Alladine et Palomides/Acte V
ACTE V
(Il est si long que ses derniers arceaux semblent se perdre dans une sorte d’horizon intérieur. Les sœurs de Palomides attendent devant l’une des innombrables portes closes qui donnent sur ce corridor, et semblent la garder. Un peu plus bas, et du côté opposé, Astolaine et le médecin causent devant une autre porte, également fermée).
(Au médecin). Il n’était rien arrivé jusqu’ici dans ce palais, où tout semblait dormir depuis que mes sœurs y sont mortes ; et mon pauvre vieux père, poursuivi d’une inquiétude étrange, s’irritait sans raison de ce calme qui semble cependant la forme la moins dangereuse du bonheur. Il y a quelque temps, — sa raison commençant à chanceler déjà, — il montait au haut d’une tour ; et tandis qu’il étendait timidement les bras vers les forêts et vers la mer, il me disait — en souriant avec un peu de crainte comme pour désarmer mon sourire incrédule, — qu’il appelait autour de nous les événements qui se cachaient depuis longtemps à l’horizon. Ils sont venus, hélas ! plus tôt et plus nombreux qu’il ne s’y attendait, et quelques jours ont suffi pour qu’ils règnent à sa place. Il a été leur première victime. Il a fui vers les prés, en chantant, tout en larmes, le soir où il a fait descendre dans les grottes la petite Alladine et le malheureux Palomides. On ne l’a plus revu. J’ai fait chercher partout dans la campagne et jusque sur la mer. On ne l’a pas trouvé. Du moins, j’espérais sauver ceux qu’il avait fait souffrir sans le savoir, car il avait toujours été le plus tendre des hommes et le meilleur des pères ; mais là aussi, je crois être arrivée trop tard. Je ne sais ce qui s’est passé. Ils n’ont point parlé jusqu’ici. Ils auront cru, sans doute, en entendant le bruit du fer et en revoyant tout à coup la lumière, que mon père regrettait l’espèce de sursis qu’il avait accordé, et qu’on venait leur apporter la mort. Ou bien ils ont glissé en reculant sur le rocher qui surplombe le lac ; et seront tombés par mégarde. Mais l’eau n’est pas profonde en est endroit ; et nous sommes parvenues à les sauver sans peine. Aujourd’hui c’est vous seul qui pouvez faire le reste… (Les sœurs de Palomides se sont rapprochées).
Ils souffrent tous les deux du même mal, et c’est un mal que je ne connais pas. — Mais il me reste peu d’espoir. Ils auront été pris par le froid des eaux souterraines : ou bien ces eaux étaient empoisonnées. On y a retrouvé le cadavre décomposé de l’agneau d’Alladine. — Je reviendrai ce soir. — En attendant il leur faut le silence… Le niveau de la vie est bien bas dans leur cœur… N’entrez pas dans leur chambre et ne leur parlez pas, car la moindre parole dans l’état où ils sont peut leur donner la mort… Il faudrait qu’ils parvinssent à s’oublier l’un l’autre. (Il sort)
Je vois qu’il va mourir…
Non, non… ne pleurez pas… on ne meurt pas ainsi, à son âge…
Mais pourquoi votre père s’est-il irrité sans raison, contre mon pauvre frère ?
Je crois que votre père a aimé Alladine.
N’en parlez pas ainsi… Il croyait que j’avais souffert. Il a cru faire le bien et il a fait le mal sans le savoir… Cela nous arrive souvent… C’est ma faute peut-être… Je me le rappelle aujourd’hui… Une nuit je dormais. Je pleurais en rêvant… On a peu de courage quand on rêve. Je me suis éveillée… il était à côté de mon lit, et il me regardait… Il s’est trompé peut-être…
Alladine a fait un petit mouvement dans sa chambre…
Allez à la porte… écoutez… C’est peut-être la garde-malade qui se lève…
Non, non ; j’entends marcher la garde… Il y a un autre bruit.
Je crois que Palomides a remué aussi ; j’ai entendu le murmure d’une voix qui se cherche…
(très faiblement, dans la chambre) Palomides !…
Elle l’appelle !…
Prenons garde !… Allez, allez devant la porte, afin que Palomides ne puisse pas entendre…
Palomides !
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Arrêtez cette voix !… Palomides en mourra s’il l’entend !…
(très faiblement dans l’autre chambre). Alladine !…
Il répond !…
Que trois d’entre vous restent ici… et nous irons à l’autre porte. Venez, venez vite. Nous les entourerons. Nous tâcherons de les défendre… Couchez-vous contre les battants… ils n’entendront peut-être plus…
Je vais entrer chez Alladine…
Oui, oui ; empêchez-la de crier davantage.
Elle est déjà cause de tout ce mal…
N’entrez pas ; ou j’entre moi chez Palomides… Elle avait droit à la vie elle aussi ; et elle n’a fait que vivre… Mais ne pouvoir étouffer au passage leurs paroles mortelles !… Nous sommes sans défense, mes pauvres sœurs, mes pauvres sœurs, et les mains n’arrêtent pas les âmes !…
Palomides est-ce toi ?
Alladine où es-tu ?
Est-ce toi que j’entends te plaindre loin de moi ?
Est-ce toi que j’entends m’appeler sans te voir ?
On dirait que ta voix a perdu tout espoir…
On dirait que la tienne a traversé la mort…
C’est à peine si ta voix pénètre dans ma chambre…
Je n’entends pas, non plus, ta voix comme autrefois…
J’ai eu pitié de toi !…
On nous a séparés, mais je t’aime toujours…
J’ai eu pitié de toi… est-ce que tu souffres encore ?
Non je ne souffre plus, mais je voudrais te voir…
Nous ne nous verrons plus, les portes sont fermées…
On dirait à ta voix que tu ne m’aimes plus…
Si, si, je t’aime encore, mais c’est triste à présent…
Vers où te tournes-tu ? Je te comprends à peine…
On dirait que nous sommes à cent lieues l’un de l’autre…
J’essaie de me lever, mais mon âme est trop lourde…
Je veux venir aussi, mais ma tête retombe…
On dirait que tu parles en pleurant malgré toi…
Non ; J’ai pleuré longtemps ; ce ne sont plus des larmes…
Tu songes à quelque chose que tu ne me dis pas…
Ce n’étaient pas des pierreries…
Et les fleurs n’étaient pas réelles…
Ils délirent…
Non, non ; ils savent ce qu’ils disent…
C’est la lumière qui n’a pas eu pitié…
Alladine, où vas-tu ? On dirait qu’on t’éloigne…
Je ne regrette plus les rayons du soleil…
Si, si, nous reverrons les douces choses vertes !…
J’ai perdu le désir de vivre…
(Un silence ; puis de plus en plus faiblement) :
Alladine !…
Palomides !…
Alla…dine…