Aline et Valcour/Lettre XXXV (suite)

Chez la veuve Girouard (Tome 2p. 237-503).

ALINE ET VALCOUR,


SUITE DE LA LETTRE 35e.


Déterville à Valcour.


HISTOIRE DE ZAMÉ.


Sur la fin du règne de Louis XIV, dit Zamé, un vaisseau de guerre français voulant passer de la Chine en Amérique, découvrit cette isle, qu’aucun navigateur n’avait encore aperçue, et sur laquelle aucun n’a paru depuis ; l’équipage y séjourna près d’un mois, abusa de l’état de faiblesse et d’innocence dans lequel il trouva ce malheureux peuple, et y commit beaucoup de désordre. Au moment du départ, un jeune Officier du vaisseau, devenu éperduement amoureux d’une femme de cette contrée, se cacha, laissa partir ses compatriotes, et dès qu’il les crut éloignés, assemblant les chefs de la Nation, il leur déclara par le moyen de la femme qu’il aimait, et avec laquelle il était venu à bout de s’entendre, qu’il n’était resté dans l’isle que par l’excessif attachement qu’un si bon peuple lui avait inspiré ; qu’il voulait le garantir des malheurs que lui présageait la découverte que sa Nation venait d’en faire, puis montrant aux chefs réunis un canton de cette isle où nous sommes assez malheureux, pour avoir une mine d’or : « Mes amis, leur dit-il, voilà ce qui irrite la soif des gens de ma Patrie, ce vil métal, dont vous ignorez l’usage, que vous foulez aux pieds sans y prendre garde, est le plus cher objet de leurs desirs ; pour l’arracher des entrailles de votre terre, ils reviendront en force, ils vous subjugueront, ils vous enchaîneront, ils vous extermineront, et ce qui sera pis peut-être, ils vous relégueront, comme ils font chaque jour, eux et leurs voisins (les Espagnols), dans un continent à quelques cent lieues de vous, dont vous ne connaissez pas la situation, et qui abonde également en ces sortes de richesses. J’ai cru pouvoir vous sauver de leur rapacité en demeurant parmi vous, connaissant leur manière de s’emparer d’une isle, je pourrai la prévenir ; sachant comme ils viendront vous combattre, je pourrai vous enseigner à vous défendre, peut-être enfin vous ravirai-je à leur cupidité : fournissez-moi les moyens d’agir, et pour unique récompense accordez-moi celle que j’aime. »

Il n’y eut qu’une voix : sa maîtresse lui fut accordée, et on lui donna dès l’instant tous les secours qu’il pouvait exiger pour exécuter ce qu’il annonçait.

Il parcourut l’isle, et la trouvant d’une forme ronde, ayant environ cinquante lieues de circonférence, entièrement environnée de rochers, excepté par le seul côté où vous êtes venu, il ne la jugea que dans cette partie susceptible des défenses de l’art ; peut-être n’avez-vous pas observé la manière dont il a rendu ce port inabordable, nous irons le visiter tantôt, et je vous convaincrai sur les lieux même, que si nous n’avions jugé votre faiblesse et votre embarras pour seules causes de votre arrivée dans notre isle, vous n’y seriez pas venu avec tant de facilité. Cette partie, la seule par laquelle on puisse y parvenir. Tamoé fut donc fortifiée par lui à l’européenne ; il y ménagea des batteries qui n’ont pu être perfectionnées et remplies que par moi ; il leva une milice, établit une garnison dans un fort construit à l’entrée de la baye, et plut tellement à la Nation enfin, par la sagesse de ses soins et la supériorité de ses vues, que son beau-père, un de nos principaux chefs, étant mort, il fut unanimement élu Souverain de l’isle : de ce moment il en changea toute l’administration ; il fit sentir que la perfection de son entreprise exigeait que le gouvernement fût héréditaire, afin qu’inculquant ses desseins à celui qui lui succéderait, cet héritier pût être à portée de les suivre et de les améliorer. On y consentit… Telle fut l’époque où je vis le jour ; je suis le fruit de l’hymen de cet homme si cher à la Nation, ce fut à moi qu’il confia ses vues, et c’est moi qui suis assez heureux pour les avoir remplies.

Je ne vous parlerez point de son administration ; il ne put que commencer ce que j’ai fini ; en vous détaillant mes opérations, vous connaîtrez les siennes : revenons à ce qui les précéda.

Dès que j’eus atteint l’âge de 15 ans, mon père en passa 5 à m’apprendre l’histoire, la géographie, les mathématiques, l’astronomie, le dessin, et l’art de la navigation ; puis m’ayant conduit sur le terrain de la mine dont il craignait que les richesses n’attirassent ses compatriotes : tirons de ceci, me dit-il, ce qu’il faut pour vous faire voyager avec autant de magnificence que d’utilité ; on ne peut malheureusement sortir d’ici, sans que ce métal ne devienne nécessaire ; mais continuez à le laisser dans le mépris aux yeux de cette Nation simple et heureuse, qui ne le connaîtrait qu’en se dégradant. Qu’elle ne cesse d’être persuadée que l’or n’ayant qu’une valeur fictive, il devient nul aux yeux d’un peuple assez sage pour n’avoir pas admis cette extravagance. Ayant ensuite fait remplir quelques coffres de ce métal, il fit couvrir et cultiver l’endroit dont il l’avait tiré, afin d’en faire oublier jusqu’à la trace ; et m’ayant fait embarquer sur un grand bâtiment qu’il avait fait construire d’après ses desseins, dans la seule vue de ce voyage ; il m’embrassa et me dit les larmes aux yeux : « Ô toi que je ne reverrai peut-être jamais, toi que je sacrifie au bonheur de la Nation qui m’adopte, va connaître l’univers, mon fils, va prendre chez tous les peuples de la terre ce qui te paraîtra le plus avantageux à la félicité du tien. Fais comme l’abeille, cours sur toutes les fleurs, et ne rapporte chez toi que le miel : tu vas trouver parmi les hommes beaucoup de folie avec un peu de sagesse, quelques bons principes mêlés à d’affreuses absurdités…… Instruis-toi, apprends à connaître tes semblables avant d’oser les gouverner…… Que la pourpre des Rois ne t’éblouisse point, démêle-les sous la pompe où se dérobent leur médiocrité, leur despotisme et leur indolence. Mon ami, j’ai toujours détesté les rois, et ce n’est pas un trône que je te destine, je veux que tu sois le père, l’ami de la Nation qui nous adopte ; je veux que tu sois son législateur, son guide, ce sont des vertus qu’il lui faut donner, en un mot, et non pas des fers. Méprise souverainement ces tyrans, que l’Europe va dévoiler à tes regards, tu les verras par-tout entourés d’esclaves, qui leur déguisent la vérité, parce que ces favoris auraient trop à perdre en la leur montrant ; ce qui fait que les Rois ne l’aiment point, c’est qu’ils se mettent presque toujours dans le cas de la craindre : le seul moyen de ne la pas redouter est d’être vertueux ; celui qui marche à découvert, celui dont la conscience est pure, ne craint pas qu’on lui parle vrai ; mais celui dont le cœur est souillé, celui qui n’écoute que ses passions, aime l’erreur et la flatterie, parce qu’elles lui cachent les maux qu’il fait, parce qu’elles allègent le joug dont il accable, et qu’elles lui montrent toujours ses sujets dans la joie, quand ils sont noyés dans les larmes. En démêlant la cause qui engage les courtisans à la flatterie, qui les contraint à jetter un voile épais sur les yeux de leur maître, tu dévoileras les vices du gouvernement ; étudie-les pour les éviter ; l’obligation de faire la félicité de son peuple est si essentielle, il est si doux d’y parvenir, si affreux d’échouer, qu’un Souverain ne doit avoir d’instans heureux dans la vie, que ceux où ses efforts réussissent.

La diversité des cultes va te surprendre : par-tout tu verras l’homme infatué du sien, s’imaginer que celui-là seul est le bon, que celui-là seul lui vient d’un Dieu qui n’en a jamais dit plus à l’un qu’à l’autre ; en les examinant philosophiquement tous, songe que le culte n’est utile à l’homme, qu’autant qu’il prête des forces à la morale, qu’autant qu’il peut devenir un frein à la perversité ; il faut pour cela qu’il soit pur et simple : s’il n’offre à tes yeux que de vaines cérémonies, que de monstrueux dogmes, et que d’imbéciles mystères, fuis ce culte, il est faux, il est dangereux, il ne serait dans ta Nation qu’une source intarissable de meurtres et de crimes, et tu deviendrais aussi coupable en l’apportant dans ce petit coin du monde, que le furent les vils imposteurs qui le répandirent sur sa surface. Fuis-le, mon fils, déteste-le ce culte, il n’est l’ouvrage que de la fourberie des uns et de la stupidité des autres, il ne rendrait pas ton peuple meilleur. Mais s’il s’en présente un à tes yeux, qui, simple dans sa doctrine, qui, vertueux dans sa morale, méprisant tout faste, rejetant toutes fables puériles, n’ait pour objet que l’adoration d’un seul Dieu, saisis celui-là, c’est le bon ; ce ne sont point par des singeries révérées là, méprisées ici, que l’on peut plaire à l’Éternel, c’est par la pureté de nos cœurs, c’est par la bienfaisance… S’il est vrai qu’il y ait un Dieu, voilà les vertus qui le forment, voilà les seules que l’homme doive imiter. Tu t’étonneras de même de la diversité des loix : en les examinant toutes avec l’égale attention que je viens d’exiger de toi pour les cultes, songe que la seule utilité des loix est de rendre l’homme heureux ; regarde comme faux et atroce tout ce qui s’écarte de ce principe.

La vie de l’homme est trop courte pour arriver seul au but que je me proposais ; je n’ai pu que te préparer la voie, c’est à toi d’achever la carrière ; laisse nos principes à tes enfans, et deux ou trois générations vont placer ce bon peuple au comble de la félicité… Pars.

Il dit : me renouvella ses embrassemens… et les flots m’emportèrent. Je parcourus le monde entier ; je fus vingt ans absent de ma Patrie, et je ne les employai qu’à connaître les hommes ; me mêlant avec eux sous toutes sortes de déguisemens, tantôt comme le fameux Empereur de Russie, compagnon de l’artiste et de l’agriculteur, j’apprenais avec l’un à construire un vaisseau, à conserver des traits chéris sur la toile, à modeler la pierre ou le marbre, à édifier un palais, à diriger des manufactures ; avec l’autre, la saison de semer les grains, la connaissance des terres qui leur sont propres, la manière de cultiver les plantes, de greffer, de tailler les arbres, de diriger les jeunes plants, de les fortifier ; de moissonner le grain, de l’employer à la nourriture de l’homme… M’élevant au-dessus de ces états, le poëte embellissait mes idées, il leur donnait de la vigueur et du coloris, il m’enseignait l’art de les peindre ; l’historien, celui de transmettre les faits à la postérité, de faire connaître les mœurs de toutes les Nations ; je m’instruisais avec le ministre des autels dans la science inintelligible des Dieux ; le suppôt des loix me conduisait à celle plus chimérique encore, d’enchaîner l’homme pour le rendre meilleur ; le financier me dirigeait dans la levée des impôts, il me développait le systême atroce de n’engraisser que soi de la substance du malheureux, et de réduire le peuple à la misère, sans rendre l’État plus florissant ; le commerçant, bien plus cher à l’État, m’apprenait à équivaloir les productions les plus éloignées aux monnaies fictives de sa Nation, à les échanger, à se lier par le fil indestructible de la correspondance à tous les peuples du monde, à devenir le frère et l’ami du chrétien comme de l’Arabe, de l’adorateur de Foé, comme du sectateur d’Ali, à doubler ses fonds en se rendant utile à ses compatriotes, à se trouver, en un mot, soi et les siens, riches de tous les dons de l’art et de la nature, resplendissant du luxe de tous les habitans de la terre, heureux de toutes leurs félicités, sans avoir quitté ses lambris. Le négociateur, plus souple, m’initiait dans les intérêts des Princes ; son œil perçant le voile épais des siècles futurs, il calculait, il appréciait avec moi les révolutions de tous les Empires, d’après leur état actuel, d’après leurs mœurs et leurs opinions, mais en m’ouvrant le cabinet des Princes, il arrachait des larmes de mes yeux ; il me montrait dans tous, l’orgueil et l’intérêt immolant le peuple aux pieds des autels de la fortune, et le trône de ces ambitieux élevés par-tout sur des fleuves de sang. L’homme de cour, enfin, plus léger et plus faux, m’apprenait à tromper les Rois, et les Rois seuls ne m’apprenaient qu’à me désespérer d’être né pour le devenir.

Par-tout je vis beaucoup de vices et peu de vertus ; par-tout je vis la vanité, l’envie, l’avarice et l’intempérance asservir le faible aux caprices de l’homme puissant ; par-tout je pus réduire l’homme en deux classes, toutes deux également à plaindre : dans l’une, le riche esclave de ses plaisirs ; dans l’autre, l’infortuné, victime du sort ; et je n’aperçus jamais ni dans l’une, l’envie d’être meilleure, ni dans l’autre, la possibilité de le devenir, comme si toutes deux n’eussent travaillé qu’à leur malheur commun, n’eussent cherché qu’à multiplier leurs entraves : je vis toujours la plus opulente augmenter ses fers en doublant ses desirs ; et la plus pauvre, insultée, méprisée par l’autre, n’en pas même recevoir l’encouragement nécessaire à soutenir le poids du fardeau : je réclamai l’égalité, on me la soutint chimérique ; je m’aperçus bientôt que ceux qui la rejettaient n’étaient que ceux qui devaient y perdre, de ce moment je la crus possible…… que dis-je ! de ce moment je la crus seule faite pour la félicité d’un peuple[1]; tous les hommes sortent égaux des mains de la nature, l’opinion qui les distingue est fausse ; par-tout où ils seront égaux, ils peuvent être heureux ; il est impossible qu’ils le soient où les différences existeront. Ces différences ne peuvent rendre, au plus, qu’une partie de la Nation heureuse, et le Souverain doit travailler à ce qu’elles le soient toutes également. Ne m’objectez point les difficultés de rapprocher les distances, il ne s’agit que de détruire des opinions et d’égaliser des fortunes, or cette opération est moins difficile que l’établissement d’un impôt.

À la vérité, j’avais moins de peine qu’un autre, j’opérais sur une Nation encore trop près de l’état de nature, pour s’être corrompue par ce faux systême des différences ; je dus donc réussir plus facilement.

Le projet de l’égalité admis, j’étudiai la seconde cause des malheurs de l’homme, je la trouvai dans ses passions, perpétuellement entr’elles et des loix, tour-à-tour victime des unes ou des autres, je me convainquis que la seule manière de le rendre moins malheureux, dans cette partie, était qu’il eût et moins de passions et moins de loix. Autre opération plus aisée qu’on ne se l’imagine : en supprimant le luxe, en introduisant l’égalité, j’anéantissais déjà l’orgueil, la cupidité, l’avarice et l’ambition. De quoi s’enorgueillir quand tout est égal ; si ce n’est de ses talens ou de ses vertus ; que desirer, quelles richesses enfouir, quel rang ambitionner, quand toutes les fortunes se ressemblent, et que chacun possède au-delà de ce qui doit satisfaire ses besoins ? Les besoins de l’homme sont égaux : Apicius[2] n’avait pas un estomac plus vaste que Diogène ; il fallait pourtant vingt cuisiniers à l’un, tandis que l’autre dînait d’une noix : tous les deux mis au même rang, Diogène n’eût pas perdu, puisqu’il aurait eu plus que les choses simples, dont il se contentait, et Appicius, qui n’aurait eu que le nécessaire, n’eût souffert que dans l’imagination : Si vous voulez vivre suivant la nature, disait Épicure, vous ne serez jamais pauvre ; si vous voulez vivre suivant l’opinion, vous ne serez jamais riche : la nature demande peu, l’opinion demande beaucoup. Dès mes premières opérations, me dis-je, j’aurai donc des vices de moins ; or, la multiplicité des loix devient inutile quand les vices diminuent : ce sont les crimes qui ont nécessité les loix ; diminuez la somme des crimes, convenez que telle chose que vous regardiez comme criminelle, n’est plus que simple, voilà la loi devenue inutile ; or, combien de fantaisies, de misères, n’entraînent aucune lézion envers la société, et qui, justement appréciées par un législateur philosophe, pourraient ne plus être regardées comme dangereuses, et encore moins comme criminelles. Supprimez encore les loix que les tyrans n’ont faites que pour prouver leur autorité et pour mieux enchaîner les hommes à leurs caprices ; vous trouverez, tout cela fait, la masse des freins réduite à bien peu de choses, et par conséquent l’homme qui souffre du poids de cette masse, infiniment soulagé. Le grand art serait de combiner le crime avec la loi, de faire ensorte que le crime quel qu’il fût, n’offensât que médiocrement la loi, et que la loi, moins rigide, ne s’appesantît que sur fort peu de crimes, et voilà encore ce qui n’est pas difficile, et où j’imagine avoir réussi : nous y reviendrons.

En établissant le divorce, je détruisais presque tous les vices de l’intempérance ; il n’en resterait plus aucun de cette espèce, si j’eusse voulu tolérer l’inceste comme chez les Brames, et la pédérastie comme au Japon ; mais je crus y voir de l’inconvénient, non que ces actions en aient réellement par elles-mêmes, non que les alliances au sein des familles n’aient une infinité de bons résultats, et que la pédérastie ait d’autre danger que de diminuer la population, tort d’une bien légère importance, quand il est manifestement démontré que le véritable bonheur d’un État consiste moins dans une trop grande population, que dans sa parfaite relation entre son peuple et ses moyens[3]; si je crus donc ces vices nuisibles, ce ne fut que relativement à mon plan d’administration, parce que le premier détruisait l’égalité, que je voulais établir, en agrandissant et isolant trop les familles ; et que le second, formant une classe d’hommes séparée, qui se suffisait à elle-même, dérangeait nécessairement l’équilibre qu’il m’était essentiel d’établir. Mais comme j’avais envie d’anéantir ces écarts, je me gardai bien de les punir ; les autoda-fé de Madrid, les gibets de la Grêve m’avaient suffisamment appris que la véritable façon de propager l’erreur, était de lui dresser des échafauds ; je me servis de l’opinion, vous le savez, c’est la reine du monde ; je semai du dégoût sur le premier de ces vices, je couvris le second de ridicules ; vingt ans les ont anéantis, je les perpétuais si je me fusse servi de prisons ou de bourreaux.

Une foule de nouveaux crimes naissaient au sein de la religion, je le savais ; quand j’avais parcouru la France, je l’avais trouvée toute fumante des bûchers de Merindol et de Cabrieres : on distinguait les potences d’Amboise ; on entendait encore dans la Capitale l’affreuse cloche de la Saint-Barthélémi ; l’Irlande ruisselait du sang des meurtres ordonnés pour des points de doctrine ; il ne s’agissait en Angleterre que des horribles dissentions des puritains et des non-conformistes. Les malheureux pères de votre religion (les Juifs) se brûlaient en Espagne en récitant les mêmes prières que ceux qui les déchiquetaient ; on ne me parlait en Italie que des croisades d’Innocent VI ; passé-je en Écosse, en Bohême, en Allemagne, on ne me montrait chaque jour que des champs de bataille où des hommes avaient charitablement égorgé leurs frères pour leur apprendre à adorer Dieu[4]. Juste ciel ! m’écriai-je, sont-ce donc les furies de l’Enfer que ces frénétiques servent ? quelle main barbare les pousse à s’égorger ainsi pour des opinions ? est-ce une religion sainte que celle qui ne s’étaie que sur des monceaux de morts, que celle qui ne stigmatise ses cathécumènes qu’avec le sang des hommes ! Eh que t’importe, Dieu juste et saint, que t’importe nos systêmes et nos opinions ! que fait à ta grandeur la manière dont l’homme t’invoque ; ce que tu veux, c’est qu’il soit juste ; ce qui te plaît, c’est qu’il soit humain : tu n’exiges ni genuflexions, ni cérémonies ; tu n’as besoin ni de dogmes, ni de mystères ; tu ne veux que l’effusion des cœurs, tu n’attends de nous que reconnaissance et qu’amour.

Dépouillons ce culte, me dis-je alors, de tout ce qui peut être matière à discussion, que sa simplicité soit telle, qu’aucune secte n’en puisse naître ; je vous ferai voir ce bon peuple adorant Dieu, et vous jugerez s’il est possible qu’il se partage jamais sur la façon de le servir. Nous croyons l’Éternel assez grand, assez bon pour nous entendre sans qu’il soit besoin de médiateur ; comme nous ne lui offrons de sacrifices que ceux de nos ames, comme nous n’avons aucune cérémonie, comme c’est à Dieu seul que nous demandons le pardon de nos fautes, et des secours pour les éviter ; que c’est à lui seul que nous avouons mentalement celles qui troublent notre conscience, les prêtres nous sont devenus superflus, et nous n’avons plus redouté, en les bannissant à jamais, de voir massacrer nos frères pour l’orgueil ou l’absurdité d’une espèce d’individus inutiles à l’État, à la nature, et toujours funeste à la société.

Une autre classe d’hommes aussi perverse, et bien autrement dangereuse, toujours élevée entre le Monarque qu’elle gêne, et la Nation qu’elle subjugue me parut mériter toute mon attention : vous comprenez que je veux parler de ces petits despotes subalternes, naturellement portés par état à la rébellion, armé du glaive qui punit sans corriger, et de l’autorité qui balance sans contenir ; je me demandai à quoi de tels gens étaient bons ? quelle nécessité il y avait de maintenir une puissance intermédiaire entre la Nation et son chef ? Que peut-il résulter de deux pouvoirs toujours enchaînés, toujours contenus l’un par l’autre, qu’en peut-il émaner, dis-je, sinon des actes faibles et gênés, prouvant l’esclavage à chaque trait ? Si le Prince a de bonnes intentions, à quoi sert-il que son Parlement le captive ? et si le Parlement en a de mauvaises, ce que son infériorité doit faire supposer, le Roi, jaloux d’agir seul à son tour, l’empêchera-t-il d’agir seul au sien ? Qu’est-ce qu’une autorité tempérée par l’autre ? un conflit de jurisdiction perpétuelle dont l’anarchie seule est le fruit. Ou la monarchie est bonne, ou elle est mauvaise ; si elle est bonne, elle n’a nul besoin d’être tempérée ; si elle est mauvaise, c’est-à-dire si elle tend au despotisme, (vice toujours certain dans un gouvernement) alors le Sénat intermédiaire ne l’assouplira sûrement point. Dans tel cas, ce n’est plus la tempérer qu’il faut, c’est la changer. À côté de beaucoup d’inconvéniens, on ne trouve donc pas un seul cas où le double pouvoir soit utile[5]. Ce corps est nécessaire à toute la Nation, objectent ceux qui le favorisent, il faut des loix pour punir le crime, il faut des dépositaires aux loix ; nous traiterons un autre jour cette première branche de l’objection, ne nous occupons maintenant que de la seconde : — Il faut des dépositaires aux loix. — Si les loix sont justes, bonnes et en petit nombre, elles n’ont pas besoin d’être déposées ailleurs que dans le cœur de chaque Citoyen, et elles s’y placeront naturellement.

De ce moment, point d’ordre intermédiaire entre mon peuple et moi ; point de concurrens, qui, jaloux de mon autorité ; ne travailleraient qu’à la miner, ou l’affaiblir ; qui, orgueilleux de la leur, ne viseraient qu’à l’augmenter ; qui, avares, ne m’aideraient jamais dans l’infortune ; qui, cruels, verseraient sans raison le sang des peuples ; qui, ambitieux, troubleraient infailliblement l’égalité que je veux établir, et qui, comme ces plantes parasites, enfin, végétant au pied de l’arbre utile, cherchent à vivre de sa substance, qu’elles enveniment, et à s’accroître aux dépens de ses racines qu’elles détériorent et qu’elles souillent.

Réfléchissons pourtant, me dis-je ; il est peut-être un choix ; vérifions : établirai-je un parlement comme en Angleterre ; moins de danger pour le peuple, sans doute, mais bien plus d’entraves pour moi ; plus je diviserai mon pouvoir, plus je l’affaiblirai, et comme je n’ai envie que de faire le bien, je ne veux pas que rien m’en empêche. Le modèlerai-je sur Venise, me contenterai-je d’être le chef des cent despotes de ma nation ? je ne deviendrai plus qu’un personnage inutile ; je donnerai cent maîtres à mon peuple, et par conséquent, je le rendrai victime de cent différentes passions, au lieu de ne l’assujétir qu’à celle d’un seul, qui n’a d’autre desir que de le rendre heureux, mais qui, dût-il même changer de volonté, ne l’exposerait qu’aux vices d’un homme, au lieu de le mettre en bute à ceux de cent.

Je m’étonnais, je l’avoue, que d’autres que moi, n’eussent pas déjà fait de sérieuses réflexions sur l’inutilité de ces pouvoirs intermédiaires, sur le danger extrême de leur institution, et que tous ces sénats monstrueux, n’eussent pas été déjà bannis par vos souverains d’Europe. Comment se peut-il, par exemple, me disais-je en passant en France, que la noblesse de cette nation consente à donner de l’autorité sur elle, à un corps de magistrature qui n’est plus émané d’elle ? Je voulus démêler la cause de cette contradiction, dans une noblesse si jalouse de ses droits, je la trouvais dans l’institution des parlemens.

Jusqu’en 1302, quelques juges ambulatoires, qui couraient de provinces en provinces, à la suite de vos rois, suffisaient à rendre la justice[6], et jusqu’à cette époque, on n’avait pas encore imaginé de donner à ces cours une position fixe. Philippe le Bel, qui ne prévit pas les dangers qu’allait entraîner l’érection d’un pouvoir permanent, intermédiaire entre son peuple et lui, imagina, en roi peu politique, de donner à ses juges une sorte d’existence, et de rendre leur établissement stable. Il commença par celui de Paris. Les séances de ces parlemens devaient être de deux mois ; l’une s’ouvrait à Pâques, l’autre, à la Toussaint. Deux prélats, l’archevêque de Narbonne, et l’évêque de Rennes, deux seigneurs laïques, le comte de Dreux et le comte de Bourgogne, et 26 conseillers, dont 13 clercs et 13 laïques, composaient cette cour, qui devait présider à Troyes et à Rouen, dans d’autres temps de l’année[7]. La dignité des chefs de ce parlement, la splendeur dont le monarque semblait en vouloir faire briller les membres, fit désirer à tous les nobles, d’y venir prendre place. On n’admit donc aucun laïque qui ne fût chevalier[8], et si l’on plaçait parmi eux quelques gens de loix, ce n’était que pour les consulter. Quoi de plus simple, que la noblesse française cédât quelques droits sur elle, à un sénat qu’elle composait elle-même ? Dans le fait, ne se trouvait-elle pas jugée par ses pairs ? Rien ne la lézait, rien ne la flétrissait en cela. Mais tout changea bientôt ; les légistes eurent voix délibérative ; ils siégèrent avec les nobles ; ceux-ci assistaient aux séances, avec la décoration de leur état ; les légistes, en robe fourrée, en jupons, en soutanelles, affublés, en un mot, de ce risible et plat costume de charlatans, qui sert de modèle aujourd’hui, comme s’il fallait se déguiser pour rendre la justice, et comme s’il n’était pas certain que tout individu qui se masque, pour faire sa besogne, n’exerçait pas décidément, dès-lors, un métier de fripons[9]. Ces indécens farceurs, moins ridicules encore, par leur mascarade, que par les épines de la formalité, du droit, de la pratique dont ils étaient imbécillement hérissés, effrayèrent, dégoûtèrent de preux et loyaux barons, ennemis de la fraude et de la ruse, et qui croyaient que pour juger un homme, il fallait n’écouter que Dieu et sa conscience. Impatientés, avec raison, de se voir menés, présidés même quelque fois par des gens de cette classe, ils se retirèrent, et abandonnèrent le champ de bataille. Peu avant, on avait exclus les prélats, de ces assemblées, de manière que les légistes se trouvèrent absolument seuls. Cependant la considération accordée à un tribunal composé de tout ce qu’il y avait de mieux dans le royaume, ne s’éclipsa point avec ceux qui la lui avaient mérités. Nous voyons souvent le peuple révérer encore par habitude, un tas de pierres qui formaient un temple autrefois. Le préjugé resta le même, et la noblesse, jadis jugée par ses égaux crut l’être encore, quoiqu’il ne restât plus que des roturiers sur les bancs qu’elle avait quittés. Insensiblement la dégradation du sénat devint plus réelle, et lors des guerres d’Italie, sous François Ier, sa composition devint totalement vile ; si avec les légistes, il y avait eu au moins l’ombre consolatrice du talent ! La vénalité des charges, introduite, il ne resta plus que de la crapule et de l’ignorance. Le premier valet qui eut de quoi acheter une charge, s’assit insolemment au temple de Thémis, et comme cette vénalité n’a point été abolie, le désordre qu’elle entraînait est le même. François II, voulut faire revivre l’ancienne forme des élections. Pour éviter les brigues, il fut dit que le parlement présenterait trois sujets, entre lesquels le roi choisirait, Qu’arriva-t-il ? ce qui résulte toujours d’une opération faite à contre-temps. Tout se remplit de factions ; les uns étaient pour les Guises, les autres, pour le prince de Condé, pour le connétable, et comme il s’agissait de gens de robe, très-peu se trouvaient pour le souverain. Rien ne se décida ; l’esprit de parti ne fit que s’enflammer davantage ; et sous Charles IX, le systême de la vénalité reprit absolument le dessus. Mais Le préjugé, cette hydre dangereuse, dont les têtes renaissent à mesure qu’on les coupe, le préjugé resta. Jamais la noblesse ne voulut croire n’être pas jugée par ses semblables, quelques variations qu’il y eût ; elle ne sortit jamais de son système, tandis que l’herminé malotru, qui la flétrissait pour la plus petite chose, était le fils du laquais qui venait de servir ses pères, ce que vous prouve une anecdote du procès de Montmorency. « — Vous ne me reconnaissez pas, monseigneur, lui dit un de ses juges. — Pardonnez-moi, répondit le connétable, vous m’avez souvent donné à boire[10].

Mais examinons, analisons un instant les cours souveraines. Que m’offrent les parlemens, sous Charles VI ? l’image de la rébellion et de l’infidélité, de la fourberie, et de la trahison ; quand votre malheureux royaume, déchiré par des factions cruelles, livre son sein affligé à l’ennemi qui le dépouille, ou aux factieux qui le ravage, que deviennent les pantomimes de Thémis ? Toujours opposés à l’intérêt de leur patrie, tantôt ils suivent l’étendard bourguignon, tantôt ils ouvrent la porte de la capitale aux Anglais, sans que jamais l’infortuné monarque, relégué au fond de ses états, reçoive d’eux, ni consolation, ni secours.

Quand, après sa triste expédition de Naples, Charles VIII a besoin d’argent, que répondent-ils ? qu’ils l’aideront de leurs conseils, mais que d’argent, ils n’en ont point.

Lorsque la fatale ligue de Malines, réunit l’Europe entière contre Louis XII, que ce père du peuple, que ce monarque, l’un de vos meilleurs, sans doute, tremblant de se voir écrasé par tant de puissance, sollicite des secours dans toutes les bourses, que celles de tous les citoyens s’ouvrent et pour aider leur prince, et pour défendre leurs foyers, qu’offrent à l’État alarmé ces généreux patriotes ? des remontrances : Ils disent… ils osent dire, qu’un de leurs droits le plus sacré, est de ne jamais être imposé, qu’ils ne renonceront point à ce droit, et qu’on peut chercher des secours ailleurs.

Que vois-je, le règne d’après, quand la cruelle journée de Pavie vient de mettre la nation à deux doigts de sa perte ? Quand les larmes de tout ce qui survit à cette défaite épouvantable, coulent en flots de sang sur les malheurs de la patrie, quel indécent et odieux spectacle m’offrent ces vils tribuns ? Errans de rues en rues, comme des démoniaques, plus ridicules encore, par le travestissement militaire, contre lequel ils troquent leur soutane crotée… Je les vois, soufflans de leurs narines empoisonnées, le feu de la dissention dans tous les cœurs, secouant, de places en places, les serpens de la discorde ; je les vois, distillant, dans chaque quartier, le venin pestilenciel de la révolte, prouver au peuple, que Venise doit servir de modèle à la France, qu’il se gouverne avec un sénat, qui a tout l’or de l’Europe, et qu’il en tient la balance, au moyen de cette forme de gouvernement ; que le même bonheur est promis à la nation, dès qu’elle se sera livrée à eux. Des écrits pleins de ces odieuses maximes, se jettent dans les carrefours, circulent dans les flots du peuple, s’affichent à toutes les portes, s’annoncent jusques dans la chaire de la vérité, souillent le parvis du temple du seigneur… Ne s’en tenant point à ce comble d’outrages, n’oubliant point encore assez et leurs liens, et leur patrie, le peu de fonds qui reste à l’état, dans de si tristes circonstances, ils le volent ; les trésoriers sont sommés par eux, de ne verser qu’entre leurs mains. Mais quand Louise de Savoie, régente du royaume, la plus respectable des femmes, la plus sage, la plus malheureuse, la mere, enfin de François Ier, dans les fers ; quand Louise interpose son autorité, quand elle fait rentrer ces rebelles dans le devoir, de quoi vont-ils s’occuper ? Vont-ils réparer leurs crimes ? vont-ils songer qu’ils sont Français, et que la patrie saigne ? Vont-ils essuyer les larmes du peuple ? Vont-ils pourvoir à ses besoins ? non, le fanatisme et l’intérêt, sont les seuls ressorts qui les meuvent ; ils demandent à Louise, qu’il leur soit permis de rouer les Lutériens tout-à-leur aise ; ils demandent l’abrogation du concordat, et le retour de la pragmatique sanction. Voilà les grands objets qui les occupent ; voilà ce qui touche leur ame de boue, quand tout est dans le deuil et dans la désolation ; quand tout est courbé par la douleur, quand tous les citoyens, comme dans Ninive affligée, baissent la tête et la couvrent de cendres.

