Alexandre Dumas père (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 647-676).
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ALEXANDRE DUMAS PÈRE [1]

I
LA CONQUÊTE ET LE RÈGNE

Au temps de la Restauration, la voiture des Messageries de l’Éclair partait tous les jours de Laon à quatre heures de l’après-midi et déposait ses voyageurs le lendemain, à cinq heures du matin, dans la cour de l’hôtel des Fermes, rue du Bouloi, no 24.

Un dimanche de mai 1823 descendait de cette diligence un jeune homme de vingt et un ans, muni d’un léger portemanteau, et d’allure très provinciale ; — il y avait encore des provinciaux à cette époque reculée. Le nouveau débarqué arrivait de Villers-Cotterets que traversait l’Éclair à neuf heures du soir ; afin de ne point faire les frais d’un fiacre, et aussi parce que, ne connaissant point Paris, il n’avait d’autre préférence que celle d’une auberge à petits prix, il alla prendre gîte à quelques pas du débarcadère, dans un hôtel de la rue des Vieux-Augustins, — (aujourd’hui rue Hérold) ; — il dormit quatre heures pour se refaire d’une nuit de cahots, déjeuna sobrement quoiqu’il eût gros appétit, et sortit sans plus tarder pour se mettre en quête. Il venait à Paris afin d’y chercher un gagne-pain et n’avait pas, en effet, de temps à perdre, car son avoir consistait on cinquante-cinq francs qu’il s’était procurés en vendant son chien ; sa vieille maman, restée à Villers-Cotterets et dont il avait, la veille, compté la bourse avant le départ, possédait, pour toute ressource, une somme à très peu près équivalente. Quoiqu’elle eût été la très légitime épouse d’un fougueux général de la République, la pauvre femme avait vu depuis son veuvage, la malchance s’acharner contre elle ; avec cette insouciance de l’avenir et ce dédain de l’argent qui caractérisaient beaucoup de Français du vieux temps, Mme Alexandre Dumas n’était même point parvenue, faute d’insistance et de savoir-faire, à obtenir la pension qui lui était due et, tout en maintenant dignement son rang dans la société de sa petite ville, elle s’était peu à peu résignée à vivre du revenu d’un bureau de tabac, maigre viatique à une époque où les fumeurs étaient rares et où les priseurs, plus nombreux, râpaient eux-mêmes, à l’ancienne mode, les carottes en rouleau qu’ils recevaient directement « des Iles, » ou don ! ils faisaient provision chez Robillard, à leur voyage annuel dans la capitale.

Quant à son fils, le jeune Argonaute que venait de jeter l’Éclair sur le pavé de la rue du Bouloi, je pense que, de tous ceux, innombrables, qui, comme lui, se sont lancés dans la grande ville avec l’espoir de dénicher la Toison d’or, il était assurément le moins armé pour la conquête. Il n’avait ni amis, ni relations ; il n’était doué d’aucune aptitude, pourvu d’aucune connaissance spéciale ; quoique, grâce à la patience d’un charitable abbé, il fût parvenu à scander passablement les vers latins, son instruction n’avait pas été poussée au delà de cet amusement prosodique et il se reconnaissait, loyalement, incapable de mener jusqu’au dénouement la moindre opération d’arithmétique ; il n’avait rien vu, rien lu, rien étudié ; les trois notaires de sa bourgade ou des environs qui s’étaient évertués à l’initier aux mystères de la procédure et au style des contrats, avaient, après quelques jours d’essai, congédié avec hâte cet apprenti clerc fantaisiste, et prophétisaient unanimement qu’on ne ferait jamais rien de lui. Il ignorait tout du monde et de ses chausse-trapes, ne supportait pas la contradiction, s’emportait à propos d’un mot, prenait feu pour un rien ; il était d’une franchise qu’il poussait jusqu’à la maladresse, d’une susceptibilité d’hidalgo, et d’une fierté telle qu’Artaban, le fameux capitaine des gardes de Xerxès, d’orgueilleuse mémoire, eût paru modeste par comparaison. En surcroit de malheur, il était, ou croyait être, républicain, et ne s’en cachait pas, périlleuse imprudence à l’époque du roi désiré ; d’ailleurs son intelligence et son activité ne s’étaient encore exercées qu’au détriment du gibier des grands bois au sein desquels est blottie sa ville natale ; il excellait à tendre des lacets et à piper les oiseaux ; véritable perce-forêt, il sautait d’un bond les plus larges fossés. savait construire des huttes de branchages appropriées aux affûts de nuit et demeurait des heures dans la vase jusqu’au menton pour le plaisir de tuer un canard sauvage, tous talents qui n’ont point cours et dont il est difficile de tirer profit entre la Madeleine et le Gymnase. Si bien que le moins clairvoyant des devins, en le voyant, ce dimanche du printemps de 1823, se hasarder dans Paris pour y chercher fortune, eût prédit, à coup sûr, que cet aventureux, dépourvu de toute chance de réussite, était fatalement prédestiné au rôle lamentable d’épave dans le tumultueux remous parisien, et que le monstre impitoyable qu’ont affronté tant d’autres naïfs imbus des mêmes illusions, n’allait faire qu’une bouchée de cet innocent, de ses témérités, de ses folles espérances et de ses cinquante-cinq francs.

Moins de cinq ans plus tard, il était célèbre ! Du premier élan il avait atteint les plus hauts sommets de la plus retentissante, de la plus enviée, de la plus enivrante de toutes les renommées, celle que donne le théâtre : totalement inconnu la veille, il se trouvait, en trois heures de temps, promu chef d’école : il tutoyait les actrices fameuses et soupait chez les grandes coquettes ; tous les journaux imprimaient son nom et, soit pour l’applaudir, soit pour le décrier, proclamaient son œuvre ; on parlait de lui chez le roi ; le ministre le priait d’accepter ses entrées dans tous les théâtres, Devéria traçait son portrait, David d’Angers modelait son profil, et les princesses du sang s’informaient avec empressement de la santé de sa mère…

Un revirement si subit et si merveilleux constitue, semble-t-il, un fait unique dans l’histoire de notre littérature : pour tous les autres, même pour les plus grands, l’ascension est plus ou moins rapide, mais elle est progressive ; d’ordinaire, le tonnerre n’éclate pas sans quelques grondements précurseurs. Emporté, dès cette soirée triomphale, dans un tourbillon qui, de quarante ans, ne s’apaisera point, Alexandre Dumas, tant lui manqua le calme propice aux retours sur soi-même, ne sembla point avoir aperçu que, parmi toutes les belles histoires par lui imaginées, celle de sa propre existence demeure la plus extraordinaire et la moins vraisemblable : il n’y a point, pour ainsi dire, de transition entre ses vagabondages dans la forêt de Villers-Cotterets ou les heures grises passées à grossoyer dans les études de son chef-lieu de canton, et l’apothéose décernée le 11 février 1829 à son drame de Henri III, en cette salle du Théâtre-Français, toute brillante de toilettes, radieuse de lumières, de parures et de diamants, et dont, ce soir-là, le premier rang du balcon était occupé par une Cour d’altesses, de princes, de maréchaux, de diplomates et de ministres, applaudissant debout et découverts le pauvre garçon descendu tout à l’heure de sa mansarde et qui, le matin de ce triomphe, avait été surpris à découper un col de chemise en papier dont il allait faire le complément de sa toilette. Il y a de ces surprises dans les contes de fées : je n’en vois point de similaires dans notre légende littéraire.

Comment la chose advint, nul ne se risquerait à le relater après lui ; les pages où il conte les préliminaires de cet éclatant début et dont il donna, en 1833, la primeur à la Revue des Deux Mondes, sont parmi les plus charmantes qu’il ait écrites. Elles ont pris place, depuis lors, aux IIIe et 1Ve volumes des Mémoires. Quelle bonne humeur, quel entrain, que d’esprit à ce rappel de son temps de misère ! Avec quelle finesse il nous peint cette vie de bureau qui fut la sienne, alors que, sur la recommandation du général Foy, ancien camarade du général Dumas, il entra comme expéditionnaire dans l’administration de la Maison d’Orléans. Il y a, dans cet alerte récit, des tableaux achevés, animés de silhouettes surprenantes de vie et de vérité : M. le chevalier de Broval, directeur général ; Oudard, le chef de bureau ; Lassagne, le sous-chef ; Ernest, le commis d’ordre ; le petit père Bichet, qui a connu Piron ; et jusqu’à Féresse, le méchant gardien de bureau. Parmi ces fonctionnaires hautains, indifférents ou hostiles, l’humble expéditionnaire vécut, durant quatre années, copiant sans relâche des rapports qu’il ne lisait point, taillant des enveloppes et apposant des cachets, un peu bafoué par ses collègues, lesquels, professant le culte de la hiérarchie et ne caressant d’autre rêve que celui de « l’avancement, » prenaient en pitié ce pauvre hère, tout frais sorti de son village qui compromettait son avenir à rimer des vers de tragédie et dissimulait mal son mépris pour la monotone besogne du bureau. De tout temps, en toute administration, l’employé « fantaisiste, » — reproche vivant pour ses camarades dont les aspirations sont pleinement satisfaites par la somnolente routine et les mesquines intrigues de corridors, — est vite déconsidéré, traité d’amateur, — verdict sans appel, — suspect à ses chefs et tacitement condamné à quitter la place.

