L’action paroissiale (p. 92-99).
◄  XIII
XV  ►

XIV


La grosse locomotive cracha des bouffées de fumée noire, entremêlée de vapeur blanche, et bientôt le rapide fut lancé à toute vitesse sur le ruban d’acier.

La belle campagne canadienne se déroulait rapidement sous mes yeux, comme dans une vue cinématographique. J’étais dans le wagon observatoire et, comme nous atteignions l’extrémité ouest de l’Île d’Orléans, je cherchai des yeux la chute Montmorency. Hélas ! le progrès moderne en avait fait un mince filet d’eau qui coulait timidement, en ayant l’air de se coller au rocher, pour ne pas se heurter trop rudement dans sa chute au fond du gouffre.

La vitesse du train contribua heureusement à m’arracher à mes pensées. Déjà, en effet, nous entrevoyions le rocher de Québec, sur lequel, paraît-il, maints écrivains ont brisé leur plume, en essayant de le décrire. Il se dégage tant de grandeur du passé glorieux dont il reste le témoin impérissable !

Un arrêt de quinze minutes à Lévis me permit de contempler ce panorama unique au monde. Ah ! je comprends mieux, maintenant, pourquoi les Français qui visitent Québec ne peuvent, après le premier cri d’admiration, s’empêcher de laisser tomber des paroles de regrets qui, comme des gouttes de sang, s’échappent de leur cœur !

Une nouvelle locomotive attelée au train rapide m’arracha trop tôt à ma contemplation. Je continuai à méditer, néanmoins, sur l’imprévoyance de ce Louis XV qui, en négligeant presque totalement la défense de la Nouvelle-France, perdit ici un immense empire.

Je fermai les yeux devant la monotonie du paysage que parcourait, en ce moment, à une allure endiablée, le convoi qui nous emmenait dans la métropole, et je m’assoupis. J’avais bien besoin de sommeil, après la nuit d’insomnie que j’avais passée. Je m’endormis en pensant à Allie et en repassant dans ma mémoire sa triste odyssée.

Je m’éveillai à Saint-Hyacinthe, juste à temps pour entrevoir, à travers l’épais feuillage, la coupole du séminaire et le clocher de la maison mère des religieuses de la Présentation de Marie.

Le train dévalait maintenant dans la fertile vallée du Richelieu. Le majestueux mont Belœil reporta pour un moment ma pensée vers mon pays d’adoption. Cette élévation me rappelait, par certains aspects, le mont Table, à Capetown.

À cinq heures précises, nous entrions à la gare Bonaventure. Une bicoque, reste d’un édifice jadis imposant rasé par le feu, servait de gare. Une foule énervée y attendait l’arrivée des trains, qui se succédaient à intervalles rapprochés.

Je saisis immédiatement le caractère cosmopolite de ce Montréal nouveau. Des Juifs et des Juives, toujours si encombrants partout où ils se trouvent, formaient des groupes d’hommes et de femmes qui gesticulaient et remplissaient l’air de leur parler guttural et saturaient l’atmosphère d’une exhalaison prononcée d’ail.

Dédaignant les nombreux taxis qui se succédaient sous le porche de la gare et dans lesquels s’engouffraient les voyageurs harassés de fatigue et heureux de réintégrer au plus tôt leurs foyers, je hélai un cocher de fiacre. Celui-ci, tout réjoui de l’aubaine, me conduisit à l’hôtel Windsor, que je trouvai rempli de touristes américains.

La prospérité, si l’on peut qualifier ainsi cette ère de folie qui déferla sur le monde à cette époque, était à son point culminant. Un brouhaha indescriptible régnait dans cet hôtel, autrefois si paisible, et j’eus de la peine à me frayer un passage pour me rendre au comptoir.

— Je désire une chambre, dis-je au commis.

Mr. Lachambre. Wait till I see if he is here.

— Vous dites ?

There is no Mr. Lachambre here !

Je ne pouvais en croire mes oreilles ! Je venais de lire sur un panneau-réclame : « Montréal, deuxième ville française du monde. » Quelle ironie !

Force me fut donc de m’adresser en anglais à cet unilingue, à qui je ne cachai pas ma façon de penser. Il m’expliqua qu’il remplaçait le commis régulier qui était, disait-il, un parfait bilingue. Mais il prit soin d’ajouter que le français n’était pas très nécessaire, la plupart des Canadiens-Français s’adressant toujours en anglais au comptoir.

À cause de l’affluence des touristes, je ne pus avoir ma chambre qu’à six heures. Ce contretemps me laissait à peine le temps de me changer d’habit pour le banquet, qui devait avoir lieu à sept heures, à l’hôtel du Plateau.

Mes amis m’attendaient avec anxiété, postés en face de l’hôtel. Grande fut leur joie quand je descendis du taxi. Ils entonnèrent le refrain si connu : Il a gagné ses épaulettes… Après de vigoureuses poignées de mains, nous fûmes invités à entrer dans la salle du banquet. À ma grande surprise, un grand nombre de dames y attendaient l’arrivée de leurs maris.

