Alexandre Dumas père (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 862-888).
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ALEXANDRE DUMAS PÈRE

II[1]
MOUSQUETAIRES ET AUTRES FANTÔMES

Par ses proportions autant que par sa diversité, l’œuvre de Dumas père échappe à l’examen et se soustrait à l’analyse. L’une de ses parties a été l’objet de si nombreuses controverses qu’il paraît cependant indispensable de s’y arrêter quelque peu : c’est le roman historique, genre créé par Dumas ou, pour dire plus exactement, si complètement renouvelé par lui que ses prédécesseurs en cette voie séduisante, éclipsés par sa maîtrise, ont, pour l’immense majorité, disparu dans les ténèbres de l’oubli.

Bon nombre de gens « dont l’érudition en serait restée sans lui, comme disait Scholl, à l’histoire de Joseph vendu par ses frères, » affectent un dédain superbe pour le roman historique et sourient d’un air de supériorité lorsqu’ils parlent, non sans ironie, de l’histoire à la Dumas. Il est bien certain que, si grande que soit sa sympathie pour l’auteur de la Reine Margot, nul ne poussera le paradoxe jusqu’à prétendre qu’il compte au nombre de nos historiens : lui-même ne réclama jamais ce titre. Ce sont des romans qu’il prétendit écrire et non de l’histoire ; par la façon dont il l’avait apprise, on a pu constater que la méthode lui faisait défaut, et l’on sait de reste qu’il n’était pas homme à rapprocher, à comparer, à critiquer des textes et n’eut jamais l’envie ni le loisir de contrôler par les documents authentiques les racontages de nos chroniqueurs ou de nos mémorialistes… heureusement ! Ce qu’il cherchait dans leurs récits, c’était un tremplin à l’élan du son agile imagination, rien d’autre : il serait malséant d’insinuer qu’il fut en cela merveilleusement servi par son ignorance ; mais on peut affirmer en toute certitude que son trop de savoir ne l’embarrassa jamais. Là où un chartiste prudent eût été ankylosé par le scrupule, il donnait, sur un mot, libre cours à sa fougue créatrice et n’hésitait pas à résoudre, sans l’aide incommodante des documents, les questions les plus discutées.

Et, — respect de la science historique mis à part, — c’est par cela, peut-être, que le romancier mérite d’être prisé davantage : sa clarté de vision et sa puissance de discernement étaient telles qu’il créait, en quelque sorte, de la vérité. C’est, a-t-on dit, le don de divination qui constitue le poète et l’artiste véritables : or, on citerait tel chapitre du Comte de Monte-Cristo où sont mis en scène, gravitant autour de Louis XVIII. certains personnages d’invention, — bonapartistes complotant le retour du prisonnier de l’Ile d’Elbe, — et où sont dépeintes l’attente anxieuse du grand événement et les dramatiques intrigues qui le préparèrent, — chapitres dont le ton de réalité ne serait pas surpassé si Dumas s’était, pour les composer, doctement inspiré des Mémoires de Pons, de Saint-Chamans, de Pasquier, de Fleury de Chaboulon et de tant d’autres publiés bien postérieurement à son roman. Il accommode les faits aux exigences de sa fable ; mais ce qu’on appelait de son temps « la couleur locale, » ce que nous nommons aujourd’hui « l’atmosphère, » est reconstitué avec une vigueur de pénétration singulièrement surprenante par cet évocateur qui, Sisyphe roulant sans cesse son rocher, n’avait le temps ni de lire ni même de s’informer. Un écrivain qui, pourtant, ne témoigne aucune tendresse au directeur du Mousquetaire dont il fut l’un des rédacteurs, proclamait que « la description de la prise de la Bastille dans Ange Pitou est bien supérieure à celle de Michelet, » et les cent premières pages du Chevalier de Maison-Rouge produisent une impression si saisissante de la vie de Paris durant la Terreur qu’aucun historien n’a atteint ce degré d’intensité.

Comment donc Dumas procédait-il ? Bien superficiellement. Pour ce même Chevalier de Maison-Rouge, un de ses chefs-d’œuvre, nous sommes, sur ses manières de préparation, à peu près renseignés. D’après les indications, forcément très sommaires, de l’un de ces érudits qui lui « soufflaient » des sujets de romans et dont nous dirons les noms en parlant bientôt de ses collaborateurs, il s’était épris de la figure, alors quasi légendaire, — la captivité de Marie-Antoinette à la Conciergerie n’ayant été historiquement étudiée que beaucoup plus tard par M. Campardon, — il s’était épris de la figure de ce gentilhomme qu’on disait être respectueusement amoureux de la Reine et qui risqua sa vie pour pénétrer chez la prisonnière afin de l’aviser d’un projet de délivrance. Ce thème succinct, appuyé de quelques lignes d’une brochure publié » en 1817 par l’ex-municipal Lepitre, suffisait à Dumas et le journal La Démocratie pacifique dans lequel il se proposait de publier son feuilleton, annonça la nouvelle œuvre à la date du 26 janvier 1845 et sous ce titre : Geneviève épisodes de 1793.