Les suivrons-nous sous Charles IX ? Lorsque ce faible enfant de Médicis monte sur le trône, on sait dans qu’elle état d’épuisement étaient les finances ; un des articles des états généraux convoqués pour lors à Orléans, portait suppression d’une partie des gages de ces mercenaires ; qu’arrive-t-il ? tous se révoltent ; tous, loin de secourir l’état obéré, refusent de le servir davantage, et veulent se défaire de leur place. Il semble qu’on vienne de commettre le plus affreux des crimes, en leur demandant des secours, et que ce crime épouvantable ne puisse être réparé, comme dans les plus grands troubles, que par l’interruption de leurs devoirs. Cependant Catherine cède, elle les méprise assez pour ne pas même leur faire l’honneur de les regarder comme citoyens. Elle a besoin d’eux, d’ailleurs, pour calmer les divisions de l’état ; elle les ménage ; elle se borne à leur demander la liberté de quelques malheureux religionnaires, qu’ils se délectent d’avance, de pouvoir faire expirer sous la roue, elle est refusée ; elle les prie d’enregistrer l’édit de Romorantin, celui de pacification, qui doivent, l’un et l’autre, rétablir la tranquillité, qui vont permettre à tout individu, d’adorer Dieu, comme bon lui semble : nouveaux refus[11]. La paix se rétablirait alors ; plus de meurtres juridiques à pouvoir délicieusement commettre ; plus de calvinistes à voir griller à petit feu ; plus d’espoir de changer le gouvernement de la nation, et de s’établir sur ses ruines ; ils tiennent donc ferme, n’enrégistrent rien, prolongent, les malheurs de l’État et pour, comble d’outrage, eux et Toulouse favorisent sous main les instigateurs de la ligue, et préparent, par ce comble d’atrocité, toutes les plaies de la patrie, ouvrent toutes les blessures dont elle doit souffrir si long-temps.

Qui fomente la faction des seize, sous Henri III ? quels autres, que ces vils mortels, se partagent la capitale, y sèment l’horreur et l’épouvante, y teignent les ruisseaux de sang, laissent enfin, dans les annales de la postérité, l’affreux nom de journée des barricades, à cette indigne révolte ? Mais mon cœur saigne, et je m’arrête ; il se brise, en retraçant les maux dont cette classe infâme a couvert ma patrie. Les voilà, ces zélés défenseurs du bien public, soigneux à voiler leurs forfaits, toujours prêts à publier les plus petites erreurs des autres, se servant du bandeau de la justice, pour aveugler les sots, qui les révèrent, et de son glaive atroce, pour punir ceux qui les démasquent.

Les voilà donc, ces citoyens sensibles et vertueux, toujours souillés du sang de leurs frères, toujours séditieux, intolérans, fanatiques, persécuteurs, rebelles et meurtriers, qui, non contens des victimes infortunées que leur soumettent un code absurde, osent encore effrontément, pour multiplier leurs proies, encourageant le mensonge et la calomnie, porter le flambeau, jusqu’au sein des familles, afin d’en dévoiler les plus secrets mystères, et d’établir sur ces iniquités, la réputation de leur zèle, de leur respect pour des mœurs, que nul citoyen n’outrage impunément comme eux ; les voilà, bourreaux de leurs compatriotes[12], persécuteurs de l’innocence[13], perturbateurs de la tranquilité publique[14], traîtres envers la patrie[15]. Les voilà donc, ces magistrats sublimes, qu’un reste de préjugé stupide engage encore à révérer, quand ils ne sont dignes que de mépris, que de sévères punitions, et que de la publique horreur.

Il faut, dites-vous, des juges : soit, mais que les juges ne se mêlent que de juger ; que ceux qui remplissent ces honorables fonctions, soient choisis parmi les plus notables citoyens de la nation, et qu’ils n’achètent pas sur-tout le droit de juger leurs semblables ; car vous n’aurez pour juges, que des fripons, tant que celui qui aura payé sa place, pensera, avant que de vous rendre justice, à se rembourser de ses avances. Mais il faut des loix : soit encore ; mais ces loix que je laisserai subsister, et dont je veux que nous raisonnions ensemble, plus amplement un autre jour ; ces loix, dis-je, la peine de mort en punira-t-elle l’infracteur ? À Dieu ne plaise. Le souverain Être peut disposer lui-seul de la vie des hommes ; je me croirais criminel moi-même à l’instant où j’oserais usurper ces droits. Accoutumés à vous forger un Dieu barbare et sanguinaire, vous autres Européens ; accoutumés à supposer un lieu de tourmens, où vont tous ceux que ce Dieu condamne, vous avez cru imiter sa justice, en inventant de même des macérations et des meurtres ; et vous n’avez pas senti que vous n’établissiez cette nécessité du plus grand des crimes, la destruction de son semblable, que vous ne l’établissiez, dis-je, que sur une chimère née de vos seules imaginations. Mon ami, continua cet honnête homme, en me serrant les mains, l’idée que le mal puisse jamais amener le bien, est un des vertiges le plus effrayant de la tête des sots. L’homme est faible, il a été créé tel par la main de Dieu ; ce n’est, ni à moi de sonder, sur cela, les raisons de la puissance suprême, ni à moi, d’oser punir l’homme d’être ce qu’il faut nécessairement qu’il soit. Je dois mettre tous les moyens en usage pour tâcher de le rendre aussi bon qu’il peut l’être, aucuns pour le punir de n’être pas comme il faudrait qu’il fût. Je dois l’éclairer, tout homme a ce droit avec ses semblables ; mais il n’appartient à personne de vouloir régler les actions des autres. Le bonheur du peuple est le premier devoir que m’impose la volonté de l’Éternel, et je n’y travaille pas en l’égorgeant. Je veux bien donner mon sang pour épargner le sien, mais je ne veux pas qu’il en perde une goute pour ses faiblesses ou pour mes intérêts. Si on l’attaque, il se défendra, et si son sang coule alors, ce sera pour la seule défense de ses foyers et non pour mon ambition. La nature l’afflige déjà d’assez de maux, sans que j’en accumule que je n’ai nuls droits de lui imposer. J’ai reçu de Dieu et de ces honnêtes citoyens, le pouvoir de leur être utile, je n’ai pas eu celui de les affliger. Je serai leur soutien et non pas leur persécuteur ; je serai leur père, et non pas leur bourreau, et ces hommes de sang qui prétendent au triste honneur de massacrer leurs semblables, ces vautours altérés de carnage, que je compare à des cannibales, je ne les souffrirai pas dans mes états, parce qu’ils y nuisent au lieu d’y servir, parce qu’à chaque feuille de l’histoire des peuples qui les souffrent, je vois ces hommes atroces, ou troubler les projets sages d’un législateur, ou refuser de s’unir à la nation quand il est question de sa gloire ; enchaîner cette même nation si elle est faible, l’abandonner si elle a de l’énergie, et que de tels monstres, dans un État, ne sont que fort dangereux.

Ces projets admis, je m’occupai du commerce ; celui de vos colonies m’effraya. Quelle nécessité, me dis-je, de chercher des établissemens si éloignés ? Notre véritable bonheur, dit un de vos bons écrivains, exige-t-il la jouissance des choses que nous allons chercher si loin ? Sommes-nous destinés à conserver éternellement des goûts factices ? Le sucre, le tabac, les épices, le café, etc. valent-ils les hommes que vous sacrifiez pour ces misères ?

Le commerce étranger, selon moi, n’est utile qu’autant qu’une nation a trop ou trop peu. Si elle a trop, elle peut échanger son superflu contre des objets d’agrément ou de frivolité ; le luxe peut se permettre à l’opulence : et si elle n’a pas assez, il est tout simple qu’elle aille chercher ce qu’il lui faut. Mais vous n’êtes dans aucuns de ces cas en France ; vous avez fort peu de superflu et rien ne vous manque. Vous êtes dans la juste position qui doit rendre un peuple heureux de ce qu’il a, riche de son sol, sans avoir besoin ni d’acquérir pour être bien, ni d’échanger pour être mieux. Ce pays abondant ne vous procure-t-il pas au delà de vos besoins, sans que vous soyez obligés ou d’établir des colonies, ou d’envoyer des vaisseaux dans les trois parties du monde pour ajouter à votre bien-être ? Plus avantageusement situé qu’aucun autre empire de l’europe, vous auriez avec un peu de soin les productions de toute la terre. Le midi de la Provence, la Corse, le voisinage de l’Espagne, vous donneraient aisément du sucre, du tabac et du café. Voilà dans la classe du superflu ce qu’on peut regarder comme le moins inutile ; et quand vous vous passeriez d’épices, cette privation où gagnerait votre santé, pourrait-elle vous donner des regrets ? N’avez-vous pas chez vous tout ce qui peut servir à l’aisance du citoyen, même au luxe de l’homme riche ? Vos draps sont aussi beaux que ceux d’Angleterre : Abbeville fournissait autrefois Rome la plus magnifique des villes du monde ; vos toiles peintes sont superbes, vos étofes de soye plus moëleuses qu’aucune de celles de l’Europe ; relativement aux meubles de fantaisie, aux ouvrages de goût, c’est vous qui en envoyez à toute la terre. Vos Gobelins l’emportent sur Bruxelles, vos vins se boivent par-tout et ont l’avantage précieux de s’améliorer dans le passage. Vos bleds sont si abondans que vous êtes souvent obligés d’en exporter[16] ; vos huiles ont plus de finesse que celles d’Italie, vos fruits sont savoureux et sains, peut-être avec des soins auriez-vous ceux de l’Amérique ; vos bois de chauffage et de construction seront toujours en abondance quand vous saurez les entretenir. Qu’avez-vous donc besoin du commerce étranger ? Obligez les nations étrangères à venir chercher dans vos ports le superflu que vous pouvez avoir, n’ayez d’autre peine que de recevoir ou leur argent ou quelques bagatelles de fantaisie en retour de ce superflu, mais n’équipez plus de vaisseaux pour l’aller chercher, ne risquez plus sur cet élément dangereux, un demi tiers de la nation qui expose ses jours pour satisfaire aux caprices du reste, fatal arrangement qui vous donne des remords quand vous voyez que vous n’obtenez vos jouissances qu’aux dépends de la vie de vos semblables ; pardon, mon ami, mais cette considération à laquelle je vois qu’on ne pense jamais assez, entre toujours dans mes calculs. On vous apportera tout pour obtenir de vous ce que vous pouvez donner en retour, mais n’ayez point de colonies, elles sont inutiles, elles sont ruineuses et souvent d’un danger bien grand. Il est impossible de tenir dans une exacte subordination des enfans si loin de leur mère. Ici je pris la liberté d’interrompre Zamé pour lui apprendre l’histoire des colonies anglaises. — Ce que vous me dites, reprit-il, je l’avais prévu, il en arrivera autant aux espagnols, ou ce qui est plus vraisemblable encore, la république de Washington s’accroîtra peu à peu comme celle de Romulus, elle subjuguera d’abord l’Amérique, et puis fera trembler la terre. Excepté vous, Français, qui finirez par secouer le joug du despotisme, et par devenir républicains à votre tour, parce que ce gouvernement est le seul qui convienne à une nation aussi franche, aussi remplie d’énergie et de fierté que la vôtre[17].

Quoi qu’il en soit, je le répète, une nation assez heureuse pour avoir tout ce qu’il lui faut chez elle, doit consommer ce qu’elle a, et ne permettre l’exportation du superflu qu’aux conditions qu’on vienne le chercher. En parcourant, un de ces jours, cette isle fortunée, nous pourrons revenir sur cet objet, reprenons le fil de ce qui me regarde.

La résolution que je formai après l’étude de cette partie, fut donc de rapporter dans mon isle, pour ajouter à ses productions naturelles, une grande quantité de plantes européennes, dont l’usage me parut agréable ; de m’instruire dans l’art de diriger des manufactures, afin d’en établir ici de relatives aux plantes que nous pourrions employer ; de retrancher tout objet de luxe, de jouir de nos productions améliorées ou augmentées par nos soins, et de rompre entièrement tout fil de commerce, excepté celui qui se fait intérieurement par le seul moyen des échanges. Nous avons peu de voisins, deux ou trois isles au Sud, encore dans l’incivilisation et dont les habitans viennent nous voir quelquefois ; nous leur donnons ce que nous avons de trop sans jamais rien recevoir d’eux… ils n’ont rien de plus merveilleux que nous. Un commerce autrement établi, ne tarderait pas à nous attirer la guerre ; ils ne connaissent pas nos forces ; nous les écraserions, et l’épargne du sang est la première règle de toutes mes démarches. Nous vivons donc en paix avec ces isles voisines ; je suis assez heureux pour leur avoir fait chérir notre gouvernement : elles s’uniraient infailliblement à nous si nous avions besoin de secours ; mais elles nous seraient inutiles ; attaquées par l’ennemi, tous nos citoyens alors deviendraient soldats : il n’en est pas un seul qui ne préférât la mort à l’idée de changer de gouvernement : voilà encore un des fruits de ma politique ; c’est en me faisant aimer d’eux que je les ai rendu militaires ; c’est en leur composant un sort doux, une vie heureuse, c’est en faisant fleurir l’agriculture, c’est en les mettant dans l’abondance de tout ce qu’ils peuvent desirer, que je les ai liés par des nœuds indissolubles ; en s’opposant aux usurpateurs, ce sont leurs foyers qu’ils garantissent, leurs femmes, leurs enfans, le bonheur unique de leur vie ; et on se bat bien pour ces choses là. Si j’ai jamais besoin de cette milice, un seul mot fera ma harangue : mes enfans, leur dirai-je, voilà vos maisons, voilà vos biens et voilà ceux qui viennent vous les ravir, marchons. Vos souverains d’Europe ont-ils de tels intérêts à offrir à leurs mercenaires qui, sans savoir la cause qui les meut, vont stupidement verser leur sang pour une discussion qui non seulement leur est indifférente, mais dont ils ne se doutent même pas. Ayez chez vous une bonne et solide administration ; ne variez pas ceux qui la dirigent au plus petit caprice de vos souverains où à la plus légère fantaisie de leurs maîtresses ; un homme qui s’est instruit dans l’art de gouverner, un homme qui a le secret de la machine, doit être consideré et retenu ; il est imprudent de confier ce secret à tant de citoyens à la fois ; qu’arrive-t-il d’ailleurs quand ils sont sûrs de n’être élevés qu’un instant ? Ils ne s’occupent que de leurs intérêts et négligent entièrement les vôtres. Fortifier vos frontières, rendez-vous respectables à vos voisins. Renoncez à l’esprit de conquêtes, et n’ayant jamais d’ennemis, ne devant vous occuper qu’à garantir vos limites, vous n’aurez pas besoin de soudoyer une si grande quantité d’hommes en tout tems ; vous rendrez, en les reformant, cent mille bras à la charrue, bien mieux placés qu’à porter un fusil qui ne sert pas quatre fois par siècle et qui ne servirait pas une, par le plan que j’indique. Vous n’enleverez plus alors au père de famille des enfans qui lui sont nécessaires, vous n’introduirez pas l’esprit de licence et de débauche parmi l’élite de vos citoyens[18], et tout cela pour le luxe imbécile d’avoir toujours une armée formidable. Rien de si plaisant que d’entendre vos écrivains parler tous les jours de population, tandis qu’il n’est pas une seule opération de votre gouvernement qui ne prouve qu’elle est trop nombreuse, et si elle ne l’était pas beaucoup trop, enchaînerait-il d’un côté, par les nœuds du célibat, tous ces militaires pris sur la fleur de la nation même, et ne rendrait-il pas de l’autre la liberté à cette multitude de prêtres et de religieuses également liés par les chaînes absurdes de l’abstinence. Puisque tout va, puisqu’il y a encore du trop, malgré ces digues puissantes offertes à la population, puisqu’elle est encore trop forte ; malgré tout cela, il est donc ridicule de se recrier toujours sur le même objet : me trompé-je ? Voulez-vous qu’elle soit plus nombreuse, est-il essentiel qu’elle le soit ? À la bonne heure, mais n’allez pas chercher pour l’accroître, les petits moyens que vous alléguez. Ouvrez vos cloîtres, n’ayez plus de milice inutile, et vos sujets quadrupleront.

Je passais un jour à Paris sur cette arêne de Thémis, où les prestolets de son temple, le frac élégant sous le cotillon noir, condamnent si légèrement à la mort, en venant de souper chez leurs catins, des infortunés qui valent quelquefois mieux qu’eux. On allait y donner un spectacle à ces bouchers de chair humaine… Quel crime a commis ce malheureux, demandai-je ? Il est pédéraste, me répondit-on ; vous voyez bien que c’est un crime affreux, il arrête la population, il la gêne, il la détruit… ce coquin mérite donc d’être détruit lui-même. — Bien raisonné, répondis-je à mon philosophe, Monsieur me paraît un génie… Et suivant une foule qui s’introduisait non loin de là, dans un monastére, je vis une pauvre fille de 16 ou 17 ans, fraîche et belle, qui venait de renoncer au monde, et de jurer de s’ensevelir vive dans la solitude où elle était… Ami, dis-je à mon voisin, que fait cette fille ? — C’est une Sainte, me répondit-on, elle renonce au monde, elle va enterrer dans le fond d’un cloître le germe de vingt enfans dont elle aurait fait jouir l’État. — Quel sacrifice ! — Oh ! oui, Monsieur, c’est un ange, sa place est marquée dans le Ciel. — Insensé, dis-je à mon homme, ne pouvant tenir à cette inconséquence, tu brûles là un malheureux dont tu dis que le tort est d’arrêter la propagation, et tu couronnes ici une fille qui va commettre le même crime ; accorde-toi, Français, accorde-toi, ou ne trouve pas mauvais qu’un étranger raisonnable qui voyage dans ta Nation, ne la prenne souvent pour le centre de la folie ou de l’absurdité.

Je n’ai qu’un ennemi à craindre, poursuivit Zamé, c’est l’Européen inconstant, vagabond, renonçant à ses jouissances pour aller troubler celles des autres, supposant ailleurs des richesses plus précieuses que les siennes, desirant sans cesse un gouvernement meilleur, parce qu’on ne sait pas lui rendre le sien doux ; turbulent, féroce, inquiet, né pour le malheur du reste de la terre, catéchisant l’Asiatique, enchaînant l’Africain, exterminant le Citoyen du nouveau monde, et cherchant encore dans le milieu des mers de malheureuses isles à subjuguer ; oui, voilà le seul ennemi que je craigne, le seul contre lequel je me battrai, s’il vient ; le seul, ou qui nous détruira, ou qui n’abordera jamais dans cette isle ; il ne le peut que d’un côté ; je vous l’ai dit, ce côté est fortifié de la plus sûre manière : vous y verrez les batteries que j’ai fait établir ; l’accomplissement de cet objet fut le dernier soin de mon voyage, et le dernier emploi de l’or que m’avait donné mon père. Je fis construire trois vaisseaux de guerre à Cadix, je les fis remplir de canons, de mortiers, de bombes, de fusils, de balles, de poudre, de toutes vos effrayantes munitions d’Europe, et fis déposer tout cela dans le magasin du port qu’avait fait construire mon prédécesseur ; les canons furent mis dans leurs embrâsures ; cent jeunes gens s’exercent deux fois le mois aux différentes manœuvres nécessaires à cette artillerie ; mes Concitoyens savent que ces précautions ne sont prises que contre l’ennemi qui voudrait nous envahir. Ils ne s’en inquiètent pas, ils ne cherchent même point à approfondir les effets de ces munitions infernales dont je leur ai toujours caché les expériences ; les jeunes gens s’exercent sans tirer ; si la chose était sérieuse, ils savent ce qui en résulterait, cela suffit. Avec les peuples doux qui m’entourent, je n’aurais pas eu besoin de ces précautions ; vos barbares compatriotes m’y forcent, je ne les emploierai jamais qu’à regret.

Tel fut l’attirail formidable avec lequel, au bout de vingt ans, je rentrai dans ma Patrie ; j’eus le bonheur d’y retrouver mon père et d’y recevoir encore ses conseils ; il fit briser les vaisseaux que j’amenais, il craignit que cette facilité d’entreprendre de grands voyages n’allumât la cupidité de ce bon peuple, et qu’à l’exemple des Européens, l’espoir de s’enrichir ailleurs ne vint troubler sa tranquillité. Il voulut que ce peuple aimable et pacifique, heureux de son climat, de ses productions, de son peu de loix, de la simplicité de son culte, conservât toujours son innocence en ne correspondant jamais avec des Nations étrangères, qui ne lui inculqueraient aucune vertu, et qui lui donneraient beaucoup de vices. J’ai suivi tous les plans de ce respectable et cher auteur de mes jours, je les ai améliorés quand j’ai cru le pouvoir : nous avons fait passer cette Nation de l’état le plus agreste à celui de la civilisation ; mais à une civilisation douce, qui rend plus heureux l’homme naturel qui la reçoit, éloignée des barbares excès où vous avez porté la vôtre, excès dangereux qui ne servent qu’à faire maudire votre domination, qu’à faire haïr, qu’à faire détester vos liens, et qu’à faire regretter à celui que vous y soumettez l’heureuse indépendance dont vous l’avez cruellement arraché. L’état naturel de l’homme est la vie sauvage ; né comme l’ours et le tigre dans le sein des bois, ce ne fut qu’en rafinant ses besoins qu’il crut utile de se réunir pour trouver plus de moyens à les satisfaire. En la prenant de-là pour le civiliser, songez à son état primitif, à cet état de liberté pour lequel l’a formé la nature, et n’ajoutez que ce qui peut perfectionner cet état heureux dans lequel il se trouvait alors, donnez-lui des facilités, mais ne lui forgez point de chaînes ; rendez l’accomplissement de ses désirs plus aisés, mais ne les asservissez pas ; contenez-le pour son propre bonheur, mais ne l’écrasez point par un fatras de loix absurdes ; que tout votre travail tende à doubler ses plaisirs en lui ménageant l’art d’en jouir long-temps et avec sûreté ; donnez-lui une religion douce, comme le dieu qu’elle a pour objet ; dégagez-la sur-tout de ce qui ne tient qu’à la foi ; faites-la consister dans les œuvres et non dans la croyance. Que votre peuple n’imagine pas qu’il faille croire aveuglément tels et tels hommes, qui dans le fond n’en savent pas plus que lui, mais qu’il soit convaincu que ce qu’il faut, que ce qui plaît à l’Éternel est de conserver toujours son ame aussi pure que quand elle émana de ses mains ; alors il volera lui-même adorer le Dieu bon qui n’exige de lui que les vertus nécessaires au bonheur de l’individu qui les pratique ; voilà comme ce peuple chérira votre administration, voilà comme il s’y assujétira lui-même, et voilà comme vous aurez dans lui des amis fidèles, qui périraient plutôt que de vous abandonner, ou que de ne pas travailler avec vous à tout ce qui peut conserver la Patrie.

Nous reprendrons demain cette conversation, me dit Zamé ; je vous ai raconté mon histoire, jeune homme, je vous ai dit ce que j’avais fait, il faut maintenant vous en convaincre : allons dîner, les femmes nous attendent.

Tout se passa comme la veille : même frugalité, même aisance, même attention, même bonté de la part de mes hôtes ; nous eûmes de plus ses deux fils, qu’il était difficile de ne pas aimer dès qu’on avait pu les entendre et les voir : l’un était âgé de 22 ans, l’autre de 18 ; ils avaient tous deux sur leur physionomie les mêmes traits de douceur et d’aménité qui caractérisaient si bien leurs aimables parens. Ils m’accablèrent de politesses et de marques d’estime ; ils n’eurent point en me regardant cette curiosité insultante et pleine de mépris, qui éclatent dans les gestes et dans les regards de nos jeunes-gens, la première fois qu’ils voient un étranger ; ils ne m’observèrent que pour me caresser, ne me parlèrent que pour me louer, ne m’interrogèrent que pour tirer de mes réponses quelques sujets de m’applaudir[19]. L’après-midi, Zamé voulut que nous allassions voir si rien ne manquait à mon équipage ; il était difficile d’avoir donné de meilleurs ordres, impossible qu’ils fussent mieux exécutés ; ce fut alors qu’il me fît observer la difficulté d’aborder dans son port, et la manière dont il était défendu : deux ouvrages extérieurs l’embrassaient entièrement, et le dominaient à tel point, qu’aucun bâtiment n’y pouvaient entrer sans être foudroyé de la nombreuse artillerie qui garnissait ces deux redoutes ; parvenait-on dans la rade, on se retrouvait sous le feu du fort ; échappait-on à des dangers si sûrs, deux vastes boulevards défendaient l’approche de la ville ; ils se garnissaient au besoin de toute la jeunesse de la Capitale, et l’invasion devenait impraticable.

Je n’ai eu ici, grace au Ciel, encore nul besoin de tout cela, me dit Zamé, et j’espère bien que le peuple ne s’en servira jamais. Vous voyez ces énormes rochers qui commencent d’ici à règner de droite et de gauche, dès qu’ils se sont entr’ouverts pour former la bouche du port, ils deviennent inabordables de toutes parts, et ils ont plus de 300 pieds de hauteur ; ils nous entourent ainsi de par-tout, ils nous servent par-tout de remparts. Nous aurons donc long-temps à faire jouir ce bon peuple de la félicité que nous lui avons préparée ; cette certitude fait le charme de ma vie, elle me fera mourir content. Nous revînmes.

Vous êtes jeune, me dit Zamé un peu avant de rentrer au palais, il faut vous dédommager de l’ennui que je vous ai causé ce matin, par un spectacle de votre goût.

À peine les portes furent-elles ouvertes, que je vis cent femmes autour de la Reine, toutes uniformément vêtues, et toutes en rose, parce que c’était la couleur de leur âge : voilà les plus jolies personnes de la Capitale, me dit Zamé, j’ai voulu les réunir toutes sous vos yeux, afin que vous puissiez décider entr’elles et vos Françaises.

Moins occupé de l’idole de mon cœur, peut-être eussé-je mieux discerné l’assemblage étonnant de jolis traits qui se montraient à moi dans cet instant ; mais je ne vis que ce tendre objet ; chaque fois que la beauté paraissait à mes yeux, quelle que fût la forme qu’elle prît, elle ne m’offrait jamais qu’Éléonore.

Néanmoins, on réunirait difficilement, je dois le dire, dans quelque ville d’Europe que ce pût être, un aussi grand nombre de jolies figures ; en général, le sang est superbe à Tamoé ; Zilia, que je vais essayer de vous peindre, vous donnera une idée générale de ce sexe charmant, auquel il semble que la nature n’ait accordé tant d’appas, que par le dessein qu’elle avait de lui faire habiter le plus heureux pays de la terre.

Zilia est grande, sa taille est souple et dégagée, sa peau d’une blancheur éblouissante ; tous ses traits sont l’emblème de la candeur et de la modestie ; ses yeux, plus tendres que vifs, très-grands et d’un bleu foncé, semblent exprimer à tout instant l’amour le plus délicat et le sentiment le plus voluptueux ; sa bouche, délicieusement coupée, ne s’ouvre que pour montrer les dents les plus belles et les plus blanches ; elle a peu de couleurs ; mais elle s’anime dès qu’on la regarde, et son teint devient alors comme la plus fraîche des roses ; son front est noble ; ses cheveux très-agréablement plantés, sont d’un blond cendré, et l’énorme quantité qu’elle en a, se mariant le plus élégamment du monde aux contours gracieux de son voile, retombant à grands flots sur sa gorge d’albâtre, toujours découverte d’après l’usage de sa Nation, achèvent de donner à cette jolie personne l’air de la déesse même de la jeunesse ; elle venait d’atteindre sa seizième année, et promettait de croître encore, quoique sa taille légère fût déjà très-élevée ; ses bras sont un peu longs, et ses doigts, d’une élasticité, d’une souplesse et d’un mince auxquels nos yeux ne se font point… Ne prenez pas ceci, pour une fadeur, Mademoiselle, dit Sainville, en adressant la parole à ton Aline ; mais j’aurais pu d’un mot peindre cette fille charmante, je n’avais besoin que de vous montrer. — En vérité, Monsieur, dit madame de Blamont, est-il bien vrai ? ne nous flattez-vous point ? ma fille serait aussi jolie que Zilia ? — J’ose vous protester, Madame, dit Sainville, qu’il est impossible de se mieux ressembler. — Poursuivez, poursuivez, Monsieur, dit le Comte à Sainville, vous donneriez de l’amour-propre à notre chère Aline, et nous ne voulons point la gâter… Aline rougit… Sa mère la baisa, et notre jeune aventurier reprit en ces termes.

Voilà la femme de mon fils, me dit Zamé en me présentant Zilia, elle ne sait encore dire que trois mots français, ce sont les premiers que son mari lui a appris ; mais comme il lui trouve des dispositions, il continuera : prononcez-les donc ces trois mots, ma fille, lui dit ce père charmant, et la tendre et délicieuse Zilia posant la main sur son cœur, et regardant son mari avec autant de grâce que de modestie, lui dit en rougissant : voilà votre bien. Toutes les femmes se mirent à rire, et je vis alors qu’elle était la gaîté, la candeur et la touchante félicité qui régnait chez cet heureux peuple.

Je demandai à Zamé pourquoi les maris n’étaient pas avec leurs femmes ? — Pour vous faire juger les sexes à part, me dit-il, demain vous ne verrez que les jeunes gens, après-demain nous les réunirons ; j’ai peu de plaisirs à vous donner, je les ménage.

Ces femmes intéressantes animées par la présence de l’adorable épouse de leur chef, qui les encourageait et qui les aimait, se livrèrent le reste du jour à mille innocens plaisirs, qui, les plaçant dans nombre d’attitudes diverses, me développèrent leurs graces naturelles, et acheva de me convaincre de la douceur et de l’aménité de leur caractère ; elles exécutèrent plusieurs jeux de leur pays, ainsi que quelques-uns d’Europe, et furent dans tous, gaies, honnêtes, polies, toujours modestes et toujours décentes, si vous en exceptez l’usage d’avoir leur gorge entièrement découverte, (mais tout est habitude) et je n’ai point vu que ce costume, qui leur est propre, produisît jamais aucune indécence ; les hommes sont faits à voir leurs femmes ainsi ; ils l’étaient avant à les voir nues ; les loix de Zamé, sur cet objet, ont donc rétabli, au lieu de détruire.

On ne s’échauffe point de ce qu’on voit journellement, me répondit cet aimable homme, quand il s’aperçut de la surprise où cette coutume me jettait : la pudeur n’est qu’une vertu de convention ; la nature nous à créés nuds, donc il lui plaisait que nous fussions tels ; en prenant d’ailleurs ce peuple dans l’état de nudité, si j’avais voulu encaisser leurs femmes dans des busques à l’européenne, elles se seraient désespérées : il faut, quand on change les usages d’une Nation, toujours autant qu’il est possible, conserver des anciens ce qui n’a nul inconvénient ; c’est la façon d’accoutumer à tout, et de ne révolter sur rien. Une collation simple et frugale fut servie à ces femmes adorables ; la même politesse, la même discrétion, la même retenue, les suivit par-tout et elles se retirèrent.

Le lendemain il y avait conseil, je ne pus voir Zamé que l’après-midi ; je passai le matin à vaquer aux soins de notre équipage. — Venez, me dit notre hôte dès qu’il fut libre, il me reste bien des choses à vous apprendre pour vous donner une entière connaissance de notre Patrie et de nos mœurs : je vous ai dit que le divorce était permis dans mes États, ceci va nous jetter dans quelques détails.

