L’action paroissiale (p. 73-88).
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XII


Le souper des hôtes n’était pas encore fini que je franchissais le seuil de la Bastille. J’étais en retard de cinq minutes au rendez-vous. En arrivant chez Mme  Montreuil, je frappai précipitamment. Allie vint me recevoir à la porte, vêtue d’une toilette toute blanche. Je passai, sans attendre d’invitation, dans la pièce où nous avions causé durant l’après-midi. Le jour commençait à tomber et il faisait sombre dans la pièce.

— As-tu une allumette ? me dit Allie, en franchissant le seuil de la porte derrière moi.

— Je regrette, Allie, mais je n’en ai pas sur moi.

Elle resta un moment perplexe.

— Je vais aller en chercher au restaurant voisin.

— J’oubliais !… Jacques y est allé.

Un instant après, Jacques revenait. Il me regarda d’un air sympathique, puis il remit à sa mère la boîte d’allumettes.

Une lampe à pétrole était sur la table. C’était la même qu’autrefois, du temps de M. et Mme  Dupontier : une vieille lampe à mèche tubulaire qui éclairait jadis nos veillées.

— Je crois reconnaître cette lampe ! ne pus-je m’empêcher de dire.

— Oui, elle a éclairé bien des joies et veillé sur bien des soucis, durant ses quarante ans d’existence !

Tout en parlant, Allie avait frotté une allumette, et la grosse lampe commençait déjà à répandre dans la pièce cette lumière douce que fournit l’éclairage au pétrole. À sa lueur, je vis les yeux d’Allie rougis par les larmes. Que s’était-il donc passé depuis mon départ, à cinq heures ? Je résolus de la questionner.

— Dis-moi, Allie, tu as pleuré ?

— J’essaierais en vain de le cacher, mes yeux me trahiraient. Mais ce n’est rien, Olivier !

— Et pourquoi as-tu pleuré ?

— Permets-moi de te répondre par une autre question. Pourquoi as-tu donné ces pièces d’or aux enfants ?

— Pauvre Allie ! Comme tu es restée fière, même dans ton malheur ! Mais ne suis-je pas presque un frère pour toi ? Et les frères ne devinent-ils pas les secrets les plus intimes de leurs sœurs ?

Elle porta ses deux mains à ses yeux, mais elle les retira aussitôt, pour me les laisser voir aussi secs qu’ils pouvaient l’être. Je sentais pourtant qu’il se livrait en elle une lutte terrible. Sa fierté, qui se cabrait à la pensée d’un aveu, allait-elle triompher de son cœur qui voulait éclater. Un moment, elle resta immobile, les yeux fixés sur les portraits de son père et de sa mère, pendus au mur. À la fin, le cœur l’emporta sur la fierté, et une larme perla de ses grands yeux noirs et coula doucement sur ses joues pâles. J’aurais voulu la recueillir, pour l’analyser, cette larme solitaire tombée du cœur d’Allie ! Mais elle glissa sur sa robe blanche jusqu’à terre. Allie hésita encore un instant, me regarda fixement dans les yeux d’un air résolu et me dit :

— Je crains, mon cher Olivier, que tu n’aies trop bien deviné ma situation !

— Pourquoi aussi faut-il que tes yeux te trahissent toujours, et que j’y lise jusqu’au fond de ton âme ?

— Alors, je n’ai rien à te cacher, puisque tu devines tout !

— Et que faisais-tu de si grand matin sur la grève ?

— Tu me tortures, Olivier !

— Alors, parlons d’autres choses.

— Non ! Mieux vaut tout t’avouer. Je cherchais des crevettes.

— Des crevettes, à Port-Joli ?

— Oui. Elles sont rares, mais, parfois, de grand matin, on en ramasse quelques-unes.

— Ce n’est pourtant pas un vendredi !

Allie baissa les yeux. Se pouvait-il qu’elle fût réduite à cette misère ? Je résolus d’en avoir le cœur net. Au risque de paraître importun, je continuai de la questionner. Comme elle était sur le chemin des aveux, il fallait en profiter.

— Tu es friande de crevettes ?