L’avis se répète, dans les mêmes termes, jusqu’au 23 février, date où le futur roman s’intitule le Chevalier de Rougeville, épisode de 1793, modification d’où l’on peut conclure que l’œuvre n’était pas commencée et que l’auteur hésitait encore, sinon sur le sujet, du moins sur le choix du personnage principal. Il reçoit, dans la semaine qui suivit cette dernière annonce, une lettre, écrite par le fils du chevalier de Rougeville, quelque peu inquiet de voir le nom de son père affiché dans un journal dont les tendances passaient alors pour « avancées. » Dumas répond que, pour calmer ces filiales alarmes, il change le titre de son récit : en effet, la Démocratie pacifique insère, à la date du 1er  mars, ce nouvel avis au lecteur : « Nous avons à notre disposition les deux tiers du roman de M. Alexandre Dumas qui ne fera pas moins de trois volumes et qui aura pour titre le Chevalier de Maison-Rouge. »

Dumas a conté que, peu de jours plus tard, — les aventures plaisantes ou tragiques naissaient sous chacun de ses pas, — lui parvenait une nouvelle lettre du même personnage, lettre ainsi conçue :


« Monsieur,

« Appelez votre roman comme vous voudrez ; je suis le dernier de la famille et je me brûle le cervelle dans une heure.

« DE ROUGEVILLE,

« Petite rue Madame, no 3. »


La chose est si romanesque, si bien dans « la note » de Dumas, qu’il serait permis de croire à quelque enjolivement de sa part et qu’on pourrait, sans trop de méfiance, le soupçonner de l’avoir dramatisée. Eh bien, non ! Tout est vrai : sur les registres paroissiaux de Saint-Sulpice, on relève, en effet, à la date du 18 mars 1845 la mention des obsèques de « M. Charles-Alexandre, marquis de Rougeville, âgé de 34 ans, décédé le 16 ; » et, le 26, les journaux annonçaient que ledit marquis « étant, quoique marié, épris d’une jeune femme qui refusait obstinément de le suivre en Italie, s’était tiré un coup de pistolet dans la tête ; la balle dévia et les médecins promettaient la prompte guérison quand, trompant la surveillance de ses gardiens, le blessé avait arraché son pansement et était mort presque aussitôt. Les exécuteurs testamentaires étaient Jules Sandeau et Auguste Bussières, collaborateurs de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes. »

Dumas, on le constate, n’a rien imaginé ni travesti des circonstances de cet étrange épisode : ce qui surprend plus encore, c’est que, sur le point d’écrire les aventures d’un personnage hi-torique très peu étudié jusqu’alors, et se trouvant, par suite d’une péripétie presque invraisemblable, en mesure d’être complètement renseigné sur le héros de son roman, il n’eut même pas la curiosité de profiter de cette rencontre inespérée pour s’informer de ce qu’avait été ce chevalier mystérieux dont il entreprenait l’histoire. Deux de ses confrères disposent des papiers laissés par le conspirateur : Dumas n’a qu’à en témoigner le désir pour en obtenir communication, et il n’en fait rien ! Du moins semble-t-il avoir totalement négligé cette source précieuse ; on m’a assuré, cependant, au temps où je menais cette petite enquête, que les exécuteurs testamentaires du fils de Rougeville confièrent à Alexandre Dumas une forte liasse de documents révolutionnaires trouvés chez le suicidé de 1845, et « que cette liasse, accueillie avec de grandes protestations de joie et de reconnaissance,… ne fut jamais déficelée par le romancier, peu soucieux de savoir ce qu’il pouvait bien y avoir de vrai dans l’aventure qu’il était en train de composer. Ces précieux papiers seraient même restés longtemps déposés sur le parquet, avec et sous bien d’autres, dans un coin de son cabinet de travail, et jetés au rebut lors d’un déménagement. C’est possible, et c’est, à la fois, désolant et superbe. Le grand conteur savait d’instinct qu’aucune réalité n’approchait de ses propres conceptions : le document n’aurait pu qu’entraver l’essor de son imagination et il s’en garait comme d’un embarras.

Si cet essai de « recoupement » pressente quelque intérêt, c’est précisément en ce qu’il permet de mieux évaluer ce que Dumas empruntait à l’histoire, — presque rien : une situation, un nom, un cadre ; et ce qu’il en laissait, — c’est-à-dire à peu près tout : et c’est merveille de constater comment, avec des procédés aussi sommaires et artificiels, son singulier génie parvenait à reconstituer des ligures d’apparence si réelle que, plus on étudie le modèle, plus on admire le pastiche. La véritable histoire du chevalier de Rougeville est une désillusion navrante pour qui a lu le Chevalier de Maison-Rouge.

Une déception du même genre est réservée aux curieux qui, dans l’espoir de prendre Dumas en flagrant délit de plagiat, essaieraient de lire les Mémoires de M. d’Artagnan, capitaine-lieutenant de la première compagne des Mousquetaires du Roy, contenant quantité de choses particulières et secrettes qui se sont passées sous le règne de Louis-le-Grand . À Cologne, chez Pierre Marteau 1701. L’ouvrage comporte trois volumes et peut être considéré, d’ailleurs, comme parfaitement apocryphe, car il eut pour auteur, non point d’Artagnan, mais l’un de ses amis, Galiea de Courtilz, seigneur de Sandras. Ceux qui, pour faire Montre d’érudition, insinuent que Dumas n’a eu d’autre peine que de copier là dedans les aventures de son héros, établissent par cette seule assertion qu’ils n’ont jamais ouvert ce vénérable bouquin. Sans doute, dans la préface du roman, Dumas lui-même expose qu’il en emprunte tous les éléments aux Mémoires île M. d’Artagnan ; mais c’est là un artifice si souvent employé qu’il ne trompe plus personne et auquel l’auteur, tout le premier, serait désolé qu’on se laissât prendre. Dans cette même préface il fait allusion à d’autres Mémoires « à lui signalés par son illustre et savant ami Paulin Paris ; » ce sont les Souvenirs de M. le comte de la Fère, dont le manuscrit in-folio est coté, dans les collections de la Bibliothèque royale, sous le no 4 772 ou 4 713 !… Or, ces Souvenirs du comte de la Fère, et ce personnage lui-même, n’ont jamais existé que dans l’imagination de Dumas. Peut-être, ayant indiqué comme l’une de ses prétendues sources les Mémoires de M. d’Artagnan, et se figurant qu’il se rencontrerait des badauds assez simples pour collationner son texte avec la version originale, se précautionnait-il conte ces naïfs inquisiteurs, en déroutant leur perspicacité qu’il lançait sur la piste d’un document introuvable ? Peut-être voulait-il donner à croire que tout ce qui, dans son livre, ne provenait pas du premier de ces ouvrages, était tiré du second ? Peu importe. Ce genre de supercherie était fréquent en ce temps des Lamothe-Langon et des Courchamp et l’on aurait mauvaise grâce à le reprocher à Dumas. Ses fantaisies historiques portaient si bien la marque de son esprit et de sa verve infatigable que personne, je pense, n’y fut jamais trompé.