La nature, en n’accordant aux femmes qu’un petit nombre d’années pour la reproduction de l’espèce, semble indiquer à l’homme qu’elle lui permet d’avoir deux compagnes : quand l’épouse cesse de donner des enfans à son mari, celui-ci a encore quinze ou vingt ans à en désirer, et à jouir de la possibilité d’en avoir ; la loi qui lui permet d’avoir une seconde femme ne fait qu’aider à ses légitimes désirs, celle qui s’oppose à cet arrangement contrarie celle de la nature, et par sa rigueur, et par son injustice. Le divorce a pourtant deux inconvéniens : le premier, que les enfans de la plus vieille mère peuvent être maltraités par la plus jeune ; le second, que les pères aimeront toujours mieux les derniers enfans.

Pour lever ces difficultés, les enfans quittent ici la maison paternelle dès qu’ils n’ont plus besoin du sein de la mère ; l’éducation qu’ils reçoivent est nationale ; ils ne sont plus les fils de tel ou tel, ce sont les enfans de l’État ; les parens peuvent les voir dans les maisons où on les élève, mais les enfans ne rentrent plus dans la maison paternelle ; par ce moyen, plus d’intérêt particulier, plus d’esprit de famille, toujours fatal à l’égalité, quelquefois dangereux à l’État ; plus de crainte d’avoir des enfans au delà des biens qu’on peut leur laisser. Les maisons n’étant habitées que par un ménage, il y en a souvent de vacantes ; sitôt qu’une maison le devient, elle rentre dans la masse des biens de l’État, dont elle n’a été séparée que pendant la vie de ceux qui l’occupaient. L’État est seul possesseur de tous les biens, les citoyens ne sont qu’usufruitiers ; dès qu’un enfant mâle a atteint sa quinzième année, il est conduit dans la maison où s’élèvent les filles : là, il se choisit une épouse de son âge ; si la fille consent, le mariage se fait ; si elle n’y consent pas, le jeune homme cherche jusqu’à ce qu’il soit agréé ; de ce moment, on lui donne une des maisons vacantes, et le fonds de terre annexé à cette maison, qu’elle ait appartenu à sa famille, ou non, la chose est indifférente, il suffit que le bien soit libre, pour qu’il en soit mis en possession. Si le jeune ménage a des parens, ils assistent à son hymen, dont la cérémonie, simple, ne consiste qu’à faire jurer à l’un et à l’autre époux, au nom de l’Éternel, qu’ils s’aimeront, qu’ils travailleront de concert à avoir des enfans, et que le mari ne répudiera sa femme, ou la femme le mari, que pour des causes légitimes : cela fait, les parens qui ont assisté comme témoins, se retirent, et les jeunes gens se trouvent maîtres d’eux sous l’inspection et la direction de leurs voisins, obligés de les aider, de leur donner des conseils et des secours pendant l’espace de deux ans, au bout desquels les jeunes époux sortent entièrement de tutelle. Si les parens veulent prendre le soin de cette direction, ils sont les maîtres ; alors ils viennent aider chaque jour les nouveaux mariés, les deux années prescrites.

Les causes pour lesquelles l’époux peut demander le divorce sont au nombre de trois : il peut répudier sa femme si elle est mal-saine, si elle ne veut pas, ou si elle ne peut plus lui donner d’enfans, et s’il est prouvé qu’elle ait une humeur acariâtre, et qu’elle refuse à son mari tout ce que celui-ci peut légitimement exiger d’elle. La femme, de son côté, peut demander à quitter son mari, s’il est mal-sain, s’il ne veut pas, ou s’il ne peut plus lui faire des enfans lorsqu’elle est encore en état d’en avoir, et s’il la maltraite, quel qu’en puisse être le motif.

Il y a à l’extrémité de toutes les villes de l’État, une rue entière qui ne contient que des maisons plus petites que celles qui sont destinées aux ménages ; ces maisons sont données par l’État aux répudiés de l’un ou de l’autre sexe, et aux célibataires ; elles ont, comme les autres, de petites possessions annexées à elles, de sorte que le célibataire ou le répudié, de quelque sexe qu’il soit, n’a rien à demander, ni à sa famille, si c’est le célibataire, ni l’un à l’autre, si ce sont des époux.

Un mari qui a répudié sa femme et qui en désire une autre, peut se la choisir, ou parmi les répudiées, s’il arrivait qu’il s’y en trouvât une qui lui plût, ou il va la prendre dans la maison d’éducation des filles. L’épouse qui a répudié son mari, agit absolument de même ; elle peut se choisir un époux parmi les répudiés, s’il en est qui l’accepte, si elle en trouve qui lui plaise, ou elle va se le choisir parmi les jeunes gens, s’il en est qui veuille d’elle. Mais si l’un ou l’autre époux répudié désire vivre à part dans la petite habitation que lui donne l’État, sans vouloir prendre de nouvelles chaînes, il en est le maître : on n’est contraint à aucune de ces choses, elles se font toutes de bon accord ; jamais les enfans n’y peuvent mettre d’obstacles, c’est un fardeau dont l’État soulage les parens, puisqu’à peine les premiers voient-ils le jour, que ceux-ci s’en trouvent débarrassés. Au-delà de deux choix, la repudiation n’a plus lieu ; alors, il faut prendre patience, et se souffrir mutuellement. On n’imagine pas combien la loi qui débarrasse les pères et les mères de leurs enfans, évite dans les familles de divisions et de mésintelligences : les époux n’ont ainsi que les roses de l’hymen, ils n’en sentent jamais les épines. Rien en cela ne brise les nœuds de la nature, ils peuvent voir et chérir de même leurs enfans : on leur laisse tout ce qui tient à la douceur des sentimens de l’ame, on ne leur enlève que ce qui pourrait les altérer ou les détruire. Les enfans, de leur côté, n’en chérissent pas moins leurs parens ; mais accoutumés à voir la Patrie comme une autre mère, sans cesser d’être enfans plus tendres, ils en deviennent meilleurs Citoyens.

On a dit, on a écrit que l’éducation nationale ne convenait qu’à une République, et l’on s’est trompé : cette sorte d’éducation convient à tout Gouvernement qui voudra faire aimer la Patrie, et tel est le caractère distinctif du nôtre, si j’adapte d’ailleurs à l’isle de Tamoé une éducation républicaine, je vous en expliquerai bientôt les raisons. La facilité des répudiations dont vous venez de voir le détail, évite tellement l’adultère, que ce crime, si commun parmi vous, est ici de la plus grande rareté ; s’il est prouvé pourtant, il devient un quatrième cas de la séparation des parties, souvent alors deux ménages changent réciproquement ; mais il y a tant de moyens de se satisfaire en adoptant les nœuds de l’hymen, les entraves en sont si légères, qu’il est bien rare que la galanterie vienne souiller ces nœuds.

Les fonds qui doivent nourrir les époux étant tous de même valeur, le choix préside seul à la formation de leurs liens. Toutes les filles étant également riches, tous les garçons ayant la même portion de fortune, ils n’ont plus que leurs cœurs à écouter pour se prendre. Or, dès qu’on a toujours mutuellement ce qu’on désire, pourquoi changerait-on ? et si l’on veut changer dès qu’on le peut, quel motif, dès-lors, engagerait à aller troubler le bonheur des autres ? Il y a pourtant quelques intrigues, ce mal est inévitable ; mais elles sont si rares et si cachées, ceux qui les ont ou qui les souffrent en éprouvent tous une telle honte, qu’il n’en résulte aucune sorte de trouble dans la société : point d’imprudences, point de plaintes, fort peu de crimes, n’est-ce pas là tout ce qu’on peut obtenir sur cette partie ? et avec tous les moyens que vous employez, avec ces maisons scandaleuses, où de malheureuses victimes sont indécemment dévouées à l’intempérance publique ; avec tout cela, dis-je, obtenez-vous dans votre Europe seulement la moitié de ce que je gagne par les procédés que je viens de vous dire[20]. Tout ce qui tient aux possessions vient de vous être démontré : ces détails vous font voir que le sujet n’a rien en propre, ne tient ce qu’il a que de l’État, qu’à sa mort tout y rentre ; mais que comme il en jouit sa vie durant en pleine et sûre paix, il a le plus grand intérêt à ne pas laisser son domaine en friche ; son aisance dépend du soin qu’il aura de ce domaine, il est donc forcé de l’entretenir. Quand les deux époux vieillissent, ou quand l’un des deux vient à manquer, les vieilles gens ou les gens veufs qui aidèrent autrefois les jeunes, le sont maintenant par eux, et c’est à ceux-ci que l’on s’en prend alors, si tout n’est pas géré dans ces cas de vieillesse, d’infirmités ou de veuvage avec le même ordre que cela l’était auparavant. Ces jeunes gens n’ont sans doute aucun intérêt bien direct à entretenir les domaines des vieux, puisqu’ayant déjà ce qu’il leur faut, ils n’en hériteront sûrement pas ; mais ils le font par reconnaissance, par attachement pour la Patrie, et parce qu’ils sentent bien d’ailleurs que dans leur caducité ils auront besoin de pareils secours, et qu’on le leur refuserait, s’ils ne l’avaient pas donné aux autres.

Je n’ai pas besoin de vous faire observer combien cette égalité de fortune bannit absolument le luxe : il n’est point, dans un État, de meilleures loix somptuaires, il n’en est pas de plus sûres. L’impossibilité d’avoir plus que son voisin, anéantit absolument ce vice destructeur de toutes les Nations de l’Europe : on peut desirer d’avoir de meilleurs fruits qu’un autre, des comestibles plus délicats ; mais ceci n’étant que le résultat des soins et des peines qu’on prend pour y réussir, ce n’est plus faste, c’est émulation ; et comme elle ne tourne qu’au bien des sujets, le Gouvernement doit l’entretenir.

Jettons maintenant les yeux, mon ami, poursuivit cet homme respectable, sur la multitude de crimes que ces établissemens préviennent, et si je vous prouve que j’en diminue la somme sans qu’il en coûte un cheveu, ni une heure de peine au citoyen, m’avouerez-vous que j’aurai fait de meilleure besogne que ces brutaux inventeurs et sectateurs de vos loix atroces qui, comme celles de Dracon, ne prononcent jamais que le glaive à la main ? M’accorderez-vous que j’aurai rempli le sage et grand principe des loix Perses, qui enjoignent au Magistrat de prévenir le crime, et non de le punir ; il ne faut qu’un sot et qu’un bourreau pour envoyer un homme à la mort, mais beaucoup d’esprit et de soin pour l’empêcher de le mériter.

Avec l’égalité de biens, point de vols ; le vol n’est que l’envie de s’approprier ce qu’on n’a pas, et ce qu’on est jaloux de voir à un autre ; mais, dès que chacun possède la même chose, ce désir criminel ne peut plus exister.

L’égalité des biens entretenant l’union, la douceur du Gouvernement, portant tous les sujets à chérir également leur régime, point de crimes d’État, point de révolution.

Les enfans éloignés de la maison paternelle, point d’inceste ; soigneusement élevés, toujours sous les yeux d’instituteurs sûrs et honnêtes… point de viols.

Peu d’adultères, au moyen du divorce.

Les divisions intestines prévenues par l’égalité des rangs et des biens, toutes les sources du meurtre sont éteintes.

Par l’égalité, plus d’avarice, plus d’ambition, et que de crimes naissent de ces deux causes ! plus de successeurs impatiens de jouir, puisque c’est l’âge qui donne des biens, et jamais la mort des parens ; cette mort n’étant plus desirée, plus de parricides, de fratricides, et d’autres crimes si atroces, que le nom seul n’en devrait jamais être prononcé.

Peu de suicides, l’infortune seule y conduit : ici, tout le monde étant heureux, et tous l’étant également, pourquoi chercherait-on à se détruire ?

Point d’infanticides : pourquoi se déferait-on de ses enfans, quand ils ne sont jamais à charge, et qu’on n’en peut retirer que des secours ? Le désordre des jeunes gens étant impossible, puisqu’ils n’entrent dans le monde que pour se marier, la fille de famille n’est plus exposée comme chez vous au déshonneur ou au crime ; faible, séduite et malheureuse, elle n’existe plus, comme chez vous, entre la flétrissure et l’affreuse nécessité de détruire le fruit infortuné de son amour.

Cependant, je l’avoue, toutes les infractions ne sont pas anéanties ; il faudrait être un Dieu et travailler sur d’autres individus que l’homme, pour absorber entièrement le crime sur la terre ; mais comparez ceux qui peuvent rester dans la nature de mon Gouvernement, avec ceux où le Citoyen est nécessairement conduit par la vicieuse organisation des vôtres. Ne le punissez donc pas quand il fait mal, puisque vous le mettez dans l’impossibilité de faire bien ; changez la forme de votre Gouvernement, et ne vexez pas l’homme, qui, quand cette forme est mauvaise, ne peut plus y avoir qu’une mauvaise conduite, parce que ce n’est plus lui qui est coupable, c’est vous… vous, qui pouvant l’empêcher de faire mal en variant vos loix, les laissez pourtant subsister, toutes odieuses qu’elles sont, pour avoir le plaisir d’en punir l’infracteur. Ne le prendriez-vous pas pour un féroce, celui qui ferait périr un malheureux pour s’être laissé tomber dans un précipice où la main même qui le punirait viendrait de le jetter ? Soyez justes : tolérez le crime, puisque le vice de votre Gouvernement y entraîne ; ou si le crime vous nuit, changez la constitution du Gouvernement qui le fait naître ; mettez, comme je l’ai fait, le Citoyen dans l’impossibilité d’en commettre ; mais ne le sacrifiez pas à l’ineptie de vos loix, et à votre entêtement de ne les vouloir pas changer.

Soit, dis-je à Zamé ; mais il me semble que si vous avez peu de vices, vous ne devez guères avoir de vertus ; et n’est-ce pas un Gouvernement sans énergie, que celui où les vertus sont enchaînées ?

Premièrement, répondit Zamé, cela fût-il, je le préférerais : j’aimerais mille fois mieux, sans doute, anéantir tous les vices dans l’homme, que de faire naître en lui des vertus, si je ne le pouvais qu’en lui donnant des vices, parce qu’il est reconnu que le vice nuit beaucoup plus à l’homme, que la vertu ne lui est utile, et que dans vos Gouvernemens sur-tout, il est bien plus essentiel de n’avoir pas le vice qu’on punit, que de posséder la vertu qu’on ne récompense point. Mais vous vous êtes trompé ; de l’anéantissement des vices ne résulte point l’impossibilité des vertus : la vertu n’est pas à ne point commettre de vices, elle est à faire le mieux possible dans les circonstances données ; or, les circonstances sont également offertes ici à nos Citoyens, comme aux vôtres : la bienfaisance ne s’exerce pas comme chez vous, j’en conviens, à des legs pieux, qui ne servent qu’à engraisser des moines, ou à des aumônes, qui n’encouragent que des fainéans ; mais elle agit en aidant son voisin, en secourant l’homme infirme, en soignant les vieillards et les malades, en indiquant quelques bons principes pour l’éducation des enfans, en prévenant les querelles ou les divisions intestines ; le courage se montre, à supporter patiemment les maux que nous envoie la nature ; cette vertu ainsi exercée, n’est-elle pas d’un plus haut prix que celle qui ne nous entraîne qu’à la destruction de nos semblables ? Mais celle-là même s’exercerait avec sublimité, s’il s’agissait de défendre la Patrie ; l’amitié qu’on peut mettre au rang des vertus, ne peut-elle pas avoir ici l’extension la plus douce, et l’empire le plus agréable ? Nous aimons l’hospitalité, nous l’exerçons envers nos amis et nos voisins ; malgré l’égalité, l’émulation n’est point éteinte, je vous ferai voir nos charpentiers, nos maçons, vous jugerez de leur ardeur à se surpasser l’un l’autre, soit par le plus de souplesse, soit par la manière d’équarrir la pierre, de la façonner, d’en composer avec art la forme légère de nos maisons, d’en disposer les charpentes, etc.

Mais, continuai-je d’objecter à Zamé, voilà, quoique vous en disiez, une seconde classe dans l’État ; cet ouvrier n’est qu’un mercenaire, le voilà rabaissé dans l’opinion, le voilà différent du Citoyen qui ne travaille point.

Erreur, me dit Zamé, il n’y a aucune différence entre celui que vous allez voir à l’instant construire une maison, et celui qu’hier vous vîtes admis à ma table ; leur condition est égale, leur fortune l’est, leur considération absolument la même ; rien, en un mot, ne les distingue, et cette opinion qui élève l’un chez vous, et qui avilit l’autre, nous ne l’admettons nullement ici : Zilia, ma bru, Zilia que vous admirâtes, est la fille d’un de nos plus habiles manufacturiers ; c’est pour récompenser son mérite que je me suis allié avec lui.

Les dispositions seules de nos jeunes gens établissent la différence de leurs occupations pendant leur vie : celui-ci n’a de talent que pour l’agriculture, tout autre ouvrage le dégoûte ou ne s’accorde pas à sa constitution, il se contente de cultiver la portion de terre que lui confie l’État, d’aider les autres dans la même partie, de leur donner des conseils sur ce qui y est relatif ; celui-ci manie le rabot avec adresse, nous en faisons un menuisier ; les outils ne nous manquent point, j’en ai rapporté plusieurs coffres d’Europe ; quand le fer en sera usé, nous les réparerons avec l’or de nos mines ; et ainsi ce vil métal aura une fois au moins servi à des choses utiles ; tel autre élève montrera du goût pour l’architecture, le voilà maçon ; mais, ni les uns, ni les autres, ne sont mercenaires, on les paye des services qu’ils rendent par d’autres services ; c’est pour le bien de l’État qu’ils travaillent, quel infâme préjugé les avilirait donc ? quel motif les rabbaisserait aux yeux de leurs compatriotes ? Ils ont le même bien, la même naissance, ils doivent donc être égaux : si j’admettais les distinctions, assurément ils l’emporteraient sur ceux qui seraient oisifs ; le Citoyen le plus estimé, dans un État, ne doit pas être celui qui ne fait rien, la considération n’est dûe qu’à celui qui s’occupe le plus utilement.

Mais les récompenses que vous accordez au mérite, dis-je à Zamé, doivent, en distinguant celui qui les obtient, produire des jalousies, établir malgré vous des différences ? — Autre erreur, ces distinctions excitent l’émulation ; mais elles ne font point éclore de jalousies : nous prévenons ce vice dès l’enfance, en accoutumant nos élèves à desirer d’égaler ceux qui font bien, à faire mieux, s’il est possible ; mais à ne point les envier, parce que l’envie ne les conduirait qu’à une situation d’ame affligeante et pénible, au lieu que les efforts qu’ils feront pour surpasser celui qui mérite des récompenses, les amèneront à cette jouissance intérieure que nous donne la louange. Ces principes, inculqués dès le berceau, détruisent toute semence de haine : on aime mieux imiter, ou surpasser, que haïr, et tous parviennent insensiblement à la vertu. — Et vos punitions ? — Elles sont légères, proportionnées aux seuls délits possibles dans notre Nation ; elles humilient, et ne flétrissent jamais, parce qu’on perd un homme en le flétrissant, — et qu’au moment ou la société le rejette, il ne lui reste plus d’autre parti que le désespoir, ou l’abandon de lui-même, excès funestes, qui ne produisent rien de bon, et qui conduisent incessamment ce malheureux au suicide ou à l’échafaud ; tandis qu’avec plus de douceur et des préjugés moins atroces, on le ramènerait à la vertu, et peut-être un jour à l’héroïsme. Nos punitions ne consistent ici que dans l’opinion établie : j’ai bien étudié l’esprit de ce peuple ; il est sensible et fier, il aime la gloire ; je les humilie lorsqu’ils font mal : quand un Citoyen a commis une faute grave, il se promène dans toutes les rues entre deux crieurs publics, qui annoncent à haute voix le forfait dont il s’est souillé ; il est inoui combien cette cérémonie les fâche, combien ils en sont pénétrés, aussi je la réserve pour les plus grandes fautes[21] ; les légères sont moins châtiées : un ménage nonchalant, par exemple, qui entretient mal le bien que l’État lui confie, je le change de maison, je l’établis dans une terre inculte, où il lui faut le double de soins et de peines pour retirer sa nourriture de la terre ; est-il devenu plus actif, je lui rends son premier domaine. À l’égard des crimes moraux, si les coupables habitent une autre ville que la mienne, ils sont punis par une marque dans les habillemens ; s’ils habitent la Capitale, je les punis par la privation de paraître chez moi : je ne reçois jamais, ni un libertin, ni une femme adultère ; ces avilissemens les mettent au désespoir, ils m’aiment, ils savent que ma maison n’est ouverte qu’à ceux qui chérissent la vertu ; qu’il faut, ou la pratiquer, ou renoncer à me jamais voir ; ils changent, ils se corrigent : vous n’imagineriez pas les conversions que j’ai faites avec ces petits moyens ; l’honneur est le frein des hommes, on les mène où l’on veut en sachant les manier à propos : on les humilie, on les décourage, on les perd, quand on n’a jamais que la verge en main ; nous reviendrons incessamment sur cet article : je vous l’ai dit, je veux vous communiquer mes idées sur les loix, et vous les approuverez d’autant plus, j’espère, que c’est par l’exécution de ces idées que je suis parvenu à rendre ce peuple heureux.

Quant aux récompenses que j’emploie, continua Zamé, elles consistent en des grades militaires ; quoique tous soient nés soldats pour la défense de la Patrie, quoique tous soient égaux là comme chez eux, il leur faut pourtant des officiers pour les exercer, il leur en faut pour les conduire à l’ennemi : ces grades sont la récompense du mérite et des talens : je fais un bon maçon lieutenant des phalanges de l’État ; un Citoyen unanimement reconnu pour intelligent et vertueux, deviendra capitaine ; un agriculteur célèbre sera major, ainsi du reste : ce sont des chimères, mais elles flattent ; il ne s’agit, ni de donner trop de rigueur aux punitions, ni de donner trop de valeur aux récompenses ; il n’est question que de choisir, dans le premier cas, ce qui peut humilier le plus, et dans le second, ce qui a le plus d’empire sur l’amour-propre. La manière d’amener l’homme à tout ce qu’on veut, dépend de ces deux seuls moyens ; mais il faut le connaître pour trouver ces moyens, et voilà pourquoi je ne cesse de dire que cette connaissance, que cette étude est le premier art du législateur ; je sais bien qu’il est plus commode d’avoir, comme dans votre Europe, des peines et des récompenses égales, de ces espèces de ponts aux ânes, où il faut que passent les petits infracteurs comme les grands, que cela leur soit convenable ou non, sans doute cela est plus commode ; mais ce qui est plus commode, est-il le meilleur ? Qu’arrive-t-il chez vous de ces punitions qui ne corrigent point, et de ces récompenses qui flattent peu ? Que vous avez toujours la même somme de vices, sans acquérir une seule vertu, et que depuis des siècles que vous opérez, vous n’avez encore rien changé à la perversité naturelle de l’homme.

Mais vous avez au moins des prisons, dis-je à Zamé, cette digue essentielle d’un Gouvernement ne doit pas avoir été oubliée par votre sagesse ? — Jeune homme, répondit le législateur, je suis étonné qu’avec de l’esprit, vous puissiez me faire une telle demande : ignorez-vous que la prison, la plus mauvaise et la plus dangereuse des punitions, n’est qu’un ancien abus de la justice, qu’érigèrent ensuite en coutume le despotisme et la tyrannie ? La nécessité d’avoir sous la main celui qu’il fallait juger, inventa naturellement, d’abord des fers, que la barbarie conserva, et cette atrocité, comme tous les actes de rigueur possibles, naquit au sein de l’ignorance et de l’aveuglement : des juges ineptes, n’osant ni condamner, ni absoudre dans certains cas, préférèrent à laisser l’accusé garder la prison, et crurent par là leur conscience dégagée, puisqu’ils ne faisaient pas perdre la vie à cet homme, et qu’ils ne le rendaient pas à la société ; le procédé en était-il moins absurde ? Si un homme est coupable, il faut lui faire subir son jugement ; s’il est innocent, il faut l’absoudre : toute opération faite entre ces deux points ne peut qu’être vicieuse et fausse. Une seule excuse resterait aux inventeurs de cette abominable institution, l’espoir de corriger ; mais qu’il faut peu connaître l’homme pour imaginer que jamais la prison puisse produire cet effet sur lui : ce n’est pas en isolant un malfaiteur qu’on le corrige, c’est en le livrant à la société qu’il a outragé, c’est d’elle qu’il doit recevoir journellement sa punition, et ce n’est qu’à cette seule école qu’il peut redevenir meilleur ; réduit à une solitude fatale, à une végétation dangereuse, à un abandon funeste, ses vices germent, son sang bouillonne, sa tête fermente ; l’impossibilité de satisfaire ses desirs en fortifie la cause criminelle, et il ne sort de là que plus fourbe et plus dangereux : ce sont aux bêtes féroces que sont destinés les guichetiers et les chaînes ; l’image du Dieu qui a créé l’univers n’est pas faite pour une telle abjection. Dès qu’un citoyen fait une faute, n’ayez jamais qu’un objet ; si vous voulez être juste, que sa punition soit utile à lui ou aux autres ; toute punition qui s’écarte de là n’est plus qu’une infamie ; or, la prison ne peut assurément être utile à celui qu’on y met, puisqu’il est démontré qu’on ne doit qu’empirer au milieu des dangers sans nombre de ce genre de vexation. La détention se trouvant secrète, comme le sont ordinairement celles de France, elle ne peut plus être bonne pour l’exemple puisque le public l’ignore. Ce n’est donc plus qu’un impardonnable abus que tout condamne et que rien ne légitime ; une arme empoisonnée dans les mains du tyran ou du prévaricateur ; un monopole indigne entre le distributeur de ces fers et l’indigne fripon qui, nourrissant ces infortunés, ne néglige ni le mensonge, ni la calomnie pour prolonger leurs maux ; un moyen dangereux indiscrètement accordé aux familles, pour assouvir sur un de leurs membres (coupable ou non) des haines, des inimitiés, des jalousies et des vengeances, dans tous les cas enfin, une horreur gratuite, une action contraire aux constitutions de tout gouvernement, et que les rois n’ont usurpée que sur la faiblesse de leur nation. Quand un homme a fait une faute, faites-la-lui réparer en le rendant utile à la société qu’il osa troubler ; qu’il dédommage cette société du tort qu’il lui a fait par tout ce qui peut être en son pouvoir ; mais ne l’isolez pas, ne le sequestrez pas, parce qu’un homme enfermé, n’est plus bon ni à lui, ni aux autres, et qu’il n’y a qu’un pays où les malheureux sont comptés pour rien, et les fripons pour tout ; qu’un pays où l’argent et les catins sont les premiers motifs des opérations ; qu’un pays où l’humanité, la justice sont foulées aux pieds par le despotisme et la prévarication, où l’on ose se permettre des indignités de ce genre. Si pourtant vos prisons, depuis que vous y faites gémir tant d’individus qui valent mieux que ceux qui les y mettent ou qui les y tiennent, si, dis-je, ces stupides incarcérations avaient produit, je ne dis pas vingt, je ne dis pas six, mais seulement une seule conversion, je vous conseillerais de les continuer, et j’imaginerais alors que c’est la faute du sujet qui ne se corrige pas en prison et non de la prison qui doit nécessairement corriger. Mais il est absolument impossible de pouvoir citer l’exemple d’un seul homme amendé dans les fers. Et le peut-il ? Peut-on devenir meilleur dans le sein de la bassesse et de l’avilissement ? Peut-on gagner quelque chose au millieu des exemples les plus contagieux de l’avarice, de la fourberie et de la cruauté ? on y dégrade son caractère, on y corrompt ses mœurs, on y devient bas, menteur, féroce, sordide, traître, méchant, sournois, parjure comme tout ce qui vous entoure ; on y change, en un mot, toutes ses vertus contre tous les vices : et sorti de là, plein d’horreur pour les hommes, on ne s’occupe plus que de leur nuire ou de s’en venger.[22]

Mais ce que j’ai à vous dire demain relativement aux loix, vous développera mieux mes systêmes sur tout ceci ; venez, jeune homme, suivez-moi, je vous ai fait voir hier mes plus belles femmes, je veux vous donner aujourd’hui un échantillon du corps de troupes que j’opposerais à l’ennemi qui voudrait essayer une descente.

Permettez, ô mon bienfaiteur, dis-je à Zamé ; avant de quitter cet entretien, je voudrais connaître l’étendue de vos arts. — Nous bannissons tous ceux de luxe, me répondit ce philosophe, nous ne tolérons absolument ici que l’art utile au citoyen, l’agriculture, l’habillement, l’architecture et le militaire, voilà les seuls. J’ai proscrit absolument tous les autres, excepté quelques-uns d’amusemens dont j’aurai peut-être occasion de vous faire voir les effets ; ce n’est pas que je ne les aime tous, et que je ne les cultive dans mon particulier même encore quelque fois ; mais je n’y donne que mes instans de repos… Tenez, me dit-il, en ouvrant un cabinet, près de la salle où j’étais avec lui, voilà un tableau de ma composition, comment le trouvez-vous ? C’est la calomnie traînant l’innocence par les cheveux, au tribunal de la justice. — Ah ! dis-je, c’est une idée d’Apelles, vous l’avez rendue d’après lui. — Oui, me répondit Zamé, la Grece m’a donné l’idée et la France m’a fourni le sujet.[23]

Sortons, mon ami, notre infanterie nous attend, je suis curieux de vous la faire voir.

Trois mille jeunes gens armés à l’européenne, remplissaient la place publique, ils étaient séparés par pelotons, chacune de ces divisions avait quelques officiers à leur tête ; voilà, me dit Zamé, mes ducs, mes barons, mes comtes, mes marquis, mes maçons, mes tisserands, mes charpentiers, mes bourgeois, et pour réunir tout cela d’un seul mot, mes bons et mes fidèles amis, prêts à défendre la patrie aux dépend de leur sang. Il y a quinze autres villes dans l’isle un peu moins grandes que la capitale, mais desquelles nous pourrions tirer un corps semblable à celui-ci, c’est donc à peu-près toujours quarante-cinq mille hommes prêts à défendre nos côtes… Avançons, ce serait au port qu’il faudrait qu’ils se rendissent, s’il nous survenait quelqu’alarme : allons nous amuser à la leur donner nous-mêmes.

Il y avait toujours une légère garde aux ouvrages avancés, nous nous rendîmes à la dernière vedette, et saisissant son drapeau d’alarme, nous l’exposâmes où il devait être pour être aperçu de la ville. En moins de six minutes, je n’exagère pas, quoiqu’il y eût un quart de lieue de la ville au port, l’infanterie que nous avions laissée sur la place, fut dispersée dans tous les ouvrages, et l’artillerie fut braquée. Pendant les efforts de ce premier élan, me dit Zamé, on allume des feux sur le sommet des montagnes qui environnent l’isle et où se tiennent perpétuellement des postes relayés chaque semaine, les milices désignées se rassemblent, elles accourent successivement, avec une telle rapidité, que les détachemens de la ville la plus éloignée, celle située à trente lieues d’ici, se trouvent au rendez-vous du port en moins de quinze heures après l’alarme ; ainsi notre armée grossit à mesure que le danger croît, et si l’ennemi après de premières tentatives qui demandent bien les quatorze ou quinze heures dont j’ai besoin pour tout réunir, si l’ennemi, dis-je, essaye une descente malgré tout ce qui doit l’en empêcher, il trouve quarante-cinq mille hommes prêts à le recevoir.

Ces précautions vous assurent la victoire, dis-je à Zamé, les troupes placées sur nos vaisseaux de découverte sont beaucoup trop faibles pour lutter contre vous, et j’ose assurer que rien ne troublera jamais la tranquillité dont vous avez besoin pour achever l’heureuse civilisation de ce peuple… Nous n’avons maintenant en course que le célèbre Cook, anglais,[24] grand homme de mer et qui réunit à ces talens tous ceux qui composent l’homme d’état et le négociateur. S’il est anglais, je ne le crains pas, dit Zamé, cette nation, à la fois guerrière et franche facilitera plutôt mes projets qu’elle ne cherchera à les détruire.

Nous regagnâmes le chemin de la ville, escorté par le détachement militaire qui varia mille fois dans la route ses manœuvres et ses mouvemens, et toujours avec la plus exacte précision et la légèreté la plus agréable.

Cent de ces jeunes hommes, les plus beaux et les mieux faits, furent invités à une colation chez Zamé, et se livrèrent comme avaient fait les femmes, la veille, à plusieurs petits jeux auxquels ils joignirent quelques combats de lutte et de pugilat, où présidèrent toujours l’adresse et les graces.

Ce sexe est à Tamoé généralement beau et bien fait ; arrivé à sa plus grande croissance, il a rarement au-dessous de cinq pieds six pouces, quelques-uns sont beaucoup plus grands, et rarement l’élévation de leur taille nuit à la justesse et à la régularité des proportions. Leurs traits sont délicats et fins, peut-être trop même pour des hommes, leurs yeux très-vifs, leur bouche un peu grande, mais très-fraîche, leur peau fine et blanche, leurs cheveux superbes et presque tous du plus beau brun du monde. En général, tous leurs mouvemens ont de la justesse, leur maintien est noble, fier, mais leur ton est doux et honnête. La nature les a bien traités dans tout, me dit Zamé, voyant que je les examinais avec l’air du contentement… et Sainville n’osant achever ces détails devant les dames, s’approcha de nous avec leur permission, et nous dit bas que Zamé l’avait assuré qu’il n’était point de pays dans le monde où les proportions viriles fussent portées à un tel point de supériorité, et que par un autre caprice de la nature, les femmes étaient si peu formées pour de tels miracles, que le dieu d’hymen ne triomphait jamais sans secours.

