L’action paroissiale (p. 99-106).
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XV


J’avais réservé un compartiment sur le train de minuit et je dus quitter mes amis, non sans leur avoir promis de revenir avant mon départ pour l’Afrique. À peine monté dans le train, je me couchai et m’endormis profondément. Je me réveillai au moment où nous arrivions à Québec, à six heures du matin. Il était trop tôt pour relancer Henri chez lui ! Je hélai un taxi.

— Au Château !

Pas n’est besoin d’en dire plus long aux conducteurs de taxis de Québec. L’auto eut tôt fait de gravir la falaise par la côte du Palais, et je me trouvai dans la cour du Château Frontenac.

Je fus accueilli par un Français qui m’apostropha en anglais.

— Toi, au moins, me dis-je, tu n’as pas d’excuse, puisque tu parles l’anglais comme une vache espagnole !

J’inscrivis mon nom dans le registre : Olivier Reillal, Capetown, Cap de Bonne-Espérance, Afrique du Sud.

— Ah ! mais vous êtes Français ? me dit le commis.

— Non, je suis Canadien et je parle français, tandis que vous, vous êtes Français et vous me parlez anglais ! Et vous le parlez très mal, permettez-moi de vous le faire remarquer !

— Mille excuses, Monsieur !

— C’est entendu, mais ne recommencez plus !

J’eus presque regret d’avoir froissé ce bon Français qui m’avait évidemment pris pour un Anglais. Mes habits confectionnés à Londres lui donnaient bien raison ! Mais j’étais irrité par l’incident de la veille et c’est ce qui explique mon impatience.

Après avoir fait ma toilette, je descendis à la salle à manger. On me présenta le menu avec l’en-tête

CHÂTEAU FRONTENAC

Puis je lus :

Relishes : Olives
Fruits : Grapefruit, Orange
Entrée
Porridge   Corn Flakes   All Bran

Et puis :

Ham and eggs   Bacon and eggs
Beefsteak   Porksteak
Bread and Butter
Coffee

— Eh bien ! me dis-je, en regardant de nouveau l’en-tête, Frontenac, on t’insulte ! Toi qui défendis si bravement Québec et qui fis à l’amiral Phipps qui te sommait de rendre la place cette belle réponse : « Je te répondrai par la bouche de mes canons », toi qui luttas pour perpétuer ici le nom de la France, on te vole ta gloire, on te traite en vaincu sur ce promontoire où tu as combattu victorieusement !

Je laissai là mon déjeuner et montai à ma chambre pour téléphoner à Henri. Pour le dérouter, je lui parlai en anglais.

Hello ! Hello ! Are you Mr. Dupontier ?

– Comprends pas ! Parlez-vous français ?

J’avoue que le cœur me battit de joie. Je tenais au bout de la ligne un Canadien authentique, un « pure laine ».

— Monsieur Henri Dupontier ?

— Oui.

— À quelle heure serez-vous à votre bureau ? J’ai affaire à vous rencontrer pour une transaction immobilière importante.

— À neuf heures, Monsieur, je serai à votre disposition. Votre nom ?

Je raccrochai le récepteur. Enfin, me dis-je, encore une fois, je respire le doux parfum de chez nous ! J’avais hâte d’observer la physionomie d’Henri, quand il me verrait. À neuf heures, le taxi me laissait au numéro 66 de la rue Saint-Jean. Je frappai à la porte du bureau numéro 435.

— Entrez ! me dit une voix ferme.

J’entr’ouvris la porte tranquillement, pour voir si c’était bien Henri. Il avait un peu vieilli et portait des lunettes. Je baissai mon chapeau sur mes yeux.

— Bonjour, Monsieur Dupontier !

— Olivier ! Ah ! tu n’as pas besoin de te cacher les yeux ! Je t’aurais reconnu, même si je t’eusse rencontré sur la rue à New-York ! On ne trompe pas ainsi les Portjolinois ! Tu n’as pas changé !

— J’ai tout de même bruni un peu ! Le soleil d’Afrique qui nous brûle l’épiderme pendant douze mois de l’année…

— Ma foi, oui, tu es un peu grillé ! Mais ça te va à merveille ! Je m’attendais de te voir avec un helmet, et tu portes la casquette anglaise !

