L’action paroissiale (p. 33-37).
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III


J’étais à Port-Joli depuis trois heures à peine, et, déjà, que de choses j’avais apprises ! Quelle métamorphose dans cette paroisse où j’avais vu le jour !

Je suis né à deux pas de la Bastille. Cette hôtellerie existait bien dans ma jeunesse, mais elle n’était pas, comme aujourd’hui, le rendez-vous des villégiateurs. Il est vrai que l’automobile n’avait pas encore fait son apparition et que le service irrégulier du chemin de fer d’alors n’était pas de nature à encourager les citadins à fréquenter cette station balnéaire. L’île d’Orléans, située aux portes de Québec, les attirait plus que les endroits éloignés. De plus, le quai n’était pas encore construit, à cette époque déjà lointaine de mon enfance.

Ma race était donc devenue une race de millionnaires et, pourquoi ne pas dire le mot, de jouisseurs ! Le petit vieux aux yeux bleus, la femme au « toutou », les jeunes admiratrices de Maurice Chevalier, M. Latour, M. Dufour, tous ces gens étaient évidemment des millionnaires. Quel drôle d’homme que ce M. Latour ! J’y reviens à dessein. Voici un homme qui s’enrichit en trafiquant avec deux Anglais qui trahissent leur pays. Il s’en vante et s’extasie devant tous les Anglais ! Mais a-t-il oublié ou même a-t-il jamais su que ce village, ces campagnes environnantes avaient été l’objet de la fureur des Anglais, lors de la conquête ? N’ont-ils pas, alors, tout mis à feu et à sang, pour exercer leur exécrable rage contre tout ce qui était français ? Et c’était devant nos cruels vainqueurs que M. Latour s’extasiait. Ah ! oui ! le sens des affaires ! Ils ne l’ont que trop possédé, quand leur prévoyance leur révéla l’avenir brillant réservé à notre beau Canada ! Ils n’ont pas cru, eux, aux arpents de neige de l’ignoble Voltaire. La cour de George III aurait-elle été plus sage que celle de Louis XV ? Il serait presque permis de le croire. Ce que je constate, cependant, c’est que la France perdit, ici, par sa faute, le plus beau joyau de sa couronne.

Seul dans ma chambre, encore un peu grisé par le champagne de M. Latour, ce vin venu de France, je me faisais ces réflexions. Je songeais aux jours heureux de mon enfance. Que de souvenirs revinrent à ma mémoire ! J’étais à deux pas de la modeste maison paternelle, maintenant en possession d’un étranger, sans doute. Je la visiterai demain, me dis-je. Qu’y trouverai-je ? Peut-être une femme qui me rappellera les traits de ma mère ; peut-être aussi des enfants, jouant sur la pelouse, me feront-ils souvenir de mes frères et de mes sœurs ? Mais si, au lieu de tout ce que j’espérais, je constatais une métamorphose comme celle qui s’était opérée à l’hôtel de la Bastille ! Était-ce le vin qui créait chez moi ces impressions de regrets et de doute ? Peut-être. Ne dit-on pas : dans le vin, la vérité ? Oui ! Alors, si je m’interrogeais moi-même.

Le patriotisme canadien existe-t-il ? Je n’eus pas de réponse à ma question. Je m’emparai d’un vieux journal. « Un million des nôtres vivent aux États-Unis. » Une autre manchette annonçait en gros titres : « Actes d’héroïsme accomplis par d’humbles institutrices d’Ottawa, Mlle Roch, Mlle Desloges. » C’était la persécution déchaînée contre les écoles françaises de l’Ontario. Je lus avec avidité tous les détails de ces efforts héroïques. Remué jusqu’au fond de l’âme, je tournai la page, car je n’en pouvais plus, et je me mis à lire les annonces. Je me consolerai, me dis-je, en reprenant contact avec l’esprit si français du vieux Québec. Or, voici ce qui me tomba sous les yeux : « Rock City Preserving Co. », « Quebec Tobacco Co. », « Red Bird Café ». Les Anglais avaient-ils donc reconquis Québec une deuxième fois ? Je lus un peu plus loin : « Achetez chez les vôtres ; la pharmacie X…, la plus achalandée de la ville. » J’examinai la gravure représentant la façade de l’édifice et je lus sur une enseigne lumineuse : Drugs. Peut-être que l’autre côté de l’enseigne est en français, me dis-je, pour me consoler moi-même ; c’est peut-être comme à Paris, où on se fait maintenant servir du cake avec un cocktail ; où on fréquente le dancing hall ou le skating rink ; où une amie vous invite à un five o’clock. Dussiez-vous faire beaucoup de footing pour vous rendre à sa demande, vous ne refuserez pas de répondre à une invitation aussi pittoresque. Mais c’était à Québec, où l’on s’était si héroïquement battu pour la conservation de notre langue, que l’on s’anglicisait ainsi ! Alors ?… Cette persécution des nôtres dans l’Ontario n’était-elle pas la conséquence logique de la transformation québécoise ?

Je laissai là ces réflexions qui me faisaient mal. Je prêtai l’oreille aux bruits de la mer. Celle-là n’avait pas changé. C’était bien toujours le même roulement des vagues, tantôt mugissantes et venant se briser avec fracas sur la falaise, tantôt se faisant plus caressantes et allant mourir en douceur sur la plage.

Je m’endormis sous cette douce impression qu’au moins la nature avait conservé ses droits. Qui sait ? C’était peut-être moi qui étais changé ! Vingt ans de nostalgie avaient peut-être faussé chez moi le sens des réalités. À force de comparer, j’en étais probablement venu à idéaliser mon pays d’origine au détriment de mon pays d’adoption. D’ailleurs, à quoi m’aurait servi une nuit d’insomnie passée à méditer sur un passé déjà lointain, et à me lamenter sur un présent qui, demain, serait déjà dans le domaine du passé ?