L’action paroissiale (p. 68-73).
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XI


Je quittai mon amie d’enfance et de toujours, le cœur encore plus gonflé que le matin. Quel mystère planait donc sur la vie d’Allie ? Ce voile qui passait sur ses yeux chaque fois que le nom de son mari était prononcé, quel secret cachait-il donc ? À mon sujet, elle ne s’était informée de rien. Mes vingt ans d’exil semblaient ne pas exister pour elle ; ou bien, elle ne voulait pas évoquer le passé. Que de choses, cependant, j’avais à lui dire ! Ah ! ce passé ! j’aurais bien voulu l’effacer d’un trait de plume ! Mais il y avait dans ma vie tout un drame. Pourquoi ne m’a-t-elle pas questionné au sujet de mon enfant, de ma Cécile ? Elle était bien à moi, cette enfant ! Elle m’était aussi chère que les siens pouvaient l’être pour elle ! Et pourquoi ai-je gardé le silence ? Je la reverrai ce soir, me dis-je, et je lui dévoilerai tous les secrets de mon âme. N’était-elle pas l’âme sœur perdue et retrouvée ?

Il me restait deux longues heures et demie à attendre. Je retournai lentement vers la Bastille, où je croisai M. Latour. Il m’interpella :

— Nous vous croyions perdu. Vous avez disparu comme une étoile filante ! Nous avons décidé, ma femme et moi, d’aller aux noces. J’ai averti mon chauffeur d’être prêt pour sept heures. Ça commence de bonne heure ces soirées de noces campagnardes ! Vous nous accompagnez, Monsieur Reillal ?

— Je regrette, mais des affaires urgentes !… Sans cela, j’aurais éprouvé un réel bonheur à vous accompagner.

— Vous êtes durement pris pour un villégiateur !

— Mon avenir n’est pas assuré comme le vôtre !

— C’est vrai. Ça fait vingt ans que je jouis de ma fortune, et j’ai passé tous mes étés ici.

— À flâner comme cela ?

— Mais oui. Je ne suis toujours pas pour me mettre à jardiner comme un vulgaire rentier de village ! Il y a bien assez de l’ancien kayser qui scie du bois !… Me voyez-vous sciant des billes dans ma cour ?

— La politique ne vous a jamais tenté ?

— J’avoue que j’ai longtemps rêvé d’être député, sénateur ou quelque chose de ces machines-là. Dans le fond, ça ne me dit pas grand’chose, mais ça m’aurait fait une situation dans le monde…

— Oui. Le simple titre de millionnaire, en somme, devient monotone ; surtout quand il y a vingt ans que ça dure. Mme Latour est de retour, je crois. Je prendrai donc place à la même table que ce midi.

— Ah ! mais ça ne dérange rien du tout ! Mme Latour sera enchantée ! Elle n’est pas fière ma femme !

— Moi non plus ! Merci ! Alors, je n’y vois aucun inconvénient.

M. Latour ne s’aperçut pas de son impair. Ses millions ne lui permettaient-ils pas ces libertés avec les gens ordinaires, ceux de mon espèce, par exemple, qui n’exhibent pas de gros diamants ni de grosses chaînes de montre sur une bedaine prospère ? S’il savait, pourtant ! Non, cela gâterait trop son bonheur, le cher homme, de me savoir plus riche que lui ! Si seulement j’avais ouvert le petit sac que je tenais dans ma main et qui contenait des diamants dont deux seulement valaient plus que sa fortune ! Non, décidément, c’eût été un désastre ! Je remis sans cérémonie le sac dans ma poche et je m’assis à la table de M. et Mme Latour et de leur fidèle compagnon, M. Dufour. Mme Latour me regardait de temps en temps d’un petit air dédaigneux. Elle examinait surtout mes doigts, vierges de tout diamant et d’or. C’est étonnant ! mais je n’ai jamais aimé l’or ni les diamants aux doigts d’un homme. Et, pourtant, c’est cette catégorie d’hommes qui ont fait ma fortune ! Tout ce que je porte, d’habitude, est un minuscule diamant sur ma cravate, précieux souvenir de mon père. Il m’est cher à ce seul point de vue. Comme il me l’a donné sur son lit de mort, je l’ai toujours conservé avec un filial attachement.

Mme Latour le remarqua sans doute, car elle dirigeait souvent un œil scrutateur de ce côté.

— Jouez-vous au bridge, Monsieur ? finit-elle par me demander.

— Très peu, Madame. Je n’ai guère de temps à consacrer aux cartes.

— Je crois que votre patron ne vous laisse pas grands loisirs !

— Mon patron est très pressé, en effet ; il s’appelle le temps.

— M. Letemps ? M. Letemps ? À ma honte, j’avoue ne pas le connaître. Quel commerce fait-il ?

— Ma foi, il fait un peu toutes sortes de choses.

— C’est un jack of all trades, dit-elle en se tournant du côté de son mari. Il ne doit pas être riche ! Quand on court deux lièvres à la fois, le proverbe dit qu’on les perd tous les deux. À plus forte raison, quand on en court plusieurs, on doit tous les manquer !

— Je crois que le proverbe dit vrai et qu’il s’applique bien à mon patron. Mais il y en a qui en ont beaucoup devant eux.

— Des lièvres ?

— Non, du temps !

M. Latour rougit, mais elle, elle n’avait rien compris. Elle eut l’air de se dire : quel est ce petit fonctionnaire en vacances qui se mêle de faire des casse-tête et qui ne sait même pas jouer au bridge ?

Sept heures et quart sonnèrent au carillon de l’horloge.

— Sapristi ! me dis-je, je vais être en retard. Je m’excusai et me dirigeai vers la porte de la salle à manger.

— Il est pressé, ce monsieur ! Il ne prend pas le temps de prendre son café, dit Mme Latour à son mari.

— Écoute ! Sophie, lui répondit-il. Quand des gens instruits parlent, il faut prêter l’oreille et se taire. Tu as fait rire de toi avec ton M. Letemps. M. Reillal a été trop poli pour te le faire voir, mais j’ai saisi, moi.

— Je me fiche de ces petits commis, tout instruits qu’ils puissent être ! Quant à l’éducation, ce n’est pas à mon âge qu’on reçoit des leçons de savoir-vivre !

N’en écoutant pas davantage, je pris mes deux jambes à mon cou et montai précipitamment l’escalier pour aller faire ma toilette.