Dumas en fit l’expérience : bien que scribe modèle, il fut bientôt mis à l’écart. Le bruit s’était répandu dans les bureaux que « le nouveau » se vantait d’éclipser un jour Casimir Delavigne, dont le prestige rayonnait sur toute la maison, le poète des Messéniennes étant le bibliothécaire de Monseigneur. Ce fut, du contentieux aux archives et du matériel au bureau des secours, un éclat de rire. L’insupportable employé, cause de ce scandale, se vit privé de gratifications ; les directeurs se le repassaient de service en service comme un subordonné encombrant. Dix ans plus tard, en relatant ces tracasseries, il le fera sans acrimonie, en bon garçon que tout amuse et qui ne connaît pas la rancune ; au vrai, il en avait beaucoup souffert : à cet indompté, à peine échappé à la vie libre de sa forêt, l’apprivoisement paraissait rude : il lui fallait accepter la cage pour ne point perdre ses appointements : quinze cents francs. — Quinze cents francs pour deux ménages !

Dès son arrivée à Paris, Dumas avait loué, moyennant dix francs par mois, une petite chambre, tapissée d’un papier jaune, au quatrième étage de la maison no 1 du Carré des Italiens, en face de l’Opéra-Comique : la concierge de l’immeuble se chargeait des soins du ménage. Quelque temps après son installation, Dumas s’avisa que, sur le même palier, vivait une jeune ouvrière, aussi pauvre que lui ; elle se nommait Catherine L… et arrivait de Rouen, espérant trouver à Paris, mieux qu’en province, à vivre de ses travaux d’aiguille. Catherine n’était point jolie, mais très fine, très blonde et très blanche. Une camaraderie s’établit entre Alexandre et sa voisine ; on se communiqua ses peines, on s’encouragea mutuellement, on s’aima bientôt. — Le 27 juillet 1824, Catherine mit au monde un enfant dont Dumas se déclara le père et auquel il donna son nom. Vers la même époque, sa mère se décidait à quitter Villers-Cotterets et venait à Paris retrouver son fils. Son bureau de tabac liquidé, ses meilleurs meubles et sa maison vendus, il restait à la veuve du général deux mille francs qu’elle se promettait bien de ne pas entamer. Alexandre loua un second logement, au no 53 du faubourg Saint-Denis, tout à côté de l’hôtel du Lion d’argent, et c’est là qu’il se fixa avec sa mère, sans abandonner cependant la compagne et l’enfant demeurés au Carré des Italiens. Quatre personnes à nourrir, — et il gagne 4 fr. 25 par jour !

Il faut, d’ailleurs, que sa tenue soit irréprochable : M. le chevalier de Broval ne supporterait pas qu’un de ses commis eût l’air d’un pauvre : on peut être appelé à l’improviste chez Monseigneur pour quelque rapport à copier et cette aubaine aléatoire exige une correction de bon goût. C’est alors que le malheureux surnuméraire connaît les angoisses des tragiques fins de mois, les remords pour quelques sous dépensés à l’achat d’un bouquin, les désespoirs pour une lampe qui charbonne faute d’huile, avant la fin d’une lecture absorbante, et aussi l’art des poses d’apparent abandon dissimulant la reprise d’un habit ou le bâillement d’une boite éculée. Il ne dine pas tous les jours « à sa faim, » malgré les miracles d’économique ingéniosité de sa vieille maman ; et, quand il sort du Palais-Royal où il a passé neuf heures à transcrire les élucubrations bureaucratiques de M. le chevalier de Broval ou de quelque autre, au lieu de se nettoyer l’esprit en étudiant l’œuvre des grands écrivains dont la fréquentation assidue lui jalonnerait la voie et l’acheminerait vers le but libérateur, il copie encore, la nuit, pour le compte d’une agence dramatique. Entre temps il collabore, sous un pseudonyme, à un vaudeville en un acte, la Chasse et l’Amour qui, joué à l’Ambigu, lui rapporte 300 francs, vite consacrés à l’impression d’ un volume de Nouvelles contemporaines dont l’éditeur vend quatre exemplaires ; et telle est la première spéculation littéraire d’Alexandre Dumas. Un autre lever de rideau, la Noce et l’Enterrement, reçu à la Porte-Saint-Martin, produit huit francs de droits par soirée durant près d’un mois et ce piètre subside aide les deux ménages à passer l’hiver de 1827. Mais ce qu’il gagne au théâtre, le bureau le lui reprend, et au delà, car ses gratifications d’abord, puis ses appointements, sont supprimés. Mgr le duc d’Orléans n’admet pas qu’un employé à ses gages « s’occupe de littérature. » Et, du coup, Dumas comprend que l’heure est venue « de triompher ou de tendre la gorge. »

Triompher ? Où ? Comment ? Quelle vraisemblance que, harcelé par tant de soucis, obsédé par la hantise du pain quotidien, cet aventureux parvienne à produire une œuvre assez marquante pour être lucrative ? La produirait-il, par qui, dans quel théâtre la faire jouer ? Trouverait-il seulement quelqu’un qui la lise ? En supposant, d’ailleurs, ces obstacles surmontés, le bénéfice d’une si difficile entreprise est des plus minimes. Le public, même celui du Théâtre-Français, est saoul de tragédies : les pontifes du genre, les Arnault, les Lemercier, les Viennet, les Jouy. les Andrieux, fournisseurs habituels et illustres de la maison, ne récoltent que des recettes de famine. Les spectateurs réclament autre chose que les sempiternelles et lointaines imitations de Mérope et de Cinna ; mais quoi ? — Ils ne le savent pas, ni personne : et ce n’est certes pas ce petit employé de bureau, sans expérience littéraire, qui découvrira la nouvelle formule d’art que le XIXe siècle attend.

Si ! Ce sera lui. Il a vu au Salon un petit bas-relief, exposé par Mme Fauveau et représentant un homme, en costume du XVIIe siècle, expirant aux pieds d’une femme. Assassinat de Monaldeschi, indique le livret. Dumas est si peu instruit de notre histoire qu’il ignore absolument cet épisode fameux ; jamais il n’a même entendu le nom de la reine Christine. La curiosité le prend d’ouvrir un dictionnaire biographique, d’y chercher les notices consacrées à ces deux personnages ; il les copie, les met en poche et le voilà, entre deux expéditions, ou, la nuit, après son travail, rimant cinq actes sur ce dramatique sujet. En deux mois Christine est achevée, reçue à la Comédie-Française, grâce à une combinaison de divins hasards trop admirablement contée dans les Mémoires, pour qu’on ose ici la rapporter. Les pensionnaires ordinaires du Roi ne jouèrent pas ce drame parce que l’auteur, bien imprudent mais chevaleresque, céda son tour à une autre Christine, œuvre d’un poète classique très vieux et très bien en Cour qui, patientant depuis longtemps, souhaitait voir, avant de trépasser, sa tragédie représentée. Il n’eut pas ce bonheur et disparut avant sa pièce qui, elle, mourut jeune et sans gloire. Quant à Dumas, il s’était remis au travail : un nouveau drame, en prose celui-ci, était né dans son esprit de quelques lignes d’Anquetil lues par aventure : c’était Henri III et sa Cour. Du 11 février 1829, jour mémorable de la première représentation, date l’ère révolutionnaire de notre littérature romantique. La victoire fut sî décisive que les vieux classiques, épouvantés, s’avouèrent eux-mêmes vaincus par ce jeune inconnu surgi de l’ombre comme l’un de ces puissants génies des légendes qui, d’un geste autoritaire, chassent au lever de l’aurore les esprits des ténèbres effarouchés de sa splendeur.

On se fait difficilement aujourd’hui une idée de l’importance que prenait alors un événement de ce genre : nous ne connaissons plus de tels enthousiasmes ni de tels déchaînements de haine. Au lendemain de Henri III, le Corsaire proclamait que l’ouvrage était « une monstruosité » et l’auteur « un jésuite pensionné sur les fonds secrets ; » la Gazette de France dénonçait la pièce comme <(une conspiration flagrante contre le trône et l’autel ; » et le Constitutionnel assurait que, après le baisser du rideau, la jeunesse romantique, ivre du succès, s’était ruée, dans le foyer et les couloirs du noble théâtre, en une sarabande infernale, au cri sacrilège de : Enfoncé Racine ! Les éloges étaient en proportion des invectives et, de cette brusque commotion, Dumas se réveilla demi-dieu.