Qu’a-t-il donc pris aux Mémoires de M. d’Artahnan ? Les noms d’abord : celui du héros le séduisit par sa crâne allure et sa résonance gasconne : ceux d’Aramis, d’Athos et de Porthos, recueillis également dans l’œuvre de Courtilz de Sandras, le frappèrent par leur étrangeté : il imagina même, dit-il, « que c’étaient là des pseudonymes à l’aide desquels l’auteur avait déguisé des noms peut-être illustres. » Ces noms étaient parfaitement authentiques. Aramis qui, dans le roman de Dumas, devient chevalier d’Herblay, puis évêque de Vannes, puis général des Jésuites, et enfin duc d’Almeréda, était, dans l’histoire, Henry d’Aramitz, écuyer abbé laïque d’Aramitz en la vallée de Bareton, sénéchaussée d’Oloron : entré aux Mousquetaires en 1640, il épousa, deux ans plus tard, Jeanne de Béarn-Bonasse, dont il eut quatre enfants. — Le noble Athos était, en réalité, messire Armand de Sillègue, seigneur d’Athos, tout petit village situé aux portes de Sauveterre-de-Béarn, sur la rive droite du gave d’Oloron : mousquetaire de la garde du roi, il trépassa à Paris le 21 décembre 1643 et, d’après un acte découvert par Jal dans les registres mortuaires de l’église Saint-Sulpice, il semble bien qu’il succomba dans quelque duel, son corps ayant été trouvé « proche la halle du Pré-aux-Clercs. » Dumas ayant besoin de lui le fait vivre beaucoup plus longtemps et le transforme en ce comte de La Fère, auteur présumé de ces Mémoires imaginaires que nul n’a lus et ne lira jamais. — Quant à Porthos, il s’appelait de son vrai nom Isaac de Portau et, d’abord garde du roi, n’obtint la casaque de mousquetaire qu’au début de 1643. On ignore quelle fut sa carrière militaire et la date de sa mort ; mais des descendants directs de son frère ainé, Jean de Portau, vivaient encore il y a peu d’années et la famille existe probablement toujours. Félicitons-nous de ce que Dumas n’ait point poussé ses recherches jusqu’à se procurer un contrôle des Mousquetaires, car il y aurait constaté qu’Athos était mort avant l’entrée de d’Artagnan dans ce corps d’élite et qu’Aramis et Porthos ne durent pas l’y connaître bien longtemps. Singulière destinée que celle de ces quatre gentilshommes béarnais : malgré leur noblesse, leurs bons services, leur bravoure, leurs exploits belliqueux ou galants, et toute la peine qu’ils se donnèrent pour faire leur chemin dans le monde, ils seraient à tout jamais ignorés si, deux siècles plus tard, n’était passé un artiste que leurs noms amusent : il invente une fable où tous quatre jouent un rôle, et les voilà pour toujours fameux, non pour les prouesses qu’ils ont accomplies, mais pour celles que leur prête sa fantaisie. Et chacun d’eux sera connu de la postérité, non pas encore sous sa physionomie véritable, mais tel qu’il aura plu à l’écrivain de le façonner : l’un symbolisera la jeunesse, l’entrain, la vaillance ; l’autre, l’astuce et la finesse ; le troisième, la loyauté ; le dernier, la force… Admirable pouvoir du génie qui, d’éphémères existences humaines, crée par amusement de l’indestructible.