Je vous ai promis de vous parler des loix, mon ami, me dit le lendemain ce respectable ami de l’homme, allons prendre l’air sous ces peupliers d’Italie dont j’ai fait former des allées près de la ville, avec des plants rapportés d’Europe ; on cause mieux en se promenant sous la voûte du ciel, les idées ont plus d’élévation.

La rigueur des peines, poursuivit ce vieillard, est une des choses qui m’a le plus révolté dans vos gouvernemens europeens.[25]

Les Celtes justifiaient leur affreuse coutume d’immoler des victimes humaines en disant que les dieux ne pouvaient être apaisés à moins qu’on ne rachetât la vie d’un homme par celle d’un autre ; n’est-ce pas le même raisonnement qui vous fait égorger chaque jour des victimes aux pieds des autels de Thémis, et lorsque vous punissez de mort un meurtrier, n’est-ce pas positivement, comme ces barbares, racheter la vie d’un homme par celle d’un autre ? Quand sentirez-vous donc que doubler le mal n’est pas le guérir, et que dans la duplicité de ce meurtre, il n’y a rien à gagner ni pour la vertu que vous faites rougir, ni pour la nature que vous outragez. — Mais faut-il donc laisser les crimes impunis, dis-je à Zamé, et comment les anéantir sans cela, dans tout gouvernement qui n’est pas constitué comme le vôtre ? — Je ne vous dis pas qu’il faille laisser subsister les crimes, mais je prétends qu’il faut mieux constater, qu’on ne le fait, ce qui véritablement trouble la société, ou ce qui n’y porte aucun préjudice ; ce dol une fois reconnu sans doute, il faut travailler à le guérir, à l’extirper de la nation, et ce n’est pas en le punissant qu’on y réussit ; jamais la loi, si elle est sage, ne doit infliger de peines que celle qui tend à la correction du coupable en le conservant à l’État. Elle est fausse dès qu’elle ne tend qu’à punir ; détestable, dès qu’elle n’a pour objet que de perdre le criminel sans l’instruire, d’effrayer l’homme sans le rendre meilleur, et de commettre une infamie égale à celle de l’infracteur, sans en retirer aucun fruit. La liberté et la vie sont les deux seuls présens que l’homme ait reçus du ciel, les deux seules faveurs qui puissent balancer tous ses maux ; or comme il ne les doit qu’à Dieu seul, Dieu seul a le droit de les lui ravir.

À mesure que les Celtes se policèrent, et que le commerce des Romains, en les assouplissant d’un côté, leur enlevait de l’autre cette âpreté de mœurs qui les rendait féroces, les victimes destinées aux Dieux, ne furent plus choisies ni parmi les vieillards, ni parmi les prisonniers de guerre, on n’immola plus que des criminels toujours dans l’absurde supposition que rien n’était plus cher que le sang de l’homme, aux autels de la divinité ; en achevant votre civilisation, le motif changea, mais vous vous conservâtes l’habitude, ce ne fut plus à des Dieux altérés de sang humain, que vous sacrifiâtes des victimes, mais à des loix que vous avez qualifié de sages, parce que vous y trouviez un motif spécieux pour vous livrer à vos anciennes coutumes, et l’apparence d’une justice qui n’était autre dans le fond que le desir de conserver des usages horribles auxquels vous ne pouviez renoncer.

Examinons un instant ce que c’est qu’une loi et l’utilité dont elle peut être dans un État.

Les hommes, dit Montesquieu, considérés dans l’état de pure nature, ne pouvaient donner d’autres idées que celles de la faiblesse fuyant devant la force des oppresseurs sans combats et des opprimés sans résistance ; ce fut pour mettre la balance que les loix furent faites, elles devaient donc établir l’équilibre. L’ont-elles fait ? Ont-elles établi cet équilibre si nécessaire ; et qu’a gagné le faible à l’érection des loix ? sinon que les droits du plus fort au lieu d’appartenir à l’être à qui les assignait la nature, redevenaient l’apanage de celui qu’élevait la fortune ? Le malheureux n’a donc fait que changer de maître et toujours opprimé comme avant, il n’a donc gagné que de l’être avec un peu plus de formalité. Ce ne devait plus être comme dans l’état de nature, l’homme le plus robuste qui serait le plus fort, ce devait être celui dans les mains duquel le hasard, la naissance ou l’or placeraient la balance, et cette balance toujours prête à pencher vers ceux de la classe de celui qui la tient, ne devait offrir au malheureux que le côté du mépris, de l’asservissement ou du glaive… Qu’a donc, gagné l’homme à cet arrangement ? et l’état de guerre franche dans lequel il eût vécu comme sauvage, est-il de beaucoup inférieur à l’état de fourberie, de lésion, d’injustice, de vexation et d’esclavage dans lequel vit l’homme policé ?

Le plus bel attribut des loix, dit encore votre célèbre Montesquieu, est de conserver au citoyen cette espèce de liberté politique par laquelle, à l’abri des loix, un homme marche à couvert de l’insulte d’un autre ; mais gagne-t-il cet homme s’il ne se met à l’abri des insultes de ses égaux, qu’en s’exposant à celles de ses supérieurs ? Gagne-t-il à sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l’autre, si dans le fait il vient à les perdre toutes deux ; la première des loix est celle de la nature, c’est la seule dont l’homme ait vraiment besoin. Le malfaiteur dans l’ame duquel il ne sera pas empreint de ne point faire aux autres ce qu’il ne voudrait pas qui lui fût fait, sera rarement arrêté par la frayeur des loix. Pour briser dans son cœur ce premier frein naturel, il faut avoir fait des efforts infiniment plus grands que ceux qui font braver les loix. L’homme vraiment contenu par la loi de la nature, n’aura donc pas besoin d’en avoir d’autres, et s’il ne l’est point par cette première digue, la seconde ne réussira pas mieux ; voilà donc la loi peu nécessaire dans le premier cas, parfaitement inutile dans le second ; réfléchissez maintenant à la quantité de circonstances qui de peu nécessaire ou d’inutile, peuvent la rendre extrêmement dangereuse : l’abus de la déposition des témoins, l’extrême facilité de les corrompre, l’incertitude des aveux du coupable, que la torture même ne rendait que moins valides encore[26] le plus ou le moins de partialité du juge, les influences de l’or ou du crédit… Multiplicité de conséquences dont je ne vous offre qu’une partie et d’où dépendent la fortune, l’honneur et la vie du citoyen… Et combien d’ailleurs la malheureuse facilité donnée au magistrat, d’interpréter la loi comme il le veut, ne rend-elle pas cette loi bien plus l’instrument de ses passions, que le frein de celles des autres ?

Telle pureté que puisse avoir cette loi ne devient-elle pas toujours très-abusive, dès qu’elle est susceptible d’interprétation par le juge ? L’objet du législateur était-il qu’on pût donner à sa loi autant de sens que peut en avoir le caprice ou la fantaisie de celui qui la presse ; ne les eût-il pas prévu s’il les eût cru possibles ou nécessaires ? Voilà donc la loi insuffisante aux uns, inutile aux autres, abusive ou dangereuse presque dans tous les cas, et vous voilà forcé de convenir que ce que l’homme a pu gagner en se mettant sous la protection de cette loi, il l’a bien perdu d’ailleurs et par tous les dangers qu’il court en vivant sous cette protection, et par tous les sacrifices qu’il fait pour l’acquérir. Mais raisonnons.

Il y a certainement peu d’hommes au monde qui, d’après l’état actuel des choses, soient exposés dans une de nos villes policées plus de deux ou trois fois dans sa vie à l’infraction des loix. Qu’il vive dans une nation incivilisée, il s’y trouvera peut-être exposé dans le cours de cette même vie vingt ou trente fois au plus, voilà donc vingt ou trente fois, et dans le pire état, qu’il regrettera de n’être pas sous la protection des loix… Que ce même homme descende un moment au fond de son cœur, et qu’il se demande combien de fois dans sa vie ces mêmes loix ont cruellement gêné ses passions ; et l’ont par conséquent rendu fort malheureux, il verra au bout d’un compte bien exact du bonheur qu’il doit à ces loix et du malheur qu’il a ressenti de leur joug, s’il ne s’avouera pas, qu’il eût mille fois mieux aimé n’être pas accablé de leur poids, que de supporter la rigueur de ce poids, pour perdre autant et gagner si peu. Ne m’accusez pas de ne choisir que des gens mal nés pour établir mon calcul, je le donne au plus honnête des hommes, et ne demande de lui que de la franchise. Si donc la loi vexe plus le citoyen qu’elle ne lui sert, si elle le rend dix, douze, quinze fois plus malheureux qu’elle ne le défend ou ne le protège, elle est donc non seulement abusive, inutile et dangereuse comme je viens de le prouver tout à l’heure, mais elle est même tyrannique et odieuse ; et cela posé, il vaudrait bien mieux, vous me l’avouerez, consentir au peu de mal qui peut résulter du renversement d’une partie de ces loix, que d’acheter au prix du bonheur de sa vie, le peu de tranquillité qui résulte d’elles.[27]

Mais de toutes ces loix, la plus affreuse sans doute, est celle qui condamne à la mort un homme qui n’a fait que céder à des inspirations plus fortes que lui. Sans examiner ici s’il est vrai que l’homme ait le droit de mort sur ses semblables, sans m’attacher à vous faire voir qu’il est impossible qu’il ait jamais reçu ce droit ni de Dieu, ni de la nature, ni de la première assemblée où les loix s’érigèrent, et dans laquelle l’homme consentit à sacrifier une portion de sa liberté pour conserver l’autre ; sans entrer, dis-je, dans tous ces détails déjà présentés par tant de bons esprits, de manière à convaincre de l’injustice et de l’atrocité de cette loi, examinons simplement ici quel effet elle a produit sur les hommes depuis qu’ils s’y sont assujettis. Calculons d’une part toutes les victimes innocentes sacrifiées par cette loi, et de l’autre toutes les victimes égorgées par la main du crime et de la scélératesse. Confrontons ensuite le nombre des malheureux vraiment coupables qui ont péri sur l’échafaud, à celui des citoyens véritablement contenus par l’exemple des criminels condamnés. Si je trouve beaucoup plus de victimes du scélérat, que d’innocens sacrifiés par le glaive de Thémis, et de l’autre part que pour cent ou deux cent mille criminels justement immolés, je trouve des millions d’hommes contenus, la loi sans doute sera tolérable ; mais si je découvre au contraire comme cela n’est que trop démontré, beaucoup plus de victimes innocentes chez Thémis, que de meurtres chez les scélérats, et que des millions d’êtres même justement suppliciés, n’aient pu arrêter un seul crime, la loi sera non seulement inutile, abusive, dangereuse et gênante, ainsi qu’il vient d’être démontré, mais elle sera absurde et criante, et ne pourra passer, tant qu’elle punira afflictivement, que pour un genre de scélératesse qui n’aura, de plus que l’autre, pour être autorisé ; que l’usage, l’habitude et la force, toutes raisons qui ne sont ni naturelles, ni légitimes, ni meilleures que celles de Cartouche.

Quel sera donc alors le fruit que l’homme aura recueilli du sacrifice volontaire d’une portion de sa liberté, et que reviendra-t-il au plus faible d’avoir encore amoindri ses droits, dans l’espoir de contrebalancer ceux du plus fort, sinon de s’être donné des entraves et un maître de plus ? Puisqu’il a toujours contre lui le plus fort comme il l’avait auparavant, et encore le juge qui prend communément le parti du plus fort et pour son intérêt personnel et par ce penchant secret et invincible qui nous ramène sans cesse vers nos égaux.

Le pacte fait par le plus faible dans l’origine des sociétés, cette convention par laquelle, effrayé du pouvoir du plus fort, il consentit à se lier et à renoncer à une portion de sa liberté, pour en jouir en paix de l’autre, fut donc bien plutôt l’anéantissement total des deux portions de sa liberté, que la conservation de l’une des deux, ou, pour mieux dire, un piège de plus dans lequel le plus fort eut l’art, en lui cédant, d’entraîner le plus faible.

C’était par une entière égalité des fortunes et des conditions, qu’il fallait énerver la puissance du plus fort, et non par de vaines loix qui ne sont, comme le disait Solon, que des toiles d’araignées où les moucherons périssent, et desquelles les guêpes trouvent toujours le moyen de s’échapper.

Eh ! que d’injustices d’ailleurs, que de contradictions dans vos loix Européennes ? Elles punissent une infinité de crimes qui n’ont aucune sorte de conséquence, qui n’outragent en rien le bonheur de la société, tandis que, d’autre part, elles sont sans vigueur sur des forfaits réels et dont les suites sont infiniment dangereuses. Tels que l’avarice, la dureté d’ame, le refus de soulager les malheureux, la calomnie, la gourmandise et la paresse contre lesquelles les loix ne disent mot, quoiqu’ils soient des branches intarissables de crimes et de malheurs.

Ne m’avouerez-vous pas que cette disproportion, que cette cruelle indulgence de la loi sur certains objets, et sa farouche sévérité sur d’autres, rendent bien douteuse la justice des cas sur lesquels elles prononcent, et sa nécessité bien incertaine.

L’homme déjà si malheureux par lui-même, déjà si accablé de tous les maux que lui préparent sa faiblesse et sa sensibilité, ne mérite-t-il pas un peu d’indulgence de ses semblables ? Ne mérite-t-il pas que ceux-ci ne le surchargent point encore du joug de tant de liens ridicules, presque tous inutiles, et contraires à la nature. Il me semble qu’avant d’interdire à l’homme ce que l’on qualifie gratuitement de crimes, il faudrait bien examiner avant, si cette chose, telle qu’elle soit, ne peut pas s’accorder avec les règles nécessaires au véritable maintien de la société : car s’il est démontré que cette chose n’y fait pas de mal, ou que ce mal est presqu’insensible, la société plus nombreuse, ayant plus de force que l’homme seul, et pouvant mieux souffrir ce mal, que l’homme ne supporterait la privation du léger délit qui le charme, doit sans doute tolérer ce petit mal, plutôt que de le punir.

Qu’un législateur philosophe, guidé par cette sage maxime, fasse passer en revue devant lui, tous les crimes contre lesquels vos loix prononcent, qu’il les approfondisse tous, et les toise, s’il est permis d’employer cette expression, au véritable bonheur de la société, quel retranchement ne fera-t-il pas ?

Solon disait qu’il tempérait ses loix et les accommodait si bien aux intérêts de ses concitoyens, qu’ils connaîtraient évidemment, qu’il leur serait plus avantageux de les observer, que de les enfreindre ; et en effet, les hommes ne transgressent ordinairement que ce qui leur nuit ; des loix assez sages, assez douces pour s’accorder avec la nature, ne seraient jamais violées. — Et pourquoi donc les croire impossibles. Examinez les miennes et le peuple pour qui je les ai faites, et vous verrez si elles sont ou non puisées dans la nature.

La meilleure de toutes les loix, devant être celle qui se transgressera le moins, sera donc évidemment celle qui s’accordera le mieux à nos passions et au génie du climat sous lequel nous sommes nés. Une loi est un frein : or la meilleure qualité du frein est de ne pouvoir se rompre. Ce n’est pas la multiplicité des loix qui constitue la force du frein, c’est l’espèce. Vous avez cru rendre vos peuples heureux en augmentant la somme des loix, tandis qu’il ne s’agissait que de diminuer celle des crimes. Et savez-vous qui les multiplie, ces crimes ?… C’est l’informe constitution de votre gouvernement, d’où ils naissent en foule, d’où il n’est pas possible qu’ils ne fourmillent… et plus que tout, la ridicule importance que des sots ont attachée aux petites choses. Vous avez commencé dans les gouvernemens soumis à la morale chrétienne, par ériger en délits capitaux tout ce que condamnait cette doctrine ; insensiblement vous avez fait des crimes de vos péchés ; vous vous êtes crus en droit d’imiter la foudre que vous prêtiez à la justice divine, et vous avez pendu, roué effectivement, parce que vous imaginiez faussement que Dieu brûlait, noyait et punissait ces mêmes travers, chimériques au fond, et dont l’immensité de sa grandeur était bien loin de s’occuper. Presque toutes les loix de Saint-Louis ne sont fondées que sur ces sophismes.[28] On le sait, et l’on n’en revient pas, parce qu’il est bien plutôt fait de pendre ou de rouer des hommes, que d’étudier pourquoi on les condamne ; l’un laisse en paix le suppôt de Thémis souper chez sa Phrinée ou son Antinoüs, l’autre le forcerait à passer dans l’étude des momens si chers au plaisir ; et ne vaut-il pas mieux pendre ou rouer, pour son compte, une douzaine de malheureux dans sa vie, que de donner trois mois à son métier. Voilà comme vous avez multiplié les fers de vos citoyens, sans vous occuper jamais de ce qui pouvait les alléger, sans même réfléchir qu’ils pouvaient vivre exempts de toutes ces chaînes, et qu’il n’y avait que de la barbarie à les en charger. L’univers entier se conduirait par une seule loi, si cette loi était bonne. Plus vous inclinez les branches d’un arbre, plus vous donnez de facilité pour en dérober les fruits ; tenez-les droites et élevées, qu’il n’y ait plus qu’un seul moyen de les atteindre, vous diminuez le nombre des ravisseurs. Établissez l’égalité des fortunes et des conditions, qu’il n’y ait d’unique propriétaire que l’état, qu’il donne à vie à chaque sujet tout ce qu’il lui faut pour être heureux, et tous les crimes dangereux disparaîtront, la constitution de Tamoé vous le prouve. Or, il n’est rien de petit qui ne puisse s’exécuter en grand. Supprimez, en un mot, la quantité de vos loix et vous amoindrirez nécessairement celle de vos crimes. N’ayez qu’une loi, il n’y aura plus qu’un seul crime ; que cette loi soit dans la nature, qu’elle soit celle de la nature, vous aurez fort peu de criminels ; regarde maintenant, jeune homme, considère avec moi lequel vaut mieux ou de chercher le moyen de punir beaucoup de crimes, ou de trouver celui de n’en faire naître aucun. — Zamé, dis-je au monarque, cette seule et respectable loi, dont vous parlez, s’outrage à tout instant ; il n’y a pas de jour où, sur la surface de la terre, un être injuste ne fasse à son semblable ce qu’il serait bien fâché d’en souffrir. — Oui, me répondit le vieillard, parce qu’on laisse subsister l’intérêt que l’infracteur a de manquer à la loi ; anéantissez cet intérêt, vous lui enlevez les moyens d’enfreindre ; voilà la grande opération du législateur, voilà celle où je crois avoir réussi. Tant que Paul aura intérêt de voler Pierre, parce qu’il est moins riche que ce Pierre, quoiqu’il enfreigne la loi de la nature, en faisant une chose qu’il serait fâché que l’on lui fît, assurément il le fera ; mais si je rends par mon systême d’égalité Paul aussi riche que Pierre, n’ayant plus d’intérêt à le voler, Pierre ne sera plus troublé dans sa possession, ou il le sera sans doute beaucoup moins, ainsi du reste. — Il est, continuai-je d’objecter à Zamé, une sorte de perversité dans certains cœurs, qui ne se corrige point ; beaucoup de gens font le mal sans intérêt. Il est reconnu aujourd’hui qu’il y a des hommes qui ne s’y livrent que par le seul charme de l’infraction. Tibère, Héliogabale, Andronic se souillèrent d’atrocités dont il ne leur revenait que le barbare plaisir de les commettre. — Ceci est un autre ordre de choses, dit Zamé ; aucune loi ne contiendra les gens dont vous parlez, il faut même bien se garder d’en faire contre eux. Plus vous leur offrez de digues plus vous leur préparez de plaisir à les rompre ; c’est, comme vous dites, l’infraction seule qui les amuse ; peut-être ne se plongeraient-ils pas dans cette espèce de mal, s’ils ne le croyaient défendu. — Quelle loi les retiendra donc ? — Voyez cet arbre, poursuivit Zamé, en m’en montrant un dont le tronc était plein de nœuds, croyez-vous qu’aucun effort puisse jamais redresser cette plante. — Non. — Il faut donc la laisser comme elle est ; elle fait nombre et donne de l’ombrage ; usons-en, et ne la regardons pas. Les gens dont vous me parlez sont rares. Ils ne m’inquiètent point, j’emploirais le sentiment, la délicatesse et l’honneur avec eux, ces freins seraient plus sûrs que ceux de la loi. J’essaierais encore de faire changer leur habitude de motifs, l’un ou l’autre de ces moyens réussiraient : croyez-moi, mon ami, j’ai trop étudié les hommes pour ne pas vous répondre qu’il n’est aucune sorte d’erreurs que je ne détourne ou n’anéantisse, sans jamais employer de punitions corporelles. Ce qui gêne ou moleste le physique n’est fait que pour les animaux ; l’homme, ayant la raison au-dessus d’eux, ne doit être conduit que par elle, et ce puissant ressort mène à tout, il ne s’agit que de savoir le manier.[29] Encore une fois, mon ami, poursuivit Zamé, ce n’est que du bonheur général qu’il faut que le législateur s’occupe, tel doit être son unique objet ; s’il simplifie ses idées, ou qu’il les rapetisse en ne pensant qu’au particulier, il ne le fera qu’aux dépens de la chose principale, qu’il ne doit jamais perdre de vue, et il tombera dans le défaut de ses prédécesseurs.

Admettons un instant un État composé de quatre mille sujets, plus ou moins ; il ne s’agit que d’un exemple : nommons-en la moitié les blancs, l’autre moitié les noirs ; supposons à-présent que les blancs placent injustement leur félicité dans une sorte d’oppression imposée aux noirs, que fera le législateur ordinaire ? Il punira les blancs, afin de délivrer les noirs de l’oppression qu’ils endurent, et vous le verrez revenir de cette opération, se croyant plus grand qu’un Lycurgue ; il n’aura pourtant fait qu’une sottise ; qu’importe au bien général que ce soient les noirs plutôt que les blancs qui soient heureux ? Avant la punition que vient d’imposer cet imbécile, les blancs étaient les plus heureux ; depuis sa punition, ce sont les noirs ; son opération se réduit donc à rien, puisqu’il laisse les choses comme elles étaient auparavant. Ce qu’il faut qu’il fasse, et ce qu’il n’a certainement point fait, c’est de rendre les uns et les autres également heureux, et non pas les uns aux dépens des autres ; or, pour y réussir, il faut qu’il approfondisse d’abord l’espèce d’oppression dont les blancs font leur félicité ; et si, dans cette oppression qu’ils se plaisent à exercer, il n’y a pas, ainsi que cela arrive souvent, beaucoup de choses qui ne tiennent qu’à l’opinion, afin, si cela est, de conserver aux blancs, le plus que faire se pourra, de la chose qui les rend heureux ; ensuite il fera comprendre aux noirs tout ce qu’il aura observé de chimérique dans l’oppression dont ils se plaignent ; puis il conviendra avec eux de l’espèce de dédommagement qui pourrait leur rendre une partie du bonheur que leur enlève l’oppression des blancs, afin de conserver l’équilibre, puisque l’union ne peut avoir lieu ; de là, il soumettra les blancs au dédommagement demandé par les noirs, et ne permettra dorénavant aux premiers cette oppression sur les seconds, qu’en l’acquittant par le dédommagement demandé ; voilà, dés-lors, les quatre mille sujets heureux, puisque les blancs le sont par l’oppression où ils réduisent les noirs, et que ceux-là le deviennent par le dédommagement accordé à leur oppression ; voilà donc, dis-je, tout le monde heureux, et personne de puni ; voilà une sorte de malfaiteurs, une sorte de victimes aux malfaiteurs, et néanmoins tout le monde content. Si quelqu’un manque maintenant à la loi, la punition doit être égale ; c’est-à-dire, que le noir doit être puni, si pour le dédommagement demandé, et qu’on lui donne, il ne souffre pas l’oppression du blanc, et celui-ci également puni, s’il n’accorde pas le dédommagement qui doit équivaloir à l’oppression dont il jouit ; mais cette punition (dont la nécessité ne se présentera pas deux fois par siècle) n’est plus enjointe alors au particulier pour avoir grévé le particulier ; ce qui est odieux. Il n’y a pas de justice à établir qu’il faille qu’un individu soit plus heureux que l’autre ; mais la peine est alors portée contre l’infracteur de la loi qui établissait l’équilibre, et de ce moment elle est juste.

Il est parfaitement égal, en un mot, qu’un membre de la société soit plus heureux qu’un autre ; ce qui est essentiel au bonheur général, c’est que tous deux soient aussi heureux qu’ils peuvent l’être ; ainsi, le législateur ne doit pas punir l’un, de ce qu’il cherche à se rendre heureux aux dépens de l’autre, parce que l’homme, en cela, ne fait que suivre l’intention de la nature ; mais il doit examiner si l’un de ces hommes ne sera pas également heureux, en cédant une légère portion de sa félicité à celui qui est tout-à-fait à plaindre ; et si cela est, le législateur doit établir l’égalité autant qu’il est possible, et condamner le plus heureux à remettre l’autre dans une situation moins triste que celle qui l’a forcé au crime.

Mais, continuons le tableau des injustices de vos loix : un homme, je le suppose, en maltraite un autre, puis convient avec le lézé d’un dédommagement ; voilà l’égalité : l’un a les coups, l’autre à de moins l’argent qu’il a donné pour avoir appliqué les coups, les choses sont égales ; chacun doit être content ; cependant tout n’est pas fini : on n’en n’intente pas moins un procès à l’agresseur ; et quoiqu’il n’ait plus aucune espèce de tort, quoiqu’il ait satisfait au seul qu’il ait eu, et qu’il ait satisfait au gré de l’offensé, on ne l’en poursuit pas moins sous le scandaleux et vain prétexte d’une réparation à la justice. N’est-ce donc pas une cruauté inouie ! Cet homme n’a fait qu’une faute, il ne doit qu’une réparation : ce que doit faire la justice, c’est d’avoir l’œil à ce qu’il y satisfasse ; dès qu’il l’a fait, les juges n’ont plus rien à voir ; ce qu’ils disent, ce qu’ils font de plus, n’est qu’une vexation atroce sur le Citoyen, aux dépens de qui ils s’engraissent impunément, et contre laquelle la Nation entière doit se révolter[30].

Tous les autres délits s’expliqueraient par les mêmes principes, et peuvent être soumis tous au même examen, de quelque nature qu’ils soient ; le meurtre même, le plus affreux de tous les crimes, celui qui rend l’homme plus féroce et plus dangereux que les bêtes, le meurtre s’est racheté chez tous les peuples de la terre, et se rachète encore dans les trois quarts de l’univers, pour une somme proportionnée à la qualité du mort[31]; les Nations sages n’imaginaient pas devoir imposer d’autre peine que celle qui peut être utile ; elles rejettaient ce qui double le mal sans l’arrêter, et sur-tout sans le réparer.

Ayant soigneusement anéanti tout ce qui peut conduire au meurtre, poursuivit Zamé, j’ai bien peu d’exemples de ce forfait monstrueux dans mon isle ; la punition où je le soumets est simple ; elle remplit l’objet en séquestrant le coupable de la société, et n’a rien de contraire à la nature ; le signalement du criminel est envoyé dans toutes les villes, avec défense exacte de l’y recevoir ; je lui donne une pirogue où sont placés des vivres pour un mois ; il y monte seul, en recevant l’ordre de s’éloigner et de ne jamais aborder dans l’isle sous peine de mort ; il devient ce qu’il peut, j’en ai délivré ma patrie, et n’ai pas sa mort à me reprocher ; c’est le seul crime qui soit puni de cette manière : tout ce qui est au-dessous ne vaut pas le sang d’un Citoyen, et je me garde bien de le répandre en dédommagement ; j’aime mieux corriger que punir : l’un conserve l’homme et l’améliore, l’autre le perd sans lui être utile ; je vous ai dit mes moyens, ils réussissent presque toujours : l’amour-propre est le sentiment le plus actif dans l’homme ; on gagne tout en l’intéressant. Un des ressorts de ce sentiment, que j’ose me flatter d’avoir remué le plus adroitement, est celui qui tend à émouvoir le cœur de l’homme par la juste compensation des vices et des vertus : n’est-il pas affreux que, dans votre Europe, un homme qui a fait douze ou quinze belles actions, doive perdre la vie quand il a eu le malheur d’en faire une mauvaise, infiniment moins dangereuse souvent que n’ont été bonnes celles dont vous ne lui tenez aucun compte. Ici, toutes les belles actions du Citoyen sont récompensées : s’il a le malheur de devenir faible une fois en sa vie, on examine impartialement le mal et le bien, on les pèse avec équité, et si le bien l’emporte, il est absous. Croyez-le, la louange est douce, la récompense est flatteuse ; tant que vous ne vous servirez pas d’elles pour mitiger les peines énormes qu’imposent vos loix, vous ne réussirez jamais à conduire comme il faut le Citoyen, et vous ne ferez que des injustices. Une autre atrocité de vos usages, est de poursuivre le criminel anciennement condamné pour une mauvaise action, quoiqu’il se soit corrigé, quoiqu’il ait mené depuis long-tems une vie régulière ; cela est d’autant plus infâme, qu’alors le bien l’emporte sur le mal, que cela est très-rare, et que vous découragez totalement l’homme en lui apprenant que le repentir est inutile.

On me raconta dans mes voyages l’action d’un juge de votre Patrie, dont j’ai long-tems frémi. Il fit, m’assura-t-on, enlever le coupable qu’il avait condamné, quinze ans après le jugement ; ce malheureux, trouvé dans son asyle, était devenu un saint ; le juge barbare ne le fit pas moins traîner au supplice… et je me dis que ce juge était un scélérat qui aurait mérité une mort trois fois plus douloureuse que cette victime infortunée. Je me dis, que si le hasard le faisait prospérer, la Providence le culbuterait bientôt, et ce que je m’étais dit devint une prophétie : cet homme a été l’horreur et l’exécration des Français ; trop heureux d’avoir conservé la vie qu’il avait cent fois mérité de perdre par une multitude de prévarications et d’autres horreurs aisées à présumer d’un monstre capable de celle que je cite, et dont la plus éclatante était d’avoir trahi l’État[32].

Ô bon jeune homme ! continua Zamé, la science du législateur n’est pas de mettre un frein au vice ; car il ne fait alors que donner plus d’ardeur au desir qu’on a de le rompre ; si ce législateur est sage, il ne doit s’occuper, au contraire, qu’à en aplanir la route, qu’à la dégager de ses entraves, puisqu’il n’est malheureusement que trop vrai qu’elles seules composent une grande partie des charmes que l’homme trouve dans cette carrière ; privé de cet attrait, il finit par s’en dégoûter ; qu’on sême dans le même esprit quelques épines dans les sentiers de la vertu, l’homme finira par la préférer, par s’y porter naturellement, rien qu’en raison des difficultés dont on aurait eu l’art de la couvrir, et voilà ce que sentirent si bien les adroits législateurs de la Grèce ; ils firent tourner au bonheur de leurs Concitoyens les vices qu’ils trouvèrent établis chez eux, l’attrait disparut avec la chaîne, et les Grecs devinrent vertueux seulement à cause de la peine qu’ils trouvèrent à l’être, et des facilités que leur offrait le vice.

L’art ne consiste donc qu’à bien connaître ses Concitoyens, et qu’à savoir profiter de leur faiblesse ; on les mène alors où l’on veut ; si la religion s’y oppose, le législateur doit en rompre le frein sans balancer : une religion n’est bonne qu’autant qu’elle s’accorde avec les loix, qu’autant qu’elle s’unit à elles pour composer le bonheur de l’homme. Si, pour parvenir à ce but, on se trouve forcé de changer les loix, et que la religion ne s’allie plus aux nouvelles, il faut rejetter cette religion[33]. La religion, en politique, n’est qu’un double emploi, elle n’est que l’étaie de la législation ; elle doit lui céder incontestablement dans tous les cas. Licurgue et Solon faisaient parler les oracles à leur gré, et toujours à l’appui de leurs loix, aussi furent-elles long-tems respectées……… N’osant pas faire parler les Dieux, mon ami, je les ai fait taire ; je ne leur ai accordé d’autre culte que celui qui pouvait s’adapter à des loix faites pour le bonheur de ce peuple. J’ai osé croire inutile ou impie celui qui ne s’allierait pas au code qui devait constituer la félicité de mes sujets. Bien éloigné de calquer mes loix sur les maximes erronées de la plupart des religions reçues, bien éloigné d’ériger en crimes les faiblesses de l’homme, si ridiculement menacées par les cultes barbares, j’ai cru que s’il existait réellement un Dieu, il était impossible qu’il punît ses créatures des défauts placés par sa main même ; que pour composer un code raisonnable, je devais me régler sur sa justice et sur sa tolérance ; que l’athéisme le plus décidé devenait mille fois préférable à l’admission d’un Dieu, dont le culte s’opposerait au bonheur de l’humanité, et qu’il y avait moins de danger à ne point croire à l’existence d’un Dieu, que d’en supposer un, ennemi de l’homme.

