Edmond Deman (p. 61-82).
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ACTE IV



Scène I

DE VASTES GROTTES SOUTERRAINES
On découvre Alladine et Palomides
Palomides

Ils m’ont bandé les yeux, ils m’ont lié les mains.

Alladine

Ils m’ont lié les mains, ils m’ont bandé les yeux… Je crois que mes mains saignent…

Palomides

Attendez. C’est aujourd’hui que je bénis ma force… Je sens que les nœuds vont céder… Encore un grand effort, et que mes poings se rompent ! Encore un grand effort. J’ai mes mains ! (Arrachant le bandeau) et mes yeux !…

Alladine

Vous voyez ?

Palomides

Oui.

Alladine

Où sommes-nous ?

Palomides

Où êtes-vous ?

Alladine

Ici ; ne me voyez-vous pas ?

Palomides

Mes yeux pleurent encore sous la trace du bandeau… Nous ne sommes pas dans les ténèbres… Est-ce vous que j’entends du côté où l’on voit ?

Alladine

Je suis ici, venez.

Palomides

Vous êtes au bord de ce qui nous éclaire. Ne bougez pas ; je ne vois pas tout ce qui vous entoure. Mes yeux n’ont pas encore oublié le bandeau. Ils l’ont serré à fendre mes paupières.

Alladine

Venez, les nœuds m’étouffent. Je ne puis plus attendre…

Palomides

Je n’entends qu’une voix qui sort de la lumière…

Alladine

Où êtes-vous ?

Palomides

Je n’en sais rien moi-même. Je marche encore dans les ténèbres… Parlez encore afin que je vous trouve. Vous semblez être au bord d’une clarté sans limites…

Alladine

Venez ! Venez ! J’ai souffert sans rien dire mais je n’en pouvais plus…

Palomides (s’avançant à tâtons)

Vous étes-là ? Je vous croyais si loin !… Mes larmes m’ont trompé. Je suis ici et je vous vois. Oh ! vos mains sont blessées ! Elles ont saigné sur votre robe, et les nœuds sont entrés dans les chairs. Je n’ai plus d’armes. Ils m’ont pris mon poignard. Je vais les arracher. Attendez. Attendez. J’ai les nœuds.

Alladine

Ôtez d’abord le bandeau qui m’aveugle…

Palomides

Je ne peux pas… Je n’y vois pas… Il me semble entouré d’un réseau de fils d’or…

Alladine

Mes mains, alors, mes mains !

Palomides

Ils ont pris des cordes de soie… Attendez, les nœuds s’ouvrent. La corde a trente tours… Voilà, voilà ! — Oh ! vos mains sont en sang… On dirait qu’elles sont mortes…

Alladine

Non, non !… Elles vivent, elles vivent ! Voyez !…

(De ses mains à peine libres elle entoure le cou de Palomides et l’embrasse passionnément).

Palomides

Alladine !

Alladine

Palomides !

Palomides

Alladine, Alladine !…

Alladine

Je suis heureuse !… J’ai attendu longtemps !…

Palomides

J’avais peur de venir…

Alladine

Je suis heureuse… et je voudrais le voir…

Palomides

Ils ont assujéti le bandeau comme un casque… — Ne te retourne pas ; j’ai trouvé les fils d’or…

Alladine

Si, si, je me retourne…

(Elle se retourne pour l’embrasser encore)
Palomides

Prends garde. Ne bouge pas. J’ai peur de te blesser…

Alladine

Arrache-le ! Ne crains rien. Je ne peux plus souffrir !…

Palomides

Je veux te voir aussi…

Alladine

Arrache-le ! Arrache-le ! Je ne suis plus à la portée de la douleur !… Arrache-le !… Tu ne sais pas que l’on voudrait mourir… Où sommes-nous ?

Palomides

Tu verras, tu verras… Ce sont des grottes innombrables… de grandes salles bleues, des piliers éclatants et des voûtes profondes…

Alladine

Pourquoi me réponds-tu lorsque je t’interroge ?

Palomides

Que m’importe où nous sommes si nous sommes ensemble…

Alladine

Tu m’aimes déjà moins ?

Palomides

Qu’as-tu donc ?