Dumas, d’ailleurs, n’emprunte pas que leurs noms à l’ouvrage de Courtilz de Sandras : il s’en inspire également pour certains épisodes : celui, entre autres, du voyage de d’Artagnan arrivant de sa province à Paris, si pauvre que « ses parents n’ont pu lui donner qu’un bidet de vingt-deux francs avec dix écus pour sa route, mais, en revanche, quantité de bons avis, lui remontrant de prendre bien garde à ne jamais faire de lâchetés, parce que si cela lui arrivait une fois, il n’en reviendrait de sa vie. » On lui vole en chemin son bidet, sa bourse et son mince bagage, ainsi que la seule lettre de recommandation dont il est porteur. C’est sur ce point de départ que Dumas se prit pour son héros d’une sorte d’affection attendrie : on sait quel parti il allait tirer de ce maigre texte, quelle frondaison touffue allait germer et sortir de cette pauvre graine jetée en son esprit fécondant. Il y a aussi, dans les Mémoires de M. d’Artagnan, beaucoup de duels ; des missions en Angleterre : une certaine femme de cabaretier en laquelle on reconnaît Mme Bonacieux ; une intrigue avec Milady X… Mais ce n’est point sur ces ressemblances qu’il est possible de fonder une accusation de plagiat : l’œuvre de Dumas diffère totalement du récit de Courtilz, tant par la conduite et l’enchainement des aventures que par le mouvement, la variété, l’entrain de la narration, l’allure et le ton des personnages, et surtout, — qui le croirait ? — par l’exactitude de la couleur locale. Eh ! oui : voilà le prodige : des deux écrivains, c’est le contemporain, bien renseigné des événements, qui semble n’avoir pas su « voir ; » et c’est l’autre, l’ignorant, venu deux cents ans plus tard, qui va nous restituer « l’ambiance » de ses héros avec une vérité de convention si puissante qu’elle s’impose, entraine et persuade. Il paraît bien que Dumas s’était pénétré de Tallemant des Réaux, car on reconnaît çà et là dans son œuvre des traits manifestement empruntés aux Historiettes. Ou bien ne puisait-il pas, moins savamment encore, sa fragile documentation dans un ouvrage publié de son temps, en 1832, chez Gosselin, et qui a pour titre : Intrigues politiques et galantes de la Cour de France sous Charles IX, Louis XIII, Louis XIV, le Régent et Louis XV mises en comédies par Ant.-Marie Rœderer, ancien préfet ? Cette rapsodie historico-théâtrale était bien faite pour satisfaire très largement la rapide et superficielle curiosité du bon Dumas ; et ce qui donnerait à penser qu’il l’utilisa, c’est que, en une des comédies de l’ancien préfet Rœderer, les Aiguillettes d’Anne d’Autriche, on voit Buckingham s’emparant par surprise des ferrets de diamants de la Heine, qu’il restitue par crainte du scandale. Ceci ressemble beaucoup, tout au moins par le thème, à certain épisode des Trois Mousquetaires…

Mais à quel labeur illusoire est-ce s’astreindre ? Étudier Dumas historien et rechercher quels ont pu être ses sources et ses procédés de mise en œuvre, serait un amusement puéril dénué de tout intérêt, s’il ne conduisait à apprécier davantage la plantureuse opulence de son imagination et l’étonnante divination qui lui tient lieu de savoir. S’imposait-il une règle ? Suivait-il une méthode ? Allons donc ! Il allait au hasard de son humeur et de sa prédilection du moment. Dans l’un de ses romans historiques, et non l’un des meilleurs, Ange Pitou, après certains chapitres manifestement très caressés, il se lasse et, tout à coup, l’intrigue à peine nouée, pressé d’en finir, il se débarrasse en quelques lignes de tous ses personnages. Avant d’écrire le Collier de la Reine, il ne prendra même pas le temps d’aller jusqu’à Versailles visiter les galeries et les appartements, théâtres des principales scènes de son récit, abstention qui l’expose à commettre des méprises singulières. En revanche, sur le simple projet de placier l’événement de Varennes dans un de ses futurs romans, il est pris de scrupule subit, étudie pas à pas, depuis Châlons jusqu’à la petite ville d’Argonne, la route qu’ont suivie les souverains fugitifs : il annote Louis Blanc, corrige Thiers, reprend Lamartine, discute l’abbé Georgel, se munit, au passage, de toutes les monographies locales propres à lui servir de guides, trace des plans, compulse des dossiers d’archives et interroge les témoins survivants. De ce travail résulte une relation où, parmi des aventures d’auberge, des dialogues de pure invention, des détails anecdotiques parfois à ce point fantaisistes qu’on pourrait y relever mainte inexactitude et mainte confusion, passe la berline royale contenant la famille de Louis XVI poussée par le destin dans sa course à l’abîme ; relation si haletante, si dramatique que, dans nul autre livre traitant du même sujet, on ne frôle de plus près la fuite angoissée de ce roi et de cette reine qu’a saisis la fatalité. Dumas excelle à croire ce qu’il raconte, à vivre de la vie de ses héros : ce romantique obéit aveuglément au précepte posé par le classique Boileau. Un ami entrant chez lui et le trouvant en sanglots devant sa table de travail, s’informe : « Ah ! mon garçon ! répond Dumas d’une voix assourdie par les larmes, je viens de tuer Porthos… Tu ne sais pas comme je l’aimais, cet animal-là ! »

En réalité, l’auteur de la Dame de Monsoreau, pas plus que celui de Quatre-vingt-treize et des Misérables, n’a jamais su, — par bonheur, — en quoi consiste le travail de l’historien. Il s’en souciait peu, du reste, et la preuve en est dans son mot fameux : « Il est permis de violer l’histoire à la condition de lui faire un enfant. » Or, il l’a rendue mère bien des fois : les rejetons dont il l’a dotée ont si bonne tournure qu’elle ne conteste qu’à regret leur légitimité. Le cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale ne garde-t-il point dans ses portefeuilles une gravure représentant le château d’If « du côté où Edmond Dantès a été jeté à la mer ? » Et ne lit-on pas dans le Guide Joanne de la Provence, à l’article de ce même château d’If : « Le gardien fait voir dans le donjon les cachots légendaires de l’abbé Faria et d’Edmond Dantès, héros du roman de Dumas auquel la vieille forteresse doit une grande part de sa renommée ? » Il faut qu’une œuvre d’imagination soit prodigieusement puissante pour s’imposer à l’unanime crédulité, au point d’obliger le concierge d’une bastille d’État, sous peine de paraître ignorant, à montrer la cellule de prisonniers qui n’ont jamais existé. Dumas rivalise ici avec Shakspeare dont l’Hamlet est si universellement connu et admiré qu’on a du élever à l’amant d’Ophélie un tombeau dans les environs d’Elseneur, afin de ne point mécontenter les touristes que son souvenir attire en Danemark.