Tout de suite commence cette existence extraordinaire qui va étonner le monde durant près d’un demi-siècle. Les quelques mille francs que lui procure son triompha semblent, à ce pauvre garçon qui n’a jamais disposé d’un louis, une fortune de nabab et, de ce jour, il ne connaîtra plus la valeur de l’argent. Son premier soin est d’installer sa mère, à demi morte des émotions de la bataille, dans un confortable appartement agrémenté d’un jardin ; il se loge dans le quartier aristocratique : ne faut-il pas recevoir décemment les thuriféraires de sa jeune gloire ? De celle-ci il n’est ni surpris ni grisé : il l’attendait comme chose due et juge encore qu’elle a bien tardé. Du premier jour il la traite en vieille connaissance ; il la porte avec une aisance joyeuse ; il n’est lui-même que depuis qu’il est célèbre et heureux, tant il se sent fuit pour le bonheur. Il témoigne subitement d’une si naturelle exubérance de vie, d’un si communicatif entrain, d’un si insatiable appétit de jouissances, d’aventures et d’imprévu, que, dirait-on, l’autre Dumas, celui d’avant Henri III ; le maigre commis des bureaux d’Orléans, se : divertissait à dissimuler sa véritable taille pour mystifier ses contemporains, comme ce géant des contes arabes qui, afin de faire montre de son pouvoir magique, se diminue, se replie, se contracte et s’enferme dans une bouteille. Maintenant, délivré de la gêne, et comme s’il n’avait eu qu’à commander pour en sortir, il se carre, il s’étale, il satisfait toutes se » fantaisies ; sur de sa force, il sait qu’il recommencera, quand et comme il voudra, le miracle qui l’a tiré de peine, et son prestige, sa vogue sont si réels que tous ses caprices plaisent, que nul ne songe à critiquer.

Il n’a besoin de personne et ne veut obéir qu’à sa fantaisie : un matin de juillet, il va partir pour Alger ; ses malles sont prêtes, sa chaise de poste est commandée ; mais la fusillade éclate.— Qu’est-ce ? — La révolution, il ne part plus et le voilà insurgé, faisant le coup de feu contre la garde royale, élevant des barricades et marchant à l’assaut du Louvre avec une troupe de pauvres diables armés de » hallebardes historiques et des pertuisanes vénérables, du Musée d’artillerie. En trois jours, la vieille monarchie est à bas ; c’est bien court, et Dumas prolonge le plaisir en allant prendre, lui tout seul, Soissons, place forte de première classe. Le duc d’Orléans, son ex-patron, est devenu roi : il fait des avances à l’ancien expéditionnaire dont l’importance maintenant est grande. Tout autre profiterait de l’aubaine ou chercherait à se pousser : c’est le moment que choisit Dumas pour tourner le dos au soleil levant. Qu’a-t-il besoin de protecteurs ? N’est-il pas investi lui-même d’une sorte de royauté, moins éphémère et mieux assise que celle de l’hôte des Tuileries ?

On le voit le jour où Louis-Philippe ayant donné un bal, l’auteur de Henri III imagine de faire concurrence au pouvoir nouveau et d’offrir, lui aussi, une fête costumée à ses courtisans : Paris pourra constater que, lorsqu’un artiste daigne recevoir, il fait les choses mieux qu’un souverain. Ah ! cette fête légendaire ! Depuis l’hiver de 1832, elle n’est pas oubliée et excite encore la curiosité des chroniqueurs, malgré quatre-vingt-sept ans écoulés. Dumas habite alors une maison neuve du square d’Orléans, rue Saint Lazare ; en plus de son appartement, il dispose d’un autre local, vacant, dont la porte ouvre sur son palier. Comment orner ces pièces-inhabitées ? Un mot, et les peintres de bonne volonté accourent : ce sont Eugène Delacroix, Louis et Clément Boulanger, Alfred et Tony Johannot, Decamps, Granville, Jadin, Nanteuil, Barye, Ziegler et Ciceri. Quel Louvre, sur l’ordre de quel monarque, a jamais réuni pareille équipe de décorateurs ? Il faut songer au souper : un mot encore, et l’Administration des domaines met à la disposition du magicien une forêt royale : un jour de cliHSse.et le voilà rapportant trois lièvres et neuf chevreuils, dont deux tués d’un même coup du fusil. Chevet, appelé à comparaître, se présente sans tarder ; on procède avec lui par voie d’échange : il fournira un saumon de cinquante livres, un esturgeon d’égal poids, une galantine monstre ; les trois lièvres seront mis en pâté et deux des chevreuils apparaîtront rôtis tout entiers, dressés sur un plat d’argent (emprunté au dressoir de Gargantua. Au buffet trois cents bouteilles de vin de Bordeaux, trois cents bouteilles de vin de Bourgogne et cinq cents bouteilles de vin de Champagne.

Au jour dit, les salons sont prêts à s’ouvrir ; les murs sont couverts, des plinthes aux corniches, de fresques romantiques : un Cinq-Mars de Johannot, une Lucrèce Borgia de Boulanger, une Esméralda de Zingler, un Roi Rodrigue de Delacroix… Ciceri, auréolé de la gloire du cloître de Robert le Diable, le plus beau des décors qu’aient équipés les machinistes de l’Opéra, Ciceri a peint les plafonds. Les invités peuvent venir ; ils viennent en foule et jamais nulle cour ne se composa d’une assistance pareille : toute la Comédie Française dans les costumes de Henri III ; les plus jolies, les plus célèbres artistes : Mars, Levert, George, Noblet, Léontine Fay, Falcon, Déjazet ; les plus fameux comédiens : Firmin, Michelot, Nourrit, Monrose, Frédérick-Lemaitre ; les plus illustres écrivains et les plus glands artistes : Alfred de Musset, en paillasse ; Eugène Sue, en domino pistache ; Roqueplan, en officier mexicain ; Etex, Adam, Considérant, Buloz, Véron, Odilon Barrot ; Rossini s’est déguisé en Barbier de Séville ; le vieux général La Fayette, le héros des deux mondes, a adopté le costume d’un seigneur vénitien… À neuf heures du matin on danse encore ; on sort dans la rue, orchestre en tête ; et la fête se termine par un dernier galop qui ne se disperse qu’au boulevard. — Louis-Philippe, on le pense, n’essaya même pas de rivaliser. Comment lutter, dans son auberge des Tuileries, avec son humble cour de ministres, de députés et de fonctionnaires, contre cette joyeuse bousculade de jeunes renommées et de grands talents, entassée par plaisir dans le taudis d’un poète ?

Une telle réussite suffirait à satisfaire la gloriole de tout autre : pour Dumas, simple amusement. La porte fermée sur son dernier invité, il est au travail ; en quelques jours il échafaude un scénario ; en douze heures il écrit un acte ; en deux semaines il achève une pièce : c’est ainsi qu’il a composé Antony, Richard Darlington, La Tour de Nesle, terribles coups assenés, en se jouant, par cet Hercule souriant, aux classiques éperdus. La foule s’écrase aux théâtres où l’on joue ses pièces, et cherche à découvrir dans quelque loge sa silhouette déjà populaire… Il est à Berne, au Si m pion, à Constance, d’où il rapportera une nouvelle œuvre : Impressions de voyage en Suisse, — sujet bien usé : les éditeurs, à l’énoncé du titre, ont fait la grimace ; c’est qu’ils ne connaissent pas encore les étonnantes volte-face de l’esprit de Dumas et le sortilège de son imagination. Rien qu’à narrer ses rencontres d’auberge, il enchante ; et là où tant de touristes sont passés sans voir autre chose que ce qu’indiquent les guides, il découvre des forêts de légendes et cueille un roman à tous les tournants du chemin. Ce trésor de verve qu’il porte en lui, comment les autres en auraient-ils eu idée, puisqu’il en ignorait lui-même l’existence ? Il a peu pris la peine de s’étudier et il croit ne posséder que le don de faire frémir, le goût du sombre et du terrible. D’ailleurs, à cette époque de ferveur romantique, la seule gaieté permise était la satanique, celle de Méphistophélès ou de Manfred : « Gœthe et Byron, dira Dumas, étaient les deux grands rieurs du siècle ! » Et il avait mis, comme tous ses contemporains, un masque à son inspiration. Ce masque tombe à la première publication des Impressions de voyage, et c’est dans le public un ravissement.

Dumas fait, vers la même époque, une autre découverte : celle de l’histoire de France dont il ne connaît que l’épisode de Henri III. Le hasard d’une heure d’oisiveté lui a permis de feuilleter l’Histoire des Ducs île Bourgogne : il tombe sur le chapitre où sont contés des démêlés d’Isabelle de Bavière avec Jean Sans Peur, ne trouve pas cela ennuyeux, et le voilà occupé à découper en scènes et à dialoguer, par exercice de dramaturge, le récit de Barante. La Revue des Deux Mondes, récemment née, publie la chose avec grand succès, et Dumas a pris tant de plaisir à vivre dans ce passé pittoresque, qu’il décide d’entreprendre une suite de romans comprenant toutes nos Annales, depuis les temps druidiques jusqu’au roi-citoyen. Seulement un détail l’inquiète : il enseignera bien l’histoire à ses lecteurs tout en l’apprenant lui-même ; encore faut-il l’apprendre : comment se documenter ? Que lire ? Où s’adresser pour être renseigné ? L’histoire de France, qui connaît ça ? Heureusement il se souvient que, étant enfant, son abbé de Villers-Cotterets lui a mis entre les mains une Histoire de France en vers, par demandes et par réponses, qu’il s’est bien gardé d’étudier, certes, mais dont il se rappelle le nom de l’auteur : c’est l’œuvre d’un certain abbé Gauthier « revue et corrigée par M. de Moyencourt. » Il se procure le précieux volume et s’y plonge avec émerveillement, travaillant sans désemparer et prenant le plus sérieusement du monde des notes savantes, comme le doivent faire les paléographes aux prises avec les chartes authentiques. Il lui est révélé ainsi que


Pharamond fut, dit-on, le premier de ces rois
Que les Francs, dans la Gaule, ont mis sur le pavois,


et aussi que


Clodion prend Cambrai ; puis règne Mérovée ;
De la fureur des Huns Lutèce est préservée…


Cela se poursuit jusqu’à la révolution de 1830, époque où


Philippe d’Orléans, tiré de son palais,
Succède à Charles dix par le vœu des Français.