— Non, je ne les aime guère… J’avais aussi tendu une ligne dormante, à la faveur de la nuit. Je comptais la retirer, après avoir ramassé les crevettes, quand j’ai aperçu un homme sur le quai. J’ai eu peur que ce ne fût un garde-pêche et j’ai tout lâché, pour n’être pas prise en flagrant délit d’infraction à la loi de pêche.

— Et crois-tu qu’un garde-pêche aurait été assez inhumain pour dresser procès-verbal d’une si minime infraction ?

— Tu peux en être sûr !

— Alors, dis-moi, ma chère Allie, tu es dans la gêne ?

Cette fois, son cœur ne put résister et elle éclata en sanglots. Mais, avec une énergie de fer, elle se redressa aussitôt et, s’essuyant les yeux, elle continua :

— Il ne faut cependant pas que les enfants le sachent, Olivier. Je ne suis pas dans la gêne, je suis dans la misère. Ayant laissé notre plat de résistance au bout de la ligne dormante et ma soupe aux crevettes sur la grève, j’ai envoyé les petits chez leur tante pour qu’ils n’aient pas à partager la miche de pain disponible et le reste du poisson d’hier.

— Alors, tu ne peux m’en vouloir d’avoir donné des pièces d’or aux petits ?

— Pardonne à ma fierté, mais, quand on a occupé la position sociale qui fut la mienne, on hésite à tendre la main !

Ce fut à mon tour de pleurer sur une misère si réelle, mais si digne.

— Ne pleure pas sur mon sort, Olivier, continua-t-elle. Dieu me viendra en aide ! Sa Providence n’est-elle pas déjà venue à mon secours, en faisant éclater ta générosité ?

— Personne autre que moi ne connaît ta situation ?

— Personne, pas même Henri. Je serai bien forcée de lui avouer, cependant. Je ne puis laisser mes enfants mourir de faim ! Quant à moi, je commence à être habituée au jeûne.

— Sois tranquille, lui dis-je, je pourvoirai désormais à ton entretien.

— Que me proposes-tu, Olivier ?

— Suis-je un étranger pour toi ? Tu me connais assez, j’espère, pour ne pas douter de mes intentions. Sois tranquille, Allie ! Encore une fois, j’ai lu dans tes yeux : ton âme est restée blanche. Je sais qu’avec la beauté que tu as su si bien conserver, tu aurais pu vivre dans l’opulence, si tu avais voulu t’écarter de ton devoir. Je te viens en aide comme un frère ; ne me fais pas l’injure de croire à des motifs inavouables de ma part.

— Pardonne-moi, Olivier, mais j’ai si souvent eu à repousser des sympathies intéressées qu’au premier abord j’ai cru à un nouvel assaut. Mais je n’avais pas réfléchi. J’ai vu d’abord en toi l’homme, mais j’y vois maintenant le frère. J’accepte ton secours sans arrière-pensée. Cependant, je veux te rembourser plus tard. Tu n’es peut-être pas riche toi-même ; tu as une famille, sans doute ?

— Souffre que je te cache mon odyssée pour ce soir. Je te raconterai tout plus tard.

— Alors, je te raconterai la mienne. Je t’en ai déjà trop dit pour que tu ne saches pas toute mon histoire. Tu sais, Olivier, en quelle estime je t’ai toujours tenu, depuis notre enfance que nous avons passée ensemble, pour ainsi dire. Nous nous aimions, certes ; mais, de quelle essence était composée cette sympathie mutuelle née d’un compagnonnage quotidien ? C’est une chose à laquelle je n’avais pas pensé. Je remarquais bien quelques contrariétés de ta part, quand d’autres garçons du village fréquentaient notre maison. Les frères propres éprouvent parfois de ces sentiments, soit que le jeune homme ne leur plaise pas, soit qu’il leur soit tout à fait antipathique ou, encore, à cause d’une conduite douteuse plus souvent connue des garçons que des jeunes filles. Je n’avais jamais pu me persuader que nous nous aimions comme s’aiment deux étrangers que le hasard fait se rencontrer en pleine force de leur jeunesse et qui finissent par s’épouser. De là cette indifférence apparente à ton égard. Quand tu t’enrôlas dans le corps du génie en partance pour la guerre sud-africaine, tu me dis une parole qui m’a comme ébahie, mais qui est restée gravée dans ma mémoire : « Ne te marie pas avant mon retour. » J’attribuai la gravité avec laquelle tu prononças ces mots à l’émotion du départ. Un frère aurait pu en dire autant à sa sœur : attends-moi pour les noces, en d’autres termes.