Tant de succès, tant d’esprit, tant d’habileté, tant de bonheur !… Nombre d’envieux estiment que cela mérite châtiment : il fallait donc tenter d’abattre le colosse ; et, d’abord, on procéda par insinuations sournoises. Chez les directeurs de journaux et chez les éditeurs qui, sollicités par leurs abonnés et leur clientèle, imploraient d’Alexandre Dumas la faveur de publier une de ses œuvres, de quelque genre qu’elle fut, se répandit, d’abord discrètement, le soupçon que, pour satisfaire à de si nombreuses commandes, le grand homme s’entourait d’ouvriers obscurs ; « qu’il achetait les pages au mètre et les lignes au boisseau. » Disons, à l’honneur de la corporation, que, parmi les Zoïtes qui semaient perfidement ces calomnies, ne se trouva point un seul écrivain de talent : celui qui creusait la mine était un certain Jacquot, pauvre hère de lettres, paré du pseudonyme d’Eugène de Mirecourt. Jugeant son propre mérite bien supérieur à sa renommée, il accusait de ses mécomptes la vogue obstruante d’Alexandre Dumas. La sape terminée, il chargea lui-même la bombe qui fit explosion le 28 décembre 1844, sous forme d’une protestation adressée à la Société des gens de lettres. Mirecourt n’osait pas attaquer le géant de face : son factum ne nommait pas Dumas et se bornait à stigmatiser « l’homme qui, descendu du trône du génie pour mettre le pied dans la boue de l’agiotage, » changeait « l’autel en comptoir, » « coiffait sa muse du bonnet de l’usure et faisait une banque de la pensée. « — La protestation était rédigée tout entière sur ce ton d’indignation aussi factice que déclamatoire : le bout de l’oreille perçait en maint passage. Par exemple : « Eh ! quoi ! Il ne serait grand que pour être une ombre immense entre nous et l’horizon, pour obstruer toutes les routes, pour se dresser en Hercule au seuil de toutes les portes, et nous forcer, comme prix du passage, à lui jeter notre nom, cette chose sans laquelle nous ne sommes plus ?… Ce dieu que nous avons nourri d’encens ne serait plus qu’un lazarone effronté qui se chaufferait à notre soleil ?… » Jacquot terminait en émettant le vœu que « le Comité de la Société déclarât qu’elle ne croit pas, qu’elle ne veut pas croire aux bruits qui circulent et qu’il est de sa dignité comme de son honneur de les taxer de calomnies. » Basile n’eût pas mieux fait.

La Société des gens de lettres montra fort peu d’entrain à s’engager dans la voix tortueuse qui lui était indiquée : elle se contenta, le lendemain, de voter l’urgence d’une réglementation de la collaboration littéraire. Mirecourt, perdu s’il reculait, joua d’audace, et, se croyant tacitement soutenu par le président de la Société, le vieux Viennet, un de ces classiques attardés qu’avait, seize ans auparavant, assommés le coup de massue de Henri III, publia sous ce titre : Fabrique de romans : Maison Alexandre Dumas et compagnie, un pamphlet auquel son nom devra une indésirable notoriété. Son thème est catégorique : il se résume en ceci : « Dumas n’a pas d’imagination ; tout ce qu’il produit est audacieusement pillé, acheté ou volé à des confrères de grand talent, mais faméliques, réduits par le besoin à passer sous le joug du tyran et à subir ses conditions. » Et il énumère : Henri III est de Pierre de l’Estoile ; Téréza est d’Anicet-Bourgeois ; Mademoiselle de Belle-Isle est de Brunswick ; les Trois Mousquetaires est de Maquet ; Monte-Cristo est de Fiorentino ; Georges est de Mallefille ; une Fille du Régent est de Couailhac ; Amaury est de Paul Meurice ; la Tour de Nesle est de Gaillardet ; Antony est d’Émile Souvestre… ainsi du reste. Dumas achète les manuscrits à 250 francs le volume et les revend dix mille francs. Voilà le fait. Il livre la marchandise à l’imprimeur sans même se donner la peine d’en prendre connaissance et de vérifier si son fournisseur l’a bien servi. Du moins, c’est à ce trafic imprudent qu’il s’est livré durant des années ; mais, « à partir du jour où l’on soupçonna l’établissement de sa fabrique, notre homme recourut à son ancien talent d’expéditionnaire, afin de rassurer les journaux et les éditeurs qui commençaient à jeter ce cri d’alarme. Il recopia tout avec une dextérité merveilleuse. Aujourd’hui sa besogne est beaucoup moins fatigante, attendu que, par un étrange et nouveau caprice du hasard, M. Dumas fils possède une écriture absolument identique à celle de son père… »

Et le pamphlétaire .se comptait à nous montrer les deux Dumas, — les deux Dumas ! — copiant avec acharnement pour s’en faire des rentes les œuvres géniales des Durieu, des Goubaux, des Beudin, des Gaillardet, des Bourgeois, des Laverdan et de bien d’autres dont les noms seraient allés aux nues sans la gloutonnerie du Minotaure auquel, trop modestes, ces auteurs s’immolaient. On aurait pu s’étonner qu’aucun d’eux n’eût joué à Dumas le tour de se révolter et de produire personnellement un livre égal à Joseph Balsamo ou une comédie aussi pimpante que les Demoiselles de Saint-Cyr : mais l’attention de la galerie s’attacha surtout à deux lettres précédemment écrites par Mirecourt à Dumas, auquel il proposait « une affaire importante : « il s’agissait de lui vendre un roman ! Dumas n’avait pas daigné répondre, d’où la rage de Jacquot ; il essaya de s’en tirer en alléguant que cette proposition, très louche, était un piège par lui tendu à l’Ogre qui, mis en garde, avait, cette fois, refusé le chef-d’œuvre : l’incident se termina devant la justice . le pamphlétaire fut condamné à six mois de prison. Après d’autres tentatives aussi risquées et quelques aventures moins retentissantes, il disparut, et le bruit courut qu’il s’était enfoui à la Trappe !