Déjà la fougueuse et téméraire imagination de l’écolier-historien entrevoit tout le parti qu’il tirera de cette documentation : et il ne faudrait point jurer qu’elle n’eut été pour lui suffisante ; mais un ami, mieux averti, le surprend dans ce labeur enfantin, s’étonne, lui conseille d’avoir, de préférence, recours aux sources, de consulter Jornandès, Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours, puis, pour les époques postérieures, Eginhard, l’archevêque Turpin, Guillaume de Nangis, Pierre d’Orgemont, Juvénal des Ursins, Joinville, l’Estoile, Brantôme, Tallemant des Réaux… Dumas, que rien n’épouvante, adopte ce sage avis : un monde insoupçonné se dresse devant lui : il s’y jette à corps perdu, extasié de ce qu’il aperçoit, rayonnant de ce qu’il découvre, sans plan, sans but défini, sans méthode, rien que pour le bonheur de vivre avec des fantômes et de ressusciter des morts… Bénissons le bon instituteur de Villers-Cotterets qui, jadis, respecta pieusement l’ignorance de son élève : parce que celui-ci parvint à l’âge d’homme sans avoir pâli sur des manuels fastidieux, nomenclatures de noms et de dates, qui l’eussent, dès l’enfance, comme tant et tant d’autres, à tout jamais rebuté, son esprit vierge discerna pleinement la grandeur et la beauté des merveilleuses mêlées qu’il entrevoyait, et en garda, pour notre grande joie, la passion et l’éblouissement.

Mais Dumas ne se contente pas de lire, il veut voir, il veut vivre ces scènes héroïques dont les récits l’ont enchanté ; aussitôt il se met en roule : il va parcourir, en touriste, le Midi de la France, l’Italie, la Sicile et découvrir, après l’histoire, la Méditerranée. Plus tard il passe en Espagne où il est convié au mariage de l’Infante, puis en Algérie que le ministre l’invite à visiter, « afin de faire connaître ce pays à la France ; » l’État a mis une corvette à son service. Entre temps, il publie quarante romans, disperse un nombre inconnu de chroniques, fait représenter vingt pièces de théâtre. Il est partout à la fois : on le croit à Naples, on le rencontre au foyer du Vaudeville ; on reçoit de lui une lettre datée d’Alger, et, le lendemain, on l’entend plaider un procès devant la première chambre du tribunal civil. En province, on se groupe à l’arrivée de la malle-poste de Paris et on se bat à la distribution des journaux apportant la suite d’un de ces feuilletons qui tiennent en suspens, durant des mois, l’émotion haletante des lecteurs. Nulle renommée populaire n’égale celle de l’écrivain qui a créé les Mousquetaires et Monte-Cristo dont le monde entier a suivi les péripéties. Villemessant raconte, dans ses Souvenirs, que, de 1840 à 1865, tout organisateur de fête de bienfaisance, soucieux d’une belle recette, doit avant toute autre vedette, s’assurer de la présence d’Alexandre Dumas. Le programme importe peu, Dumas sera là : le salle se remplit. On l’annonce et voilà l’assistance entière debout sur les banquettes, tous les regards tournés vers la porte, les cous tendus, les bouches béantes. Il apparait, souriant, bon enfant, disant bonsoir, serrant les mains, s’amusant de tout, indulgent pour tous, content d’être adulé, mais le laissant voir, franchise rare qui n’implique ni morgue ni suffisance. Et l’on s’en va ravi, colportant un mot qu’il a dit, un de ces mots dont Paris rira durant huit jours. Il porte, partout où il va, une atmosphère d’entrain et de mouvement devenue proverbiale : en mai 1847, il se fixe à Saint-Germain, et cette jolie ville forestière qui, depuis le temps de la Fronde, ressemblait à la Belle au bois dormant, s’éveille tout à coup de sa torpeur et subit la contagion vivifiante : Dumas a acheté le théâtre municipal, et les artistes de Paris y viennent jouer le répertoire des grandes scènes : la poste n’a plus assez de chevaux, les hôtels n’ont plus assez de chambres, les trains refusent des voyageurs ; on chasse à courre dans la forêt, on tire des feux d’artifice sur la terrasse. Quant à Dumas, le chef d’orchestre qui mène cette sarabande, il donnerait des leçons d’hospitalité à un montagnard écossais ; sa villa est ouverte à tous, au mendiant comme au prince. Octave Feuillet, très jeune et parfaitement inconnu alors, y vient échouer une fois, malade et cherchant asile : on l’y reçoit comme le plus vieil ami de la maison ; pour l’assister, l’auteur d’Antony se transforme en sœur de charité. Du fond de son lit, Feuillet, par les fenêtres ouvertes, assiste au spectacle du diner sur la pelouse : il en gardera un souvenir encore éblouissant trente ans plus tard ; convives : Hugo, Delacroix, Rachel, Duprez… bien d’autres ; entre qui ose, s’assoit qui trouve place ; « des amphores antiques, pleines de glace, sont répandues sur le gazon, de grands vases d’or aux formes orientales servent aux ablutions des convives ; » on se croit transporté devant une toile de Véronèse ou sous les pampres du Décaméron, et cette fantasmagorie s’efface, peu à peu, dans les ombres élyséennes d’une nuit d’été, tandis que le maître du logis enchante de ses récits ses botes, comme un conteur arabe « prolongeant la veillée sous le ciel étoilé du désert, »

— Qu’a donc Saint-Germain à se trémousser ainsi ? disait le roi Louis-Philippe à M. de Montalivet, ministre de la liste civile. Versailles, pour qui j’ai tant fait, reste mort et se refuse à ressusciter.

— Sire, répondit Montalivet, voulez-vous que Versailles, au lieu d’être funèbre comme une nécropole, devienne gai jusqu’à la folie ? Dumas a quinze jours de prison à purger pour manquement à son service de garde national ; ordonnez qu’il fasse ces quinze jours de prison à Versailles…

Louis-Philippe tourna le dos et bouda son ministre durant un mois. Peut-être supportait-il malaisément la royauté rivale ; peut-être aussi n’aimait-il point se rappeler que, naguère, sur l’état d’émargement de ses employés, il avait tracé de sa main cette note, en regard du nom du futur auteur de la Tour de Nesle : « supprimer les gratifications de M. Dumas qui s’occupe de littérature. »

Mais déjà Saint-Germain est retombé dans sa somnolence : Dumas l’a quitté ; il bâtit sur les coteaux de Marly un château dont on parle comme du palais d’Aladin ; il construit sur le boulevard un grand théâtre qu’il dirigera et alimentera de ses pièces. La révolution de 1848 aidant, il s’y ruine, — simple incident ; — le voici, après le coup d’État de 1851, fixé à Bruxelles, où, suivant le mot d’un proscrit, « il garde à l’heure ce char de la fortune » qui l’a porté durant quarante ans et qui l’a quelquefois versé. Quand il rentre à Paris, après trois ans d’exil volontaire, il se loge à la Maison Dorée, y crée un journal dont il est l’âme, quand il n’en est pas le seul rédacteur. Sur un mot, en quelques moments, il se décide à partir pour Saint-Pétersbourg, afin d’assister aux noces d’un spirite ; il reviendra par Moscou, Kazan, le Caucase, Odessa, Galatz et Trébizonde. partout où il passe, il est chez lui, on le connaît, on l’aime, on lui fait fête. Il n’y a point de contrée du globe où il puisse passer ignoré : « S’il existe quelque part un autre Robinson Crusoë dans une ile déserte, disait Méry, croyez bien que ce solitaire est occupé en ce moment à lire les Trois Mousquetaires à l’ombre de son parasol fait en plumes de perroquet. » Son nom seul est une monnaie qui a cours en tout pays, témoin ce jeune Circassien qui le sert à Poti, sur la Mer-Noire, et qui, n’ayant pu s’embarquer avec lui, entreprend le voyage de. Paris ne possédant pour tout passeport qu’une simple lettre du maître, grâce à ce talisman, et fait deux mille lieues en dépensant 61 francs et deux sous !