Tes lettres pleines d’affection, pendant que tu étais cantonné à Halifax en attendant de t’embarquer, m’émurent, je l’avoue, plus que des lettres d’un frère à une sœur. Je sentis alors dans mon cœur ce sentiment étrange qui, je m’en rendais compte, n’était pas l’amour fraternel. Maintes fois je suis venue sur le point de te l’avouer, mais, au moment de le faire, je me ravisais, de crainte de te paraître peut-être ou imprudente ou téméraire. Ton journal, accompagné de lettres toutes plus charmantes les unes que les autres, que tu m’adressais à chaque escale du bateau, augmentait mon amour pour toi. Quel bonheur, mêlé de crainte, m’envahit, quand je reçus ton câblogramme, m’annonçant le débarquement de ton régiment à Capetown. Je m’étais imaginé te voir en face du danger, peut-être de la mort. J’aurais voulu te câbler : reviens au Canada ! Pourquoi te faire percer la peau pour les Anglais, tandis qu’ici mon amour t’attend ? Ce n’était pas le Canada qui était en guerre ! et cette guerre ne pouvait être faite que dans un but de conquête ! C’étaient les mines d’or et de diamants que convoitaient les Anglais. J’avais encore frais à la mémoire le récit des incendies commandés par eux, le long du Saint-Laurent, lors de la conquête du Canada. La maison de notre grand-père n’avait pas échappé au désastre. Seule la vieille église avait été épargnée, n’ayant pas voulu donner prise à la torche incendiaire que la soldatesque, ivre de carnage, avait jetée sur son toit de bardeaux de bois. Quelle affaire avait un Canadien-Français à aller répéter là-bas ces exploits sanguinaires et incendiaires dont l’histoire coloniale d’Albion est remplie ? Toutes ses conquêtes ont été marquées par l’emploi de ces méthodes barbares que ne peuvent s’empêcher de réprouver tous les gens de cœur.

Je n’osai, cependant, formuler mes objections. Ta fierté en eût ôté blessée et, de plus, tu avais signé ton engagement librement et juré fidélité à la reine comme soldat. Je te connaissais assez pour savoir que tu ferais ton devoir jusqu’au bout.

Tu continuas à me tenir au courant des opérations de ton corps de génie. De loin, je te suivais presque pas à pas, sur la carte que tu m’avais fait parvenir par l’entremise du colonel Thibault, quand, soudain tes lettres cessèrent. J’eus beau multiplier mes instances auprès des autorités de la milice, à Ottawa, je n’obtenais que des réponses vagues. Enfin, on m’annonça que tu étais compté parmi les disparus, morts ou prisonniers. Ne recevant plus de nouvelles de toi, je pris le deuil en même temps que ta mère.

L’été suivant, M. Montreuil vint passer la saison balnéaire à Port-Joli et je fis sa connaissance. Il ne tarda pas à se déclarer amoureux de moi. Il avait quarante ans ; j’en avais vingt. Il avait de la fortune et était député au parlement fédéral. Il fit miroiter à mes yeux de vingt ans une suite de projets qui m’éblouirent. Profitant de mon inexpérience, il m’offrit sa main.

Quand il aborda pour la première fois la question de mariage, je pleurai. Je n’avais pas comme aujourd’hui la pudeur de mes larmes.

Il attribua mon chagrin à la pensée de quitter mes parents. Il me consola adroitement, me disant que je pourrais revenir à Port-Joli à loisir. Mon transport gratuit sur les chemins de fer de l’État me permettrait de voyager tout à mon aise. Il en parla finalement à papa, avec qui, du moins apparemment, il s’était lié d’amitié. Tu sais comme papa aimait la politique ! Il appartenait à cette génération sur laquelle le passé avait laissé une empreinte d’honnêteté qui, dans le temps, pouvait s’harmoniser avec la politique, deux choses qui, depuis, ont cessé d’être compatibles. Pour comble d’infortune, ils appartenaient tous les deux au même parti. M. Montreuil était un candidat ministrable, se plaisait à répéter mon père. En un mot, c’était l’homme de son choix. Dans son désir de me voir heureuse, honorée — tu sais quelle affection il avait pour moi — il oublia, ce cher père, que le cœur a quelque chose à dire dans le mariage. Il avait pourtant fait un mariage d’amour, lui ! Mais sa pauvreté relative lui avait toujours pesé, et, voyant dans ce mariage les honneurs et le bien-être, il croyait que ce serait le bonheur pour moi.

