Aline et Valcour/Lettre XLVIII

Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 101-105).

LETTRE XLVIII.


Léonore à Madame de Blamont.

Rennes, ce 22 janvier.


Je croirais manquer à tout ce que je vous dois mon aimable maman, si je ne vous faisais part de l’heureux commencement de toutes nos démarches. Mon retour en Bretagne a surpris un grand nombre de gens, et en afflige quelques-uns. Une foule de petits cousins obscurs, qui emportait en détail la succession de la comtesse de Kerneuil, trouve très-mauvais que je vienne la déposséder, et ces malheureux campagnards s’en désespèrent d’autant plus amèrement qu’ils ne voient aucun jour à pouvoir soutenir encore leurs ridicules prétentions, rien ne m’amuse autant que le bouleversement de ces petites fortunes dissipées par ma présence, comme l’aquilon renverse ces plantes parasites qu’un jour voit naître et qu’un instant détruit. Vous allez me dire que je suis méchante, que j’ai un mauvais cœur, mais, ces reproches à part, vous m’avouerez pourtant qu’il y a des occasions où le mal qui arrive aux autres est quelquefois bien doux[1]. Ne peut-on pas mettre de ce nombre celui qui nous enrichit ?

Le comte de Beaulé nous a envoyé une réponse d’Espagne, qui nous assure une prompte et sûre restitution d’une partie des lingots ; et cela, joint au reste, va nous rendre, comme vous le voyez, une des plus riches maisons de Bretagne ; mais ce ne sera point en province où nous consommerons cette brillante fortune, nous habiterons la capitale. Le centre des plaisirs est le lieu qui convient aux richesses ; et dès qu’on peut satisfaire tous ses desirs, le séjour qu’il faut preférer est celui où l’on les renouvelle plus souvent. Ce projet d’ailleurs, nous rapproche de vous, en faut-il plus pour nous y décider ? N’avez-vous pas entrepris ma conversion ? Il faut bien que je vous en laisse la gloire… Quelle cure ! et que je crains de vous y voir échouer, j’appellerai mon cœur au secours de mon esprit,… mais tous deux sont dites-vous si mauvais… je ne passe pourtant point condamnation sur le premier, et ma sensibilité est toujours bien active quand il est question de vous chérir[2].

Destinée aux rencontres singulières, j’ai trouvé pour directeurs du spectacle de Rennes, monsieur et madame de Bersac ; ils m’ont vus dans une partie de ma gloire, et mon petit orgueil en était flatté ; cette aventure m’a fait naître une idée sur cette petite Sophie que vous me fîtes voir à Orléans… Elle est jolie, mes anciens amis s’offrent à la prendre et à la former si vous le trouvez bon ; il me semble que cela lui vaudrait mieux qu’un couvent, et quand on possède une figure comme la sienne, n’est-il pas infiniment plus sage d’être utile aux hommes qu’inutile à Dieu ? Si ce projet scandalise pourtant la farouche vertu de ma jolie maman, je lui offre une place chez moi dès que nous serons établis ; quand on est jeune, il faut travailler, faire une pension à cela pour prier Dieu et médire au fond d’un couvent, c’est en vérité de l’argent mal employé. Je ne prétends pas refroidir votre compassion, mais si cette petite fille ne veut rien faire, en vérité je l’abandonnerais sans scrupule. Je vous l’ai dit, je ne connais rien de pire que de favoriser la fainéantise ; c’est blesser les loix de la société, c’est les enfreindre toutes.

Vous vous déciderez et me donnerez vos ordres ; quelqu’ils puissent être, ils m’honoreront, et je me ferai toujours une loi de les suivre. Sainville et moi, nous embrassons tous deux la tendre Aline, et nous vous offrons tous deux nos respects.

  1. On dit que Paul Veronèse, obligé dans une vaste composition de faire reconnaître les deux sœurs, sous les costumes les plus distans, mit un tel art dans de certains traits de l’une et l’autre de ces personnages, qu’on les nommât au premier coup-d’œil. Est-il possible de ne pas reconnaître de même ici Léonore pour la fille de monsieur de Blamont ? (Note de l’éditeur.)
  2. Aline, Aline, auriez-vous écrit comme cela à votre mère ? (Note de l’éditeur.)