« Vous êtes l’une des forces de la Nature, » écrit à Dumas Michelet. » Vous nous rendez Voltaire, » écrit Victor Hugo, « Vous êtes surhumain ; mon avis sur vous est un point d’exclamation ! » écrit Lamartine ; et pour juger ces appréciations, il faut se reporter à l’époque où celui qui en était l’objet trouvait le moyen d’étonner tous les jours Paris. Son œuvre immense est, après bientôt cinquante ans, toute chaude encore de vie. de fougue, de turbulence : qu’était-ce quand on approchait l’homme même ? Un de ceux qui ont vécu auprès de lui gardait de ce contact l’impression d’avoir coudoyé un Taint : « Un demi-siècle durant, disait-il, l’Europe n’a juré que par lui ; les deux Amériques envoyaient quérir ses romans par flottilles de paquebots ; on a joué ses drames en Egypte pour charmer la vieillesse de Mehemed-Ali, le grand pacha ; on a lu ses écrits à Chandernagor et à Tobolsk… Il a laissé bien loin derrière lui la famosité du patriarche de Ferney ; de sa main il a noirci des montagnes de papier ; il a fait représenter cent pièces de théâtre et publié mille volumes… Il s’est fait soldat afin de prendre part à la guerre des rues ; il a commandé une légion, tenu tête à vingt duels, soutenu autant de procès, frété des navires, distribué des pensions sur sa cassette ; il a dansé, chassé, aimé, péché, magnétisé, fait la cuisine, gagné dix millions, dépensé bien davantage… » Et telle fut, à grands traits esquissée, la vie de celui dont, à vingt ans, les plus hautes ambitions n’allaient pas jusqu’à désirer une place de commis chez un buraliste de son chef-lieu de canton et qui devint, par le seul essor de son esprit et de sa prodigue vitalité, « l’une des plus grandes curiosités de son temps. »


Écrire la biographie de Dumas sera toujours besogne aussi décevante que celle qui consisterait à dépeindre les phases miroitantes d’un kaléidoscope en mouvement. Pourtant il y a dans cette existence quelques épisodes auxquels on aimerait à s’attarder parce qu’ils sont particulièrement caractéristiques et qu’ils ont pris, dans la chronique littéraire du XIXe siècle, une apparence de légende. Tel, par exemple, le séjour au château de Monte-Cristo.

Le récit des aventures du Comte de Monte-Cristo, — dix-huit volumes d’après Quérard, — avait été publié en 1844-1845 chez l’éditeur Pétion. Jamais œuvre d’imagination ne suscita curiosité aussi violente, jamais pages ne furent tournées par des milliers et des milliers de mains frémissantes avec plus de fièvre et d’émotion. L’histoire d’Edmond Dantès et l’art captivant avec lequel elle est contée, justifiaient cette admiration ; elle touche, par endroits, a l’épopée et atteint quelquefois au grandiose : ce pauvre marin amoureux et jalousé, séparé de sa fiancée par un impitoyable hasard, mêlé, sans qu’il s’en doute, à un ténébreux complot politique et astreint, par la doucereuse méfiance d’un magistrat ambitieux, à une détention perpétuelle dont il ignore la cause et la raison, est un héros de roman dont la pathétique figure dépasse les proportions ordinaires des personnages imaginaires, Evadé par miracle après de longues années de cachot, devenu, par la plus merveilleuse des péripéties possesseur d’un trésor fabuleux, il se transforme en un être quasi mythique, méconnaissable à tous, pénètre le mystère de l’obscure intrigue à laquelle il a été sacrifié, se cuirasse contre toute faiblesse et emploie son invraisemblable fortune à se faire son propre justicier, jusqu’au jour où, l’un de ses coups ayant frappé à faux, il s’avise qu’à Dieu seul appartient de doser la récompense et le châtiment, et qu’un homme, si puissant et invulnérable soit-il, ne peut, sans faillir, s’arroger les droits réservés à la Providence.

Serait-ce d’avoir jonglé durant trois cent cinquante feuilletons avec les millions du comte de Monte-Cristo, ou que la vente du livre eût été follement lucrative, ou encore, ce qui n’est point contestable, que Dumas fût doué d’aptitudes naturelles au rôle de nabab ? il semble avoir perdu, dès cette époque le peu de notions qu’il possédait de la valeur de l’argent. Il résolut de créer, sur les coteaux de Marly, non loin de Saint-Germain galvanisé, en un pays où la nature semble conserver l’empreinte de l’ostentation de Louis XIV et des galantes cachotteries de Louis XV, une résidence digne de sa renommée et de sa fortune. La construction s’éleva, d’après ses plans, à mi-colline ; elle étonnait les passants par sa coquetterie naissante et aussi par sa singularité ; elle étonnait bien davantage encore par ce qu’on en rapportait, — des merveilles ! — Parisiens de passage, boulevardiers en quête de villégiatures, indigènes nourris du célèbre feuilleton, la nommèrent d’un commun accord le Château de Monte-Cristo. Le manoir et son propriétaire furent bientôt les plus grandes attractions du pays Léon Gozlan qui le traversait, certain jour d’été, se rendant à Louveciennes pour y voir le pavillon de Mme du Barry a conté dans l’Almanach comique de 1848 le hasard auquel il dut de visiter Monte-Cristo encore inachevé et « dont on parlait alors en Europe et en Amérique comme on parlait de Versailles au XVIIe siècle ou de Sainte-Hélène en 1820. »

Il avait pris place à Saint-Germain sous la capote de la diligence, rêvant à la favorite de Louis XV dont il allait explorer le domaine, quand, tout à coup, le conducteur, en proie à une agitation extrême, se mit à crier : « Le voilà ! le voilà ! » Le fouet claquait, les chevaux piaffaient ; tous les voyageurs, ceux de l’impériale, ceux du coupé, ceux de la rotonde et ceux de l’intérieur se poussèrent avec tant de précipitation et un si périlleux enthousiasme sur le côté gauche de la voiture, que la diligence en perdit son équilibre : tous, insoucieux du danger, répétaient avec extase : « Le voilà ! le voilà ! » — « Pour cette fois, se dit Gozlan, tout à ses pensées, c’est bien Louis XV en personne, car c’est quelque chose comme de peuple à roi ce qui se passe devant moi ! » Il se précipita, lui aussi, quitte à ce que son poids compromit le peu qui restait du centre de gravité de l’énorme véhicule… Ce n’était pas Louis XV ; c’était Alexandre Dumas, comme un simple mortel, « ou plutôt comme personne, car il faisait très chaud sur la route et la poussière était étouffante… Il avait une veste en velours, un bonnet de même, une chemise en dentelle de trois cents francs, et il n’était pas rasé. »

— Tiens, Gozlan !

En deux enjambées, le châtelain était monté jusqu’aux plus hautes banquettes de la voiture qui n’avait pas cessé de rouler et s’était assis auprès de son confrère et de quelques bouchers de Poissy enthousiasmés de ce voisinage illustre. Déjà Dumas donnait l’ordre au conducteur :

— Arrête ici, mon ami, monsieur ne va pas plus loin.

Quelques instants plus tard, ayant mis pied à terre, Gozlan se trouvait devant le château. — « Je n’ai rien à comparer à ce précieux bijou, écrit-il, si ce n’est le rendez-vous de la reine Blanche dans la forêt de Chantilly ou la maison de Jean Goujon, à Paris. Il est à pans coupés avec balcons extérieurs, vitraux. tourelles et girouettes, ce qui indique assez qu’il n’appartient à aucune époque précise… Il a pourtant un parfum Renaissance qui lui prête un charme particulier… c’est la manifestation d’un grand esprit, d’un goût d’artiste supérieur : c’est le moule adorable d’une âme rêveuse et passionnée… c’est un monument en vers de dix pieds et à rimes croisées… Un romancier distingué oublia, — et c’est exact, — l’escalier de la maison de campagne qu’il avait fait construire : Dumas n’a rien oublié, ni l’escalier, ni les caves qui sont fort belles, ni le salon qui sera admirable, ni la devise des girouettes : dans la banderole de l’une, on lit : Au vent la flamme ! et dans l’antre : Au seigneur l’âme ! En guirlande, formant frise, sont alignés les bustes des écrivains dramatiques de tous les temps, et les statues de la façade sont signées Moine, Préault et Pradier. Le jardin est petit mais pittoresque : un ruisselet y forme des cascades et encercle une île, — l’île symbolique de Monte-Cristo ; — là est le pavillon de travail, sorte de chalet à haute toiture, dont chaque pierre porte gravé le titre de l’une des œuvres du seigneur du lieu. »

Au vrai, Monte-Cristo, qui existe encore, n’est pas un palais ; mais une jolie villa portant bien sa date ; sa silhouette maniérée évoque le souvenir de ces frontispices du style troubadour que dessinait Tony Johannot pour les publications romantiques.

Alexandre Dumas dut s’installer là en l’automne de 1847 : le jardin n’était pas bien ombreux et les ouvriers travaillaient encore à l’achèvement de la maison. Mais, avant d’être terminée, elle est pleine ; les visiteurs y affluent. Nous disons les visiteurs, et non les invités, car tout passant est le bienvenu : pour peu qu’il reste une place à table, point besoin de compter parmi les innombrables intimes du propriétaire pour diner ; et si une chambre est libre, on couche ; telle est l’étiquette de l’endroit : un peu bohème, mais très gai.

Les domestiques sont nombreux ; par suite, les attributions de chacun d’eux demeurent à ce point limitées que, si l’on excepte Mme Lamarque, la cuisinière, ces heureux serviteurs vivent dans l’inaction.