J’attendis encore un an, cependant, avant de donner mon consentement, dans l’espérance que, la guerre finie, tu reviendrais. Malheureusement, cette guerre, qui ne devait durer que six mois, menaçait de s’éterniser.

M. Montreuil renouvelait sans cesse ses instances que mon père encourageait. Les nuits d’insomnie que je passai à raisonner le projet, à prendre une décision que je défaisais à mon lever, finirent par affecter ma santé. Affaiblie, découragée, je donnai enfin mon consentement.

Tu peux deviner ce que fut ma lune de miel ! Mais mon mari était si bon qu’à la longue je finis par me persuader que je l’aimais.

Il acheta une maison sur la rue Sherbrooke, à Montréal, dans le quartier le plus fashionable de la métropole. Nous dépensions sans compter, et je me pliais, par convenance, aux mondanités dont mon mari raffolait.

Marie, Olive et Jacques naquirent à intervalles réguliers. Je faillis mourir à la naissance de Jacques ; mais je m’accrochai à la vie avec toute la force du désespoir. J’avais maintenant trop de raisons de vivre ! Je concentrai toutes les fibres de mon cœur sur mes enfants, dont je voyais l’avenir tout en rose ! Ces rêves ne suffisaient-ils pas à mon bonheur présent ? Quant à moi, je n’avais qu’à me laisser vivre.

À quelque temps de là, une vacance s’étant produite dans le ministère, M. Montreuil fit poser sa candidature par ses amis. Un autre ayant obtenu le portefeuille, il en fut tellement désappointé qu’il en perdit le boire et le manger. La neurasthénie s’empara de lui et le terrassa en six mois. Ses affaires, qu’il avait négligées pour la politique, étaient dans un état inextricable. La cour et les avocats eurent tôt fait de tout engloutir. On me fit la charité de me laisser une partie de mon ménage. Mais je ne savais où le placer, car je n’avais pas de logement et l’argent me manquait pour en prendre un.

Un frère de mon mari me recueillit chez lui, mais je ne pouvais rester à sa charge indéfiniment. À force de démarches, je réussis à décrocher un emploi de buraliste à la douane, ce qui me permit de vivre, sinon largement, du moins honorablement. Aux dernières élections, le gouvernement fut battu. Sous prétexte que j’étais la veuve d’un ancien député du parti opposé, le nouveau ministère me congédia. Les faibles économies qu’à force de calculs et de privations j’avais pu amasser furent bientôt épuisées. C’est alors que je pris le parti de revenir à Port-Joli, comptant pouvoir me tirer d’affaires en faisant de la couture. J’ai toujours été adroite pour coudre, et, même dans les années d’abondance, je confectionnais moi-même mes robes. Une fois mon billet de chemin de fer et celui des enfants payés, il ne me restait que cinquante sous dans mon portefeuille. C’est avec cet argent que j’ai acheté la farine qui est dans la huche.

Tu jugeras toi-même en quel état d’âme j’étais quand je t’ai rencontré ce matin. Et, pourtant, je t’ai souri, Olivier ! Il y a des moments où on oublie tout, en face de ceux qu’on a aimés, et, alors, on s’aperçoit que le cœur, qu’on croyait endormi, n’a que sommeillé.

Comme tu le vois, je ne suis pas en position d’être fière ; et ton offre de secours me vient à point ! J’ai tant prié pour que Dieu vienne à mon secours !… Il t’envoie vers moi. Tu es ma Providence, Olivier ! Je n’ai qu’à te remercier.

Allie me fit cette confession, assise en face de moi, appuyée sur le bras d’un fauteuil de cuir usé. Elle tenait dans sa main gauche, sans doute pour cueillir les larmes qui auraient pu spontanément jaillir au cours de son récit, un mouchoir orné de dentelle française de grand prix, reste, sans doute, d’un passé qui lui avait été prodigue de raffinements de toutes sortes. Elle caressait l’un après l’autre les fils artistement tricotés de la dentelle. On aurait dit qu’elle voulait unir son bonheur d’autrefois à ses épreuves d’aujourd’hui.

