Edmond Deman (p. 9-20).
Acte II  ►


ACTE I


UNE PARTIE SAUVAGE DES JARDINS


On découvre Ablamore qui se penche sur Alladine endormie.

Ablamore

Je crois que le sommeil règne jour et nuit sous ces arbres. Chaque fois qu’elle y vient avec moi, vers le soir, elle est à peine assise qu’elle s’endort. Il faut, hélas ! que je m’en réjouisse… Durant le jour, quand je lui parle, et que son regard rencontre, par hasard, mon regard, il est dur comme celui d’un esclave à qui l’on vient d’ordonner une chose impossible… Et cependant, ce n’est pas son regard ordinaire… Je l’ai vu bien des fois lorsqu’elle arrêtait ses beaux yeux sur des enfants, sur la forêt, la mer ou sur ce qui l’entoure. Elle me sourit comme on sourit à l’ennemi ; et je n’ose me pencher sur elle qu’aux moments où ses yeux ne peuvent plus me voir… J’ai quelques instants tous les soirs ; et le reste du jour, je vis à ses côtés les yeux baissés… Il est triste d’aimer trop tard… Elles ne peuvent pas comprendre que les années ne séparent pas les cœurs. Ils m’avaient appelé « le roi sage »… J’étais sage parce que rien ne m’était arrivé jusqu’ici… Il y a des hommes qui semblent détourner les événements. Il suffisait que je fusse quelque part pour que rien ne pût naître… Je l’avais soupçonné autrefois… Au temps de ma jeunesse, j’avais bien des amis dont la présence semblait attirer toutes les aventures ; mais les jours où je sortais avec eux, à la rencontre des joies ou des douleurs, ils s’en revenaient les mains vides… Je crois que j’ai paralysé la destinée ; et longtemps, j’ai tiré vanité de ce don. On vivait à l’abri sous mon règne… Mais maintenant, j’ai reconnu que le malheur lui-même vaut mieux que le sommeil et qu’il doit y avoir une vie plus active et plus haute que l’attente… Ils verront bien que moi aussi, j’ai la force d’agiter, quand je veux, l’eau qui paraissait morte au fond des grandes cuves de l’avenir… Alladine, Alladine !… Oh ! elle est belle ainsi, les cheveux sur les fleurs et sur l’agneau familier ; et la bouche entr’ouverte et plus fraîche que l’aurore… Je vais l’embrasser sans qu’elle s’en aperçoive, en retenant ma pauvre barbe blanche… (Il l’embrasse) — Elle a souri… Faut-il que je la plaigne ? Pour quelques années qu’elle me donne, elle sera reine un jour ; et j’aurai fait un peu de bien avant de m’en aller… Ils seront étonnés… Elle-même ne sait rien… Ah ! voici qu’elle s’éveille en sursaut… D’où viens-tu, Alladine ?

Alladine

J’ai fait un mauvais rêve…

Ablamore

Qu’y-a-t-il ? Pourquoi regardes-tu de ce côté ?

Alladine

Quelqu’un a passé sur la route.

Ablamore

Je n’ai rien entendu…

Alladine

Je vous dis que quelqu’un va venir… Le voilà ! (Elle désigne un jeune cavalier qui s’avance entre les arbres en tenant son cheval par la bride) Ne me prenez pas la main, je n’ai pas peur… Il ne nous a pas vus…

Ablamore

Qui ose venir ici ?… Si je ne savais pas… Je crois que c’est Palomides… C’est le fiancé d’Astolaine… Il a levé la tête… Est-ce vous, Palomides ?

(Entre Palomides)
Palomides

Oui mon père… s’il m’est permis déjà de vous donner ce nom… Je viens ici avant le jour et l’heure…

Ablamore

Vous êtes le bienvenu à quelque heure que ce soit… Mais qu’est-il arrivé ? Nous ne vous attendions pas avant deux jours… Astolaine est ici ?…

Palomides

Non : elle viendra demain. Nous avons voyagé jour et nuit. Elle était fatiguée et m’a prié de prendre les devants… Mes sœurs sont arrivées ?

Ablamore

Elles sont ici depuis trois jours en attendant vos noces. — Vous avez l’air très heureux, Palomides…

Palomides

Qui ne serait heureux d’avoir trouvé ce qu’il cherchait ? J’étais triste autrefois. Mais maintenant, les jours me semblent plus légers et plus doux que des oiseaux inoffensifs dans les mains… Et si de vieux moments reviennent par hasard, je m’approche d’Astolaine et l’on dirait que j’ouvre une fenêtre sur l’aurore… Elle a une âme que l’on voit autour d’elle, qui vous prend dans ses bras comme un enfant qui souffre et qui sans rien vous dire vous console de tout… Je n’y comprendrai jamais rien. — Je ne sais pas à quoi tout cela peut tenir ; mais mes genoux fléchissent malgré moi quand j’en parle…

Alladine

Je veux rentrer.

Ablamore
(voyant qu’Alladine et Palomides
s’observent à la dérobée)

Voici la petite Alladine qui est venue ici du fond de l’Arcadie… Donnez-vous donc la main… Cela vous étonne, Palomides ?…

Palomides

Mon père…

(Le cheval de Palomides fait un écart
qui effraye l’agneau d’Alladine)
Ablamore

Prenez garde… Le cheval a fait peur à l’agneau d’Alladine… Il va fuir…

Alladine

Non ; il ne fuit jamais… Il a été surpris mais il ne fuira pas… C’est un agneau que ma marraine m’a donné… Il n’est pas comme les autres… Il est à mes côtés jour et nuit.

(Elle le caresse)
Palomides, (le caressant aussi)

Il me regarde avec des yeux d’enfant…

Alladine

Il comprend tout ce qui arrive.

Ablamore

Il est temps, Palomides, d’aller trouver vos sœurs… Elles seront étonnées de vous voir…

Alladine

Elles allaient tous les jours au tournant de la route… J’y allais avec elles : mais elles n’espéraient pas encore…

Ablamore

Venez ; Palomides est couvert de poussière et il doit être las… Nous avons à nous dire trop de choses pour en parler ici… Nous les dirons demain… On prétend que l’aurore est plus sage que le soir… Je vois que les portes du palais sont ouvertes et semblent nous attendre…

Alladine

Je ne puis m’empêcher d’être inquiète quand je rentre au palais… Il est si grand et je suis si petite, et je m’y perds encore… Et puis toutes ces fenêtres sur la mer… On ne peut pas les compter… Et les corridors qui tournent sans raison ; et d’autres qui ne tournent pas et qui se perdent entre les murs… Et les salles où je n’ose pas entrer…

Palomides

Nous entrerons partout…

Alladine

On dirait que je n’ai pas été faite pour l’habiter ou qu’il n’a pas été bâti pour moi… Une fois, je m’y suis égarée… J’ai poussé trente portes avant de retrouver la lumière du jour… Et je ne pouvais pas sortir ; la dernière porte s’ouvrait sur un étang… Et les voûtes qui ont froid tout l’été ; et les galeries qui se replient sans cesse sur elles-mêmes… Il y a des escaliers qui ne mènent nulle part et des terrasses d’où l’on n’aperçoit rien…

Ablamore

Toi qui ne parlais pas, comme tu parles ce soir…

(Ils sortent)