— L’habit, c’est bien tout ce qu’il y a d’anglais chez moi. Mais, tu sais, l’habit ne fait pas le moine.

— Pourtant, l’Union Sud-Africaine est un pays anglais.

— Mille pardons, mon cher ! Comme au Canada, nous devons allégeance au roi d’Angleterre, mais là finit notre devoir. En fait, c’est un pays hollandais et bilingue, et d’un bilinguisme intégral ! Au parlement de Pretoria, où je siège, pas un projet de loi qui ne soit présenté dans les deux langues officielles du pays ; et tous les documents officiels sont publiés simultanément dans les deux langues. Ce n’est pas, comme au Canada, une traduction française qui arrive six mois ou un an après la publication anglaise ! Ce sont deux textes originaux. Il est vrai que l’élément hollandais prédomine, mais les Anglais de là-bas sont très chatouilleux quand il s’agit de leurs droits.

Alors, ils sont plus chatouilleux des leurs que de ceux des autres… Nous dînons ensemble ?

— Excellente idée !

— Où es-tu descendu ?

— Descendu ? Ah ! non ! Je suis monté au Château.

— Mais tu es toujours descendu de voiture ?

— Oui, à mon grand regret ! Dis-moi, Henri, y a-t-il à Québec un hôtel où l’atmosphère soit française, l’ambiance française, et où il y ait des menus français ? Tu sais, quand je dis français, je dis aussi canadien. C’est un peu la même chose !

— Oui. Je connais un endroit idéal qui répond à tous tes désirs.

– Dépêche-toi de me le désigner !

— L’hôtel Saint-Roch.

— À la bonne heure ! Alors, nous dînons à l’hôtel Saint-Roch.

— Je pars en auto pour Port-Joli après dîner. Tu viens avec moi ?

— Tu ne peux mieux tomber, j’y retourne !

— Tu y es allé ?

— Oui, j’y ai passé presque trois jours. J’ai couché deux nuits à la Bastille.

— Ah ! Tiens ! tiens ! Dommage que tu ne l’aies pas su ! Allie doit y être rendue depuis mercredi avec sa petite famille.

— Si je te disais que je l’ai vue !…

– Tu ne me dis pas ! Comment est-elle ? Sais-tu que je ne l’ai pas revue depuis la mort de maman ! Pauvre mère !… C’est bien ça la vie, hein ? Tu as dû trouver du changement, à Port-Joli ?

— Non… Vraiment, il n’y a pas grand’chose de changé ! J’ai assisté à une noce. C’était comme il y a vingt ans.

— En effet, j’ai vu ça dans les journaux. C’est le petit Joseph à Nazaire qui a convolé avec la petite Dumas. J’avais déjà oublié ! Ça m’a rajeuni de vingt ans ! Je me suis retrouvé au milieu de cette bonne population terrienne, restée saine, d’apparence du moins, et combien française ! Ah ! il y a bien, à Port-Joli, une ombre au tableau : la Bastille ! Cette bonne vieille Bastille, autrefois le refuge des voyageurs de commerce, qui venaient y passer le dimanche, à cause du commerce si agréable du vieux Belleau, alors propriétaire de l’établissement ! Quels gais lurons que ces voyageurs ! Tu te rappelles que, petits garçons, nous désertions furtivement la maison pour aller écouter leurs histoires fantastiques et parfois même épicées ? Aujourd’hui, l’hôtel est envahi par les touristes et les villégiateurs. Cependant, l’entourage n’est pas changé. La maison de mon père est encore intacte…

— Oui, mais il y manque les vieux ! Comme je te l’ai dit, je ne suis pas retourné à Port-Joli depuis la mort de maman. Ça ne me dit plus rien, maintenant ! Si j’y vais, c’est pour voir Allie et les enfants.

— Comment s’arrange-t-elle, Allie ?

— Ma foi, assez bien, je suppose ! Si elle avait de la misère, tu la connais, elle souffrirait longtemps avant de se plaindre. Ah ! elle ne fait pas la même vie facile que du temps de M. Montreuil !… Elle a loué la maison paternelle pour l’été. Personne ne l’a habitée depuis notre dernier deuil.

— Alors, nous allons au Saint-Roch ?