Sur ce bataillon de fainéants règne le pauvre petit monsieur Rasconi, ainsi que s’intitule lui-même le maître d’hôtel, ou, pour mieux dire, le majordome. C’est un Italien, né à Mantoue, comme Virgile ; il fut successivement architecte, officier, commissaire de police à l’île d’Elbe au temps de l’Empereur, secrétaire du général Dermoncourt, à Nantes, à l’époque de l’arrestation de la Duchesse de Berry, et a occupé bien d’autres emplois encore. En sous-ordre, voici Michel, un paysan illettré des environs de Saint-Germain, médiocre jardinier, mais braconnier émérite ; il plaît par là au maître qui lui accorde toute sa confiance et l’élève aux fonctions délicates de valet de chambre. Il y a en outre un nègre, Alexis, oublié là un jour par Mme Dorval ; il y a aussi un Turc qui passe son temps à percer, au moyen d’un clou et d’un marteau, d’innombrables petits trous dans les murs et dans le plafond du salon ; de la savante disposition de ces trous vus sous un certain angle, résulte un surprenant effet décoratif assez semblable à celui de quelque moire fantastique. Dumas a trouvé à Tunis ce Turc occupé à orner d’une décoration de ce genre le tombeau du souverain régnant : il a demandé au Bey de lui céder pour quelques années cet artiste patient, faisant valoir que, plus le tombeau tarderait à être parachevé, plus Sa Hautesse pourrait, sans scrupule, continuer à faire le bonheur de ses sujets. Frappé de cet argument, le Bay a livré son homme qui poursuit depuis lors son œuvre à Monte-Cristo, silencieux et bien nourri. Il y a un valet pour la volière, un autre pour le chenil, un troisième pour les singes ; car les bêtes abondent à Monte-Cristo : c’est, d’abord, le chat Mysouff, un enfant perdu recueilli par Mme Lamarque et qui ne quitte pas les divans du salon : on l’a nommé ainsi en souvenir d’un autre Mysouff qui fut, au temps de misère, dans le galetas du faubourg Saint-Denis, le fidèle compagnon de Mme Dumas ; — c’est Pritchard, un chien de génie que Dumas a reçu du prince Louis, un jour qu’il était allé rendre visite dans sa prison au futur Napoléon III alors interné au château de Ham ; — ce sont deux perroquets, Duval et Papa Evrard ; — c’est un coq, César ; — un faisan doré, Lucullus ; — un vautour, enfin, Jugurtha, rapporté d’Algérie et qui trône sur un perchoir d’ébène auquel rattache une chaîne d’argent.

Dès l’aube, le châtelain de ce Ferney pour rire est dans son île ; il travaille, alors que toute la maisonnée, bêtes et gens, repose encore : il travaillera ainsi tout le jour, laissant à Rusconi et à Michel le soin de recevoir les gens qui viennent, — et il en vient ! — à l’exception des seuls huissiers, impitoyablement éconduits. Le soir seulement, le maître sort de son pavillon vers l’heure du dîner : il passe la revue de ses convives de hasard et quoiqu’il ne puisse « mettre un nom sur toutes les figures, » il accueille ces parasites comme de vieilles connaissances. Pour être venus là sans être priés, ne faut-il pas qu’ils aient envie ou besoin d’un bon repas ? Il s’informe du menu : Mme Lamarque est au désespoir : il n’y a rien : elle comptait sur une carpe que le pêcheur n’a pas apportée, sur un quartier de viande que Pritchard a englouti, et les étiques poulets qu’elle vient d’égorger ne seront pas présentables. Vite, qu’on attelle ! On ira en poste chercher le diner à Saint-Germain, au Pavillon Henri IV, où Dumas a crédit ouvert ; lui-même, pour inspirer la patience à ses convives, descend à la cuisine, ouvre les buffets, s’amuse à fricoter un macaroni d’après une recette rapportée de Naples ; fait pêcher un cent d’écrevisses dans le ruisseau du jardin, et prépare un gâteau monstre composé de tout ce qu’il trouve de riz et de confitures dans les réserves. Sur ce, la carpe arrive, le diner de Saint-Germain aussi, potage, deux entrées, deux rôtis, quatre entremets, glace, dessert, fruits et friandises. Dumas est ravi, on dîne royalement et, tard dans la nuit, tandis que les voitures reconduisent à l’embarcadère les convives solidement repus, l’office en goguette s’en donne à cœur joie des reliefs du festin… Ça recommencera le lendemain.

Il serait facile de multiplier les traits de ce genre, d’après nombre de chroniqueurs, témoins de ce gaspillage effréné ; mais comment choisir parmi tant d’anecdotes trop souvent contées et devenues quasi légendaires ? Celle du bottier, que rapporte Gabriel Ferry, est particulièrement édifiante : cet honnête fournisseur, à qui Dumas devait 250 francs, entreprit, un dimanche, le voyage de Monte-Cristo, afin d’obtenir le règlement de sa facture :

— Ah ! mon bon ami, tu arrives à merveille, fait, en l’apercevant, le grand homme ; j’ai justement besoin d’escarpins vernis, de brodequins de chasse, d’une paire…

— Monsieur Dumas, je vous apportais ma petite note…

— Tu as bien fait ! Nous verrons ça après diner… car tu dines avec moi… Si, si, tu dines, sans façon… En attendant, va donc voir mon Turc qui perce des trous dans le mur, ça te distraira…

Le bottier admire le « Turc, s’émerveille du diner, sort de table tout réjoui, aborde enfin l’amphitryon ; mais celui-ci l’arrête au premier mot :

— Ce n’est pas le moment de causer affaires ; on attelle le cabriolet qui te mènera bon train à la station ; reviens dimanche… Mais je ne veux pas que tu perdes rien : voilà pour ton chemin de fer.

Et il lui met une pièce de vingt francs dans la main. Le bottier reparut le dimanche suivant, et aussi le dimanche d’après ; mis en goût, on le revit tous les autres dimanches de la saison : chaque fois il dinait, on le promenait en voiture, et il recevait un louis « pour son chemin de fer. » À la fin de l’automne, il avait encaissé 600 francs… et Dumas lui devait toujours les 250 francs du compte arriéré.

Michel lui-même s’effrayait, par crises, de ce désordre ; mais le moyen d’enrayer ce train fou ? On conte que, certain matin, le scrupuleux garçon envoya à son maître qui s’attardait à Paris et n’avait pas reparu depuis quelques jours à Monte-Cristo, un exprès porteur d’un avis ainsi rédigé par Mme Lamarque : « Je dois dire à Monsieur que le vin d’office est épuisé ; les gens de Monsieur n’ont plus rien à boire ; il ne reste en cave que le Champagne et le Johannisberg envoyé à Monsieur par le prince de Metternich. » Le soir, l’exprès rentrait avec cette réponse : « Buvez le Champagne et le Johannisberg ; ça vous changerai »

Si l’on ajoute que Pritchard, — dont le nom devra l’immortalité à l’Histoire de mes bêtes, — grisé par le spectacle de cette magnificence, allait par la campagne recruter tous les chiens errants et affamés du pays, leur vantait l’hospitalité de la maison et les y attirait par l’appât d’homériques lippées ; que bientôt Dumas se trouva de la sorte possesseur d’une « meute » composée de deux caniches, d’un king-charles, d’un basset, d’un terrier, d’un boule-dogue, de deux barbets et de cinq levrettes, en tout treize bêtes formant la cour de Pritchard et dont un valet, empressé à cuisiner tout le jour, ne suffisait pas à satisfaire la voracité, on comprendra, sans qu’il soit utile de pousser le tableau, que la féerie devait avoir un dénouement rapide et que le mot de la fin était réservé aux recors.

Il fallut cependant qu’une révolution s’en mêlât, tant était bien assis, malgré de si folles dissipations, le crédit du roi des romanciers. Après 1848 et la débâcle du Théâtre historique que Dumas avait construit de son argent et où jouaient ses pièces, dans de somptueux décors, des artistes engagés à des conditions ruineuses, Monte-Cristo fut mis en vente. Les huissiers, pour qui la porte, naguère, ne s’ouvrait jamais, y pénétrèrent en maîtres. Celui qui instrumentait pour le compte du Pavillon Henri IV d’où étaient venues en poste tant de dindes et tant de langoustes et tant de truffes, ne trouva là que le pauvre petit monsieur Rasconi resté seul dans le château abandonné. Il n’y avait déjà plus rien à saisir. Seul Jugurtha, le vautour, demeurait renfrogné sur son perchoir ; une cordelette remplaçait la chaîne d’argent.

« Pourquoi ne le prendrais-je pas ? » dit l’officier ministériel.

Il tira son écritoire, traça ce reçu authentique : Versé en compte par M. Alexandre Dumas un vautour estimé 15 francs, et emporta l’oiseau, lequel vivait encore, il y a peu d’années, — il vit peut-être toujours, — dans une cour de l’hôtel, à Saint-Germain, sombre, concentré, farouche, déplumé, dédaigneux des mesquineries ambiantes comparées aux splendeurs passées dont il semblait rêver sans cesse. Dumas se consola plus vite que Jugurtha : peu de temps après le désastre, il recevait à déjeuner Fiorentino et, au dessert, il lui présenta une assiette au fond de laquelle roulaient deux petites prunes ratatinées et à peine mûres.