Mais une considération plus essentielle au législateur, une idée qu’il ne doit jamais perdre de vue en faisant ses loix, c’est le malheureux état de liens dans lequel est né l’homme. Avec quelle douceur ne doit-on pas corriger celui qui n’est pas libre, celui qui n’a fait le mal que parce qu’il lui devenait impossible de ne le pas faire. Si toutes nos actions sont une suite nécessaire de la première impulsion, si toutes dépendent de la construction de nos organes, du cours des liqueurs, du plus ou moins de ressort des esprits animaux, de l’air que nous respirons, des alimens qui nous sustentent ; si toutes sont tellement liées au physique, que nous n’ayons pas même la possibilité du choix, la loi même la plus douce ne deviendra-t-elle pas tyrannique ? Et le législateur, s’il est juste, devra-t-il faire autre chose que redresser l’infracteur ou l’éloigner de la société ? Quelle justice y aurait-il à le punir, dès que ce malheureux a été entraîné malgré lui ? N’est-il pas barbare, n’est-il pas atroce de punir un homme d’un mal qu’il ne pouvait absolument éviter ?

Supposons un œuf placé sur un billard, et deux billes lancées par un aveugle : l’une dans sa course évite l’œuf, l’autre le casse ; est-ce la faute de l’aveugle qui a lancé la bille destructive de l’œuf ? L’aveugle est la nature, l’homme est la bille, l’œuf cassé le crime commis. Regarde à présent, mon ami, de quelle équité sont les loix de ton Europe, et quelle attention doit avoir le législateur qui prétendra les réformer.

N’en doutons point, l’origine de nos passions, et par conséquent la cause de tous nos travers, dépendent uniquement de notre constitution physique, et la différence entre l’honnête-homme et le scélérat se démontrerait par l’anatomie, si cette science était ce qu’elle doit être ; des organes plus ou moins délicats, des fibres plus ou moins sensibles, plus ou moins d’âcreté dans le fluide nerveux, des causes extérieures de tel ou tel genre, un régime de vie plus ou moins irritant ; voilà ce qui nous balotte sans cesse entre le vice et la vertu, comme un vaisseau sur les flots de la mer, tantôt évitant les écueils, tantôt échouant sur eux, faute de force pour s’en écarter ; nous sommes comme ces instrumens, qui, formés dans une telle proportion, doivent rendre un son agréable, ou discord contournés dans des proportions différentes, il n’y a rien de nous, rien à nous, tout est à la nature, et nous ne sommes jamais dans ses mains que l’aveugle instrument de ses caprices.

Dans cette différence si légère, eu égard au fond, si peu dépendante de nous, et qui pourtant, d’après l’opinion reçue, fait éprouver à l’homme de si grands biens ou de si grands maux, ne serait-il pas plus sage d’en revenir à l’opinion des philosophes de la secte d’Aristippe, qui soutenait que celui qui a commis une faute, telle grave qu’elle puisse être, est digne de pardon, parce que quiconque fait mal, ne l’a pas fait volontairement, mais y est forcé par la violence de ses passions ; et que dans tel cas on ne doit ni haïr ni punir ; qu’il faut se borner à instruire et à corriger doucement. Un de vos philosophes a dit : Cela ne suffit pas, il faut des loix, elles sont nécessaires, si elles ne sont pas justes ; et il n’a avancé qu’un sophisme ; ce qui n’est pas juste n’est nullement nécessaire, il n’y a de vraiment nécessaire que ce qui est juste ; d’ailleurs, l’essence de la loi est d’être juste ; toute loi qui n’est que nécessaire, sans être juste, ne devient plus qu’une tyrannie. — Mais il faut bien, ô respectable vieillard, pris-je la liberté de dire, il faut bien cependant retrancher les criminels dès qu’ils sont reconnus dangereux.

Soit, répondit Zamé, mais il ne faut pas les punir, parce qu’on ne doit être puni qu’autant que l’on a été coupable, pouvant s’empêcher de le devenir, et que les criminels, nécessairement enchaînés par des loix supérieures de la nature, ont été coupables malgré eux. Retranchez-les donc en les bannissant, ou rendez-les meilleurs en les contraignant d’être utiles à ceux qu’ils ont offensés. Mais ne les jettez pas inhumainement dans ces cloaques empestés, où tout ce qui les entoure est si gangrené, qu’il devient incertain de savoir lequel achèvera de les corrompre plus vite, ou des exemples affreux reçus par ceux qui les dirigent, ou de l’endurcissement et de l’impénitence finale, dont leurs malheureux compagnons leur offrent le tableau… Tuez-les encore moins, parce que le sang ne répare rien, parce qu’au lieu d’un crime commis en voilà tout d’un coup deux, et qu’il est impossible que ce qui offense la nature puisse jamais lui servir de réparation.

Si vous faites tant que d’appesantir sur le citoyen quelque chaîne avec le projet de le laisser dans la société, évitez bien que cette chaîne puisse le flétrir : en dégradant l’homme, vous irritez son cœur, vous aigrissez son esprit, vous avilissez son caractère ; le mépris est d’un poids si cruel à l’homme, qu’il lui est arrivé mille fois de devenir violateur de la loi pour se venger d’en avoir été la victime ; et tel n’est souvent conduit à l’échafaud que par le désespoir d’une première injustice[34].

Mais, mon ami, poursuivit ce grand homme en me serrant les mains, que de préjugés à vaincre pour arriver là ! que d’opinions chimériques à détruire ! que de systêmes absurdes à rejetter ! que de philosophie à répandre sur les principes de l’administration !… Regarder comme tout simple une immensité de choses que vous êtes depuis si long-tems en possession de voir comme des crimes ! quel travail !

Ô toi, qui tiens dans tes mains le sort de tes compatriotes, magistrat, prince, législateur, qui que tu sois enfin, n’use de l’autorité que te donne la loi, que pour en adoucir la rigueur ; songe que c’est par la patience que l’agriculteur vient à bout d’améliorer un fruit sauvage ; songe que la nature n’a rien fait d’inutile, et qu’il n’y a pas un seul homme sur la terre qui ne soit bon à quelque chose. La sévérité n’est que l’abus de la loi ; c’est mépriser l’espèce humaine que de ne pas regarder l’honneur comme le seul frein qui doive la conduire, et la honte comme le seul châtiment qu’elle doive craindre. Vos malheureuses loix informes et barbares ne servent qu’à punir, et non à corriger ; elles détruisent et ne créent rien ; elles révoltent et ne ramènent point : or, n’espérez jamais avoir fait le moindre progrès dans la science de connaître et de conduire l’homme, qu’après la découverte des moyens qui le corrigeront sans le détruire, et qui le rendront meilleur sans le dégrader.

Le plus sûr est d’agir comme vous voyez que je l’ai fait ; opposez-vous à ce que le crime puisse naître, et vous n’aurez plus besoin de loix… Cessez de punir, autrement que par le ridicule, une foule d’écarts qui n’offensent en rien la société, et vos loix seront superflues.

Les loix, dit encore quelque part votre Montesquieu, sont un mauvais moyen pour changer les manières, les usages, et pour réprimer les passions ; c’est par les exemples et par les récompenses, qu’il faut tâcher d’y parvenir. J’ajoute aux idées de ce grand homme, que la véritable façon de ramener à la vertu est d’en faire sentir tout le charme, et surtout la nécessité ; il ne faut pas se contenter de crier aux hommes, que la vertu est belle, il faut savoir le leur prouver ; il faut faire naître à leurs yeux des exemples qui les convainquent de ce qu’ils perdent en ne la pratiquant pas. Si vous voulez qu’on respecte les liens de la société, faites-en sentir et la valeur et la puissance ; mais n’imaginez pas réussir en les brisant. Que ces réflexions doivent rendre circonspects sur le choix des punitions que l’on impose à celui qui s’est rendu coupable envers cette société : vos loix, au lieu de l’y ramener, l’en éloignent ou lui arrachent la vie, point de milieu…… Quelle intolérante et grossière bêtise ! qu’il serait tems de la détruire ! qu’il serait tems de la détester !

Homme vil et méprisable, Être abhorré de ton espèce, toi qui n’es né que pour lui servir de bourreau, homme effroyable, enfin, qui prétends que des chaînes ou des gibets sont des argumens sans réplique ; toi qui ressemble à cet insensé, brûlant sa maison en décadence au lieu de la réparer, quand cesseras-tu de croire qu’il n’y a rien de si beaux que tes loix, rien de si sublime que leurs effets ! Renonce à ces préjugés fâcheux qui n’ont encore servi qu’à te souiller inutilement des larmes et du sang de tes concitoyens ; ose livrer la nature à elle-même ; t’es-tu jamais repenti de lui avoir accordé ta confiance ? Ce peuplier majestueux qui élève sa tête orgueilleuse dans les nues, est-il moins beau, moins fier, que ces chétifs arbustes que ta main courbe sous les règles de l’art ; et ces enfans que tu nommes sauvages, abandonnés comme les autres animaux, qui se traînent comme eux vers le sein de leur mère, quand se fait sentir le besoin, sont-ils moins frais, moins vigoureux, moins sains que ces frêles nourrissons de ta Patrie, auxquels il semble que tu veuilles faire sentir, dès qu’ils voient le jour, qu’ils ne sont nés que pour porter des fers ? Que gagnes-tu enfin à gréver la nature ? Elle n’est jamais ni plus belle, ni plus grande que lorsqu’elle s’échappe de tes digues ; et ces arts, que tu chéris, que tu recherches, que tu honores, ces arts ne sont vraiment sublimes, que quand ils imitent mieux les désordres de cette nature que tes absurdités captivent ; laisse-là donc à ses caprices, et n’imagine pas la retenir par tes vaines loix ; elle les franchira toujours dès que les siennes l’exigeront, et tu deviendras, comme tout ce qui t’enchaîne, le vil jouet de ses savans écarts.

Grand homme ! m’écriai-je dans l’enthousiasme, l’univers devrait être éclairé par vous ; heureux, cent fois heureux les citoyens de cette isle, et mille fois plus fortunés encore les princes qui sauront se modeler sur vous. Combien Platon avait raison de dire, que les États ne pouvaient être heureux qu’autant qu’ils auraient des philosophes pour rois, ou que les rois seraient philosophes. Mon ami, me répondit Zamé, tu me flattes, et je ne veux pas l’être : puisque tu t’es servi pour me louer du mot d’un philosophe, laisse-moi te prouver ton tort par le mot d’un autre… Solon ayant parlé avec fermeté à Crésus, roi de Lidie, qui avait fait éclater sa magnificence aux yeux de ce législateur, et qui n’en avait reçu que des avis durs, Solon, dis-je, fut blâmé par Ésope le fabuliste : Ami, lui dit le Poëte, il faut, ou n’approcher jamais la personne des rois, ou ne leur dire que des choses flatteuses.  — Dis plutôt, répondit Solon, qu’il faut, ou ne les point approcher, ou ne leur dire que des choses utiles.

Nous rentrâmes. Zamé me préparait un nouveau spectacle : venez, me dit-il, je vous ai fait voir d’abord nos femmes seules, ensuite nos jeunes hommes, venez les examiner maintenant ensemble. On ouvrit un vaste salon, et je vis les cinquante plus belles femmes de la capitale réunies à un pareil nombre de jeunes gens également choisis à la supériorité de la taille et de la figure. Il n’y a que des époux dans ce que vous voyez, me dit Zamé, on n’entre jamais dans le monde qu’avec ce titre, je vous l’ai dit ; mais, quoique tout ce qui est ici soit marié, il n’y a pourtant aucun ménage de réuni, aucun mari n’y a sa femme, aucune femme n’y voit son époux ; j’ai cru qu’ainsi vous jugeriez mieux nos mœurs. On servit quelques mets simples et frais à cet aimable cercle, ensuite chacun développa ses talens, on joua de quelques instrumens inconnus parmi nous, et que ce peuple avait avant sa civilisation ; les uns ressemblaient à la guitare, d’autres à la flûte ; leur musique, peu variée dans ses tons, ne me parut point agréable. Zamé ne leur avait donné aucune notion de la nôtre : je crains, me dit-il, que la musique ne soit plus faite pour amolir et corrompre l’ame, que pour l’élever, et nous évitons avec soin ici tout ce qui peut énerver les mœurs ; je leur ai trouvé ces instrumens, je les leur laisse ; je n’innoverai rien sur cette partie.

Après le concert, les deux sexes se mêlèrent, exécutèrent ensemble plusieurs danses et plusieurs jeux, où la pudeur, la retenue la plus exacte régnèrent constamment. Pas un geste, pas un regard, pas un mouvement qui pût scandaliser le spectateur même le plus sévère ; je doute qu’une pareille assemblée se fût maintenue en Europe dans des bornes aussi étroites : point de ces serremens de mains indécens, de ces œillades obscènes, de ces mouvemens de genoux, de ces mots bas et à double entente, de ces éclats de rire, de toutes ces choses enfin si en usage dans vos sociétés corrompues, qui en prouvent à-la-fois le mauvais ton, l’impudence, le désordre et la dépravation.

Avec si peu de liens, dis-je à Zamé, avec des loix si douces, aussi peu de freins religieux, comment ne règne-t-il pas dans ce cercle plus de licence que je n’en vois ? — C’est que les loix et les religions gênent les mœurs, dit Zamé, mais ne les épurent point ; il ne faut ni fers, ni bourreaux, ni dogmes, ni temples, pour faire un honnête homme ; ces moyens donnent des hypocrites et des scélérats ; ils n’ont jamais fait naître une vertu. Les époux de ces femmes, quoiqu’absens, sont les amis de ces jeunes gens ; ils sont heureux avec leurs femmes ; ils les adorent, elles sont de leur choix, pourquoi voudriez-vous que ceux-ci, qui ont également des femmes qu’ils aiment, allassent troubler la félicité de leurs frères ? Ils se feroient à-la-fois trois ennemis : la femme qu’ils attaqueraient, la leur qu’ils plongeraient dans le désespoir, et leurs amis qu’ils outrageraient. J’ai fait entrer ces principes dans l’éducation ; ils les sucent avec le lait ; je les meus dans leurs cœurs par les grands ressorts du sentiment et de la délicatesse. Qu’y feraient de plus la religion et les loix ? Une de vos chimères à vous autres Européens, est d’imaginer que l’homme, semblable à la bête féroce, ne se conduit jamais qu’avec des chaînes ; aussi êtes-vous parvenus, au moyen de ces effrayans systêmes, à le rendre aussi méchant qu’il peut l’être, en ajoutant au desir naturel du vice celui plus vif encore de briser un frein. Rien ne flatte et n’honore ces jeunes gens comme d’être admis chez moi ; j’ai saisi cette faiblesse, j’en ai profité : tout est à prendre dans le cœur de l’homme, quand on veut se mêler de le conduire ; ce qui fait que si peu de gens y réussissent, c’est que la moitié de ceux qui l’entreprennent sont des sots, et que le reste, avec un peu plus de bon sens, peut-être, ne peut atteindre à cette connaissance essentielle du cœur humain, sans laquelle on ne fait que des absurdités ou des choses de règle ; car la règle est le grand cheval de bataille des imbéciles ; ils s’imaginent stupidement qu’une même chose doit convenir à tout le monde, quoiqu’il n’y ait pas deux caractères de semblables, ne voulant pas prendre la peine d’examiner, de ne prescrire à chacun que ce qui lui convient ; et ils ne réfléchissent pas qu’ils traiteraient eux-mêmes d’inepte un médecin qui n’ordonnerait comme eux que le même remède pour toutes sortes de maux ; qu’un moyen soit propice ou non, qu’il doive ou non réussir, leur épaisse conscience est calme toutes les fois que la règle est suivie, et qu’ils se sont comportés dans la règle.

Si un seul de ces jeunes gens, poursuivit Zamé, venait à manquer à ce qu’il doit, il serait exclus de ma maison, et cette crainte les contient d’autant plus, que j’ai su me faire aimer d’eux ; ils frémiraient de me déplaire. — Mais lorsque vous ne les voyez pas ? — Alors ils sont chez eux, les époux se retrouvent unis, le soin de leur ménage les occupe, et ils ne pensent pas à se trahir. Ce n’est pas, continua Zamé, qu’il n’y ait quelques exemples d’adultères ; mais ils sont rares, ils sont cachés, ils n’entraînent ni trouble, ni scandale. Si les choses vont plus loin, si je soupçonne qu’il puisse résulter quelques suites fâcheuses, je sépare les coupables, je les fais habiter des villes différentes, et dans des cas plus graves encore, je les bannis pour quelque tems de Tamoé ; cette punition de l’exil, annexée aux crimes capitaux, les effraie à tel point qu’ils évitent avec le plus grand soin tout ce qui peut mettre dans le cas du crime pour lequel elle est imposée. Quand vous voulez régir une Nation, commencez par infliger des peines douces, et vous n’aurez pas besoin d’en avoir de sanglantes.

Après quelques heures d’amusemens honnêtes et chastes, c’en est assez, me dit Zamé, je vais renvoyer ces époux à leur société, où ils sont attendus…… sans jalousie, j’en suis bien sûr, mais peut-être avec un peu d’impatience. Il fit un geste accompagné d’un sourire, tout cessa dès le même instant, on partit… mais on ne s’accompagna point, on n’offrit point de bras, on ne chercha rien de ce qui peut donner la moindre atteinte à la décence, les jeunes femmes se retirèrent d’abord ; une heure après les jeunes hommes partirent, et tous en comblant de remercîmens et de bénédictions le bon père, qui les aimait assez pour descendre ainsi dans les détails de leurs petits plaisirs.

Levez-vous demain de bonne heure, me dit Zamé, je veux vous mener dans mon temple, je veux vous faire voir la magnificence, la pompe, le luxe même de mes cérémonies religieuses. Je veux que vous voyiez mes prêtres en fonctions. — Ah ! répondis-je, c’est une des choses que j’ai le plus desiré ; la religion d’un tel peuple doit être aussi pure que ses mœurs, et je brûle déjà d’aller adorer Dieu au milieu de vous. Mais vous m’annoncez du faste… Ô grand homme ! je crois vous connaître assez pour être sûr qu’il en régnera peu dans vos cérémonies. — Vous en jugerez, me dit Zamé, je vous attends une heure avant le lever du soleil.

Je me rendis à la porte de la chambre de notre philosophe le lendemain à l’heure indiquée, il m’attendait ; sa femme, ses enfans, et Zilia sa belle-fille, tout était autour de sa personne chérie. Allons, nous dit Zamé, l’astre est prêt à paraître, ils doivent nous attendre. Nous traversâmes la ville ; tous les habitants étaient déjà à leurs portes ; ils se joignaient à nous à mesure que nous passions ; nous avançâmes ainsi jusqu’aux maisons où s’élevait la jeunesse, et dont je vous parlerai bientôt. Les enfans des deux sexes en sortirent en foule ; conduits par des vieillards, ils nous suivirent également ; nous marchâmes dans cet ordre jusqu’au pied d’une montagne qui se trouvait à l’orient derrière la ville ; Zamé monta jusqu’au sommet, je l’y suivis avec sa famille, le peuple nous environna… le plus grand silence s’observait… enfin l’astre parut… À l’instant toutes les têtes se prosternèrent, toutes les mains s’élevèrent aux cieux, on eût dit que leurs ames y volaient également.

« Ô souverain éternel, dit Zamé, daigne accepter l’hommage profond d’un peuple qui t’adore… Astre brillant, ce n’est pas à toi que nos vœux s’adressent, c’est à celui qui te meut et qui t’a créé ; ta beauté nous rappelle son image… tes sublimes opérations sa puissance… Porte-lui nos respects et nos vœux ; qu’il daigne nous protéger tant que sa bonté nous laisse ici-bas ; qu’il veuille nous réunir à lui quand il lui plaira de nous dissoudre ;… qu’il dirige nos pensées, qu’il règle nos actions, qu’il épure nos ames, et que les sentimens de respect et d’amour qu’il nous inspire, puissent être agréés de sa grandeur, et se déposer au pied de sa gloire. »

Alors Zamé, qui s’était tenu droit, les mains élevées, pendant que tous étaient à genoux, se précipita la face contre terre, adora un instant en silence, se releva les yeux humides de pleurs, et ramena le peuple dans sa ville.

Voilà tout, me dit-il dès que nous fûmes rentrés ; croyez-vous que le Dieu de l’univers puisse exiger davantage de nous ? Est-il besoin de l’enfermer dans des temples pour l’adorer et le servir ? Il ne faut qu’observer une de ses plus belles opérations, afin que cet acte de sa sublime grandeur développe en nous des sentimens d’amour et de reconnaissance, voilà pourquoi j’ai choisi l’instant et le lieu que vous venez de voir… La pompe de la nature, mon ami, voilà la seule que je me sois permise, cet hommage est le seul qui plaise à l’Éternel ; les cérémonies de la religion ne furent inventées que pour fixer les yeux au défaut du cœur ; celles que je leur substitue fixent le cœur en charmant les yeux, cela n’est-il pas préférable ? J’ai, d’ailleurs, voulu conserver quelque chose de l’ancien culte, cette politique était nécessaire : les habitants de Tamoé adoraient le Soleil autrefois, je n’ai fait que rectifier leur systême, en leur prouvant qu’ils se trompaient de l’ouvrage à l’ouvrier, que le Soleil était la chose mue, et que c’était au moteur que devait s’adresser le culte. Ils m’ont compris, ils m’ont goûté, et sans presque rien changer à leur usage, de payens qu’ils étaient, j’en ai fait un peuple pieux et adorateur de l’Être Suprême. Crois-tu que tes dogmes absurdes, tes inintelligibles mystères, tes cérémonies idolâtres, pussent les rendre, ou plus heureux, ou meilleurs citoyens ? T’imagines-tu que l’encens brûlé sur des autels de marbre vaille l’offrande de ces cœurs droits ? À force de défigurer le culte de l’Éternel, vos religions d’Europe l’ont anéanti. Lorsque j’entre dans une de vos églises, je la trouve si prodigieusement remplie de saints, de reliques, de momeries de toute espèce, que la chose du monde que j’ai le plus de peine à y reconnaître est le Dieu que j’y desire ; pour le trouver, je suis obligé de descendre dans mon cœur : hélas ! me dis-je alors, puisque voilà le lieu qui me le rappelle, ce n’est que là que je dois le chercher, c’est la seule hostie que je doive mettre à ses pieds ; les beautés de la nature en raniment l’idée dans ce sanctuaire, je les contemple pour m’édifier, je les observe pour m’attendrir, et je m’en tiens là ; si je n’en ai pas fait assez, la bonté de ce Dieu m’assure qu’il me pardonnera ; c’est pour le mieux servir que je dégage son culte et son image du fatras d’absurdités que les hommes croient nécessaires. J’éloigne tout ce qui m’empêcherait de me remplir de sa sublime essence ; je foule aux pieds tout ce qui prétend partager son immensité ; je l’aimerais moins s’il était moins unique et moins grand ; si sa puissance se divisait, si elle se multipliait, si cet être simple, en un mot, devait s’honorer sous plusieurs, je ne verrais plus dans ce systême effrayant et barbare qu’un assemblage informe d’erreurs et d’impiétés, dont l’horrible pensée dégradant l’Être pur où s’adresse mon ame, le rendrait haïssable à mes yeux, au lieu de me le faire adorer. Quelle plus intime connaissance de ce bel Être peuvent donc avoir ces hommes qui me parlent, et qui tous se donnent à moi pour des illuminés ?… Hélas ! ils n’eurent de plus que l’envie d’abuser leurs semblables ; est-ce un motif pour que je les écoute, moi, qui déteste la feinte et la fraude ; moi, qui n’ai travaillé toute ma vie qu’à guider ce bon peuple dans le chemin de la vertu et de la vérité ?… « Souverain des Cieux, si je me trompe, tu jugeras mon cœur, et non pas mon esprit ; tu sais que je suis faible, et par conséquent sujet à l’erreur ; mais tu ne puniras point cette erreur, dès que sa source est dans la pureté, dans la sensibilité de mon ame : non, tu ne voudrais pas que celui qui n’a cherché qu’à te mieux adorer fût puni pour ne t’avoir pas adoré comme il faut. »

Viens, me dit Zamé, il est de bonne heure, ces braves enfans vont peut-être se recueillir un moment entr’eux. C’est leur usage dans ces jours de cérémonie, jours qu’ils désirent tous avec empressement, et que par cette grande raison je ne leur accorde que deux ou trois fois l’an. Je veux qu’ils les voient comme des jours de faveurs : plus je leur rends ces instans rares, plus ils les respectent ; on méprise bientôt ce qu’on fait tous les jours. Suis-moi ; nous aurons le tems avant l’heure du repas, d’aller visiter les terres des environs de la ville.

Voilà leurs possessions, me dit Zamé, en me montrant de petits enclos séparés par des hayes toujours vertes et couvertes de fleurs : chacun a sa petite terre à part ; c’est médiocre, mais c’est par cette médiocrité même que j’entretiens leur industrie ; moins on en a, plus on est intéressé à le cultiver avec soin. Chacun a là ce qu’il faut pour nourrir et sa femme et lui ; il est dans l’abondance s’il est bon travailleur, et les moins laborieux trouvent toujours leur nécessaire. Les enclos des célibataires, des veufs et des répudiés, sont moins considérables, et situés dans une autre partie, voisine du quartier qu’ils habitent.

Je n’ai qu’un domaine comme eux, poursuivit Zamé, et je n’en suis qu’usufruitier comme eux ; mon territoire, ainsi que le leur, appartient à l’État. Ce sont parmi les personnes qui vivent seules, que je choisis ceux qui doivent le cultiver : ce sont les mêmes qui me soignent et me servent ; n’ayant point de ménage, ils s’attachent avec plaisir à ma maison ; ils sont sûrs d’y trouver jusqu’à la fin de leur vie la nourriture et le logement.

Des sentiers agréables et joliment bordés communiquaient dans chacune de ces possessions ; je les trouvai toutes richement garnies des plus doux dons de la nature ; j’y vis en abondance l’arbre du fruit à pain, qui leur donne une nourriture semblable à celle que nous formons avec nos farines, mais plus délicate et plus savoureuse. J’y observai toutes les autres productions de ces isles délicieuses du Sud, des cocotiers, des palmiers, etc. ; pour racines, l’igname, une espèce de choux sauvage, particulière à cette isle, qu’ils apprêtent d’une manière fort agréable, en les mêlant à des noix de cocos, et plusieurs autres légumes apportés d’Europe, qui réussissent bien et qu’ils estiment beaucoup. Il y avait aussi quelques cannes à sucre, et ce même fruit, ressemblant au brugnon que le capitaine Cook trouva aux isles d’Amsterdam, et que les habitans de ces isles anglaises nommaient figheha.

Tels sont à-peu-près tous les alimens de ces peuples sages, sobres et tempérans ; il y avait autrefois quelques quadrupèdes dans l’isle, dont le père de Zamé leur persuada d’éteindre la race, et ils ne touchent jamais aux oiseaux.

Avec ces objets et de l’eau excellente, ce peuple vit bien ; sa santé est robuste, les jeunes gens y sont vigoureux et féconds, les vieillards sains et frais ; leur vie se prolonge beaucoup au-delà du terme ordinaire, et ils sont heureux.

Tu vois la température de ce climat, me dit Zamé ; elle est salubre, douce, égale ; la végétation est forte, abondante et l’air presque toujours pur : ce que nous appellons nos hivers, consiste en quelques pluies, qui tombent dans les mois de juillet et d’août, mais qui ne rafraîchissent jamais l’air au point de nous obliger d’augmenter nos vêtemens, aussi les rhumes sont-ils absolument inconnus parmi nous : la nature n’y afflige nos habitans que de très-peu de maladies ; la multitude d’années est le plus grand mal dont elle les accable, c’est presque la seule manière dont elle les tue. Tu connais nos arts, je ne t’en parlerai plus ; nos sciences se réduisent également à bien peu de chose ; cependant tous savent lire et écrire ; ce fut un des soins de mon père, et comme un grand nombre d’entr’eux entendent et parlent le français, j’ai rapporté cinquante mille volumes, bien plus pour leur amusement que pour leur instruction ; je les ai dispersés dans chaque ville et en ai formé des petites bibliothèques publiques, qu’ils fréquentent avec plaisir lorsque leurs occupations rurales leur en laissent le tems. Ils ont quelques connaissances d’astronomie, que j’ai rectifiées, quelques autres de médecine pratique, assez sûres pour l’usage de la vie, et que j’ai améliorées d’après les plus grands auteurs ; ils connaissent l’architecture ; ils ont de bons principes de maçonnerie, quelques idées de tactique, et de meilleures encore sur l’art de construire leurs bâtimens de mer. Quelques-uns parmi eux s’amusent à la poésie en langue du pays, et si tu l’entendais, tu y trouverais de la douceur, de l’agrément et de l’expression. À l’égard de la théologie et du droit, ils n’en ont, graces au Ciel, aucune connaissance. Ce ne sera jamais que si l’envie me prend de les détruire, que je leur ouvrirai ce dédale d’erreurs, de platitudes et d’inutilités. Quand je voudrai qu’ils s’annéantissent, je créerai parmi eux des prêtres et des gens de robe, je permettrai aux uns de les entretenir de Dieu, aux autres de leur parler de Farinacius, de dresser des echafauds, d’en orner même les places de nos villes à demeure, ainsi que je l’ai observé dans quelques-unes de vos provinces, monumens éternels d’infamie, qui prouvent à la fois la cruauté des souverains qui le permettent, la brutale ineptie des magistrats qui l’érigent, et la stupidité du peuple qui le souffre… Allons dîner, me dit Zamé, je vous ferai jouir ce soir d’un de leur talent, dont vous n’avez encore nulle idée.

Cet instant arrivé, Zamé me mena sur la place publique, j’en admirais les proportions. Tu ne loues pas son plus grand mérite, me dit-il ; elle n’a jamais vu couler de sang, elle n’en sera jamais souillée. Nous avançâmes ; je n’avais point encore connaissance du bâtiment régulier et parallèle à la maison de Zamé, l’un et l’autre ornant cette place… — Les deux étages du haut, me dit ce philosophe, sont des greniers publics ; c’est le seul tribut que je leur impose, et j’y contribue comme eux. Chacun est obligé d’apporter annuellement dans ce magasin une légère portion du produit de sa terre, du nombre de celles qui se conservent ; ils le retrouvent dans des tems de disette : j’ai toujours là de quoi nourrir deux ans la capitale ; les autres villes en font autant ; par ce moyen nous ne craignons jamais les mauvaises années, et comme nous n’avons ni administrateurs ni monopoleurs, ce qui est synonime, il est vraisemblable que nous ne mourrons jamais de faim. Le bas de cet édifice est une salle de spectacle. J’ai cru cet amusement, bien dirigé, nécessaire dans une nation. Les sages Chinois le pensaient de même ; il y a plus de trois mille ans qu’ils le cultivent : les Grecs ne le connurent qu’après eux. Ce qui me surprend, c’est que Rome ne l’admît qu’au bout de quatre siècles, et que les Perses et les Indiens ne le connurent jamais. C’est pour vous fêter que se donne la pièce de ce soir. Entrons, vous allez voir le fruit que je recueille de cet honnête et instructif délassement.

Ce local était vaste, artistement distribué, et l’on voyait que le père de Zamé, qui l’avait construit, y avait réuni les usages de ces peuples aux nôtres ; car il avait trouvé le goût des spectacles chez cette nation, quoique sauvage encore ; il n’avait fait que l’améliorer et lui donner, autant qu’il avait pu, le genre d’utilité dont il l’avait cru susceptible. Tout était simple dans cet édifice ; on n’y voyait que de l’élégance sans luxe, de la propreté sans faste. La salle contenait près de deux mille personnes ; elle était absolument remplie : le théâtre, peu élevé, n’était occupé que par les acteurs. La belle Zilia, son mari, les filles de Zamé et quelques jeunes gens de la ville étaient chargés des différens personnages que nous allions voir en action. Le drame était dans leur langue, et de la composition même de Zamé, qui avait la bonté de m’expliquer les scènes à mesure qu’elles se jouaient. Il s’agissait d’une jeune épouse coupable d’une infidélité envers son mari, et punie de cette inconduite par tous les malheurs qui peuvent accabler une adultère.