Pour lourde et maladroite qu’elle fût, la calomnie avait fait son chemin : il y a par le monde tant de sots oisifs, qui, soucieux de paraître très avertis des dessous de la vie parisienne, accueillent avec frénésie les commérages que l’envie répand sur le compte des célébrités contemporaines ! À cette époque où la province était plus loin du boulevard qu’elle ne l’est aujourd’hui, on y était convaincu que Mme Sand se promenait à cheval, habillée en homme, à travers Paris, en compagnie de M. de Lamennais habillé en femme, et que tout le talent de Meissonier se bornait à colorier des daguerréotypes… Octave Feuillet, vivant à Saint-Lô, y connaissait un de ces jobards, haineux de tout ce qui s’élève ; cet odieux bourgeois assurait savoir « de bonne source » qu’Alexandre Dumas tenait ses caves remplies de jeunes manœuvres occupés à composer des romans, tandis qu’il sablait le champagne avec des actrices aux étages supérieurs. C’était là l’écho, déformé, du pamphlet Mirecourt. Certains même, mieux renseignés encore, affirmaient qu’Alexandre Dumas n’existait pas : ce nom illustre était une « raison sociale, » une spéculation de librairie, imaginée par un syndicat d’éditeurs ayant trouvé ce moyen de duper le public et d’écouler leur fonds de magasin. À quoi Feuillet, signalant cet état d’esprit au rédacteur en chef du Mousquetaire, ajoutait : « Par quel prodige d’activité et de fécondité pouvez-vous résoudre cet effrayant problème de préparer chaque soir un feu d’artifice à dix mille pièces et de le tirer chaque matin avec un succès égal ?… Je n’y comprends rien et je croirais volontiers,. comme la plupart des imbéciles, que vous n’écrivez pas vos œuvres vous-même, si je connaissais quelqu’un qui fût capable de les écrire. »

L’argument est sans réplique. Est-ce à dire que Dumas n’eut jamais de collaborateurs ? Non pas. Il en eut, et beaucoup ; mais presque toute son œuvre porte sa marque, et l’on en doit conclure que ces associés étaient seulement des « préparateurs. » Leur participation fut rarement publique, — par suite de conventions acceptées de part et d’autre, — mais elle n’était point du tout mystérieuse ; encore moins fut-elle désavantageuse pour ceux dont il acceptait le concours. « Dumas avait une générosité naturelle qui ne comptait jamais, » disait Maxime Du Camp, parfaitement informé ; on le voit mal rançonnant les jeunes écrivains et trafiquant de leur labeur. Qui donc, en définitive, fut spolié en cette affaire, et pour qui fut-elle pécuniairement désavantageuse ?

Je crois, d’ailleurs, que si Alexandre Dumas avait poussé plus avant ses Mémoires, on serait très complètement fixé sur ces questions délicates, car, jusqu’en 1834, date à laquelle s’arrête son récit, il se raconte à cœur ouvert. Il ne fait nulle difficulté de reconnaître que l’idée première de Richard Darlington appartient à Beudin et à Goubaux ; qu’Anicet-Bourgeois écrivit le plan de Téréza et fournit une partie du sujet d’Angèle, et il expose l’imbroglio auquel la Tour de Nesle dut sa naissance avec une si grande sincérité qu’il ne peut rester aucun doute : Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, fut le seul coupable : il « sentait » une bonne affaire dans la pièce ébauchée que Gaillardet avait extraite d’une nouvelle de Roger de Beauvoir, et il présageait l’immense succès si Dumas, alors dans tout l’éclat de sa jeune gloire, consentait à la rebâtir et à la dialoguer. Utilisant l’inexpérience du provincial Gaillardet, l’insouciance de Dumas, laissant croire à chacun d’eux que l’autre ne comptait pas, il parvint à ses fins, non sans esclandre. ce qui mit le comble à sa joie : polémique, procès, duel, rien ne manqua à la publicité. Et, dans un village des environs de Montmorency subsiste encore aujourd’hui un vestige de ce retentissant démêlé : on lit, sur le pignon du principal estaminet de l’endroit, ces mots en manière d’enseigne : à la Tour de Nesle, et, sur la fontaine voisine, quatre vers apprennent au passant que Gaillardet fut le châtelain du lieu. Très galant homme, d’ailleurs, et vite retiré de la mêlée littéraire, il exigeait lui-même, trente ans après la tumultueuse représentation du drame, que le nom de Dumas figurât désormais à côté du sien sur l’affiche, « tenant à prouver, écrivait-il, que j’ai oublié nos vieilles querelles pour me souvenir uniquement de la grande part que son incomparable talent eut dans le succès de la Tour de Nesle. »