Alladine

Je sais bien où je suis, quand je suis sur ton cœur !… Arrache donc le bandeau !… Je ne veux pas entrer comme une aveugle dans ton âme… Que fais-tu Palomides ? Tu ne ris pas lorsque je ris. Tu ne pleures pas lorsque je pleure. Tu ne bats pas des mains, lorsque je bats des mains ; et tu ne trembles pas quand je parle en tremblant jusqu’au fond de mon cœur… Le bandeau ! le bandeau !… Je veux voir !… Voilà, voilà, par dessus mes cheveux… (Elle arrache le bandeau). Oh !…

Palomides

Y vois-tu ?

Alladine

Oui… je ne vois que toi…

Palomides

Qu’y a-t-il Alladine ? Tu m’embrasses comme si déjà tu étais triste…

Alladine

Où sommes-nous ?

Palomides

Pourquoi demandes-tu cela si tristement ?

Alladine

Non, Je ne suis pas triste ; mais mes yeux s’ouvrent à peine…

Palomides

On dirait que ta joie est tombée sur mes lèvres comme un enfant au seuil de la maison… Ne te retourne pas… J’ai peur que tu ne fuies et j’ai peur de rêver…

Alladine

Où sommes-nous ?

Palomides

Nous sommes dans des grottes que je n’ai jamais vues… Ne le semble-t-il pas que la lumière augmente ? — Quand j’ai ouvert les yeux je ne distinguais rien ; et maintenant, tout se découvre peu à peu. On m’a parlé souvent des grottes merveilleuses sur lesquelles sont bâtis les palais d’Ablamore. Il faut que ce soient elles. Personne n’y descendait ; et le roi seul en a les clefs. Je savais que la mer inondait les plus basses ; et c’est probablement le reflet de la mer qui nous éclaire ainsi… Ils ont cru nous ensevelir dans la nuit. Ils descendaient ici, avec des flambeaux et des torches et ne voyaient que les ténèbres, tandis que la lumière vient à notre rencontre parce que nous n’avons rien… Elle augmente sans cesse… Je suis sûr que l’aurore pénètre l’océan, et qu’à travers toutes ses vagues vertes, elle envoie jusqu’à nous le plus pur de son âme d’enfant…

Alladine

Depuis combien de temps sommes-nous ici ?

Palomides

Je n’en sais rien… Je n’avais fait aucun effort avant de l’avoir entendue…

Alladine

Je ne sais pas comment cela s’est fait. Je dormais dans la chambre où tu m’avais trouvée, et quand je me suis éveillée, j’avais les yeux bandés et mes deux mains étaient liées à ma ceinture…

Palomides

Moi aussi, je dormais. Je n’ai rien entendu et j’avais un bandeau sur les yeux avant d’avoir pu les ouvrir. Je me suis débattu dans les ténèbres ; mais ils étaient plus forts que moi… Je dois avoir passé sous des voûtes profondes, car j’ai senti le froid tomber sur mes épaules ; et j’ai descendu si longtemps que je n’ai pu compter les marches… Personne ne t’a rien dit ?

Alladine

Non ; personne n’a parlé. J’ai entendu quelqu’un qui pleurait en marchant ; puis, je me suis évanouie…

Palomides (l’embrassant).

Alladine !

Alladine

Que tu m’embrasses gravement…

Palomides

Ne ferme pas les yeux quand je t’embrasse ainsi… Je veux voir les baisers qui tremblent dans ton cœur ; et toute la rosée qui monte de ton âme… nous ne trouverons plus de baisers comme ceux-ci…

Alladine

Toujours, toujours !…

Palomides

Non, non ; on ne s’embrasse pas deux fois sur le cœur de la mort… Que tu es belle ainsi !… C’est la première fois que je te vois de près… C’est étrange, on croit que l’on s’est vu parce qu’on a passé à deux pas l’un de l’autre ; mais tout change au moment où les lèvres se touchent… Voilà ; il faut te laisser faire… J’étends les bras pour t’admirer comme si tu n’étais plus à moi ; et puis je les rapproche jusqu’à ce que je touche les baisers et je n’aperçois plus qu’un bonheur éternel… Il nous fallait cette lumière surnaturelle !… (Il l’embrasse encore). Ah ! Qu’as-tu fait ? Prends garde, nous sommes sur la crête d’un rocher qui surplombe l’eau qui nous illumine. Ne recule pas. Il était temps… Ne te retourne pas trop brusquement. J’ai été ébloui…