Nous avions près de nous une très-jolie femme, dont je remarquai que les traits s’altéraient à mesure que l’intrigue avançait ; tour-à-tour elle rougissait, elle pâlissait, sa gorge palpitait,… sa respiration devenait pressée ; enfin les larmes coulèrent, et peu-à-peu sa douleur augmenta à un tel point, les efforts qu’elle fit pour se contenir l’affectérent si vivement, que n’y pouvant plus résister,… elle se lève, donne des marques publiques de désespoir, s’arrache les cheveux et disparaît.

Eh bien ! me dit Zamé, qui n’avait rien perdu de cette scène ; eh bien ! croyez-vous que la leçon agisse ? Voilà les seules punitions nécessaires à un peuple sensible. Une femme également coupable, eût affronté le public en France : à peine se fut-elle doutée de ce qu’on lui adressait. À Siam on l’eût livrée à un éléphant. La tolérance de l’une de ces nations, sur un crime de cette nature, n’est-elle pas aussi dangereuse que la barbare sévérité de l’autre, et ne trouvez-vous pas ma leçon meilleure ?

Ô homme sublime, m’écriai-je, quel usage sacré vous faites et de votre pouvoir et de votre esprit !…

Nous sumes depuis que les suites de cette aventure touchante avaient été le raccommodement sincère de cette femme avec son mari, l’excuse et l’aveu de son inconduite, et l’exil volontaire de l’amant.

Que des moralistes viennent essayer de déclamer contre les spectacles, quand de tels fruits pourront s’y recueillir. Le but moral est le même chez vous, me dit Zamé, mais vos ames émoussées par les répétitions continuelles de ces mêmes leçons, ne peuvent plus être émues ; vous en riez comme si elles vous étaient étrangères : votre impudence les absorbe, votre vanité s’oppose à ce que vous puissiez jamais imaginer que ce soit à vous qu’elles s’adressent, et vous repoussez ainsi, par orgueil, les traits dont le censeur ingénieux a voulu corriger vos mœurs.

Le lendemain, Zamé me conduisit aux maisons d’éducation : les deux logis qui les formaient étaient immenses, plus élevés que les autres et divisés en un grand nombre de chambres. Nous commençâmes par le pavillon des hommes ; il y avait plus de deux mille élèves ; ils y entraient à deux ans et en sortaient toujours à quinze, pour se marier. Cette brillante jeunesse était divisée en trois classes ; on leur continuait jusqu’à six ans les soins qu’exige ce premier âge débile de l’homme ; de six à douze, on commençait à sonder leurs dispositions ; on réglait leurs occupations sur leurs goûts, en faisant toujours précéder l’étude de l’agriculture, la plus essentielle au genre de vie auquel ils étaient destinés. La troisième classe était formée des enfans de douze à quinze ans : seulement alors on leur apprenait les devoirs de l’homme en société, et ses rapports avec les êtres dont il tient le jour ; on leur parlait de Dieu, on leur inspirait de l’amour et de la reconnaissance pour cet être qui les avait créés, on les prévenait qu’ils approchaient de l’âge où on allait leur confier le sort d’une femme, on leur faisait sentir ce qu’ils devaient à cette chère moitié de leur existence ; on leur prouvait qu’ils ne pouvaient espérer de bonheur dans cette douce et charmante société, qu’autant qu’ils s’efforceraient d’en répandre sur celle qui la composait ; qu’on n’avait point au monde d’amie plus sincère, de compagne plus tendre,… d’être, en un mot, plus lié à nous qu’une épouse ; qu’il n’en était donc aucun qui méritât d’être traité avec plus de complaisance et plus de douceur ; que ce sexe, naturellement timide et craintif, s’attache à l’époux qui l’aime et le protège, autant qu’il hait invinciblement celui qui abuse de son autorité pour le rendre malheureux, uniquement parce qu’il est le plus fort ; que si nous avons en main cette autorité qui captive, bien mieux partagé que nous, il a les graces et les attraits qui séduisent. Eh ! qu’espéreriez-vous, leur dit-on, d’un cœur ulcéré par le dépit ?… Quelles mains essuyeraient vos larmes quand les chagrins vous oppresseraient ? De qui recevriez-vous des secours quand la nature vous ferait sentir tous ses maux ? Privé de la plus douce consolation que l’homme puisse avoir sur la terre, vous n’auriez plus dans votre maison qu’une esclave effrayée de vos paroles, intimidée de vos désirs, qu’un court instant peut-être assouplirait au joug, et qui, dans vos bras par contrainte, n’en sortirait qu’en vous détestant.

On leur faisait ensuite exercer sur le terrain même, leurs connaissances d’agriculture ; cela se trouvait d’ailleurs indispensable, puisque le domaine de cette grande maison n’était cultivé, n’était entretenu que par leurs jeunes mains.

On les occupait ensuite aux évolutions militaires, et on leur permettait par récréation, la danse, la lutte et généralement tous les jeux qui fortifient, qui dénouent la jeunesse et qui entretiennent et sa croissance et sa santé.

Avaient-ils atteint l’âge de devenir époux, la cérémonie était aussi simple que naturelle : le père et la mère du jeune homme le conduisaient à la maison d’éducation des filles, et lui laissait faire, devant tout le monde, le choix qu’il voulait ; ce choix formé, s’il plaisait à la jeune fille, il avait pendant huit jours la permission de causer quelques heures avec sa future, devant les institutrices de la maison des filles ; là ils achevaient de se connaître l’un et l’autre, et de voir s’ils se conviendraient. S’il arrivait que l’un des deux voulût rompre, l’autre était obligé d’y consentir, parce qu’il n’est point de bonheur parfait en ce genre, s’il n’est mutuel ; alors le choix se recommençait. L’accord devenait-il unanime, ils se jettaient tous deux aux pieds de leurs parens, les suppliaient de les unir ; le consentement accordé, ils levaient les mains au Ciel, se juraient devant Dieu d’être fideles l’un à l’autre ; de s’aider, de se secourir mutuellement dans leurs besoins, dans leurs travaux, dans leurs maladies, et de ne jamais user de la tolérance du divorce, qu’ils n’y fussent contraints l’un ou l’autre par d’indispensables raisons, dont ils feraient toujours leur legislateur seul juge et seul arbitre… Ils ne profitent effectivement jamais de cette loi que de mon consentement et après m’avoir communiqué les raisons qui les y déterminent. Ces formalités remplies, on met les jeunes gens en possession d’une maison, ainsi que je l’ai dit, sous l’inspection, pendant deux ans, ou de leurs parens, ou de leurs voisins.

Les directeurs du collége des hommes sont pris parmi le nombre des célibataires, qui se vouant et s’attachant à cette maison, comme d’autres d’entr’eux le sont à celle du chef, y trouvent de même leur nourriture et leur logement. On choisit dans cette classe les plus capables de cette auguste fonction, observant que la plus extrême régularité de mœurs soit la première de leurs qualités.

Les femmes qui dirigent la maison des jeunes filles où nous passâmes peu après, sont choisies parmi les épouses répudiées pour les seules causes de vieillesse ou d’infirmités ; ces deux raisons ne pouvant nuire aux vertus nécessaires à l’emploi où on les destine.

Il y avait près de trois mille filles dans la maison que nous visitâmes ; elles étaient de même divisées en trois classes d’âges, semblables à celles des garçons. L’éducation morale est la même ; on retranche seulement de l’éducation physique des hommes, ce qui n’irait pas au sexe délicat que l’on élève ici ; on y substitue les travaux de l’aiguille, de l’art de préparer les mets qui sont en usage chez eux, et de l’habillement. Les femmes seules à Tamoé se mêlent de cette partie ; elles font leurs vêtemens et ceux de leurs époux ; les habits de la maison d’éducation des hommes se font dans celle des filles, les veuves ou les répudiées font ceux des célibataires.

C’est une folie d’imaginer qu’il faille plus de choses que vous n’en voyez à l’éducation des enfans, me dit Zamé ; cultivez leurs goûts et leurs inclinations, ne leur apprenez sur-tout que ce qui est nécessaire, n’ayez avec eux d’autre frein que l’honneur, d’autre aiguillon que la gloire, d’autres peines que quelques privations, par ces sages procédés, continua-t-il, on ménage ces plantes délicates et précieuses tout en les cultivant ; on ne les énerve pas, on ne les accoutume pas à se blaser aux punitions, et on n’éteint pas leur sensibilité. Les poulains les plus difficiles et les plus fougueux, disait Thémistocle, deviennent les meilleurs chevaux quand un bon écuyer les dresse. Cette jeune semence est l’espoir et le soutien de l’État, jugez si nos soins se tournent vers elle.

Il y a dans chacune de ces maisons, poursuivit Zamé, cinquante chambres destinées pour les vieillards, veufs, infirmes ou célibataires. Les vieux hommes qui ne peuvent plus soigner la portion de bien que leur confie l’état, qui ne se sont point remariés, ou qui sont devenus veufs de leur seconde femme, ou ceux qui dans le même cas de vieillesse ne se sont point mariés du tout, ont dans la maison d’éducation masculine un logement assuré pour le reste de leurs jours. Ils vivent des fonds de cette maison, et sont servis par les jeunes élèves, afin d’accoutumer ceux-ci au respect et aux soins qu’ils doivent à la vieillesse. Le même arrangement existe pour les femmes. Le surplus de l’un et l’autre sexe, s’il y en a, trouve un asyle dans ma maison. Mon ami, j’aime mieux cela qu’une salle de bal ou de concert ; je jette sur ces respectables asyles un coup-d’œil de satisfaction, bien plus vif que si ces édifices, ouvrage du luxe et de la magnificence, n’étaient bâtis que pour des rendez-vous de chasse, des galeries de tableaux ou des muséums.

Permettez-moi, lui dis-je, une question : je ne vois pas bien comment vivent vos artisans, vos manufacturiers ; comment se fait dans la nation le commerce intérieur de nécessité.

Rien de plus simple, me répondit le législateur de ce peuple heureux, nous avons des ouvriers de deux espèces : ceux qui ne sont que momentanés, tels que les architectes, les maçons, les menuisiers, etc., et ceux qui sont toujours en activité, tels que les artisans des manufactures, etc. Les premiers ont des terres comme les autres citoyens, et pendant que l’État les employe, il est chargé de faire cultiver leurs biens et de leur en rassembler les fruits chez eux, afin que ces ouvriers se trouvent débarrassés de tous soins lors de leurs travaux. Les mains employées à cela, sont celles des célibataires. Ceci demande quelques éclaircissemens.

Il exista dans tous les siecles et dans tous les pays, une classe d’hommes qui, peu propre aux douceurs de l’hymen, et redoutant ses nœuds par des raisons ou morales ou physiques, préfèrent de vivre seuls aux délices d’avoir une compagne ; cette classe était si nombreuse à Rome, qu’Auguste fut obligé de faire, pour l’amoindrir, une loi connue sous le nom de Popea. Tamoé, moins fameuse que la république qui subjugua l’univers, a pourtant des célibataires comme elle, mais nous n’avons point fait de loix contr’eux. On obtient aisément ici la permission de ne point se marier, aux conditions de servir la patrie dans toutes les corvées publiques. Cléarque, disciple d’Aristote, nous apprend qu’en Laconie, la punition de ces hommes impropres au mariage, était d’être fouettés nuds par des femmes pendant qu’ils tournaient autour d’un autel ; à quoi cela pouvait-il servir ?[35] Toujours occupé de retrancher ce qui me semble inutile, et de le remplacer par des choses dont il peut résulter quelque bien, je n’impose aux célibataires d’autre peine que d’aider l’État de leurs bras, puisqu’ils ne le peuvent en lui donnant des sujets. On leur fournit une maison et un petit bien dans un quartier qui leur est affecté, et là ils vivent comme ils l’entendent, seulement obligés à cultiver les terres de ceux que l’État employe ; ils le savent, ils s’y soumettent et ne croyent pas payer trop cher ainsi la liberté qu’ils désirent. Vous savez que ce sont également eux qui entretiennent mes domaines, qui soulagent les vieillards, les infirmes, qui président aux écoles, et qui sont de même chargés de l’entretien, de la réparation des chemins, des plantations publiques, et généralement de tous les ouvrages pénibles, indispensables dans une nation, et voilà comme je tâche de profiter des défauts ou des vices pour les rendre le plus utile possible au reste des citoyens. J’ai cru que tel était le but de tout législateur, et j’y vise autant que je peux.

À l’égard des ouvriers employés aux manufactures, et dont les mains, toujours agissantes, ne peuvent, dans aucun cas, cultiver des terres, ils sont nourris du produit de leurs œuvres ; celui qui veut l’étoffe d’un vêtement, porte la matière recueillie dans son bien au manufacturier, qui l’employe, le rend au propriétaire et en reçoit en retour une certaine quantité de fruits ou de légumes, prescrite et plus que suffisante à sa nourriture.

Il me restait à acquérir quelques notions sur la manière dont les procès s’arrangeaient entre citoyens. Quelques précautions qu’on eût prises pour les empêcher de naître, il était difficile qu’il n’y en eût pas toujours quelques-uns.

Tous les délits, me dit Zamé, se réduisent ici à trois ou quatre, dont le principal est le défaut de soins dans l’administration des biens confiés. La peine, je vous l’ai dit, est d’être placé dans un moins grand et d’une culture infiniment plus difficile. Je vous ai prouvé que la constitution de l’État anéantissait absolument le vol, le viol et l’inceste. Nous n’entendons jamais parler de ces horreurs ; elles sont inconnues pour nous. L’adultère est très-rare dans notre pays : je vous ai dit mes moyens pour le réprimer ; vous avez vu l’effet de l’un d’eux. Nous avons détruit la pédérastie à force de la ridiculiser : si la honte dont on couvre ceux qui peuvent s’y livrer encore, ne les ramène pas, on les rend utiles ; on les employe ; sur eux seuls retombe tout le faix du plus rude travail des célibataires ; cela les démasque et les corrige sans les enfermer ou les faire rôtir : ce qui est absurde et barbare, et ce qui n’en a jamais corrigé un seul.

Les autres discussions qui peuvent s’élever parmi les citoyens n’ont donc plus d’autres causes que l’humeur qui peut naître dans les ménages, et la permission du divorce diminue beaucoup ces motifs : dès qu’il est prouvé qu’on ne peut plus vivre ensemble, on se sépare. Chacun est sûr de trouver encore hors de sa maison une subsistance assurée, un autre hymen s’il le désire, moyennant tout se passe à l’amiable ; tout cela pourtant n’empêche pas de légères discussions ; il y en a. Huit vieillards m’assistent régulièrement dans la fonction de les examiner ; ils s’assemblent chez moi trois fois la semaine : nous voyons les affaires courantes, nous les décidons entre nous, et l’arrêt se prononce au nom de l’État. Si on en appelle, nous revoyons deux fois ; à la troisième on n’en revient plus, et l’État vous oblige à passer condamnation ; car l’État est tout ici ; c’est l’État qui nourrit le citoyen, qui élève ses enfans, qui le soigne, qui le juge, qui le condamne, et je ne suis, de cet État, que le premier citoyen.

Nous n’admettons la peine de mort dans aucun cas. Je vous ai dit comme était traité le meurtre, seul crime qui pourrait être jugé digne de la mériter. Le coupable est abandonné à la justice du Ciel ; lui seul en dispose à son gré. Il n’y en a encore eu que deux exemples sous la législature de mon père et la mienne. Cette nation, naturellement douce, n’aime pas à répandre le sang.

Notre entretien nous ayant mené à l’heure du dîné, nous revinmes. — Votre navire est prêt, me dit Zamé au sortir du repas ; ses réparations sont faites, et je l’ai fait approvisionner de tous les rafraîchissemens que peut fournir notre isle ; mais mon ami, poursuivit le philosophe, je vous ai demandé quinze jours ; n’en voilà que cinq d’écoulés, j’exige de vous de prendre, pendant les dix qui nous restent, une connaissance plus exacte de notre isle ; je voudrais que mon âge et mes affaires me permissent de vous accompagner…… Mon fils me remplacera ; il vous expliquera mes opérations, il vous rendra compte de tout, comme moi-même.

Homme généreux, répondis-je, de toutes les obligations que je vous ai, la plus grande sans doute est la permission que vous voulez bien m’accorder ; il m’est si doux de multiplier les occasions de vous admirer, que je regarde, comme une jouissance, chacune de celles qu’il vous plaît de m’offrir. — Zamé m’embrassa avec tendresse…

L’humanité perce à travers les plus brillantes vertus ; l’homme qui a bien fait veut être loué, et peut-être ferait-il moins bien, s’il n’était pas certain de l’éloge.

Nous partîmes le lendemain de bonne-heure, Oraï, son frère, un de mes officiers et moi. Cette isle délicieuse est agréablement coupée par des canaux dont les rives sont ombragées de palmiers et de cocotiers, et l’on se rend, comme en Hollande, d’une ville à l’autre, dans des pirogues charmantes qui font environ deux lieues à l’heure ; il y a de ces pirogues publiques qui appartiennent à l’État : celles-là sont conduites par les célibataires ; d’autres sont aux familles, elles les conduisent elles-mêmes ; il ne faut qu’une personne pour les gouverner. Ce fut ainsi que nous parcourûmes les autres villes de Tamoé, toutes, à fort-peu de choses près, aussi grandes et aussi peuplées que la capitale, construites toutes dans le même goût, et ayant toutes une place publique au centre, qui, au lieu de contenir, comme dans la capitale, le palais du législateur et les greniers, sont ornées de deux maisons d’éducation. Les magasins sont situés vers les extrémités de la ville, et simétrisent avec un autre grand édifice servant de retraite à ce surplus des vieillards que Zamé, dans sa ville, loge à côté de sa maison. Les autres sont, comme dans la capitale, établis dans les chambres hautes des maisons des enfans, où ils ont, dans chaque, trente ou quarante logemens. Les célibataires et les répudiés de l’un et de l’autre sexe occupent par-tout, comme dans la capitale, un quartier aux environs duquel se trouvent leurs petites possessions séparées, qui suffisent à leur entretien, et ils sont également reçus dans les asyles destinés aux vieillards, quand ils deviennent hors d’état de cultiver la terre.

Par-tout enfin je vis un peuple laborieux, agriculteur, doux, sobre, sain et hospitalier ; par-tout je vis des possessions riches et fécondes, nulle part l’image de la paresse ou de la misère, et par-tout la plus douce influence d’un gouvernement sage et tempéré.

Il n’y a ni bourg, ni hameau, ni maison séparée dans l’isle ; Zamé a voulu que toutes les possessions d’une province fussent réunies dans une même enceinte, afin que l’œil vigilant du commandant de la ville pût s’étendre avec moins de peine sur tous les sujets de la contrée. Le commandant est un vieillard qui répond de sa ville. Dans toutes est un officier semblable, représentant le chef, et ayant pour assesseurs deux autres vieillards comme lui, dont un toujours choisi parmi les célibataires, l’intention du gouvernement n’étant point qu’on regarde cette caste comme inférieure, mais seulement comme une classe de gens qui, ne pouvant être utile à la société d’une façon, la sert de son mieux d’une autre. Ils font corps dans l’État, me disait Oraï ; ils en sont membres comme les autres, et mon père veut qu’ils aient part à l’administration… Mais, dis-je à ce jeune homme, si le célibataire n’est dans cette classe que par des causes vicieuses ? — Si ces vices sont publics, me répondit Oraï (car nous ne sévissons jamais que contre ceux-là) ; s’ils sont éclatans, sans doute le sujet coupable n’est point choisi pour régir la ville ; mais s’il n’est célibataire que par des causes légitimes, il n’est point exclus de l’administration, ni de la direction des écoles, où vous avez vu que les place mon père. Ces commandans de ville, qui changent tous les ans, décident les affaires légères, et renvoyent les autres au chef auquel ils écrivent tous les jours.

Ainsi que dans la capitale, la police la plus exacte règne dans toutes ces villes, sans qu’il soit besoin, pour la maintenir, d’une foule de scélérats, cent fois plus infectés que ceux qu’ils répriment, et qui, pour arrêter l’effet du vice, en multiplient la contagion[36]. Les habitans, toujours occupés, toujours obligés de l’être pour vivre, ne se livrent à aucuns des désordres où le luxe et la fainéantise les plongent dans vos villes d’Europe ; ils se couchent de bonne-heure, afin d’être le lendemain au point du jour à la culture de leurs possessions. La saison n’exige-t-elle d’eux aucun de leurs soins agriculteurs, d’innocens plaisirs les retiennent alors auprès de leurs foyers. Ils se réunissent quelques ménages ensemble ; ils dansent, ils font un peu de musique, ils causent de leurs affaires, s’entretiennent de leurs possessions, chérissent et respectent la vertu, s’excitent au culte qu’ils lui doivent, glorifient l’Éternel, bénissent leur gouvernement, et sont heureux.

Leur spectacle les amuse aussi pendant le tems des pluies ; il y a, par-tout, comme dans la capitale, un endroit ménagé au-dessous des magasins, où ils se livrent à ce plaisir. Des vieillards composent les drames avec l’attention d’en rendre toujours la leçon utile au peuple, et rarement ils quittent la salle sans se sentir plus honnêtes gens.

Rien en un mot ne me rappella l’âge d’or comme les mœurs douces et pures de ce bon peuple. Chacune de leurs maisons charmantes me parut le temple d’Astrée. Mes éloges, à mon retour, furent le fruit de l’enthousiasme que venait de m’inspirer ce délicieux voyage, et j’assurai Zamé que, sans l’ardente passion dont j’étais dévoré, je lui demanderais, pour toute grace, de finir mes jours près de lui.

Ce fut alors qu’il me demanda le sujet de mon trouble et de mes voyages ; je lui racontai mon histoire, le conjurant de m’aider de ses conseils, et l’assurant que je ne voulais régler que sur eux le reste de ma destinée. Cet honnête homme plaignit mon infortune ; il y mit l’intérêt d’un père, il me fit d’excellentes leçons sur les écarts où m’entraînait la passion dont je n’étais plus maître, et finit par exiger de moi de retourner en France.

Vos recherches sont pénibles et infructueuses, me dit-il, on a pu vous tromper dans les renseignemens que l’on vous a donnés, il est même vraisemblable qu’on l’a fait ; mais ces renseignemens fussent-ils vrais, quelle apparence de trouver une seule personne parmi cent millions d’êtres où vous projettez de la chercher ? Vous y perdrez votre fortune,… votre santé, et vous ne réussirez point. Léonore, moins légère que vous, aura fait un calcul plus simple ; elle aura senti que le point de réunion le plus naturel devait être dans votre patrie : soyez certain qu’elle y sera retournée, et que ce n’est qu’en France où vous devez espérer de la revoir un jour.

Je me soumis… Je me jettai aux pieds de cet homme divin, et lui jurai de suivre ses conseils. Viens, me dit-il en me serrant entre ses bras et me relevant avec tendresse ; viens, mon fils ; avant de nous quitter, je veux te procurer un dernier amusement ; suis-moi.

C’était le spectacle d’un combat naval que Zamé voulait me donner. La belle Zilia, magnifiquement vêtue, était assise dans une espèce de trône placé sur la crête d’un rocher au milieu de la mer ; elle était entourée de plusieurs femmes qui lui formaient un cortège ; cent pirogues, chacune équippée de quatre rameurs, la défendaient, et cent autres de même force étaient disposées vis-à-vis pour l’enlever : Oraï commandait l’attaque, et son frère la défense. Toutes les barques fendent les flots au même signal, elles se mêlent, elles s’attaquent, elles se repoussent avec autant de graces que de courage et de légèreté ; plusieurs rameurs sont culbutés, quelques pirogues sont renversées : les défenseurs cèdent enfin, Oraï triomphe ; il s’élance sur la pointe du rocher avec la rapidité de l’éclair, saisit sa charmante épouse, l’enlève, se précipite avec elle dans une pirogue, et revient au port, escorté de tous les combattans, au bruit de leurs éloges et de leurs cris de joie. Il y a dix jours qu’il n’a vu sa femme, me dit le bon Zamé ; j’aiguillonne les plaisirs de la réunion par cette petite fête… Demain, je suis grand-père… Eh quoi ? dis-je… Non, me répondit le bon vieillard, les larmes aux yeux… Vous voyez comme elle est jolie, et cependant son indifférence est extrême… Il ne voulait pas se marier. — Et vous espérez ? — Oui, reprit vivement Zamé, j’emploie le procédé de Lycurgue ; on irrite par des difficultés, on aide à la nature, on la contraint à inspirer des désirs qui ne seraient jamais nés sans cela. La politique est certaine ; vous avez vu comme il y allait avec ardeur : il ne l’aurait pas vue de deux mois s’il n’avait pas réussi, et si cette première victoire ne mène pas à l’autre, je lui rendrai si pénibles les moyens de la voir, j’enflammerai si bien ses désirs par des combats et des résistances perpétuelles, qu’il en deviendra amoureux malgré lui. — Mais, Zamé, un autre peut-être… — Non, si cela était, crois-tu que je ne la lui eusse pas donnée ? Dégoût invincible pour le mariage,… peut-être d’autres fantaisies… Ne connais-tu donc pas la nature ? Ignores-tu ses caprices et ses inconséquences ? Mais il en reviendra : ce qui s’y opposait est déjà vaincu ; il ne s’agit plus que d’améliorer la direction des penchans, et mes moyens me répondent du succès. Et voilà comme ce philosophe, dans sa nation, comme dans sa famille, ne travaillant jamais que sur l’ame, parvenait à épurer ses concitoyens, à faire tourner leurs défauts même au profit de la société, et à leur inspirer, malgré eux, le goût des choses honnêtes, quelles que pussent être leurs dispositions… ou plutôt, voilà comme il faisait naître le bien du sein même du mal, et comment peu-à-peu, et sans user de punitions, il faisait triompher la vertu, en n’employant jamais que les ressorts de la gloire et de la sensibilité.

Il faut nous séparer, mon ami, me dit le lendemain Zamé, en m’accompagnant vers mon vaisseau… Je te le dis, pour que tu ne me l’apprennes pas. — Ô vénérable vieillard, quel instant affreux !… Après les sentimens que vous faites naître, il est bien difficile d’en soutenir l’idée. — Tu te souviendras de moi, me dit cet honnête homme en me pressant sur son sein ;… tu te rappelleras quelquefois que tu possèdes un ami au bout de la terre… tu te diras : j’ai vu un peuple doux, sensible, vertueux sans loix, pieux sans religion ; il est dirigé par un homme qui m’aime, et j’y trouverai un asyle dans tous les tems de ma vie… J’embrassai ce respectable ami ; il me devenait impossible de m’arracher de ses bras… Écoute, me dit Zamé avec l’émotion de l’enthousiasme, tu es sans doute le dernier français que je verrai de ma vie… Sainville, je voudrois tenir encore à cette nation qui m’a donné le jour… Ô mon ami ! écoute un secret que je n’ai voulu dévoiler qu’à l’époque de notre séparation : l’étude profonde que j’ai faite de tous les gouvernemens du monde, et particulièrement de celui sous lequel tu vis, m’a presque donné l’art de la prophétie. En examinant bien un peuple, en suivant avec soin son histoire, depuis qu’il joue un rôle sur la surface du globe, on peut facilement prévoir ce qu’il deviendra. Ô Sainville, une grande révolution se prépare dans ta patrie ; les crimes de vos souverains, leurs cruelles exactions, leurs débauches et leur ineptie ont lassé la France ; elle est excédée du despotisme, elle est à la veille d’en briser les fers. Redevenue libre, cette fière partie de l’Europe honorera de son alliance tous les peuples qui se gouverneront comme elle… Mon ami, l’histoire de la dynastie des chefs de Tamoé ne sera pas longue… Mon fils ne me succédera jamais ; il ne faut point de rois à cette nation-ci : les perpétuer dans son sein serait lui préparer des chaînes ; elle a eu besoin d’un législateur, mes devoirs sont remplis. À ma mort, les habitans de cette isle heureuse jouiront des douceurs d’un gouvernement libre et républicain. Je les y prépare ; ce que leur destinaient les vertus d’un père que j’ai tâché d’imiter, les crimes, les atrocités de vos souverains le destinent de même à la France. Rendus égaux, et rendus tous deux libres, quoique par des moyens différens, les peuples de ta patrie et ceux de la mienne se ressembleront ; je te demande alors, mon ami, ta médiation près des Français pour l’alliance que je désire… Me promets-tu d’accomplir mes vœux… — Ô respectable ami, je vous le jure, répondis-je en larmes ; ces deux nations sont dignes l’une de l’autre, d’éternels liens doivent les unir… Je meurs content, s’écria Zamé, et cet heureux espoir va me faire descendre en paix dans la tombe. Viens, mon fils, viens, continua-t-il en m’entraînant dans la chambre du vaisseau ;… viens, nous nous ferons là nos derniers adieux… Oh Ciel ! qu’aperçois-je ? dis-je en voyant la table couverte de lingots d’or… Zamé, que voulez-vous faire ?… Votre ami n’a besoin que de votre tendresse ; il n’aspire qu’à s’en rendre digne. — Peux-tu m’empêcher de t’offrir de la terre de Tamoé, me répondit ce mortel tant fait pour être chéri ? C’est pour que tu te souviennes de ses productions. — Ô grand homme !… et j’arrosais ses genoux de mes larmes,… et je me précipitais à ses pieds, en le conjurant de reprendre son or, et de ne me laisser que son cœur. — Tu garderas l’un et l’autre, reprit Zamé en jettant ses bras autour de mon cou ; tu l’aurais fait à ma place… Il faut que je te quitte… Mon ame se brise comme la tienne. Mon ami, il n’est pas vraisemblable que nous nous voyions jamais, mais il est sûr que nous nous aimerons toujours. Adieu… En prononçant ces dernières paroles, Zamé s’élance, il disparaît, donne lui-même le signal du départ, et me laisse, inondé de mes larmes, absorbé de tous les sentimens d’une ame à la fois oppressée par la douleur et saisie de la plus profonde admiration[37]. Mon dessein étant de suivre le conseil de Zamé, nous reprîmes la route que nous venions de faire, le vent servait mes intentions, et nous perdîmes bientôt Tamoé de vue.

Ma délicatesse souffrait de l’obligation d’emporter, comme malgré moi, de si puissans effets de la libéralité d’un ami. Quand je réfléchis pourtant que ce métal, si précieux pour nous, était nul aux yeux de ce peuple sage, je crus pouvoir apaiser mes regrets et ne plus m’occuper que des sentimens de reconnaissance que m’inspirait un bienfaiteur dont le souvenir ne s’éloignera jamais de ma pensée.

Notre voyage fut heureux, et nous revîmes le Cap en assez peu de temps.

Je demandai à mes officiers, dès que nous l’aperçumes, s’ils voulaient y prendre terre, ou s’ils aimaient autant me conduire tout de suite en France. Quoique le vaisseau fût à moi, je crus leur devoir cette politesse. Désirant tous de revoir leur patrie, ils préférèrent de me débarquer sur la côte de Bretagne, pour repasser de-là en Hollande, moyennant qu’une fois à Nantes, je leur laisserais le bâtiment pour retourner chez eux, où ils le vendraient à mon compte. Nous convinmes de tout de part et d’autre, et nous continuâmes de voguer ; mais ma santé ne me permit pas de remplir la totalité du projet. À la hauteur du Cap-Vert, je me sentis dévoré d’une fièvre ardente, accompagnée de grands maux de cœur et d’estomac, qui me réduisirent bientôt à ne pouvoir plus sortir de mon lit. Cet accident me contraignit de relâcher à Cadix, où totalement dégoûté de la mer, je pris la résolution de regagner la France par terre, sitôt que je serois rétabli. Me voyant une fortune assez considérable pour pouvoir me passer de la faible somme que je pourrais retirer de mon navire, j’en fis présent à mes officiers ; ils me comblèrent de remerciemens. Je n’avais eu qu’à me louer d’eux, ils devaient être contens de ma conduite à leur égard. Rien donc de ce qui détruit l’union entre les hommes ne s’étant élevé entre nous, il était tout simple que nous nous quittassions avec toutes les marques réciproques de la parfaite estime.

L’état dans lequel j’étais me retint huit à dix jours à Cadix ; mais cet air ne me convenant point, je dirigeai mes pas vers Madrid, avec le projet d’y séjourner le temps nécessaire à reprendre totalement mes forces. Je me logeai, en arrivant, à l’hôtel Saint-Sébastien, dans la rue de ce nom, chez des Milanais dont on m’avait vanté les soins envers les étrangers. J’y trouvai à la vérité une partie de ces soins, mais qu’ils devaient me coûter cher !