Ce cas très spécial excepté, on peut, je pense, affirmer que le rôle des autres collaborateurs de Dumas se bornait à celui de simples indicateurs. De l’un d’eux on possède les confidences : c’est le savant Paul Lacroix, connu comme bénédictin de lettres sous le pseudonyme du bibliophile Jacob. Et voici ce qu’il contait, certain jour, à M. Octave Uzanne : « Je suis un excellent « carcassier ; » il semble que je sois né pour faire des scénarios et bâtir des charpentes romantiques. Lors de mes rapports avec Dumas, non seulement je lui établissais le sujet de la plupart de ses romans d’aventures, mais encore j’habillais ses personnages, je les promenais à travers le vieux Paris ou dans les provinces françaises à différentes époques. Dumas était à chaque instant gêné pour donner un semblant d’exactitude à ses descriptions archéologiques ; aussi m’envoyait-il ses secrétaires en toute hâte, tantôt me demandant l’aspect minutieusement détaillé du Louvre et de ses approches en 1600 ou 1630, tantôt m’implorant pour une esquisse du Palais-Royal en l’an VIII. J’ajoutais des héquets à ses manuscrits, je révisais ses épreuves, j’apportais partout un peu de lumière historique, j’écrivais des chapitres entiers… » Le bibliophile, au reste, aimait et admirait profondément Dumas : il ne se plaignit jamais d’avoir été « exploité. » L’architecte Charles Robelin, le restaurateur des basiliques de Reims et de Saint-Denis, avait assisté de même Victor Hugo en lui fournissant toute la documentation architectonographique et « moyenâgeuse » de Notre-Dame de Paris, collaboration importante et manifeste dont Hugo, si je ne me trompe, n’a jamais témoigné publiquement sa reconnaissance.

Pour en revenir à Dumas, s’il avait tenu on servage tant de confrères besoigneux, peut-on supposer qu’il ne s’en serait trouvé aucun, dans le nombre, pour se rebeller de cette vassalité humiliante ? On vit bien, en 1855, MM. Michel Lévy frères, soutenant devant le tribunal de la Seine que Lockroy, ayant collaboré au drame la Conscience représenté sous le nom de Dumas, à l’Odéon, l’année précédente, a droit à une part des redevances d’auteur : ils sont déboutés de leur demande par jugement de la première chambre civile. En 1856 et en 1858, les juges ont à décider de la participation d’Auguste Maquet à dix-huit des plus célèbres romans de Dumas : le tribunal reconnaît que le demandeur n’est pas, en effet, étranger à la confection de ces ouvrages, mais il ne l’admet point à en partager les bénéfices au titre de collaborateur, les débats ayant, sans nul doute, établi que Maquet n’a été, comme il est dit plus haut, qu’un préparateur. Ne doit-on point, en effet, distinguer, — sans comparaison de bêtes à gens, ainsi que disaient nos pères, — entre le chien qui dépiste le gibier et le chasseur qui l’abat ? Est-ce être de moitié dans Monte-Cristo que d’avoir découvert dans le fatras de Peuchet, amplifié par Lamothe-Langon, les quelques pages où, sous le titre le diamant et la vengeance, se trouve rapportée une anecdote qui fut l’embryon de l’admirable roman ?

La question, à la vérité, reste confuse au point de paraître insoluble ; mais il convient d’ajouter que jamais Dumas ne fit mystère des concours dont il s’aidait. Bon jusqu’à la naïveté, « clément et généreux envers ses frères ennemis, » ainsi que l’a dit Edmond About, on le voit, on mainte occasion, en dépit des conventions qui l’autorisaient à signer seul, associer au succès d’une de ses œuvres tel ou tel de ses collaborateurs. Lorsqu’il adresse au baron Taylor le Capitaine Paul, il y joint cette dédicace : « Je vous offre cet exemplaire de deux volumes que j’ai faits. Danzats invenit ; A. Dumas sr. « Quand, en 18i3, est représenté à l’Ambigu son drame des Mousquetaires, il ménage à Maquet la surprise de partager le triomphe, et, sur son ordre, Mélingue annonce au public les deux noms accouplés : Maquel se précipite de sa loge sur la scène et embrasse Dumas en pleurant… On citerait vingt faits de ce genre et dussé-je paraître paradoxal, j’avouerai ne pas démêler si, en toutes ros associations, ce n’est pas Dumas qui fut « l’exploité. » Il se montra toujours si pitoyable calculateur, si peu intéressé, si facile à duper, si porté à s’attendrir ; il s’efforçait si bien, a dit quelqu’un qui l’a beaucoup connu, « à faire valoir ceux-là même qui riaient de lui, » qu’il peut bien avoir exagéré la part due à ses auxiliaires et ne point s’être aperçu que ceux-ci faisaient monnaie de sa gloire et de son grand nom. Je sais bien que Quérard demeure et que son verdict fait loi : à l’en croire, il n’y aurait presque rien de personnel dans l’œuvre d’Alexandre Dumas. Les bibliographes sont inflexibles. Ils ont pour habitude de rendre des jugements sans considérants. Lorsqu’ils ont noie exactement le titre d’un livre, sa date, son format, le nombre de ses éditions, ainsi que les bavardages imprimés auxquels la publication a donné l’essor, leur besogne est terminée : ils n’ont pas le temps et n’éprouvent point la curiosité d’ouvrir le volume qu’ils se bornent à décrire, et de prendre connaissance de son contenu où ils trouveraient cependant certaines lumières. Il est aisé d’affirmer, comme l’a fait Quérard, que « la première partie de Monte-Cristo a été composée par Fiorentino et la seconde par Auguste Maquet, » mais il serait moins commode d’expliquer comment ces deux auteurs, — dont il n’est pas question de mettre en doute les mérites personnels, — se sont trouvés subitement, par le seul fait d’accomplir sur commande cette besogne mercenaire, en possession de dons précieux, tels que la verve, la sincérité, le naturel du dialogue, la rapidité du récit, l’art puissant de la mise en scène, la science de capter et de retenir l’attention, toutes qualités particulières à Dumas pour lequel ils travaillaient et dont ils se trouvaient, en grande partie, dépourvus lorsqu’ils écrivaient pour leur propre compte.