Durant tout ce récit, pas un mot de récrimination ne sortit de sa bouche. Un nuage sombre avait passé devant ses yeux au souvenir de la perte de son emploi, mais il avait été suivi d’un geste de pardon. Elle ne dit rien contre les hommes politiques qu’elle aurait pourtant eu raison de maudire. Évidemment, elle acceptait le monde tel qu’il était et non tel qu’elle eût voulu qu’il fût.

Il y avait tout de même quelque chose de changé au Canada. De mon temps, quand une femme avait le malheur de perdre son mari, toute la paroisse venait à son secours, si elle était dans le besoin. Les Canadiens avaient-ils déjà oublié les exemples des ancêtres, ou bien la politique avait-elle au Canada des exigences que moi, député au Parlement de l’Union Sud-Africaine, je ne connaissais pas ? C’était une énigme qu’il me faudrait déchiffrer tôt ou tard.

Je restai longtemps absorbé par cette pensée, méditant sur le sort d’Allie. Elle aussi semblait occupée à une pensée qui devait se rapprocher de la mienne. Je rompis le premier le silence.

— Allie, les émotions de cette journée ont été trop fortes pour moi. Je sens le besoin de me reposer. Je pense que toi-même tu dois être harassée de fatigue.

— Oui, je suis un peu lasse. Un peu de repos me fera du bien. Mais je ne puis te laisser partir sans te demander une nouvelle faveur.

— Laquelle ?

— Celle de ne dévoiler à personne ma situation.

— Sois tranquille ! D’abord, à qui en parlerais-je ? Pas à M. Latour, certainement ; encore moins à Mme  Latour. D’ailleurs, je pars demain pour Montréal, afin d’assister au banquet que m’offrent mes confrères et amis de Montréal. Je reviendrai passer le dimanche à Port-Joli, à moins que des événements graves, que je ne prévois pas, ne m’en empêchent. Si je ne reviens pas, j’écrirai.

— Alors, Olivier, c’est au revoir que je te dis. Allie me présenta sa main, cette main si délicate que j’avais failli broyer le matin même, lorsque je l’avais retrouvée sur le quai. Je la pressai délicatement. J’étais si fier de revoir cette amie d’enfance, qui était restée pour moi l’idéal de la femme !

Le portrait d’Allie était resté gravé si distinctement dans mon cœur, qu’il me semblait maintenant que je n’avais jamais été séparé d’elle. Mes vingt années d’absence m’apparaissaient comme un rêve. J’oubliais tout : honneurs, fortune, même mes malheurs. Pourquoi n’avais-je pas, dans le temps, demandé la main d’Allie ? J’ouvrais les yeux à une réalité si saisissante ! Je l’aimais réellement, trop bien peut-être pour croire à l’amour, cet amour sans passion qui s’appelle l’amitié et qui dépasse l’autre de toute la noblesse de ses sentiments. Elle aussi m’aimait encore. Elle venait de me le dire, en termes si peu voilés que je ne pouvais pas m’y tromper. J’avais laissé passer l’occasion d’être heureux et il était maintenant trop tard pour y remédier. Allie était bien libre, mais, moi, j’étais encore lié. Ce lien me semblait maintenant si ténu que j’étais tenté de lui crier ma liberté. Et, pourtant, ce nœud à moitié défait m’empêchait d’aspirer à un bonheur que j’avais pour ainsi dire tenu dans ma main. Il eût suffi d’une parole, avant mon départ pour l’Afrique, pour changer ma destinée et celle d’Allie. Je serais peut-être resté pauvre, mais je n’aurais jamais si bien réalisé que l’argent ne fait pas le bonheur.

Je m’aperçus qu’au cours de cette longue méditation la main d’Allie était restée dans la mienne, pendant que, les yeux baissés, elle attendait patiemment que je lui donne sa liberté. Je le fis en m’excusant de ma distraction.

— Tu ne m’as pas fait aussi mal que ce matin, heureusement ! répondit-elle souriante, en retirant sa main. À samedi ! ajouta-t-elle.