Edmond Deman (p. 83-98).
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ACTE V


Un Corridor


(Il est si long que ses derniers arceaux semblent se perdre dans une sorte d’horizon intérieur. Les sœurs de Palomides attendent devant l’une des innombrables portes closes qui donnent sur ce corridor, et semblent la garder. Un peu plus bas, et du côté opposé, Astolaine et le médecin causent devant une autre porte, également fermée).

Astolaine

(Au médecin). Il n’était rien arrivé jusqu’ici dans ce palais, où tout semblait dormir depuis que mes sœurs y sont mortes ; et mon pauvre vieux père, poursuivi d’une inquiétude étrange, s’irritait sans raison de ce calme qui semble cependant la forme la moins dangereuse du bonheur. Il y a quelque temps, — sa raison commençant à chanceler déjà, — il montait au haut d’une tour ; et tandis qu’il étendait timidement les bras vers les forêts et vers la mer, il me disait — en souriant avec un peu de crainte comme pour désarmer mon sourire incrédule, — qu’il appelait autour de nous les événements qui se cachaient depuis longtemps à l’horizon. Ils sont venus, hélas ! plus tôt et plus nombreux qu’il ne s’y attendait, et quelques jours ont suffi pour qu’ils règnent à sa place. Il a été leur première victime. Il a fui vers les prés, en chantant, tout en larmes, le soir où il a fait descendre dans les grottes la petite Alladine et le malheureux Palomides. On ne l’a plus revu. J’ai fait chercher partout dans la campagne et jusque sur la mer. On ne l’a pas trouvé. Du moins, j’espérais sauver ceux qu’il avait fait souffrir sans le savoir, car il avait toujours été le plus tendre des hommes et le meilleur des pères ; mais là aussi, je crois être arrivée trop tard. Je ne sais ce qui s’est passé. Ils n’ont point parlé jusqu’ici. Ils auront cru, sans doute, en entendant le bruit du fer et en revoyant tout à coup la lumière, que mon père regrettait l’espèce de sursis qu’il avait accordé, et qu’on venait leur apporter la mort. Ou bien ils ont glissé en reculant sur le rocher qui surplombe le lac ; et seront tombés par mégarde. Mais l’eau n’est pas profonde en est endroit ; et nous sommes parvenues à les sauver sans peine. Aujourd’hui c’est vous seul qui pouvez faire le reste… (Les sœurs de Palomides se sont rapprochées).

Le médecin

Ils souffrent tous les deux du même mal, et c’est un mal que je ne connais pas. — Mais il me reste peu d’espoir. Ils auront été pris par le froid des eaux souterraines : ou bien ces eaux étaient empoisonnées. On y a retrouvé le cadavre décomposé de l’agneau d’Alladine. — Je reviendrai ce soir. — En attendant il leur faut le silence… Le niveau de la vie est bien bas dans leur cœur… N’entrez pas dans leur chambre et ne leur parlez pas, car la moindre parole dans l’état où ils sont peut leur donner la mort… Il faudrait qu’ils parvinssent à s’oublier l’un l’autre. (Il sort)

Une des sœurs de Palomides

Je vois qu’il va mourir…

Astolaine

Non, non… ne pleurez pas… on ne meurt pas ainsi, à son âge…

Une autre sœur

Mais pourquoi votre père s’est-il irrité sans raison, contre mon pauvre frère ?

Troisième sœur

Je crois que votre père a aimé Alladine.

Astolaine

N’en parlez pas ainsi… Il croyait que j’avais souffert. Il a cru faire le bien et il a fait le mal sans le savoir… Cela nous arrive souvent… C’est ma faute peut-être… Je me le rappelle aujourd’hui… Une nuit je dormais. Je pleurais en rêvant… On a peu de courage quand on rêve. Je me suis éveillée… il était à côté de mon lit, et il me regardait… Il s’est trompé peut-être…

Quatrième sœur (accourant)

Alladine a fait un petit mouvement dans sa chambre…

Astolaine

Allez à la porte… écoutez… C’est peut-être la garde-malade qui se lève…

Cinquième sœur (écoutant à la porte)

Non, non ; j’entends marcher la garde… Il y a un autre bruit.