Alladine
(se retournant et regardant l’eau bleue qui les éclaire) Oh !…
Palomides

On dirait que le ciel a coulé jusqu’ici…

Alladine

Elle est pleine de fleurs immobiles…

Palomides

Elle est pleine de fleurs immobiles et étranges… As-tu vu la plus grande qui s’épanouit sous les autres ? On dirait qu’elle vit d’une vie cadencée… Et l’eau… Est-ce de l’eau ?… elle semble plus belle et plus pure et plus bleue que toute l’eau de la terre…

Alladine

Je n’ose plus la regarder…

Palomides

Regarde autour de nous tout ce qui s’illumine… La lumière n’ose plus hésiter et nous nous embrassons dans les vestibules du ciel… Vois-tu les pierreries des voûtes ivres de vie qui semblent nous sourire ; et les milliers et les milliers d’ardentes roses bleues qui montent le long des piliers…

Alladine

Oh !… J’ai entendu !…

Palomides

Quoi ?

Alladine

On a frappé sur les rochers…

Palomides

Non, non ; ce sont les portes d’or d’un paradis nouveau qui s’ouvrent dans nos âmes et chantent sur leurs gonds !…

Alladine

Écoute… encore, encore !…

Palomides (la voix subitement changée)

Oui ; c’est là… C’est au fond des voûtes les plus bleues…

Alladine

Ils viennent nous…

Palomides

J’entends le bruit du fer contre le roc… Ils ont muré la porte ou ne peuvent pas l’ouvrir… Ce sont les pics qui grincent sur la pierre… Son âme lui a dit que nous étions heureux…

(Un silence ; puis une pierre se détache à l’extrémité de la voûte ; et un rayon de la lumière du jour fait irruption dans le souterrain).
Alladine

Oh !…

Palomides

C’est une autre lumière…

(Immobiles et anxieux, ils regardent d’autres pierres se détacher lentement dans une insoutenable clarté, et tomber une à une, tandis que la lumière entrant à flots de plus en plus irrésistibles leur révèle peu à peu la tristesse du souterrain qu’ils ont cru merveilleux ; le lac miraculeux devient terne et sinistre ; les pierreries s’éteignent autour d’eux et les roses ardentes apparaissent les souillures et les débris décomposés qu’elles étaient. Enfin, tout un pan de rocher s’abat brusquement dans la grotte. Le soleil entre, éblouissant. On entend des appels et des chants au dehors. Alladine et Palomides reculent.)
Palomides

Où sommes-nous ?

Alladine (l’enlaçant tristement)

Je l’aime encore, Palomides…

Palomides

Je t’aime aussi, mon Alladine…

Alladine

Ils viennent…

Palomides
(regardant derrière lui tandis qu’ils reculent encore) Prends garde…
Alladine

Non, non, ne prends plus garde…

Palomides (la regardant)

Alladine ?…

Alladine

Oui…

Ils reculent encore devant l’envahissement de la lumière ou du péril, jusqu’à ce que le pied leur manque ; et ils tombent et disparaissent derrière le rocher qui surplombe l’eau souterraine et sombre maintenant. — Un silence — Astolaine et les sœurs de Palomides pénètrent dans la grotte.
Astolaine

Où sont-ils ?

Une des sœurs de Palomides

Palomides !…

Astolaine

Alladine ! Alladine !…

Une autre sœur

Palomides !… C’est nous !…

Troisième sœur

Ne crains rien, nous sommes seules !…

Astolaine

Venez ! venez ! on vient vous délivrer !…

Quatrième sœur

Ablamore s’est enfui…

Cinquième sœur

Il n’est plus au palais…

Sixième sœur

Ils ne répondent pas…

Astolaine

J’ai entendu l’eau s’agiter !… par ici, par ici !

(Elles courent au rocher qui domine l’eau souterraine.)

Une des sœurs

Ils sont là !…

Une autre sœur

Oui, oui ; tout au fond de l’eau noire… Ils s’enlacent.

Troisième sœur

Ils sont morts.

Quatrième sœur

Non, non ; ils vivent ! ils vivent !… Voyez…

Les autres sœurs

Au secours ! au secours !… Appelez !…

Astolaine

Ils ne font aucun effort pour se sauver !…