Hors d’état de vaquer à rien par moi-même, je priai l’hôte de me chercher deux domestiques, Français s’il était possible, et les plus honnêtes que faire se pourrait. Il m’amena, l’instant d’après, deux grands drôles bien tournés, dont l’un se dit de Paris et l’autre de Rouen, passés l’un et l’autre en Espagne avec des maîtres qui les avaient renvoyés, parce qu’ils avaient refusé de s’embarquer pour aller avec eux au Mexique, dont ils ne devaient pas revenir de long-tems, et dans ces tristes circonstances pour eux, ajoutaient-ils, ils cherchaient avec empressement quelqu’un qui voulût les ramener dans leur patrie. Me devenant impossible de prendre de plus grandes informations, je les crus, et les arrêtai sur-le-champ, bien résolu néanmoins à ne leur donner aucune confiance. Ils me servirent assez bien l’un et l’autre pendant ma convalescence, c’est-à-dire environ quinze jours, au bout desquels mes forces revenant peu à peu, je commençai à m’occuper des petits détails de ma fortune. Mes yeux se tournèrent sur cette caisse de lingots, fruits précieux de l’amitié de Zamé, et s’inondèrent des larmes de ma reconnaissance, en examinant ces trésors. Comme ces lingots me parurent purs, entièrement dégagés de parties terreuses et fondus en barre, j’imaginai qu’ils ne pouvaient être le résultat d’une fouille faite pendant ma course dans l’intérieur des terres, mais bien plutôt le reste des trésors qui avaient servi à Zamé dans ses vingt années de voyage. Je n’avais point encore vuidé la cassette ; je le fis pour compter les lingots… J’allais les estimer, lorsque je trouvai un papier au fond, où l’évaluation était faite, et qui m’apprit que j’en avais pour sept millions cinq cent soixante-dix mille livres, argent de France… Juste Ciel ! m’écriai-je, me voilà le plus riche particulier de l’Europe ! Ô mon père ! je pourrai donc adoucir votre vieillesse ! je pourrai réparer le tort que je vous ai fait ; je vous rendrai heureux, et je le serai de votre bonheur ! Et toi ! unique objet de mes vœux, ô Léonore ! si le Ciel me permet de te retrouver un jour, voilà de quoi enrichir le faible don de ma main, de quoi satisfaire à tous tes desirs, de quoi me procurer le charme de les prévenir tous ; mais que les calculs de l’homme sont incertains, quand il ne les soumet pas aux caprices du sort ! Ô Léonore ! Léonore, dit Sainville en s’interrompant et se jettant en pleurs sur le sein de sa chère femme, j’avais ce qu’il fallait pour ta fortune, tout ce qui pouvait te dédommager de tes souffrances, et je n’ai plus à t’offrir que mon cœur. Ciel, dit madame de Blamont, cette grande richesse ?… — Elle est perdue pour moi, Madame ; différence essentielle entre les sentimens du cœur et les biens du hasard ; ceux-ci se sont évanouis, et la tendresse, que je dois à celui de qui je les tenais, ne s’effacera jamais de mon ame ; mais reprenons le fil des événemens.

Quoiqu’il me restât encore près de vingt-cinq mille livres, dont moitié en or, heureusement cousus dans une ceinture qui ne me quitta jamais, j’eus la fantaisie de me faire échanger un de mes lingots en quadruples d’Espagne[38] ; je me fis conduire à cet effet chez un directeur de la monnaie que m’avait indiqué mon hôte. Je lui présente mon or, il l’examine, et découvre bientôt qu’il n’est pas du Pérou. Sa curiosité s’en éveille ; ses questions deviennent aussi nombreuses que pressantes ; et sans qu’il me soit possible d’être maître de moi, un frémissement universel me saisit. Je vois que je viens de faire une sottise ; et l’embarras que ce mouvement imprime sur ma physionomie, redouble aussitôt la curiosité de mon homme ; il prend un air sévère, et renouvelle ses questions, du ton de l’insolence et de l’effronterie… Ma figure se remet pourtant, elle reprend le calme que doit lui prêter celui de mon cœur, et je réponds sans me troubler, que je rapporte cet or d’Afrique ; que je l’ai eu par des échanges avec les colonies portugaises. Ici mon questionneur m’examinant de plus près encore, m’assure que les Portugais n’emploient en Afrique que de l’or du nouveau monde, et que celui que je lui présente n’en est sûrement pas. Pour le coup, la patience m’échappe : je déclare net que je suis las des interrogations, que le métal que je lui offre est bon ou mauvais, que s’il est bon, il ait à me l’échanger sans difficulté ; que s’il le croit mauvais, il en fasse à l’instant l’épreuve devant moi ; ce dernier parti fut celui qu’il prit, et l’expérience n’ayant que mieux confirmé la pureté du métal, il lui devint impossible de ne me point satisfaire ; il le fit avec un peu d’humeur, et en me demandant si j’avais beaucoup de lingots à changer ainsi : non, répondis-je sèchement, voilà tout ; et faisant prendre mes sacs à mes gens, je regagnai mon hôtellerie, où je passai la journée, non sans un peu d’inquiétude sur la quantité des questions de ce directeur.

Je me couchai… Mais quel épouvantable réveil ! Il n’y avait pas deux heures que j’étais endormi, lorsque ma porte, s’ouvrant avec fracas, me fait voir ma chambre remplie d’une trentaine de crispins[39], tous familiers ou valets de l’Inquisition.[40]. Avec la permission de votre excellence, me dit un de ces illustres scélérats, vous plairait-il de vous lever, et de venir à l’instant parler au très-révérend père inquisiteur qui vous attend dans son appartement… Je voulus, pour réponse, me jeter sur mon épée ; mais on ne m’en laissa pas le tems… On ne me lia point ; c’est un des privilèges particuliers à ce tribunal, de n’employer, pour saisir leurs prisonniers, que la seule force du nombre, et jamais celle des liens ; on ne me lia donc point ; mais je fus tellement environné, tellement serré par-tout, qu’il me devint impossible de faire aucun mouvement ; il fallut obéir : nous descendîmes ; une voiture m’attendait au coin de la rue, et je fus transporté ainsi au milieu de ce tas de coquins dans le palais de l’inquisition : là, nous fûmes reçus par le secrétaire du saint-office, qui, sans dire une seule parole, me remit à l’alcaïde et à deux gardes, je fus conduit par eux dans un cachot fermé de trois portes de fer, d’une obscurité et d’une humidité d’autant plus grandes, que jamais encore le soleil n’y avait pénétré. Ce fut là qu’on me déposa sans me dire un mot, et sans qu’il me fût permis, ni de parler, ni de me plaindre, ni de donner aucun ordre chez moi.

Anéanti, absorbé dans les plus douloureuses réflexions, vous imaginez facilement quelle fut la nuit que je passai : hélas ! me disais-je, j’ai parcouru le monde entier ; je me suis trouvé au milieu d’un peuple d’antropophages ; il a daigné respecter et ma vie et ma liberté ; mon étoile me porte au sein des mers les plus reculées, j’y trouve une fortune immense et des amis… J’arrive en Europe… je touche à ma patrie… c’est pour n’y rencontrer que des persécuteurs ! Et comme si j’eusse pris plaisir à accroître l’horreur de mon sort, je ne me repaîssais à chaque instant que de ces fatales idées, lorsqu’au bout d’une semaine de mon séjour dans cet horrible lieu, l’alcaïde parut escorté de ses deux mêmes gardes, et m’ayant ordonné de découvrir ma tête, il me conduisit ainsi à la salle d’audience. On me fit signe de m’asseoir ; un siége étroit et dur se présentait à moi au bout d’une table, auprès de laquelle étaient deux moines, dont l’un devait m’interroger, et l’autre écrire mes réponses ; je me plaçai. En face était l’image de ce Dieu bon, de ce rédempteur de l’univers, exposé dans un lieu où l’on ne travaille qu’à perdre ceux qu’il est venu racheter. J’avais sous mes yeux un juge équitable, et des hommes méchans ; le symbole de la douceur et de la vertu à côté de celui des crimes et de la férocité ; j’étais devant un Dieu de paix et des hommes de sang, et c’était au nom du premier, que les seconds osaient me sacrifier à leur infâme cupidité.

On m’interrogea d’abord sur mon nom, sur ma Patrie et sur ma profession ; ayant satisfait à ces premières demandes, on exigea de moi des éclaircissemens sur les motifs de mes voyages… Je ne les cachai point ; lorsque je dis que je quittais une isle, où j’avais trouvé le plus grand des hommes pour législateur… on me demanda s’il était chrétien ? Il est bien plus, dis-je avec enthousiasme ; il est juste, il est bon, il est libéral, il est hospitalier, et n’enferme pas les infortunés que le hasard jette sur ses côtes ; cette réponse, traitée d’impie, fut aussitôt inscrite comme blasphêmatoire. L’inquisiteur me demanda si j’avais baptisé ce payen ? — Pourquoi faire, répondis-je outré ? Si le Ciel est destiné pour la vertu, il y sera plutôt placé que ceux qui, soumis à ces vains usages, n’en reçoivent que le caractère du crime et de l’atrocité. — Autre blasphême ! le moine, me montrant le crucifix, me demanda si je songeais que mon Sauveur était là ? — Oui, lui dis-je, et si quelque chose le révolte ici, croyez que c’est bien plutôt la conduite du tyran qui impose les fers, que celle de l’esclave qui les reçoit. Le Dieu que vous m’offrez a été malheureux comme moi,… et comme moi, victime de la calomnie et de la scélératesse des hommes, il doit me plaindre et vous condamner. Sur cette réponse, l’inquisiteur, palpitant de rage, dit au greffier d’écrire que j’étais athée. — Vous écrivez un mensonge, m’écriai-je ; j’affirme que je crois à un Dieu, que je le crains, que je l’adore, et que je ne hais que ceux qui abusent de son nom, pour accabler l’innocence. Le greffier arrêté par cette réponse, fixa l’inquisiteur…… Écrivez, dit celui-ci, qu’il invective les officiers du tribunal… Que votre éminence réfléchisse, dit le greffier en espagnol, croyant que je ne l’entendais pas… Écrivez donc, que c’est un calomniateur, dit le moine toujours furieux. — Je croyais, dis-je alors à ce juge atroce, qu’il s’agissait moins de constater ce qui se passe ainsi à huis-clos, que de m’interroger sur les faits qu’on me suppose, et de me confronter aux témoins. — Il n’y a jamais de telles confrontations dans un tribunal dirigé par l’esprit de Dieu ; où règne cet esprit sacré, les formalités deviennent inutiles ; à qui est l’or que vous changeâtes hier chez le directeur des monnaies ? — À moi. — D’où vous vient-il ? — Des bontés d’un ami qui craint Dieu, qui aime les hommes, qui leur rend service, et qui ne les tourmente jamais. — Il y a donc des mines d’or dans son isle ? — Non, dis-je affirmativement, (aurais-je pu me pardonner, par une réponse contraire, d’attirer de tels ennemis au meilleur des humains.) Non, il a reçu des lingots en paiement des différens objets d’un commerce fait avec les Anglais. — Et il vous a fait un tel présent ? — Il ne s’en sert plus, il a renoncé à tout négoce étranger, cet or lui devient inutile. — Inutile ? Pour près de huit millions !… Et alors, je vis que toute ma fortune était déjà dans les mains de ces scélérats…

L’inquisiteur redoubla ses questions, il y mit tout l’art qu’il put pour me faire contredire ou couper, art profond, qui n’est possédé nulle part comme par les ministres de ce tribunal de sang ; mais je ne sortis jamais du cercle de mes réponses, toujours elles furent les mêmes, et son infâme talent échoua devant elles. Il voulut des détails géographiques sur Tamoé, je les embrouillai tellement, qu’il lui fut impossible de deviner dans quelle partie de la mer cette isle était située.

L’interrogatoire se rompit. Je demandai mon bien, on me dit qu’il fallait d’autres éclaircissemens avant que de savoir seulement s’il m’appartenait ; que dans le cas où il deviendrait certain que je n’en imposais pas, il faudrait toujours défalquer de ces richesses les frais de la procédure ; que le roi armerait un navire pour vérifier la solidité de mes aveux ; que je devais juger de la longueur et des sommes que coûteraient ces informations, et sentir combien, d’après cela, il devenait essentiel de dire la vérité pour abréger toutes ces démarches ; je me gardai bien de tomber dans ce piège, et changeant de propos pour ne plus même donner lieu d’y revenir une seconde fois, je me plaignis de la chambre où l’on m’avait mis, et demandai si pour les fonds que l’on avait à moi, on ne pouvait pas au moins me loger plus commodément. L’alcaïde interrogé par l’inquisiteur, répondit alors qu’il n’y avait de bonnes chambres vacantes pour le moment que dans le quartier des femmes ;… qu’on lui en donne une, dit le révérend, et vous lui ferez, en l’y enfermant, les recommandations d’usage.

Cet appartement, situé dans la cour des femmes, était infiniment meilleur que le mien ; c’est par un excès de faveur que l’on vous accorde cette chambre, me dit celui qui m’y conduisait, songez à vous y conduire avec toute la prudence et toute la circonspection imaginables ; la plus légère indiscrétion vous ferait remettre dans un cachot, dont vous ne sortiriez jamais ; au-dessus et à côté de cette chambre, continua l’alcaïde, sont des juives et des Bohêmiennes ; le plus grand silence, si elles vous interrogent, et gardez-vous de leur parler le premier ; je promis tout ce qu’on voulut, et les portes se fermèrent.

J’avais déjà passé cinq jours dans cette nouvelle position, lorsqu’un de mes geoliers m’invita à demander une autre audience, tel est l’usage de ce tribunal plein de ruse et de fausseté, quand les juges veulent interroger une seconde fois le coupable, il faut que cette audience soit comme l’effet d’une pressante sollicitation de la part de ce malheureux, qui, sans cela, gémirait des siècles, et sans qu’on le soulageât, et sans qu’on l’entendît ; je demandai donc à revoir mes juges… je l’obtins.

L’inquisiteur me demanda ce que je voulais. — Mon bien et ma liberté, répondis-je. — Avez-vous réfléchi, me dit-il en éludant ma réponse, sur l’extrême importance dont il est pour vous de donner les lumières qu’on desire. — J’ai satisfait à ce qu’on exigeait de moi, satisfaites de même à ce que j’attens de vous. — Tout est enfermé maintenant dans les coffres du saint office, et rien n’en peut plus sortir qu’au retour du vaisseau d’information que sa majesté va faire partir ; pressez-vous donc de donner les éclaircissemens qu’on vous demande, votre liberté tient à leur promptitude, vos jours à leur sincérité. — Mais, dès qu’on vit que mes réponses étaient toujours les mêmes, on me dit alors avec humeur, que quand on n’avait rien à dire, il ne fallait pas faire demander des audiences, que le tribunal accablé d’affaires, ne pouvait pas être journellement importuné pour de telles minuties ; que j’eusse à retourner dans ma prison, et à ne pas demander d’en sortir, si je n’étais pas décidé à plus de vérité et de soumission.

Je rentrai… ce fut alors, je l’avoue, que je me sentis bien près du désespoir… Eh ! qu’ai-je donc fait, me dis-je, en quoi puis-je mériter une punition si sévère ? J’étais né honnête et sensible, et me voilà traité comme un scélérat !… Je possédais quelques vertus, et me voilà confondu avec le crime !… À quoi m’ont servi les qualités de mon cœur ?… En suis-je moins devenu la victime des hommes ?… Hélas ! quelque mérite de plus m’a attiré toute leur haine ; avec des vices et de la médiocrité, je n’aurais trouvé que du bonheur ; il ne faut qu’être bas et rampant pour être sûr de leur estime… Mais si des talens vous décorent, si la fortune vous rit, si la nature vous sert, leur orgueil humilié ne vous prépare plus que des pièges ; et la méchanceté qu’il arme, et la calomnie qu’il envenime, toujours prêtes à vous écraser, vous puniront bientôt d’être bon, et vous feront repentir de vos vertus. Puis revenant sur la première origine de mes erreurs, mon plus grand crime, ajoutai-je, est d’avoir aimé Léonore ; à cette première faiblesse tient la chaîne de toutes mes infortunes ; sans cela, je n’aurais pas quitté la France : que de maux ont suivi cette première faute ! Que dis je, hélas ! plus malheureuse que moi, que fait-elle isolée sur la terre ? En l’enlevant à sa famille, n’ai-je pas détruit son bonheur ? En l’arrachant à son devoir, n’ai-je pas flétri ses beaux jours ? Ne lui ai-je pas ravi, par cette coupable imprudence, toute la félicité qu’elle avait droit d’attendre ? Ce n’est donc que sur elle que mes larmes doivent couler, ce n’est donc qu’elle que je dois plaindre ; mon malheur est mérité dès qu’il put attirer le sien… Ô Léonore, Léonore ! tes revers sont mon seul ouvrage, et les étincelles de plaisir, que mon amour fit naître en toi, ressemblaient à ces lueurs mensongères, qui, trompant le voyageur égaré, l’engloûtissent à jamais dans l’abyme !… Et toi, mon bienfaiteur, continué-je en larmes, pourquoi t’ai-je quitté ? pourquoi n’ai-je pas retrouvé Léonore dans ton isle, et pourquoi ce séjour enchanteur n’est-il pas devenu notre patrie à tous les deux ?… Tribunal odieux, nation subjuguée par l’imposture et la superstition, quels droits avez-vous sur moi ! qui vous donne ceux de me retenir et de me rendre le plus malheureux des hommes !

Huit jours se passèrent encore ainsi, lorsqu’on vint me chercher pour une troisième audience ; mais on ne m’avait pas fait solliciter celle-là : les scélérats commençaient à voir que je soupçonnais leur piège ; ils désespéraient de m’y prendre, et ne pouvant plus avoir recours qu’à l’effroi et à la calomnie, ils espéraient, en usant de ces deux moyens, obtenir de moi quelques aveux, qui, me rendant imaginairement coupable, appaisassent au moins les remords qu’ils commençaient, sans doute, à sentir, de me voler aussi impunément.

Je fus reçu cette fois-ci dans ce qu’on appelle le lieu des tourmens ; c’est un souterrain effroyable, dans lequel on descend par un nombre infini de marches, et tellement reculé, qu’aucun cri n’en peut être entendu… C’est là que, sans respect, ni pour la pudeur, ni pour l’humanité ; que, sans distinction d’âge, de condition ou de sexe, ces infernaux vautours viennent se repaître de barbaries et d’atrocités : c’est là que la jeune fille timide et honnête, mise nue sous les yeux de ces monstres, pincée, brûlée, tenaillée, vient éveiller dans ces cœurs pervers le sentiment de la luxure par l’aiguillon de la férocité ; et c’est pour y multiplier les victimes de leur exécrable infamie, qu’ils corrompent annuellement cinquante mille ames dans le royaume, afin d’obtenir plus de coupables. Là tous les instrumens de la torture se présentèrent à mes yeux effrayés, il n’y manquait que les bourreaux. Les mêmes moines assis dans de vastes fauteuils, m’ordonnèrent de me placer sur une escabelle de bois, posée en face d’eux.

Vous voyez, me dit celui qui m’avait interrogé jusqu’alors, quels sont les moyens dont nous allons nous servir pour obtenir de vous la vérité. — Ces moyens sont inutiles, répondis-je avec courage ; ils peuvent effrayer le coupable, mais l’innocent les voit sans frémir : que vos bourreaux paraissent, je saurai à-la-fois soutenir leurs tortures, vous plaindre et me consoler.

Cette fierté, hors de saison, cet entêtement à nous cacher la vérité va peut-être vous coûter bien cher, reprit l’inquisiteur ; est-il besoin de feindre lorsque nous avons tout appris : votre hôte, vos gens emprisonnés comme vous, (cette circonstance était fausse) tout ce qui vous entourait enfin, vient de déposer contre vous. On a surpris vos opérations ; on vous a vu invoquer le Diable… En un mot, vous êtes chymiste et sorcier, ce que nous regardons comme synonime[41].

Par-tout ailleurs, j’avoue que le rire eût été ma seule réponse à des balourdises de cette espèce ; on n’imagine pas le mépris qu’inspire un juge quelconque, quand renonçant à la sage austérité de son ministère, il en descend par libertinage ou bêtise, pour s’occuper de détails ou déshonnêtes, ou hors de bon sens ; on ne voit plus dès-lors en lui qu’un crapuleux ou qu’un imbécile, conduit par la débauche ou l’absurdité, et qui n’est plus digne que de la rigueur des loix et de l’indignation publique.

Quoi qu’il en fût, je me contins ; mais les mouvemens de pitié que m’inspiraient de pareils fourbes, éclatèrent si énergiquement sur mon visage, qu’ils se regardèrent tous deux, sans trop savoir que dire, pour appuyer leur stupide accusation. Leur adressant la parole enfin : si j’avais, dis-je, la puissance du Diable, croyez que le premier emploi que j’en ferais, serait assurément de me sortir de la main de ses satellites. — Mais s’il est certain, dit l’inquisiteur en ne prenant pas garde à ma réponse, s’il est évident que cet or est composé par vous, il ne peut l’être que par la chymie ; or, la chymie est un art diabolique que nous regardons… — On ne fait de l’or par aucuns procédés chymiques, dis-je en interrompant cet imbécile avec vivacité, ceux qui répandent ces sottises sont aussi bêtes que ceux qui les croient ; la seule matrice de l’or est la terre, et on ne l’imite point : je vous ai dit d’où venaient ces lingots ; je ne les ai acquis par aucune voie qui puisse alarmer ma conscience ; vous m’arracheriez la vie, que je ne vous en dirais pas davantage. Gardez mon or, si c’est lui qui vous tente ; je vivais avant de l’avoir, je ne mourrai pas pour l’avoir perdu ; mais rendez-moi la liberté que vous m’avez ravie sans droits, et que votre seule cupidité vous force à m’enlever. — Vous reconnaissez donc, ajouta ce suborneur, que cet or est le fruit de vos œuvres ? — Je reconnais qu’il m’a été donné, qu’il m’appartient, et que vous voulez me faire mourir pour me le voler. — On ne porta jamais l’impudence plus loin, dit le moine en se levant furieux, et sonnant une petite clochette d’argent qu’il avait près de lui, nous allons voir si elle se soutiendra aux portes du tombeau. Quatre assassins masqués comme le sont les pénitens dans nos provinces du Midi, parurent alors, et s’apprêtèrent à me saisir ; ô Dieu ! m’écriai-je, pardonnez à mes bourreaux, et donnez-moi la force d’endurer les tourmens que leur stupide rage apprête à l’innocence.

À ces mots, l’inquisiteur sonna une seconde fois, et l’alcaïde parut… Remettez cet homme en prison, lui dit le moine, il y finira ses jours, puisqu’il ne veut rien avouer ; qu’il entende bien que sa liberté tient à ses aveux, et qu’il les fasse maintenant quand il voudra.

Je sortis, et vous laisse à penser dans quels sentimens j’étais contre d’infâmes coquins, dont il était clair que le vol et le meurtre étaient les seules intentions.

Mon trouble seul me soutint cette première journée ; mais je tombai le lendemain dans des réflexions sombres, dans une mélancolie, qui me firent naître le dessein de finir mon sort.

Un accès de douleur effroyable qui survint peu après, en mettant mon ame dans une situation plus violente, la sortit de ces funestes projets.

Oui, me dis-je dans l’excès de mon désespoir, un tribunal qui ne pardonne jamais, qui corrompt la probité des citoyens, la vertu des femmes, l’innocence des enfans ; qui, comme ces tyrans de l’ancienne Rome, ose faire un crime de la compassion et des larmes… aux yeux duquel le soupçon est un tort, la délation une preuve, la richesse un délit ;… qui, foulant aux pieds toutes les loix divines et humaines, couvre son impudence, sa luxure et sa cupidité du voile hypocrite de l’amour divin et des bonnes mœurs ; qui pardonne tous les forfaits de ceux qui le servent ; qui assure l’impunité à ses satellites ; qui, pour comble d’horreur et d’impudence, condamne et flétrit des héros[42], immole des ministres d’État[43], fait perdre à la nation ses plus brillans domaines[44], dépeuple le gouvernement : un tel tribunal, dis-je, est la preuve la plus authentique de la faiblesse de l’État qui le souffre, le signe le plus certain du danger de la religion qui le protège, et l’avertissement le plus sûr de la vengeance de Dieu[45].

Malheur aux rois, ou qui le toléreront dans leurs États, ou qui, même en le rejettant, consentiront à souiller les tribunaux de la nation des atroces maximes de cette assemblée de brigands ; le citoyen barbare, inepte et frénétique, qui abuserait de sa place pour introduire de telles opinions, serait l’instrument infernal qu’emploierait la colère céleste pour ébranler la puissance de cet empire, et si ce scélérat, moins imaginaire qu’on ne le croira peut-être, parvenait à force de bassesses à s’élever un instant au-dessus de l’état vil où la nature le réduit, le ciel ne l’aurait permis que pour lui préparer la honte d’avoir à tomber de plus haut[46].

Ce fiel lancé, de nouvelles idées m’occupèrent : mes 25,000 liv. en or placées dans ma ceinture, me restaient intactes ; comme cette ceinture était extrêmement serrée sur mes reins, j’étais assez heureux pour qu’elle eût échappé à ceux qui m’avaient fouillé en entrant ; cette circonstance heureuse me fit voir que je n’étais pas tout-à-fait abandonné de la fortune, et qu’elle me tendait encore la main pour m’affranchir de mon malheureux sort… L’espoir se ranima ; si peu de chose le soutient dans le cœur navré du misérable ! Je ne vis plus les murs de ma prison comme les parois de mon sépulchre ; l’œil qui me les fit mesurer de nouveau, n’était plus dirigé que par l’idée de les franchir ; je les examinai avec exactitude… j’en sondai l’épaisseur… j’observai la fenêtre ; moins élevée qu’elles ne le sont dans les autres chambres, je crus qu’avec un peu de patience et du travail, il me deviendrait peut-être possible d’échapper par-là : sa clôture, ou plutôt ses grillages étaient doubles et très-épais, je ne m’en effrayai point ; je regardai où donnait cette fenêtre ; il me parut que c’était dans une petite cour isolée, n’ayant plus qu’un mur de vingt pieds devant elle, qui la séparaît de la rue ; je résolus de me mettre à l’ouvrage dès l’instant même ; le fer d’un briquet, meuble d’usage dans ces sortes d’endroits, me parut devoir servir au mieux mes desseins ; à force de l’ébrêcher contre une pierre, j’en fis une sorte de lime, et dès le même soir, j’avais déjà mordu un de mes barreaux de plus de trois lignes de profondeur… Courage, me dis-je… Ô Léonore ! j’embrasserai encore tes genoux… Non, ce n’est point ici que la mort est préparée pour moi, elle ne peut me frapper qu’à tes pieds… Travaillons…

Afin que mes geoliers ne se doutassent de rien, j’affectai devant eux la plus profonde douleur ; je portai la ruse au point de refuser même les alimens qui m’étaient présentés, et les contraignant ainsi à un peu de pitié, j’éloignai tout soupçon de leur esprit. Cependant leurs consolations furent médiocres : l’art de répandre du baume sur les plaies d’une ame désolée, n’est jamais connu d’êtres assez vils, pour accepter l’emploi déshonorant de fermer des portes de prison. Quoi qu’il en soit, je les trompai, et c’était tout ce que je desirais ; leur aveuglement m’était plus utile que leurs larmes, et j’avais bien plus envie de fasciner leurs yeux, que d’attendrir leurs cœurs.

Mon ouvrage se perfectionnait ; déjà ma tête passait entièrement par les ouvertures que j’avais pratiquées ; j’avais soin de remettre les choses en ordre le soir, pour qu’on ne s’aperçût de rien ; tout répondait enfin au gré de mes desirs, lorsqu’un jour, vers les trois heures après-midi, j’entendis frapper au-dessus de ma tête en un endroit de la voûte qui me parut plus faible que le comble, et qui l’était suffisamment pour laisser pénétrer la voix.

J’écoutai : on refrappa. — Pouvez-vous m’entendre ? me dit une voix de femme en mauvais français. — Au mieux, répondis-je ; que desirez-vous d’un malheureux compagnon d’infortune ? — Le plaindre et me consoler avec lui, me répondit-on ; je suis prisonnière et innocente comme vous : depuis 8 jours je vous écoute, et crois deviner vos projets. — Je n’en ai aucun, répondis-je, craignant que ce ne fût ici quelque piège, et connaissant cette ruse basse et vile qui place à côté d’un malheureux un espion deguisé sous la même chaîne, dont le but est d’entrouvrir le cœur de son infortuné camarade, afin d’en arracher un secret qu’il trahit dans le même instant ; artifice exécrable, prouvant bien plutôt l’affreux desir de trouver des criminels, que l’envie honnête et légitime de ne supposer que l’innocence[47]. Vous me trompez, reprit la compagne de mon sort, je démêle au mieux vos soupçons ; ils sont déplacés vis-à-vis de moi : si nous pouvions nous voir, je vous convaincrais de ma franchise : voulez-vous m’aider, continua-t-on, perçons chacun de notre côté à cet endroit où je vous parle, nous nous entendrons mieux, nous nous verrons, et j’ose croire qu’après un peu plus d’entretien, nous nous convaincrons qu’il n’est rien à craindre à nous confier l’un à l’autre.

Ici ma position devenait très-embarrassante : j’étais découvert, cela était évident, et dans une telle circonstance peut-être il y avait moins de danger à accorder à cette femme ce qu’elle desirait, qu’à l’irriter par des refus. Si elle était fausse, elle me trahissait assurément ; si elle ne l’était pas, mon impolitesse la déterminait à le devenir. J’acceptai donc sans balancer ; mais comme nous approchions de l’heure où les geoliers faisaient leur ronde, je conseillai à ma voisine de remettre le travail au lendemain… elle y consentit. — Ah ! dit-elle encore en me souhaitant le bonsoir, que d’obligations nous allons vous avoir. — Que veut dire ce nous, répartis-je au plus vite, n’êtes-vous donc pas seule ? — Je suis seule, me répondit-on ; mais j’ai près de moi une compagne, avec laquelle je cause très à l’aise par une ouverture que nous avons faite, et qui va lui faciliter le moyen de se rendre dans ma chambre, pour passer ensuite toutes les deux dans la vôtre, quand le travail, que nous allons entreprendre vous et moi, sera fait ; ce service que j’implore, j’en conviens, c’est bien plutôt pour cette infortunée, que pour moi : si vous la connaissiez, elle vous intéresserait assurément ; elle est jeune, innocente et belle ; elle est de votre patrie ; il est impossible de la voir sans l’aimer. Ah ! si la pitié ne vous parle pas en ma faveur, qu’elle se fasse entendre au moins pour elle !… — Quoi ! celle dont vous me parlez est française, répliquai-je avec empressement et par quel hasard ?… Mais nous n’eûmes pas le tems d’en dire davantage, et le bruit que nous entendîmes nous força de cesser notre entretien.

Dès que j’eus soupé, je m’enfonçai dans les plus sérieuses réflexions sur le parti à prendre dans cette circonstance. Ma délicatesse était flattée, sans doute, d’arracher au joug des scélérats qui nous retenaient, deux infortunées comme moi ; mais, d’un autre côté, que de risque à me charger d’elles, et comment entreprendre, avec deux femmes, une opération si dangereuse, et dont le succès était incertain : si elle manquait, je redoublais leurs chaînes, et me précipitais avec elles dans de plus grands malheurs, peut-être, que ceux qui nous attendaient. Seul, tout me semblait possible ; tout me paraissait échouer avec elles… Je ne balançai donc plus ; je fermai mon cœur à toute considération, et me déterminai à partir sur-le-champ, afin de ne plus même entendre les regrets intérieurs que j’éprouvais à refuser aussi cruellement mes services à ces deux malheureuses compagnes de mon sort.

J’attendis minuit : visitant alors mes ouvertures, et les trouvant suffisamment élargies pour y passer le corps, je liai un de mes draps aux barreaux qui n’étaient point endommagés, et me laissai par leur moyen glisser dans la cour… nouvel embarras dès que j’y fus ; je tombais dans une espèce de gouffre dont l’obscurité était d’autant plus affreuse, que l’enceinte en était étroite et haute ; j’avais vingt pieds de mur à franchir, sans qu’aucun moyen s’offrît à moi pour m’en faciliter l’entreprise ; alors, je me repentis vivement de ce que je venais de faire ; la mort, sous mille formes, s’offrit à moi pour punition de mon imprudence ; un regret amer de tromper aussi durement l’espoir des deux femmes que j’abandonnais, vint achever de déchirer mon cœur, et j’étais prêt à remonter, lorsqu’en tâtonnant dans cette cour, une échelle vint s’offrir à moi. Ô ciel ! me dis-je, je suis sauvé, n’en doutons pas, la Providence me sert mieux que moi-même, elle veut absolument m’arracher de ces lieux ; suivons sa voix, et reprenons courage : je saisis cette échelle précieuse, je l’appliquai au mur ; mais il s’en fallait bien qu’elle en atteignît le haut, à peine arrivait-elle à la moitié ; quelle nouvelle détresse !… Mon heureuse étoile ne m’abandonna pourtant point encore ; à force d’examiner, je découvre un petit toit dans cette cour, dont l’élévation est semblable à celle de mon échelle ; je l’y applique, je monte ; une fois sur ce parapet, je rapporte l’échelle à moi, et la repose contre le mur, me voilà sur la crête ; mais en étais-je plus avancé : il fallait descendre d’aussi haut que je m’étais élevé, et nul moyen de ce côté ne se présentait pour y réussir ; le mur étant assez large pour me permettre de marcher dessus, j’en fis le tour, observant avec le plus grand soin tout ce qui pouvait l’environner, et me permettre d’en descendre avec un peu plus de facilité ; enfin, j’aperçois au coin d’une petite rue aboutissant à ce mur, un tas de fumier appuyé contre lui à la hauteur de près d’une toise ; je me précipite sans réfléchir davantage, je m’élance dans la rue, et assez heureux pour ne m’être fait aucun mal dans toutes ces diverses opérations, me voilà, comme vous l’imaginez bien, à faire de mes jambes le plus prompt et le meilleur usage possible.