« Prends une de ces prunes et mange-la. »

Fiorentino s’exécuta, malgré l’aspect peu engageant du fruit : Dumas le regardait en souriant. Après un instant, il reprit :

— C’est cent mille francs que tu viens de manger là.

— Cent mille francs !

— Ces deux petites prunes étaient tout ce qui me restait de Monte-Cristo, — et Monte-Cristo m’a coûté deux cent mille francs.


L’autre épisode auquel il convient de s’arrêter quelque peu est la création du journal Le Mousquetaire. Ici nous avons pour guides Aurélien Scholl, Charles Monselet, Villemessant, la comtesse Dash, et surtout Philibert Audebrand qui a consacré à Dumas journaliste un volume d’attachants souvenirs.

On a vu que, après le coup d’État de 1851, Dumas se fixa en Belgique : ce n’était point la politique qui l’exilait, encore qu’il fraternisât volontiers avec les proscrits ; il fuyait simplement ses créanciers, s’en remettant à son homme de confiance, Hirschler, de leur partager les dépouilles du Théâtre historique et de Monte-Cristo. Ayant obtenu un concordat fort honorable, il rentrait à Paris après deux ans d’absence, délivré du souci de la fortune et ne possédant plus qu’un peu de linge dans une valise et une vingtaine de louis dans son gousset.

Il descend dans un hôtel de la place Louvois et, comme Figaro sortant des geôles de Madrid, il taille sa plume et demande à chacun de quoi il est question. Il va créer un grand journal quotidien dont il s’engage à être sinon l’unique, du moins le principal rédacteur. Le Mousquetaire : ce titre magique, l’alléchante promesse de la collaboration quotidienne d’Alexandre Dumas, doivent assurer le succès de la nouvelle feuille et, de fait, un millier d’exemplaires du numéro spécimen est à peine sorti des presses, le 12 novembre 1833, que déjà cinq cents souscripteurs font queue dans la cour de la Maison Dorée pour y prendre un abonnement.

C’est, en effet, à l’angle du boulevard et de la rue Laffitte que s’est installée la rédaction dans un local sans somptuosité : les bureaux du Mousquetaire se composent d’une antichambre, d’un corridor et d’une cuisine : l’antichambre a vue sur la cour, le corridor est éclairé par l’antichambre et la cuisine par le corridor. Au troisième étage de l’immeuble, Dumas s’est réservé une sorte de mansarde, meublée de trois chaises cannées et d’une table de sapin recouverte d’un tapis rouge. C’est là qu’il travaille du matin au soir, chemise ouverte, bras nus, « courbé sur ses feuillets comme un bœuf sur son sillon, » à l’abri des bousculades et du vacarme qui emplissent les pièces du rez-de-chaussée, consacrées à la Rédaction et à l’ADMINISTRATION du journal.

Ah ! cette rédaction ! Quelle sabbat ! En dépit de l’écriteau apposé sur la porte : le public n’entre pas ici, tout Paris qui passe, s’entasse dans cette salle exiguë et sonore comme un tambour. Le grand nom du rédacteur en chef est un appât violent : comédiennes, peintres, bohèmes, poètes à longue chevelure, sculpteurs, romanciers, polygraphes, acteurs, critiques, musiciens, ou simples oisifs ; c’est le globe en raccourci ; toutes les races sont représentées : « la race latine, la race slave, la race noire, la race cuivrée ; toutes les religions s’y coudoient, l’hébreu du Sinaï, le catholique mystique, le calviniste, le musulman ; on y voit un renégat, un idolâtre et un anabaptiste ; tous les idiomes s’y confondent, toutes les professions sociales s’y donnent la main… » Ainsi décrit un des habitués ; mais ce dont il renonce à donner un aperçu, même lointain, c’est le tintamarre de cris, de colloques, de querelles, de chants, de discussions, de rires, de ripostes, de rixes même qui emplit, de deux à six, cet antre tumultueux. Le bruit monte,, à peine assourdi, jusqu’au troisième étage, et Dumas, s’interrompait un instant de son labeur, sort sur le palier, penche sur la rampe son énorme tête crépue, et crie : « Qu’est-ce qu’ils font ? Est-ce qu’ils s’égorgent ? »

Ce tohu-bohu ne lui déplaît pas, d’ailleurs : il aime les prodiges et il sait bien que le Mousquetaire en est un. Tous les soirs, ce journal-phénomène paraît à l’heure exacte, sur beau papier : douze colonnes : 70.000 lettres : ni ouvrier, ni employé, ni rédacteur ne reçoit un traitement fixe ni régulier : et les ouvriers travaillent, et les employés sont ponctuels, et la copie abonde, très souvent excellente. Quant à I’ADMINISTRATION !…

Elle est dirigée par Martinet, ancien coupeur de faits divers au Siècle, un ahuri « ayant toujours l’air d’un homme tombé de cheval. » Sa tenue de livres est sur feuilles volantes, liées entre elles par une ficelle ou réunies par des épingles. Pas de caisse, pas de coffre-forl, pas un tiroir ! Quand arrive une facture du papetier ou de l’imprimeur, M. l’administrateur, éperdu, escalade à grandes enjambées les trois étages et soumet le cas au patron.

— Monsieur Dumas, je n’ai pas d’argent.

— Mais l’abonnement ? Mais la vente ?

— Cher maître, il y a dix minutes, vous avez pris trois cents francs pour vos besoins personnels…

— Trois cents francs ! Qu’est-ce que ça ? Puisque j’ai fourni en deux jours pour mille francs de copie…

Et le pauvre grand homme se dépite : ces mesquines préoccupations l’exaspèrent : ce comptable importun est un trouble-fête. Au bout de deux mois, Martinet se voit congédié. Par qui le remplacera-t-on ?

— Eh ! mais ! J’ai mon affaire sous la main, dit Dumas ; Michel ne sait ni lire, ni écrire, ni compter, je vais en faire le caissier du Mousquetaire !

C’est ainsi qu’au ci-devant jardinier de Monte-Cristo est confiée la mission de boucher les trous du plus énorme et du moins réparable de tous les paniers percés de la terre. Sa gestion fut épique : plus d’hypocrisie bureaucratique, plus de petits bouts de papier enfilés ou épingles, plus rien du tout qui témoigne qu’on doit ou qu’on dépense… le rêve ! Pour la première fois depuis que le monde existe, le chaos est organisé et Michel, qui préside à cette anarchie, se contente de bougonner contre cette nuée de rédacteurs tonitruants « . qui, dit-il, ne rédactent rien, tandis que Monsieur s’échigne là-haut ! » Il se réconforte le moral en fumant d’innombrables pipes. Le pauvre petit monsieur Rasconi, le fondé de pouvoirs du journal et Hirschler, le gérant, l’homme d’affaires, complètent l’équipage de ce navire sans voiles et sans gouvernail.

Il y eut plus extraordinaire encore : le Mousquetaire prospérait ! Dès les premiers numéros, il avait atteint la vente de dix mille exemplaires. Le nombre des abonnés augmentait tous les jours : seulement, il s’accroissait de dix ou de douze, ce qui est très honorable, et Dumas s’était imaginé qu’il les compterait par millions. En connut-il jamais le nombre exact ? C’est bien peu probable. Gustave Claudin, un vieux boulevardier, racontait que, se trouvant, un jour, avec Dumas, dans la mansarde de la Maison Dorée, il s’avisa de fureter, pour y glaner des autographes, parmi les papiers jetés dans la corbeille et dont on se servait pour allumer le feu. Il y trouva plusieurs lettres non décachetées contenant des mandats sur la poste adressés par des lecteurs réclamant un abonnement !…

Dans toutes les revues jouées sur les petits théâtres figurait invariablement un personnage à large feutre et à longue rapière, dont le couplet chantait : « Je suis le Mousquetaire… » Et la salle acclamait en lui le représentant de l’auteur tant aimé.

Aux Folies-Dramatiques Alexandre Dumas paraissait sur la scène, figuré par un géant costumé en Aramis : quand il sortait du fourreau son épée dont la lame était une plume d’aigle, les spectateurs applaudissaient longuement.

L’homme prodigieux avait conquis Paris pour la seconde fois : un peu d’ordre et de patience auraient assuré le succès de sa téméraire entreprise : quel journal, d’ailleurs, compta parmi ses collaborateurs plus de talents ? — Méry, Gérard de Nerval, Alexandre Dumas fils. Octave Feuillet, Roger de Beauvoir, Paul Bocage, Aurélien Scholl, Desbarolles, Théodore de Banville, Privât d’Anglemont, Alexandre Weil, Henri Rochefort sous le pseudonyme de Henri de Luçay, Maurice Sand, la comtesse Dash…

Tous ont ramé à la fantastique galère battue des orages. Mais on se lasse de tout, même de travailler sans salaire. Seule, Mme Dash, chargée des chroniques mondaines et parisiennes, recevait chaque jour, sur l’ordre du grand patron, un louis d’or : il la savait pauvre et comtesse authentique : cette galanterie dura un mois, au bout duquel la noble et charmante femme dut se résigner à être payée en même monnaie que ses confrères, c’est-à-dire en bonnes paroles, en chaudes poignées de main, en promesses de gloire et de fortune.

