LETTRE DIXIÈME.


Aline à Valcour.
Vert-feuille, 15 Juillet.


Nous sommes établis, Valcour, et notre vie est décidée ; elle est libre et charmante ; il n’y manque que vous mon ami, pour la rendre délicieuse ; cette privation déjà sentie par la société, l’est bien plus vivement par mon cœur.

Laissez-moi vous dire comment nous vivons, je sais que ces détails vous plaisent, vous m’y suivez, j’en suis plus présente à votre imagination, et réellement l’absence en devient par-là moins cruelle.

Le château de Vert-feuille, dans lequel il faut d’abord que votre esprit se transporte, n’est pas très-magnifique, mais commode et d’une excessive propreté ; il est situé à cinq lieues d’Orléans, sur les bords de la Loire.

La forêt voisine qui l’ombrage, nous procure des promenades charmantes ; les prairies vertes et fraîches qui l’environnent, toujours peuplées de troupeaux gras et bondissans, sont par-tout ornées de villages et de maisons de campagne ; les jardins agréablement coupés par des canaux limpides, par des bosquets odoriférants, qu’égayent une multitude étonnante de rossignols ; l’immense quantité de fleurs qui s’y succèdent neuf mois de l’année ; l’abondance du gibier et des fruits ; l’air pur et serein qu’on y respire… tout cela, mon ami, contribue, quoique l’objet soit de peu de conséquence, à en faire un séjour digne d’orner l’Élysée, et est mille fois préférable à toutes les belles terres de monsieur de Blamont, uniformes par-tout, et n’offrant jamais que l’ennui à côté de la régularité.

On se lève ici tous les jours à neuf heures, et tant qu’il fait beau, le rendez-vous du déjeûner est sous un bosquet de lilas, où tout se trouve prêt dès qu’on arrive. Là, l’on prend ce qu’on veut, et ma mère a soin d’y faire trouver à-peu-près tout ce qu’elle sait devoir plaire à chacun. Cette première occupation nous conduit à dix heures ; alors on se sépare pour aller passer les momens de la grande chaleur, dans quelques cabinets frais, avec des livres : on ne se réunit plus qu’à trois heures. C’est l’instant de servir, on fait un excellent dîner, et d’autant plus ample, que c’est le seul repas où l’on se mette à table.

À cinq heures on en sort, c’est l’heure des grandes promenades, les cannes et les coëffes se prennent, et Dieu sait où l’on va se perdre ! À moins que le tems ne menace, il est d’institution d’aller à pied et toujours extrêmement loin, sans autre dessein que de marcher beaucoup ; nous appelons cela des aventures. Déterville est le seul homme qui nous accompagne, et en vérité à la manière dont nous nous égarons, je ne doute pas qu’incessamment les aventures que nous prétendons chercher, ne nous arrivent.

Madame de Senneval qu’on prendrait bien plutôt pour la sœur aînée d’Eugénie, que pour sa mère appelle cela des imprudences, et madame de Blamont, ma chère et délicieuse maman, plus folle qu’aucune de nous, assure gravement que ce qui peut nous arriver de pis, est de rencontrer quelques chevaliers de la table ronde, cherchant des lauriers dans les Gaules, Gauvain, le sénéchal Queux, ou le brave Lancelot du Lac ; ces honnêtes gens, protecteurs-nés du sexe, n’ont jamais fait de mal aux femmes, et que par conséquent nous sommes en sûreté.

On revient dès que le jour baisse ; on se jette sur des canapés, rendus, comme vous l’imaginez bien, et l’on sert des fruits, des glaces, des sirops ou quelques vins d’Espagne et des biscuits ; le léger repas pris, chacun sur son fauteuil, on commence ce qui s’appelle la soirée. Déterville ou ma mère, nos deux meilleurs lecteurs, s’emparent de quelques ouvrages nouveaux, et la lecture se fait jusqu’à minuit, heure où chacun se sépare pour aller prendre les forces nécessaires à recommencer le lendemain ; cette vie ainsi coupée, a l’art de nous faire passer les jours avec tant de rapidité, qu’excepté moi, mon ami, qui trouve toujours trop longs les instans où je dois exister sans vous, chacun en vérité croit n’être ici que d’hier.

On part pour les aventures. Je vous quitte ; que diriez-vous, mon ami, si quelque géant… Ferragus, par exemple, le fléau du brave chevalier Valentin ; si, dis-je, cet incivil personnage allait vous enlever votre Aline ?… Vous armeriez-vous de pied-en-cap pour combattre le déloyal ?… oui, mais si Aline était déjà la femme du géant.

Ô mon ami, je suis moins triste ce soir, je ne sais pourquoi ; mais ma mère est si aimable !… sa tendresse pour moi est si vive !… elle me console si bien !… elle laisse naître avec tant de bonté dans mon cœur, l’espoir heureux d’être un jour à tout ce que j’aime, qu’elle adoucit un peu le chagrin d’en être séparé.

Elle me disait hier : Si votre père vous déshéritait, il ne pourrait pas vous enlever au moins cette petite terre ; elle est bien sûrement à vous, sans que jamais rien puisse vous en priver ; voilà pourquoi je l’arrange, pourquoi je la soigne et je l’embellis ; je veux qu’elle vous oblige à penser à moi quand je ne serai plus… et moi que cette idée trouble et désespère, moi qui ne peux l’admettre sans frémir… je me précipite dans ses bras, et je lui dis : maman, ne me parlez donc point ainsi, vous allez me faire mourir… et nos larmes coulent dans le sein l’une de l’autre, et nous nous jurons de nous aimer, et de ne mourir qu’ensemble… Eh bien, ne voilà-t-il pas ma gaîté qui me quitte, j’avais bien affaire aussi d’aller vous détailler ces circonstances… Adieu, aimez-moi et écrivez-nous.