Un fuyard de l’inquisition ne trouve de ressources nulle part en Espagne : le royaume est rempli des satellites de ce tribunal, toujours prêts à vous ressaisir en quelques lieux que vous puissiez être. Rien de plus vigilans que les soins de la Sainte-Hermandad ; c’est une chaîne de fripons qui se donnent la main d’un bout de l’Espagne à l’autre, et qui n’épargnent, ni frais, ni tromperies, ni soins, ou pour arrêter celui que le tribunal poursuit, ou pour lui rendre celui qui s’en échappe ; je le savais, et je sentais parfaitement, d’après cela, que le seul parti qui me restait à prendre, était de m’éloigner à l’instant d’Espagne, et de gagner si je pouvais, sans aucun repos, les frontières de France.

Je me mis donc à fuir… À fuir ! qui, grand Dieu ! quel était donc l’objet dont je venais de tromper la confiance !… quelle était cette fille charmante pour laquelle une tendre amie venait d’intéresser ma pitié !… qui trahissais-je, qui fuyais-je en un mot !… Léonore, ma chère Léonore : c’était elle que la fortune venait de mettre une troisième fois dans mes mains ; elle dont je refusais de briser les fers, et que je laissais au pouvoir d’un monstre bien plus dangereux, encore que les Vénitiens et que les antropophages ; elle, enfin, dont je m’éloignais tant que mes forces pouvaient me le permettre.

Oh ! pour le coup, dit madame de Blamont, c’est être aussi par trop malheureux, et je crois qu’après ceci on ne doit plus croire aux pressentimens de l’amour. Ô Madame ! continua-t-elle en embrassant Léonore, combien tout ceci redouble l’envie que nous avons tous d’apprendre vos aventures, et de quel intérêt elles doivent être !

Au moins, laissons finir celles de Mr. de Sainville, dit le comte de Beaulé ; c’est une terrible chose que d’avoir affaire à des femmes : on s’imagine que la curiosité est leur démengeaison la plus cuisante… vous le voyez, Mrs, on se trompe, c’est l’envie de parler. — Mais qui nous retarde à présent, dit Aline avec gentillesse en s’adressant au comte… il me semble que ce n’est que vous seul. — Soit, reprit Mr. de Beaulé ; mais si vous interrompez encore une fois, ou l’une ou l’autre, j’emmène Sainville et Léonore à Paris, et vous prive de savoir le reste de leur histoire. — Allons, allons, dit Madame de Senneval, il faut écouter et se taire : notre général le ferait comme il le dit ; continuez, Mr. de Sainville, continuez, je vous en supplie, car j’ai bien envie de savoir comment vous vous réunirez à ce cher objet de tous vos soins.

Hélas ! Madame, reprit Sainville, il me reste peu de choses intéressantes à vous dire entre cette dernière circonstance de mon histoire et notre heureuse réunion ; et l’impatience que je lis en vous d’écouter à présent plutôt Léonore que moi, va me faire abréger les détails.

Je marchai avec la plus grande vîtesse ; j’évitais les villes et les bourgs ; je couchais en rase campagne : si je rencontrais quelqu’un, je me faisais passer pour déserteur français, et six jours de marche excessive me rendirent enfin au-delà des monts : j’arrivai à Pau dans un état qui vous eût attendri ; j’y trouvai au moins de la tranquillité, et il me restait assez d’argent pour m’y mettre à mon aise. Mais le calme décida la maladie que tant d’agitations faisaient germer dans mon sang ; à peine fus-je dans une maison bourgeoise, que j’avais louée pour quelque tems à dessein de m’y refaire, qu’une fièvre ardente se déclara, et me mit en huit jours aux portes du tombeau. J’étais pour mon bonheur chez d’honnêtes gens ; ils eurent pour moi des soins que je n’oublierai jamais ; mais ma convalescence ayant duré quatre mois, je ne pensai plus à me rendre dans ma patrie. Vers la fin de l’Été, j’achetai une voiture, je pris des domestiques, et je fus en poste à Bayonne ; ne me trouvant pas encore assez bien pour soutenir cette fatigante manière de voyager, j’y renonçai, et vins à petites journées à Bordeaux, où je résolus de me rafraîchir une quinzaine de jours ; j’y étais aussi tranquille que l’état de mon cœur pouvait me le permettre, lorsqu’un soir, ne cherchant qu’à me distraire ou à me dissiper, je fus à la comédie, attiré par le Père de Famille, que j’ai toujours aimé, et plus encore par l’annonce d’une jeune débutante aux rôles de Sophie dans la première pièce, et de Julie dans la Pupille, qui devait suivre : c’était, assurait-on, une fille pleine de graces, de talens, et qui venait de faire les délices de Bayonne, où elle avait passé pour se rendre à Bordeaux, lieu de son engagement. Il était d’usage alors qu’un peu avant la pièce, les jeunes gens se rendissent sur le théâtre pour y causer avec les actrices, j’y fus dans le dessein d’examiner d’un peu plus près si cette jeune personne, dont la figure s’exaltait autant, méritait les éloges qu’on lui prodiguait ; ayant rencontré là par hasard un nommé Sainclair, que j’avais vu autrefois tenant le premier emploi à Metz et qui le remplissant de même à Bordeaux, allait représenter le tendre et fougueux Saint-Albin, je le priai de me montrer la déesse qu’il allait adorer. — Elle s’habille, me dit-il, elle va descendre à l’instant ; je vous la ferai voir dès qu’elle paraîtra ; c’est la première fois que je joue avec elle ; je ne l’ai vue qu’un moment ce matin… elle n’est ici que d’hier… nous avons répété les situations ; elle est en vérité du dernier intérêt. Une jolie taille, un son de voix flatteur, et je lui crois de l’ame. — Eh vous n’en êtes pas amoureux, dis-je en plaisantant ? — Oh bon ! me répondit Sainclair, ne savez-vous donc pas que nous sommes comme les confesseurs, nous autres, nous ne chassons jamais sur nos terres ; cela nuit au talent ; l’illusion est au diable quand on a couché avec une femme, et pour l’adorer sur la scène, ne faut-il pas que cette illusion soit entière. Cette fille est d’ailleurs aussi sage que belle… En vérité, tous nos camarades le disent… Mais tenez, parbleu, la voilà, vos yeux vont vous servir infiniment mieux que mes tableaux… Hein ! comment la trouvez-vous ?… Ciel ! étais-je en état de répondre !… Mes membres frémissent… une angoisse cruelle enchaîne à l’instant tous mes sens, et revenant comme un trait de cette situation, je vole aux genoux de cette fille chérie… Ô Léonore ! m’écriai-je, et je tombe à ses pieds sans connaissance.

Je ne sais ce que je devins, ce qu’on fit, ce qui se passa ; mais je ne reviens à moi que dans les foyers ; et quand mes yeux se rouvrirent, je me retrouvai soigné par Sainclair, plusieurs femmes de la comédie et Léonore à genoux devant moi, une main appuyée sur mon cœur, m’appelant et fondant en larmes… Nos embrassemens… notre délire… nos questions coupées, reprises cent et cent fois et jamais répondues ; l’excès de notre tendresse mutuelle, et du bonheur que nous sentions à nous retrouver enfin après tant de traverses, arrachaient des larmes à tout ce qui nous entourait. On avait annoncé la débutante évanouie ; l’impossibilité de donner le Père de Famille, et toute la troupe s’était renfermée avec nous dans les foyers. Léonore avait déclaré qui j’étais ; elle avait dit par quels nœuds nous étions liés l’un à l’autre, et l’impossibilité où elle se trouvait de jouer dorénavant la comédie. Je m’offris de payer les frais… les comédiens ne voulurent jamais l’accepter. Peu de gens savent combien on trouve de procédés et de délicatesse dans les personnes de ce talent. Eh ! comment ne seraient pas honnêtes et sensibles, ceux qui doivent être ainsi, par état, la moitié de leur vie ! On rend mal ce qu’on ne sent point, et n’eût-on pas même un certain penchant à la vertu, l’habitude des sentimens qu’on emprunte, accoutume insensiblement l’ame à ne se plus mouvoir que par eux[48].

On revint annoncer l’indisposition totale de la débutante et prendre en même-tems les ordres du public. Il exigea les Trois Fermiers, et tout fut calme ; je ne voulus quitter la salle qu’après cette décision… Partons maintenant, dis-je à Léonore, allons nous livrer en paix au doux charme de nous être réunis. Ô ma chère ame, allons célébrer le plus heureux jour de notre vie. — Un moment, je ne le puis sans témoigner ma reconnaissance aux deux personnes que vous voyez, dit cette fille adorable, en me montrant un homme et une femme de la troupe, dont nous avions également reçu des soins dans cette circonstance ; leurs bontés me les rendent aussi chers que mes propres parens, ils m’en ont tenu lieu… Elle fut les embrasser, elle en reçut les plus tendres caresses ; je me joignis à elle pour donner à ces deux honnêtes personnes les marques de l’effusion de mon cœur, et tous nos adieux faits, nous quittâmes Bordeaux dès le même soir, pour aller coucher à Libourne, où nous nous établîmes pour quelques jours… Après avoir témoigné à cette chère épouse l’ivresse où j’étais de la retrouver après avoir passé vingt-quatre heures à ne nous occuper que de notre amour et du bonheur dont nous jouissions de pouvoir nous en donner mille preuves, je la suppliai de me faire part des événemens de sa vie, depuis l’instant fatal qui nous avait séparés.

Mais ces aventures, Mesdames, dit Sainville en finissant les siennes, auront je crois plus d’agrémens racontées par elle, que par moi ; permettez-vous que nous lui en laissions le soin ? — Assurément, dit Madame de Blamont au nom de toute la société, nous serons ravis de l’entendre, et…

Juste ciel ! qui m’empêche moi-même de poursuivre ; quel bruit affreux vient ébranler soudain jusqu’aux fondemens de la maison ; ô Valcour ! les cieux seront-ils toujours conjurés contre nous ?… On enfonce les portes, les fenêtres se hérissent de bayonnettes… les femmes s’évanouissent… Adieu, adieu, trop malheureux ami… Ah !… N’aurais-je donc jamais que des malheurs à t’apprendre !


Fin de la quatrième Partie.

reparait: reparaît du dîné: du dîner

  1. N’oublions jamais que cet ouvrage est fait un an avant la révolution française.
  2. Le plus gourmand et le plus débauché des Romains ; intempérant dans tout, il avait long-tems entretenu Séjan comme une maîtresse ; il avait dépensé la valeur de plus de quinze millions à ses seules débauches de lit et de table ; on lui annonça enfin qu’il était ruiné ; il fit ses comptes, et ne se trouvant plus que cent mille livres de rentes, il s’empoisonna de désespoir.
  3. Un grand empire et une grande population (dit M. Raynal, tome 6) peuvent être deux grands maux ; peu d’hommes, mais heureux ; peu d’espace, mais bien gouverné.
  4. On s’est battu en Bohême pendant vingt ans, et il en a coûté la vie à plus de deux millions d’hommes, pour décider s’il fallait communier sous les deux espèces, ou simplement sous une. Les animaux qui se battent pour leurs femelles ont une excuse au moins dans la nature ; mais quelle peut être celle des hommes qui s’égorgent pour un peu de farine et quelques gouttes de vin ?
  5. « Les Parlemens dans un Royaume, dit Linguet, c’est-à-dire ce corps intermédiaire entre le sujet et l’autorité, ne sert qu’à étouffer les plaintes de l’un, et enchaîner la puissance de l’autre. » Ce seul exposé ne suffit-il pas à faire voir que le gouvernement républicain aurait infiniment moins d’inconvéniens que le nôtre.
  6. Les gens de robe n’etaient point connus sous la première race, les juges établis pour faire justice, la rendaient en guerriers armés de haches et d’épées ; cette décoration était noble, au moins elle n’inspirait pas le rire ou le mépris que produit nécessairement l’indécente mascarade de nos senateurs.
  7. Cela s’appellait à Troyes, les grands jours ; à Rouen, l’echiquier.
  8. C’est à cette première institution que remonte l’usage de les appeller nosseigneurs, usage qui devoit être rigoureusement aboli sitôt que la cause qui le fit naître, ne subsistait plus.
  9. Il faut se flatter que le bon roi Zamé n’enveloppe pas dans cette sanglante satire le vénérable ministre des autels, obligé d’aller en chemisette et en chasuble invoquer la bénédiction du ciel sur un peuple qui rougirait de s’habiller comme ce prêtre.
  10. Voyez l’histoire des conjurations, article du connétable de Montmorenci.
  11. Interrogés par le chancelier, sur ce comble d’insolence, les députés de Thou et le procureur général Bourdin, dirent pour toute réponse, qu’il n’était pas d’usage que la Cour rendît compte de ces arrêts, et au lieu de punir sévèrement des rodomontades de cette espèce, (ô preuve certaine de la faiblesse du gouvernement) Charles IX se contenta de leur défendre d’opposer aucune sorte de modification à l’enregistrement de ses édits, d’exécuter ses ordres sans les interprêter, et de faire des remontrances tant qu’il voudraient. Il est des choses si viles que la meilleure manière de les mépriser est de les permettre.
  12. Voyez la liste de leurs arrêts de mort, calculez, et vous verrez que les fléaux de la nature ravage moins d’individus.
  13. Voyez les arrêts des Calas, des Sirven des Salmon, des la Barre. &c.
  14. Voyez la journée des barricades.
  15. Voyez les suites de la bataille de Pavie &c.
  16. On compte en France 23 millions d’habitans ; il s’y recueuille 50 millions de septiers de bleds, c’est-à-dire environ par an de quoi nourrir 13 mois, tous les habitans et c’est avec cette richesse, que la nation, sans fléaux de la nature, est quelque fois à la veille de mourir de faim !
  17. Conviens, lecteur, qu’il fallait les graces d’état d’un homme embastillé, pour faire en 1788 une telle prédiction.
  18. Cette vérité est d’autant plus grande, qu’il est assurément peu de plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu ; où un jeune homme corrompe plutôt et son ton et ses mœurs.
  19. Un philosophe français qui voyage trouve, il en faut convenir, dans les individus de sa Nation qu’il rencontre, des sujets d’étude pour le moins aussi intéressans que ceux que lui offrent les étrangers chez lesquels il est. On ne rend point l’excès de la fatuité, de l’impertinence avec lequel nos élégans voyagent ; ce ton de dénigrement avec lequel ils parlent de tout ce qu’ils ne conçoivent pas, ou de tout ce qu’ils ne trouvent pas chez eux ; cet air insultant et plein de mépris, dont ils considèrent tout ce qui n’a pas leur sotte légèreté, le ridicule, en un mot, dont ils se couvrent universellement, est sans contredit un des plus certains motifs de l’antipathie qu’ont pour nous les autres peuples ; il en devrait résulter, ce me semble, une attention plus particulière aux ministres, à n’accorder l’agrément de voyager qu’à des gens faits pour ne pas achever de dégrader la Nation dans l’esprit de l’Europe, pour ne pas étendre et porter au-delà des frontières les vices qui nous sont si familiers. — Une voiture arrivant un peu tard dans une auberge d’Italie, on balança à ouvrir les portes, l’hôte se montre à une fenêtre et demande au voyageur quelle est sa Nation ? — Français, répondent insolemment quelques domestiques. — Allez plus loin, dit l’hôte, je n’ai point de place. — Mes gens se trompent, reprend le maître adroitement, ce sont des valets de louage qui ne sont à moi que d’hier ; je suis Anglais, Monsieur l’hôte, ouvrez-moi, et dans l’instant tout accourt, tout reçoit le voyageur avec empressement. N’est-il donc pas affreux que le discrédit de la Nation soit maintenant tel, qu’il faille la déguiser, la renier pour s’introduire chez l’étranger, non pas seulement dans le monde, mais même dans un cabaret : eh pourquoi donc ne pas se faire aimer, quand il n’en coûterait pour y réussir, que d’abjurer des torts qui nous déshonorent même chez nous au yeux du sage qui nous examine de sang-froid.
  20. Ne dit-on pas pour excuse de la tolérance de ces maisons, que c’est pour empêcher de plus grands maux, et que l’homme intempérant, au lieu de séduire la femme de son voisin, va se satisfaire dans ces cloaques infects ? N’est-ce pas une chose extrêmement singulière, qu’un Gouvernement ne soit pas honteux de rester quinze cents ans dans une erreur aussi lourde, que celle d’imaginer qu’il vaut mieux tolérer le débordement le plus infâme, que de changer les loix ? Mais, qui compose les victimes de ces lieux horribles, les sujets qu’on y trouve ne sont-ils pas des femmes ou des filles primitivement séduites par l’avarice ou l’intempérance ? Ainsi, l’État permet donc qu’une partie des femmes ou des filles de sa Nation se corrompe pour conserver l’autre ; il faut l’avouer, voilà un grand profit, un calcul singulièrement sage ! Lecteur philosophe et calme, avoue-le, Zamé ne raisonne-t-il pas beaucoup mieux quand il ne veut rien perdre, quand par la belle disposition de ses loix, aucune portion ne se trouve sacrifiée à l’autre, et que toutes se conservent également pures ?
  21. Excepté cependant pour le meurtre, plus sévèrement puni, et dont Zamé parlera plus bas.
  22. Heureux Français, vous l’avez senti en pulvérisant ces monumens d’horreur, ces bastilles infâmes d’où la philosophie dans les fers vous criait ceci, avant que de se douter de l’énergie qui vous ferait briser les chaînes par lesquelles sa voix était étouffée.
  23. On ne peut présumer de qui l’auteur veut parler ici, mais il ne faut chercher que dans les annales du commencement de ce siècle.
  24. Ces lettres s’écrivaient alors, leurs dates le prouvent, et voici ce qui fait que Zamé se trompe sur les Anglais.
  25. On attendait quelque chose d’humain sur cette partie de notre première législature, et elle ne nous a offert que des hommes de sang, se disputant seulement sur la manière d’égorger leurs semblables. Plus féroces que des cannibales, un d’eux a osé offrir une machine infernale pour trancher des têtes et plus vite et plus cruellement. Voilà les hommes que la nation a payé, qu’elle a admiré, et qu’elle a cru.
  26. Il est vrai que pour éviter l’incertitude, cette foule de scélérats absurdes qui se sont mêlés d’interprêter ce qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes, ont décidé que dans les délits les moins probables, les plus légères conjectures suffisent ; et, continuent ces bourreaux de légistes, il est permis alors aux juges d’outre-passer la loi, c’est-à-dire que moins une chose est probable, et plus il faut la croire. Peut-on ne pas voir dans des décisions de cette atrocité, que ces misérables poliçons dont on devrait brûler les inepties, n’ont eu en vue que de soulager le juge aux dépends de la vie des hommes : et on suit encore ces infernales maximes dans ce siècle de philosophie, et tous les jours le sang coule en vertu de ce précepte dangereux !
  27. « Pourquoi voit-on le peuple si souvent impatient du joug des loix ? c’est que la rigueur est toute du côté des loix qui le gêne, la molesse et la négligence du côté des loix qui le favorisent et qui devraient le protéger. » Bélisaire.
  28. C’est une chose vraiment singulière que l’extravagante manie qui a fait louer par plusieurs écrivains, depuis quelque tems, ce roi cruel et imbécile, dont toutes les démarches sont fausses, ridicules ou barbares ; qu’on lise avec attention l’histoire de son règne, et l’on verra si ce n’est pas avec justice que l’on peut affirmer que la France eut peu de souverains plus faits pour le mépris et l’indignation, quels que soient les efforts du marguillier Darnaud, pour faire révérer à ses compatriotes un fou, un fanatique qui, non content de faire des loix absurdes et intolérantes, abandonne le soin de diriger ses états pour aller conquérir sur les Turcs, au prix du sang de ses sujets, un tombeau qu’il faudrait se presser de faire abattre s’il était malheureusement dans notre pays.
  29. Il serait à souhaiter, dit quelque part un homme de génie, que les loix eussent plus de simplicité, qu’elles pussent parler au cœur que, liées davantage à la morale, elles eussent de la douceur et de l’onction ; que leur objet, en un mot, fût de nous rendre meilleurs, sans employer la crainte, et par le seul charme attaché à l’amour de l’ordre et du bien public : tel est l’esprit dans lequel il faudrait que toutes les loix fussent composées, et alors, ce ne serait plus un despote, un juge sévère qui ordonnerait, ce serait un père tendre qui représenterait ; et combien les loix envisagées sous cet aspect auraient-elles moins à punir ! Le précepte aurait tout l’intérêt du sentiment.
    Croirait-on que le même homme qui parle ainsi, soit le panégyriste de Saint-Louis, c’est-à-dire du Dracon de la France, de celui qui a rempli le code du royaume d’un fatras d’inepties et de cruautés.
  30. De toutes les injustices des suppôts de Thémis, celle-là est une des plus criantes sans doute : « Un tribunal qui commet des injustices, disait le feu roi de Prusse dans sa sentence portée contre les juges prévaricateurs du meunier Arnold, est plus dangereux qu’une bande de voleurs ; l’on peut se mettre en défense contre ceux-ci ; mais personne ne saurait se garantir de coquins qui emploient le manteau de la justice pour lâcher la bride à leurs mauvaises passions ; ils sont plus méchans que les brigands les plus infâmes qui soient au monde, et méritent une double punition. »
  31. Les loix des Francs et des Germains taxent le meurtre à raison de la victime : on tuait un serf pour 30 liv. tournois, un évêque pour 400 ; l’individu qui coûtait le moins était une fille publique, tant à cause de l’abjection, que de l’inutilité de son état.
  32. Zamé pèche ici contre l’ordre du tems ; nous sommes nécessairement obligés d’en prévenir nos lecteurs ; il ne peut parler que des événemens du commencement de ce siècle, et ceci est (c’est-à-dire la retraite de l’homme) de 1778 à 1780. Peut-être exigerait-on de nous de le nommer ; mais qui ne nous devine ? Et dès qu’on parle d’un scélérat, qui ne voit aussi-tôt qu’il ne peut s’agir que de Sartine ? C’est à lui qu’est bien sûrement arrivée l’exécrable histoire que nous raconte ici Zamé. (Note ajoutée.)
  33. Français, pénétrez-vous de cette grande vérité ; sentez donc que votre culte catholique plein de ridicules et d’absurdités, que ce culte atroce, dont vos ennemis profitent avec tant d’art contre vous, ne peut être celui d’un peuple libre ; non, jamais les adorateurs d’un esclave crucifié n’atteindront aux vertus de Brutus. (Note de l’Éditeur.)
  34. Ô vous qui punissez, (dit un homme d’esprit), prenez garde de ne pas réduire l’amour-propre au désespoir en l’humiliant, car autrement vous briserez le grand ressort des vertus, au lieu de le tendre.
  35. Une raison purement physique devint sans doute la cause de cette loi singulière. On croyait les célibataires impuissans, et l’on tâchait de leur faire retrouver, par cette cérémonie, les forces dont ils paraissaient manquer ; mais la chose était mal vue : l’impuissance, qui souvent même ne se restaure point par ce moyen violent, n’est pas toujours la raison majeure du célibat. Si des goûts ou des habitudes différentes éloignent invinciblement un individu quelconque des chaînes du mariage, les moyens de restauration agiront au profit des caprices irréguliers de cet individu, sans le rapprocher davantage de ce qui lui répugne ; donc le remède était mal trouvé. Mais cette citation, tirée de l’histoire des mœurs antiques, qu’on pourrait étayer de beaucoup d’autres, s’il s’agissait d’une dissertation, sert à nous prouver que de tous tems l’homme eut recours à ces véhicules puissans pour rétablir sa vigueur endormie, et que ce que beaucoup de sots blâment ou persifflent, était article de religion chez des peuples qui valaient bien autant que ces sots. On n’ignore plus aujourd’hui que l’ame tirée de la langueur, agitée, dit Saint-Lambert, mise en mouvement par des douleurs factices ou réelles, est plus sensible de toutes les manières de l’être, et jouit mieux du plaisir des sensations agréables. — Le célèbre Cardan nous dit, dans l’histoire de sa vie, que si la nature ne lui faisait pas sentir quelques douleurs, il s’en procurerait à lui-même, en se mordant les lèvres, en se tiraillant les doigts jusqu’à ce qu’il en pleurât.
  36. On demandait à M. Bertin pourquoi tant de mauvais sujets lui étaient nécessaires à la police de Paris. Trouvez-moi, répondit-il, un honnête-homme qui veuille faire ce métier-là. — Soit, mais un honnête homme prend la liberté de répliquer à cela : 1°. S’il est bien nécessaire de corrompre une moitié des citoyens pour policer l’autre ? 2°. S’il est bien démontré que ce ne soit qu’en faisant le mal qu’on puisse réussir au bien ? 3°. Ce que gagne l’État et la vertu à multiplier le nombre des coquins, pour un total très-inférieur de conversions ? 4°. S’il n’y a pas à craindre que cette partie gangrénée ne corrompe l’autre, au lieu de la redresser ? 5°. Si les moyens que prennent ces gens infâmes en tendant des embuches à l’innocence, la confondant avec le crime pour la démêler ; si ces moyens, dis-je, ne sont pas d’autant plus dangereux, que cette innocence alors ne se trouve plus corrompue que par ces gens-là, et que tous les crimes où elle peut tomber après, instruite à cette école, ne sont plus l’ouvrage que de ces suborneurs ; est-il donc permis de corrompre, de suborner pour corriger et pour punir ? 6°. Enfin, s’il n’y a pas, de la part de ceux qui régissent cette partie, un intérêt puissant à vouloir persuader au roi et à la nation, qu’il est essentiel qu’un million se dépense à soudoyer cent mille fripons qui ne méritent que la corde et les galères. Jusqu’à ce que ces questions soient résolues, il sera permis de former des doutes sur l’excellence de l’ancienne police française.
  37. L’instant de calme, où se trouve maintenant le lecteur, nous permet de lui communiquer des réflexions par lesquelles nous n’avons pas voulu l’interrompre.
    On a objecté que le peuple, qui vient d’être peint, n’avait qu’un bonheur illusoire ; que foncièrement il était esclave, puisqu’il ne possédait rien en propre. Cette objection nous a parue fausse ; il vaudrait alors autant dire que le père de famille, propriétaire d’un bien substitué, est esclave, parce qu’il n’est qu’usufruitier de son bien, et que le fonds appartient à ses enfans. On appelle esclave celui qui dépend d’un maître qui a tout, et qui ne fournit à cet homme servile que ce qu’il faut à peine pour sa subsistance ; mais ici il n’y a point d’autre maître que l’État, le chef en dépend comme les autres ; c’est à l’État que sont tous les biens, ce n’est pas au chef. — Mais le citoyen, continue-t-on, ne peut ni vendre, ni engager.
    Eh ! qu’a-t-il besoin de l’un ou de l’autre ? C’est pour vivre ou pour changer, qu’on vend ou qu’on engage ; si ces choses sont prouvées inutiles ici, quel regret peut avoir celui qui ne peut les faire ? Ce n’est pas être esclave, que de ne pouvoir pas faire une chose inutile ; on n’est tel, que quand on ne peut pas faire une chose utile ou agréable. À quoi servirait ici de vendre ou d’acheter, puisque chacun possède ce qu’il lui faut pour vivre, et que c’est tout ce qui est nécessaire au bonheur. — Mais on ne peut rien laisser à ses enfans. — Dès que l’État pourvoit à leur subsistance et leur donne un bien égal au vôtre, qu’avez-vous besoin de leur laisser ? C’est assurément un grand bonheur pour les époux, d’être sûrs que leur postérité, destinée à être aussi riche qu’eux, ne peut jamais leur être à charge et ne désirera jamais leur mort pour devenir riche à son tour. Non, certes, ce peuple n’est point esclave ; il est le plus heureux, le plus riche et le plus libre de la terre, puisqu’il est toujours sûr d’une subsistance égale, ce qui n’existe dans aucune nation. Il est donc plus heureux qu’aucune de celles qu’on puisse lui comparer. Il faudrait plutôt dire que c’est l’État qui se rend volontairement esclave, afin d’assurer la plus grande liberté à ses membres ; et c’est dans ce cas le plus beau modèle de gouvernement qu’il soit possible de méditer.
  38. À-peu-près 84 livres de France : la pistole simple vaut 21 livres ; il y en a des doubles et des quadruples.
  39. L’habit du personnage de ce nom est l’uniforme de ces drôles-là.
  40. Innocent III, à dessein de mettre l’Inquisition en faveur, accorda des privilèges et des indulgences à ceux qui prêteraient main-forte au tribunal pour chercher et punir les coupables : il est aisé de voir, d’après une aussi sage institution, combien leur nombre dut augmenter ; ce sont ces infâmes délateurs que l’on appelle familiers, comme s’ils étaient en quelque sorte de la famille de l’inquisiteur. Les plus grands seigneurs acquérant l’impunité de leurs crimes au moyen de cette fonction, s’empressent tous d’entrer dans ce noble corps. Le tribunal de l’Inquisition n’est pas le seul qui ait des familiers, et l’Espagne n’est pas la seule partie de l’Europe où l’administration soit viciée au point de corrompre ou de tolérer la corruption de la moitié des citoyens pour tourmenter inutilement l’autre.
  41. Il ne faut pas que l’accusation de sorcellerie, de chymie, étonne dans le siècle où fut fait le fameux procès du curé de Blenac : ce malheureux prêtre fut accusé au parlement de Toulouse, en 1712 ou 1715, d’avoir commerce avec le Diable ; en conséquence, il fut scandaleusement dépouillé en pleine salle, pour voir s’il ne portait pas sur le corps des marques de ce commerce ; et comme on lui trouva plusieurs seings, on ne douta plus du fait : on le piqua, on le brûla sur chacun de ces seings, pour voir s’ils étaient l’ouvrage du Démon ou de la nature ; telle était la spirituelle école où se formaient les meurtriers de Calas.
  42. Charles-Quint.
  43. Le comte d’Olivarès : il avait fait la fortune de plus de 4,000 personnes, quand ce tribunal atroce le somma de comparaître devant lui ; il ne trouva pas un seul ami qui osa lui donner du secours.
  44. Les Provinces-Unies, &c.
  45. La maxime de ce tribunal est : Nous te ferons plutôt brûler comme coupable, que de laisser croire au public que nous t’ayons enfermé comme innocent.
  46. On peut et on doit reprocher à l’ancien ministre dont il s’agit ici, d’avoir dans tous les tems écouté les soupçons, la commune renommée, et favorisé les délations secrettes : or, voilà ce qui s’appelle agir inquisitoirement. Il vaut mieux se tromper en pensant avantageusement de celui qui ne mérite pas, que de concevoir des soupçons défavorables de l’homme de bien, parce qu’on ne fait aucun tort au premier en le soupçonnant meilleur qu’il n’est, et qu’on fait injure au second en le soupçonnant mal-à-propos. Saint-Augustin consent qu’on présume le bien tant qu’on n’a point de preuves du mal ; mais pour appuyer un jugement désavantageux, il demande des preuves indubitables.
  47. C’est cette affreuse habitude où sont les juges, de ne jamais regarder qu’un coupable dans l’accusé, qui leur font commettre de si sanglantes méprises : tant de causes, pourtant, peuvent avoir attiré des ennemis à un homme ; la médisance, la calomnie sont si fort en usage, qu’il paraîtrait que dans toute ame honnête, le premier mouvement devrait toujours être à la décharge de l’accusé ; mais où y a-t-il aujourd’hui des juges de cette vertu ! et la morgue, et la sévérité, et l’insolent et stupide rigorisme, que deviendrait tout cela, si au lieu de pendre et rouer, on passait sa vie à innocenter ou absoudre ; un coupable, tel ou non, un homme à pendre, enfin, est un être aussi essentiel à des robins, que la mouche à l’araignée, la brebis au lion féroce, et la fièvre aux médecins.
  48. Ceci, sans doute, doit s’entendre avec quelques exceptions ; car sans les supposer, les comédiens qui remplissent les rôles faux et traîtres, devraient donc ressembler aux personnages qu’ils peignent, c’est ce qui n’est pourtant pas ; mais ces rôles sont rares. Il y a en général plus d’honnêtes gens dans les personnages d’une pièce, que de scélérats ; et voilà ce qui peut seul étayer l’assertion de Sainville.