Edmond Deman (p. 21-40).
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ACTE II



Scène I


On découvre Alladine, le front contre une des fenêtres qui donnent sur le parc. Entre Ablamore.

Ablamore

Alladine…

Alladine, (se retournant brusquement)

Qu’y a-t-il ?

Ablamore

Oh ! tu es pâle… tu es souffrante ?

Alladine

Non.

Ablamore

Qu’y a-t-il dans le parc ? — Tu regardais l’avenue des jets d’eau qui s’ouvre devant tes fenêtres ? — Ils sont merveilleux et infatigables. Ils se sont élevés tour à tour, à la mort de chacune de mes filles… la nuit, je les entends chanter dans le jardin… Ils me rappellent les existences qu’ils représentent, et je puis distinguer leurs voix…

Alladine

Je le sais…

Ablamore

Il faut me pardonner ; je répète parfois les mêmes choses et la mémoire est moins fidèle… Ce n’est pas l’âge ; je ne suis pas encore un vieillard, Dieu merci ; mais les rois ont mille soucis. Palomides m’a dit ses aventures…

Alladine

Ah !

Ablamore

Il n’a pas fait ce qu’il eût voulu faire ; et les jeunes gens n’ont plus de volonté. — Il m’étonne. Je l’avais choisi entre mille pour ma fille. Il lui fallait une âme qui fût aussi profonde que la sienne. — Il n’a rien fait qui ne soit excusable mais j’avais espéré davantage… Qu’en dis-tu ?

Alladine

De qui ?

Ablamore

De Palomides ?

Alladine

Je ne l’ai vu qu’un soir…

Ablamore

Il m’étonne. — Tout lui a réussi jusqu’ici. Il entreprenait quelque chose et l’accomplissait sans rien dire. — Il sortait du danger sans effort, tandis que d’autres ne peuvent ouvrir une porte sans trouver la mort derrière elle. — Il était de ceux que les évènements semblent attendre à genoux. Mais depuis quelque temps, quelque chose est brisé. On dirait qu’il n’a plus la même étoile, et chaque pas qu’il fait l’éloigne de lui-même. — Je ne sais ce que c’est. — Il semble n’en rien voir mais d’autres peuvent le découvrir… Mais parlons d’autres choses ; voici que la nuit vient, et je la vois monter le long des murs. Veux-tu que nous allions ensemble jusqu’au bols d’Astolat comme les autres soirs ?

Alladine

Je ne sors pas ce soir.

Ablamore

Nous resterons ici, puisque tu le préfères. Cependant l’air est doux et le soir est très beau. (Alladine tressaille sans qu’il le remarque). J’ai fait planter des fleurs le long des haies, et je voudrais te les montrer…

Alladine

Non, pas ce soir… Si vous le voulez bien… J’aime bien y aller avec vous… l’air est très pur et les arbres… mais pas ce soir… (se blottissant en pleurant contre la poitrine du vieillard) Je suis un peu souffrante…

Ablamore

Qu’as-tu donc ? Tu vas tomber… Je vais appeler…

Alladine

Non, non… Ce n’est rien… C’est passé…

Ablamore

Assieds-ioi. Attends…

(Il court à la porte du fond et l’ouvre à deux battants. On voit Palomides assis sur un banc, en face de cette porte. Il n’a pas eu le temps de détourner les yeux. Ablamore le regarde fixement, sans rien dire ; puis rentre dans la chambre. Palomides se lève et s’éloigne dans le corridor en étouffant le bruit de ses pas. L’agneau familier sort de l’appartement sans qu’ils s’en aperçoivent.)



Scène II

UN PONT-LEVIS SUR LES FOSSÉS DU PALAIS.

Paraissent aux deux extrémités du pont, Palomides et Alladine avec l’agneau familier. — Le roi Ablamore se penche à une fenêtre de la tour.

Palomides

Vous sortiez, Alladine ? — Je rentrais. Je reviens de la chasse. — Il a plu.

Alladine

Je n’ai jamais passé ce pont.