Le jour fatal où, faute de subsides, la rédaction en masse envoya sa démission, Dumas, d’abord, pleura de vraies larmes en se voyant abandonné par « ses enfants ; » puis il se révolta de « leur ingratitude ! » Il s’était cru aimé et sa déception était douloureuse.

Son imprévoyant esprit demeurait si ingénument fermé à tout calcul que le découragement justifié de ces jeunes écrivains le déconcertait à l’égal d’une forfaiture. Le journal « faisait de l’argent, » soit ! Mais Hirschler arrêtait cet argent au passage afin de parer aux besoins urgents, et Dumas, pas plus que les autres, ne voyait jamais un écu. Du moins s’en plaignait-il ; car il comptait pour rien les quelques pièces d’or toujours déposées dans une coupe en cristal sur son bureau et distribuées magnifiquement aux quémandeurs qui parvenaient à pénétrer jusqu’à sa cellule, certains de n’en point sortir sans une aumône. On frappe. — « Entre ! » — Un inconnu se présente : il est pâle ; des larmes coulent sur ses joues creuses :

— Monsieur Dumas, je n’ai pas de quoi payer mon loyer.

— Ni moi non plus !

— Monsieur Dumas on me met à la porte ce soir !

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

— Monsieur Dumas, si vous ne venez à mon aide, je serai forcé de me jeter dans la Seine cette nuit.

À cet argument Dumas ne résiste jamais : il vide sa coupe, — cinquante francs, — dans la main tremblante du pauvre homme. Arrive l’heure du déjeuner : il n’y a plus un sou dans la maison ; Rusconi s’en va chez la fruitière voisine, prend à crédit des œufs, du persil et du beurre, et le père de Monte-Cristo se cuisine une omelette sur la braise de sa cheminée. « Son cœur, » disait Hirschler, qui essayait parfois d’explorer les profondeurs de ce gouffre, et qui, assuraient les malveillants, s’enrichit personnellement à ce sondage, « son cœur est un bureau de bienfaisance dont la porte est ouverte à deux battants. »

Bien vite, en effet, le Mousquetaire devient le Moniteur de la philanthropie : pas de semaine où il ne contienne un appel à la bienfaisance au profit de quelque œuvre de charité. Dumas se fait mendiant pour les orphelins, pour les jeunes artistes que réclame la conscription, pour des veuves de pêcheurs naufragés. Un jour, il est allé visiter l’asile que l’abbé Moret, assisté de quatre religieuses, a fondé dans un faubourg pour des fillettes infirmes : le téméraire ecclésiastique n’a compté que sur l’aumône et les ressources font souvent défaut. En sortant de l’hospice, Dumas pleure d’admiration et de pitié : il maudit sa prodigalité et son étourderie qui lui interdisent aujourd’hui de remplir d’or la caisse vide du pauvre abbé. Il va, de là, diner avec Clésinger, au Moulin Rouge, — un cabaret d’artistes situé dans l’avenue de la Grande-Armée ; — mais avant de se mettre à table, il parcourt la salle du restaurant, la main tendue, et, transformé en frère quêteur : « Pour les filles incurables, s’il vous plait ! » récolte quatre-vingt-dix francs. Il se trouva, bien entendu, des railleurs pour traiter ce geste de « parade, » et on continua à ricaner quand le Mousquetaire ouvrit, dès le lendemain, une souscription au profit de l’œuvre des Sept-Douleurs ; — c’est sous ce vocable que la charitable institution s’abritait. — Dumas laissa les facétieux s’amuser ; les offrandes affluaient ; il se frottait les mains, plus joyeux et plus fier que le soir de la première de Henri III ; il riait, comme les autres, mais d’un bon rire, disant : « Voilà du pain pour mes pauvres filles ! »

Amour de l’étalage, ostentation, besoin de faire parler de soi, d’entretenir sa popularité par une publicité à fracas, insinuaient quelques-uns, — de ceux, comme il en existe en tous les temps, qui ne parviennent pas à comprendre qu’un homme dont la grandeur les offusque et les humilie soit exempt de leurs petitesses. On ne peut nier que l’énorme personnalité de l’auteur des Trois Mousquetaires ne dût paraître à beaucoup singulièrement gênante ; ne pouvant l’égaler, on le jalousait ; on dénigrait sournoisement l’homme encombrant qui, rien qu’en contant ses voyages, ou, — moins encore, — en prenant le public pour confident de sa vie quotidienne, de ses affaires, de ses parties de chasse ou de ses charités, accaparait l’attention et ravissait les lecteurs. Le moyen de lutter contre cet enchanteur qui monopolisait tous les genres littéraires : drame, roman, chronique, autobiographie, comédie, histoire, journalisme ? De là une animosité envieuse qui se manifesta en de nombreux pamphlets, plaquettes éphémères bien oubliées, devenues, pour la plupart, presque introuvables et dont l’acide éventé ne corrode plus que le nom obscur et la falote réputation de leurs auteurs. Ce qu’ils réprouvent chez l’auteur d’Antony, c’est sa vanité formidable : ils lui reprochent une outrecuidance, des rodomontades et des vanteries à faire esclaffer de rire les deux hémisphères. « Orgueilleux comme Satan, » écrit l’un. Or, est-il un écrivain qui fût, en réalité, plus foncièrement dépourvu de prétention ? Rappelant le récit de la chasse au lion qui se trouve au début de son Charles VII il dira : « Dans cette scène sont quelques-uns des rares bons vers que j’aie faits… » Ailleurs, il parle « de sa prose ignorante et incorrecte. » Le grand succès de son drame Térésa lui paraît « suffisant comme amour-propre, insuffisant comme art… » Sans doute, étant connu le nombre de ses admirateurs, pouvait-il s’offrir le luxe de se juger soi-même avec une insouciante franchise ; mais en citera-t-on un autre qui professât plus sincèrement le respect et l’estime du talent d’autrui ? Alors qu’il était pris d’inquiétude sur la durée de son œuvre et sur le jugement de la postérité, il conservait intact ce don d’admirer qui, — a-t-on remarqué justement, — créa la splendeur et la force du groupe romantique. Vingt-cinq ans après la lecture de Marion Delorme, le drame de Victor Hugo, l’enthousiasme de Dumas n’avait pas vieilli : « J’étais écrasé, contait-il, sous la magnificence de ce style, moi à qui le style manquait surtout. Je donnerais celui de mes drames que l’on voudrait prendre au choix pour avoir écrit le quatrième acte de Marion Delorme ! » et comme il achevait, à cette époque, Charles VII, il se disposait, ayant honte de sa poésie après avoir entendu celle d’Hugo, à remettre en prose son drame qu’il venait d’écrire en vers.

Même admiration pour Balzac, avec lequel pourtant Dumas n’avait jamais été lié et qui ne cachait pas son dédain pour cet « amuseur. » On cite certains mots, un peu trop durs, décochés par l’auteur du Cousin Pons à l’adresse du père des Mousquetaires ; la riposte ne manqua point, comme bien on pense ; mais cette vieille rivalité n’empêcha pas que, en 1851, apprenant que la tombe de son grand confrère « rongée par la pluie, par la mousse, par l’ortie et par les termites, s’effondrait, menaçant de laisser le cercueil à découvert, » Dumas s’indigna et ouvrit une souscription dont le produit était destiné à la restauration du monument. Partageant peut-être les rancunes de son mari contre le grand conteur envahissant, la veuve de Balzac protesta, jugeant cette immixtion indiscrète et l’affaire alla jusqu’aux tribunaux dont la sentence écarta la plainte de la dame et rendit hommage au geste pieux d’Alexandre Dumas.

Ses contemporains se sont amusés du plaisir évident qu’il prenait à constater sa popularité, de la satisfaction avec laquelle il arborait parfois les innombrables croix à lui décernées par les souverains étrangers ; ce sont là des puérilités bien excusables qui. complètent sa bonne figure et ne l’amoindrissent pas. Au surplus, il ne les exhibait pas tous les jours, ses « ordres » : il savait en faire meilleur usage, comme ce jour de 1849 où, averti que Mme Dorval, l’Adèle de son Antony, était morte sans laisser de quoi subvenir à son inhumation, il mit en gage, — car il manquait d’argent comme il en manqua toujours, — sa plus brillante décoration, celle du Nicham, afin d’acheter au cimetière un terrain où pût reposer le corps de sa vieille amie.

Son histoire intime abonde en traits de ce genre ; simples anecdotes, précieuses pourtant, en ce qu’elles nous font mieux connaître l’homme et permettent d’apprécier plus justement son œuvre où il a mis tant de sa bonté, de sa rondeur, de sa prodigalité et de son désintéressement.


G. LENOTRE.

  1. Cette étude paraîtra en tête de l’édition des Œuvres choisies d’Alexandre Dumas père que prépare l’éditeur Louis Conard, pour la joie des amateurs de beaux livres, et qui fera un précieux pendant à la grande édition des Œuvres de Maupassant, si justement appréciée des bibliophiles.