Les décors étaient du meilleur goût et très appropriés à la circonstance. Au fond de la salle était déployée une large banderole aux couleurs canadiennes et sud-africaines, en face de laquelle on avait placé mon siège. On y lisait :

« Bienvenue au député des antipodes », « Le génie canadien à l’honneur », etc., etc.

Je respirais avec je ne sais quelle satisfaction cette atmosphère française, où régnait une franche gaieté. Je n’avais pas vu depuis longtemps tant de figures déridées à la fois. Je m’expliquais mieux comment nos frasques de jeunesse, dont plusieurs avaient eu l’hôtel du Plateau comme théâtre, tournaient toujours en plaisanteries : c’est que la gaieté française avait encore droit de vie dans le quartier latin de la métropole canadienne. Ce que je m’expliquais moins, c’étaient les motifs qui m’avaient poussé à m’enrôler dans le corps de génie canadien en partance pour la guerre des Boers, pour employer l’expression dont on se servait alors pour désigner la campagne militaire entreprise par les Anglais contre les Hollandais de l’Afrique du Sud. En présence de faits aussi inexplicables que celui-là, je m’étonne moins qu’il y ait des gens qui croient à la destinée.

Placé à la droite du président, je consultai la liste des santés, qui était devant moi. Elle était rédigée en anglais. Je tournai le carton, rien ! Je jetai ensuite un coup d’œil sur le menu. Même constatation !

Je ne voulus pas blesser mes amis et je gardai le silence sur cette anomalie. J’essayai de m’expliquer ce rapprochement incompatible de visages français mangeant en anglais et de banderoles à inscriptions françaises voisinant avec des menus en anglais. J’eus beau me creuser la tête, je ne pus déchiffrer l’énigme. Était-ce le fait qui constituait le mystère ou le mystère qui rendait le fait inexplicable ?…

Mon voisin de droite, qui était un peu de mon pays, puisqu’il était originaire du bas du fleuve, étant devenu très loquace sous l’effet du champagne, me demanda ce qu’il pouvait faire pour moi.

— Passe-moi donc le menu français, Arthur !

Il cherche, demande, quitte sa place, fait le tour des tables et revient penaud. L’organisateur s’enquiert de la cause de l’émoi.

— Nous cherchons en vain un menu français, dit Arthur.

L’organisateur réfère le cas au maître d’hôtel, qui s’amène tout penaud à son tour.

— Y a ben du « batèche » là-dedans, mais je n’y ai pas pensé. Aussi, c’est la faute de l’imprimeur ! Il aurait dû y penser, lui !

J’eus alors l’explication de l’énigme : le maître d’hôtel n’avait pas pensé à ce détail et l’imprimeur, probablement anglais ou juif, avait été trop heureux de profiter de la bêtise de notre « batèche » de maître d’hôtel et n’avait pas réparé son oubli. Les clients de l’hôtel n’y prêtaient probablement aucune importance et il avait fini par se dire que le français n’était pas nécessaire. Il aurait pu répondre comme le jeune garçon qui disait : « Apporte-moi le rope pour attacher la cow », prétendant qu’il était plus handy de parler ainsi.

Je ne voulais pas chercher noise à mes compagnons qui m’offraient une si belle réception, mais je ne pus m’empêcher de me faire en moi-même cette réflexion : si un pareil incident était survenu à Capetown, tous les Hollandais présents seraient sortis de la salle en signe de protestation.

Pour donner une leçon à mes compatriotes sans les blesser, l’occasion se présentant, je leur racontai un petit trait où la fierté hollandaise s’était manifestée d’une manière éclatante. Au parlement de Pretoria, dont je faisais partie, le vice-président de la Chambre ayant apostrophé un député hollandais en anglais, tous les députés hollandais sortirent et ce n’est qu’après qu’il eut fait des excuses, qu’ils consentirent à reprendre leurs sièges. J’eus la satisfaction de constater que j’avais été compris.

La soirée se termina par des chants canadiens : Alouette, C’est la belle Françoise, Jadis la France sur nos bords, Ô Canada.

Mes amis insistèrent pour que je restasse quelques jours à Montréal. Je les remerciai de leur aimable invitation, mais je leur fis comprendre que la chose m’était impossible. J’étais attendu à Port-Joli, où j’avais promis de venir passer le dimanche, et je ne voulais désappointer personne. J’étais parti sans raconter à Allie, je ne dis pas toutes mes aventures, car il faudrait tout un livre pour les raconter, mais cette partie de ma vie qui touchait si intimement à la sienne et qu’elle devait connaître, cette vie que nous aurions pu rendre commune et que le hasard, pour ne pas dire la destinée, avait orientée autrement. J’avais aussi promis à Allie d’arrêter à Québec voir son frère Henri, mon ami d’enfance. Il me fallait donc quitter Montréal immédiatement. Après une dernière poignée de mains, nous nous séparâmes.