Palomides

Il mène à la forêt. On y passe rarement. On aime mieux faire un très long détour. Je crois qu’on en a peur parceque les fossés sont plus profonds qu’ailleurs en cet endroit, et que l’eau noire qui descend des montagnes bouillonne horriblement entre les murs, avant de s’aller jeter dans la mer. Elle y gronde toujours ; mais les quais sont si hauts qu’on l’aperçoit à peine. C’est l’aile la plus déserte du palais. Mais de ce côté-ci la forêt est plus belle, plus ancienne et plus grande que toutes celles que vous avez vues. Elle est pleine d’arbres extraordinaires et de fleurs qui sont nées d’elles-mêmes — Venez-vous ?

Alladine

Je ne sais pas… J’ai peur de l’eau qui gronde.

Palomides

Venez, venez ; elle gronde sans raison. Voyez donc votre agneau ; il me regarde comme s’il voulait venir… Venez, venez…

Alladine

Ne l’appelez pas… Il va s’échapper…

Palomides

Venez, venez.

(L’agneau s’échappe des mains d’Alladine et vient en bondissant vers Palomides, mais glisse sur le plan incliné du pont-levis et va rouler dans le fossé).

Alladine

Qu’a-t-il fait ? — Où est-il ?

Palomides

Il a glissé ! Il se débat au fond du tourbillon. Ne le regardez pas ; il n’y a rien à faire…

Alladine

Vous allez le sauver ?

Palomides

Le sauver ? Mais voyez donc, il est déjà dans l’entonnoir. Dans un instant il sera sous les voûtes ; et Dieu lui même ne le reverra plus…

Alladine

Allez-vous en ! Allez-vous en !

Palomides

Qu’y a t-il ?

Alladine

Allez-vous en ! — Je ne veux plus vous voir !…

(Ablamore entre précipitamment, saisit Alladine et l’entraîne brusquement sans rien dire).



Scène III

UN APPARTEMENT DANS LE PALAIS.
On découvre Ablamore et Alladine.
Ablamore

Tu le vois, Alladine, mes mains ne tremblent point, mon cœur bat comme celui d’un enfant endormi, et ma voix n’a jamais été troublée par la colère. Je n’en veux pas à Palomides, bien que tout ce qu’il fait puisse paraître inexcusable. Et quant à toi, qui pourrait t’en vouloir ? Tu obéis à des lois que tu ne connais pas et tu ne pouvais agir autrement. Je ne te parlerai pas de ce qui s’est passé, l’autre jour, le long des fossés du palais et de tout ce qu’aurait pu me révéler la mort inattendue de l’agneau, si je voulais croire un instant aux présages. Mais hier soir, j’ai surpris le baiser que vous vous êtes donné sous les fenêtres d’Astolaine. En ce moment, j’étais avec elle dans sa chambre. Elle a une âme qui craint tant de troubler d’une larme ou d’un simple mouvement des paupières, le bonheur de tous ceux qui l’entourent, que je ne saurai jamais si elle a, comme moi, surpris ce baiser misérable. Mais je sais ce qu’elle pourrait souffrir. Je ne te demanderai rien que tu ne puisses m’avouer, mais je voudrais savoir si tu avais quelque dessein secret en suivant Palomides sous la fenêtre où vous deviez nous avoir vus. Réponds-moi sans rien craindre, tu sais d’avance que je pardonne tout.

Alladine

Je ne l’ai pas embrassé.

Ablamore

Quoi ? Tu n’as pas embrassé Palomides et Palomides ne t’a pas embrassée ?

Alladine

Non.

Ablamore

Ah !… Écoute : j’étais venu pour te pardonner tout… Je croyais que tu avais agi comme nous agissons presque tous, sans que rien de notre âme intervienne… Mais maintenant je veux savoir tout ce qui s’est passé… Tu aimes Palomides et tu l’as embrassé sous mes yeux…

Alladine

Non.

Ablamore

Ne t’en va pas. Je ne suis qu’un vieillard. Ne fuis pas…

Alladine

Je ne fuis pas.

Ablamore

Ah ! ah ! Tu ne fuis pas, parce que tu crois mes vieilles mains inoffensives !… Elles ont encore la force d’arracher un secret malgré tout, (Il lui saisit les bras) et elles pourraient lutter contre tous ceux que tu préfères… (Il lui renverse les bras derrière la tête). Ah ! tu ne parles pas !… Il arrivera bien un moment où toute l’âme jaillira comme une eau pure, de la douleur…

Alladine

Non, non !