Sixième sœur (accourant aussi)

Je crois que Palomides a remué aussi ; j’ai entendu le murmure d’une voix qui se cherche…

Le voix d’Alladine

(très faiblement, dans la chambre) Palomides !…

Une des sœurs

Elle l’appelle !…

Astolaine

Prenons garde !… Allez, allez devant la porte, afin que Palomides ne puisse pas entendre…

Le voix d’Alladine

Palomides !

Astolaine

Mon Dieu ! Mon Dieu ! Arrêtez cette voix !… Palomides en mourra s’il l’entend !…

La voix de Palomides

(très faiblement dans l’autre chambre). Alladine !…

Une des sœurs

Il répond !…

Astolaine

Que trois d’entre vous restent ici… et nous irons à l’autre porte. Venez, venez vite. Nous les entourerons. Nous tâcherons de les défendre… Couchez-vous contre les battants… ils n’entendront peut-être plus…

Une des sœurs

Je vais entrer chez Alladine…

Deuxième sœur

Oui, oui ; empêchez-la de crier davantage.

Troisième sœur

Elle est déjà cause de tout ce mal…

Astolaine

N’entrez pas ; ou j’entre moi chez Palomides… Elle avait droit à la vie elle aussi ; et elle n’a fait que vivre… Mais ne pouvoir étouffer au passage leurs paroles mortelles !… Nous sommes sans défense, mes pauvres sœurs, mes pauvres sœurs, et les mains n’arrêtent pas les âmes !…

La voix d’Alladine

Palomides est-ce toi ?

La voix de Palomides

Alladine où es-tu ?

La voix d’Alladine

Est-ce toi que j’entends te plaindre loin de moi ?

La voix de Palomides

Est-ce toi que j’entends m’appeler sans te voir ?

La voix d’Alladine

On dirait que ta voix a perdu tout espoir…

La voix de Palomides

On dirait que la tienne a traversé la mort…

La voix d’Alladine

C’est à peine si ta voix pénètre dans ma chambre…

La voix de Palomides

Je n’entends pas, non plus, ta voix comme autrefois…

La voix d’Alladine

J’ai eu pitié de toi !…

La voix de Palomides

On nous a séparés, mais je t’aime toujours…

La voix d’Alladine

J’ai eu pitié de toi… est-ce que tu souffres encore ?

La voix de Palomides

Non je ne souffre plus, mais je voudrais te voir…

La voix d’Alladine

Nous ne nous verrons plus, les portes sont fermées…

La voix de Palomides

On dirait à ta voix que tu ne m’aimes plus…

La voix d’Alladine

Si, si, je t’aime encore, mais c’est triste à présent…

La voix de Palomides

Vers où te tournes-tu ? Je te comprends à peine…

La voix d’Alladine

On dirait que nous sommes à cent lieues l’un de l’autre…

La voix de Palomides

J’essaie de me lever, mais mon âme est trop lourde…

La voix d’Alladine

Je veux venir aussi, mais ma tête retombe…

La voix de Palomides

On dirait que tu parles en pleurant malgré toi…

La voix d’Alladine

Non ; J’ai pleuré longtemps ; ce ne sont plus des larmes…

La voix de Palomides

Tu songes à quelque chose que tu ne me dis pas…

La voix d’Alladine

Ce n’étaient pas des pierreries…

La voix de Palomides

Et les fleurs n’étaient pas réelles…

Une des sœurs de Palomides

Ils délirent…

Astolaine

Non, non ; ils savent ce qu’ils disent…

La voix d’Alladine

C’est la lumière qui n’a pas eu pitié…

La voix de Palomides

Alladine, où vas-tu ? On dirait qu’on t’éloigne…

La voix d’Alladine

Je ne regrette plus les rayons du soleil…

La voix de Palomides

Si, si, nous reverrons les douces choses vertes !…

La voix d’Alladine

J’ai perdu le désir de vivre…

(Un silence ; puis de plus en plus faiblement) :

La voix de Palomides

Alladine !…

La voix d’Alladine

Palomides !…

La voix de Palomides

Alla…dine…

(Un silence — Astolaine et les sœurs de Palomides écoutent, dans l’angoisse. Puis la garde-malade ouvre, de l’intérieur, la porte de la chambre de Palomides, paraît sur le seuil, fait un signe, et toutes entrent dans la chambre qui se referme. Nouveau silence. Peu après, la porte de la chambre d’Alladine s’ouvre à son tour ; l’autre garde-malade sort aussi, regarde dans le corridor, et ne voyant personne rentre dans la chambre dont elle laisse la porte grande ouverte.)


FIN