans le parc de la Bastille. Quelques figures nouvelles étaient venues s’ajouter à celles d’avant-hier, tandis que d’autres étaient disparues. C’est l’éternel renouvellement qui se produit dans toutes les stations balnéaires, où les gens ne séjournent, pour la plupart, que très peu de temps. Il n’y a qu’un petit groupe d’habitués qui y demeurent en permanence, durant quelques mois. Tel ce M. Latour, qui arrive à la Bastille le 2 mai et qui en repart le 3 octobre, régulièrement.

J’appris que ce bon monsieur était indisposé. Aussitôt que j’eus la permission d’aller le voir, je me rendis à sa chambre. Il manifesta une joie exubérante en m’apercevant et il m’offrit un de ses fameux cigares.

La cloche du souper vint heureusement à mon secours, car ce bon M. Latour recommençait à me parler de sa fortune ! J’exprimai mon regret de ne pas le voir à table avec nous et je le quittai.

Après le souper, je retournai sur la falaise, où je commençais, sans doute, à avoir l’air d’un habitué. Je me demandais comment je passerais ma veillée, lorsqu’on me manda au téléphone.

— Allô ! Allô !

— Allô ! C’est Henri. Viens donc faire la causette ! Allie t’attend.

— Dans une demi-heure, je serai là. Le temps de changer d’habit, et je cours vous rejoindre !

– Tu m’as lire une épine du pied ! dis-je à Henri lorsqu’il vint m’ouvrir. La perspective d’une partie de bridge avec Mme  Latour ne me réjouissait guère !

— J’ai pensé que tu t’embêterais !

– Quel assommoir que ce bon M. Latour !

Henri me fit les honneurs de la maison et m’invita à passer au vivoir. Allie était assise avec ses enfants et en train de leur expliquer je ne sais trop quelle illustration, sur un journal.

– Bonsoir, Olivier ! me dit-elle de sa voix chaude. Tu m’as amené de la belle visite !… Tu as fait un bon voyage ?

— C’est moi qui t’ai amené de la visite ! riposta Henri.

— Disons que vous vous êtes amenés l’un l’autre.

— Le jugement de Salomon ! dis-je. Oui, nous sommes venus tous les deux pour te voir.

— Comme autrefois !

— Oui, comme autrefois ! Sais-tu, Allie, que ce mot me fait presque mal ?

— Pourquoi ? Il y a tant de douceur dans ce mot, qui évoque tout un passé heureux ! Autrefois !… Il me semble que nous devrions plutôt dire hier, tant je sens revivre avec force les souvenirs charmants de cette époque, en me retrouvant, ce soir, avec Henri et toi !

— Par exemple, dit Henri, si vous commencez à vous attendrir ! Jouons donc plutôt une partie de bridge !

— Parfait ! Mais nous ne sommes que trois !

— Olive joue assez bien, interrompit Allie.

— Je jouerai avec Olive, dit Henri.

— Tu m’acceptes comme partenaire ? dis-je à Allie.

— J’aurais mauvaise grâce à te refuser, Olivier !

Il était onze heures quand la partie prit fin. Nous gagnions par deux manches et sept cents points.

— Chanceux aux cartes, malchanceux en amour ! hasarda Olive.

Comme elle avait raison, la petite Olive, et comme l’on trouve souvent la vérité dans la bouche des enfants ! Allie voulut gronder la petite fille pour sa boutade, mais je l’en empêchai. On ne punit pas les enfants parce qu’ils disent la vérité ! Cette manière d’agir pourrait les habituer à mentir !

Je me retirai, heureux de ma partie de cartes, moi qui d’habitude abhorre le jeu !

— Nous te reverrons, Olivier ? me dit Allie en me souhaitant le bonsoir.

— Certainement, puisque j’ai pris rendez-vous avec Henri pour trois heures ! Tu ne me retires pas ton invitation, Henri ?

— Non ! Et même avance l’heure du rendez-vous, si cela te fait plaisir. Tu dois t’embêter à la Bastille ?

— Plus que moins, oui ! Évidemment, la vie oisive ne me va guère !

Le temps que je passais à la Bastille me pesait tellement que c’est de tout cœur que j’avais accepté d’avancer ma visite d’une heure. Ce nouvel arrangement me donnerait juste le temps de dîner et de me reposer un peu, après la grand’messe du lendemain, à laquelle j’avais projeté d’assister.

Je venais de quitter Allie et déjà j’avais hâte de la revoir. Cette amitié que pendant vingt ans j’avais essayé de tuer était encore aussi vivace qu’au jour de mon départ. Ne serait-ce donc que dans l’amitié que se trouve ce sentiment de fidélité inébranlable que ni le temps ni l’espace ne peuvent altérer ? Serait-il exagéré de qualifier l’amitié d’éternelle ? Elle est, pour le moins, le plus durable et le plus constant des sentiments humains. Dieu, dans son incommensurable bonté, a voulu venir discrètement au secours des âmes désemparées, en jetant sur leur chemin l’âme sœur, le cœur ami, qui les console et leur fait paraître leurs épreuves moins lourdes.

Certains esprits étroits prétendent qu’il n’y a pas de différence entre l’amitié et l’amour. Je laisse aux âmes sobres le soin d’en juger. Quant à ceux qui soutiennent cette opinion, il est inutile d’essayer de les convertir : ils n’ont pas l’âme assez haute pour comprendre toute la noblesse qu’il y a dans ce sentiment sublime qu’on appelle l’amitié.