Ablamore

Encore… Nous ne sommes pas au bout, le trajet est très long — et la vérité nue se cache entre les rocs… Est-ce qu’elle va venir ?… Je vois déjà ses gestes dans tes yeux, et son haleine fraîche va laver mon visage… Ah !… Alladine ! Alladine !… (Il la lâche soudain). J’ai entendu tes os gémir comme des petits enfants… Je ne t’ai pas fait mal ?… Ne reste pas ainsi, à genoux devant moi… C’est moi qui me mets à genoux (Il fait comme il le dit). Je suis un misérable… Il faut avoir pitié… Ce n’est pas pour moi seul que je prie… Je n’ai qu’une pauvre fille… Toutes les autres sont mortes… J’en avais sept autour de moi… Elles étaient belles et pleines de bonheur ; et je ne les ai plus revues… La seule qui me restait allait mourir aussi… Elle n’aimait pas la vie… Mais un jour, elle a fait une rencontre à laquelle elle ne s’attendait plus, et j’ai vu qu’elle avait perdu le désir de mourir… Je ne demande pas une chose impossible…

(Alladine pleure et elle ne répond pas)


Scène IV.

L’APPARTEMENT D’ASTOLAINE.
On découvre Astolaine et Palomides
Palomides

Astolaine, en vous rencontrant par hasard, il y a quelques mois, il m’a semblé que je trouvais enfin ce que j’avais cherché durant un grand nombre d’années… Je ne savais pas, jusqu’à vous, tout ce que pouvait être la bonté toujours attendrie et la simplicité parfaite d’une âme supérieure. J’en fus si profondément troublé qu’il me sembla que ce fut la première fois que je rencontrasse un être humain. On eût dit que j’avais vécu jusqu’alors dans une chambre fermée, que vous aviez ouverte ; et j’ai su tout à coup ce que devait être l’âme des autres hommes et ce que la mienne aurait pu devenir… Depuis, je vous ai connue davantage. Je vous ai vu agir, et puis, d’autres aussi m’ont appris tout ce que vous étiez.

Il y eut des soirs où je vous quittais sans rien dire, et où j’allais pleurer d’admiration dans un coin du palais, parceque vous aviez simplement levé les yeux, fait un petit geste inconscient ou souri sans raison apparente, mais au moment où toutes les âmes autour de vous le demandaient et voulaient être satisfaites. Il n’y a que vous qui sachiez ces moments, parceque l’on dirait que vous êtes l’âme de tous, et je ne crois pas que ceux qui ne vous ont pas approchée puissent savoir ce que c’est que la vie véritable. Aujourd’hui, je viens vous dire tout cela, parceque j’ai senti que je ne serai jamais celui que j’avais espéré devenir… Un hasard est venu — ou c’est peut-être moi qui suis venu ; car on ne sait jamais si l’on a fait un mouvement soi-même ou si c’est le hasard qui vous a rencontré — un hasard est venu, qui m’a ouvert les yeux, au moment où nous allions nous rendre malheureux ; et j’ai reconnu qu’il devait y avoir une chose plus incompréhensible que la beauté de l’âme la plus belle ou du visage le plus beau ; et plus puissante aussi, puisqu’il faut bien que je lui obéisse… Je ne sais si vous m’avez compris. Si vous me comprenez, ayez pitié de moi… Je me suis dit tout ce qu’on pouvait dire… Je sais ce que je perds, car je sais que son âme est une âme d’enfant, d’une pauvre enfant sans force, à côté de la vôtre et cependant je ne puis pas y résister…

Astolaine

Ne pleurez pas… Je sais aussi qu’on ne fait pas ce que l’on voudrait faire… et je n’ignorais pas que vous alliez venir… Il faut bien qu’il y ait des lois plus puissantes que celles de nos âmes dont nous parlons toujours… (l’embrassant brusquement) — Mais je t’aime davantage, mon pauvre Palomides…

Palomides

Je t’aime aussi… plus que celle que j’aime… Tu pleures comme moi ?

Astolaine

Ce sont de petites larmes… ne t’en attriste pas… Je pleure ainsi parceque je suis femme, mais on dit que nos larmes ne sont pas douloureuses… Tu vois je puis les essuyer déjà… Je savais bien ce que c’était… J’attendais le réveil… Il est venu et je puis respirer avec moins d’inquiétude, puisque je ne suis plus heureuse… Voilà… Il faudrait y voir clair à présent pour toi-même et pour elle. Car je crois que mon père a déjà des soupçons. (Ils sortent)