Car, comme tout bon produit, le Dumas, il faut y insister, porte sa marque : l’œuvre est si semblable à l’homme qu’il est impossible de les dissocier. On retrouve en tous ses récits cette impétuosité dont il était doué et « qui avait, dit Du Camp, des éruptions de volcan. » Sa lave pouvait couler toujours. On y reconnaît aussi, et à chaque page, cette bonne humeur qui lui tient lieu de philosophie, cet enthousiasme d’adolescent qu’il conserva toute sa vie, cette sorte de fascination qu’il exerçait sur tous ceux qui l’approchaient. À vrai dire, son esthétique se résume en ceci, « faire amusant ; » il haïssait d’instinct le pédantisme, appréhendait, à l’égal d’une maladie, le genre « sérieux. » En vain essaya-t-on de lui représenter qu’un tel programme est un peu vague : l’amusant aurait besoin d’être limité et défini : ce qui amuse un ouvrier du port de Marseille ennuie profondément un homme tel que M. Guizot, et une modiste parisienne ne se plaît pas aux mêmes lectures qu’un professeur au Collège de France. De tels arguments touchaient peu Dumas : l’amusant, c’était ce qui l’amusait, lui. Sir Richard Wallace se présente chez lui : « Monsieur Dumas est-il là ? demande-t-il au domestique. — II est dans son cabinet, monsieur peut entrer. » Au même instant le bruit d’un grand éclat de rire parvient de l’intérieur de l’appartement, ce qui fait dire à l’Anglais : « Je préfère attendre que M. Dumas soit seul. — Monsieur n’a personne, reprit le domestique en souriant, monsieur rit souvent ainsi en travaillant. » C’était vrai : Dumas était seul, ou plutôt en tête-à-tête avec un de ses héros dont les saillies le faisaient éclater de rire.

En bon Français de chez nous, il avait l’horreur de l’ennui et, de tout son pouvoir, il réagissait contre le progressif envahissement du fléau antinational. Il eût trépigné d’aise au « couplet » du sous-préfet dans la célèbre comédie de Pailleron. Vous rappelez-vous ? « Ce peuple, gai au fond, se méprise de l’être ; il a perdu sa foi dans le bon sens de son vieux rire ; ce peuple, sceptique et bavard, croit aux silencieux ; ce peuple, expansif et aimable, s’en laisse imposer par la morgue pédante et la nullité prétentieuse des pontifes de la cravate blanche. Il les raille, il les fuit comme peste ; mais ils ont seuls son admiration secrète et sa confiance absolue. » Le mal avait commencé ses ravages avant 1830 et Dumas fut, durant quarante ans, de ses adversaires résolus. Un soir, au Café de Paris, un professeur d’une université de province est amené par Roger de Beauvoir. — C’est encore aux Souvenirs de Sir Wallace que nous empruntons ce trait. Souvenirs qu’il faut lire pour pénétrer certains replis de l’attachante nature d’Alexandre Dumas. — Ce professeur portait en épingle de cravate un magnifique camée qui excita l’admiration de tous les dîneurs et particulièrement celle de Dumas ; celui-ci reconnut aussitôt la pierre pour un « Jules César. » « Etes-vous archéologue ? lui demande le professeur. — Moi ! Je ne suis absolument rien : je connais César comme tout le monde… un peu mieux peut-être. — À quel titre ? — Au titre d’historien de César. » Il avait publié, en effet, dans sa série des Grands Hommes en robe de chambre, un César en sept volumes édité par Cadot, en 1858. « Vous avez écrit une histoire de César ? demande le pédagogue un peu surpris. — Oui, pourquoi pas ? — Vous ne m’en voudrez pas de ma franchise ; mais je ne l’ai jamais entendu citer dans le monde des savants. — Le monde des savants ne me cite jamais. — Cependant… une histoire de César aurait dû faire quelque sensation. — La mienne n’en a fait aucune : les gens la lisent, et c’est tout. Ce sont les livres impossibles à lire qui font sensation : ils sont comme les diners qu’on ne peut pas digérer : ceux qu’on digère sont oubliés le lendemain matin… »

Comme il haïssait la solennité, on l’accusait de manquer de tenue ; comme il avait infiniment d’esprit, on l’accusait d’être léger ; comme il produisait avec une facilité miraculeuse, on l’accusait de gâcher la besogne. On fut injuste envers ce grand amuseur, « fougueux, puissant, irrésistible comme un torrent débordé ; » et aujourd’hui encore il se rencontre des délicats qui se montrent assez dédaigneux de son œuvre, lui reprochant son défaut de profondeur et son style peu châtié. Eh ! sans doute ! Dumas ne recherchait point la forme irréprochable ambitionnée par les prosateurs d’à présent : il ignorait le mot rare et « l’écriture artiste. » Si le vieux précepte disait vrai : — « le style est l’ordre et le mouvement qu’on met dans sa pensée, » — Dumas serait un grand écrivain, car il possède au plus haut point ces deux qualités ; mais « bien écrire » exige d’autres conditions : la concision et la précision des termes, et celles-ci, Dumas les ignore. Il se laisse emporter par son récit avec une aisance, un laisser-aller féconds en chocs d’idées, en heureuses rencontres de mots, et ne prend pas la peine de se relire. Osera-t-on dire que cet abandon n’est pas sans charmes ? Flaubert, qui s’y connaissait, l’appréciait grandement : il s’était pris de passion pour Antony qu’il admirait sans réserve et ne se tenait pas d’aise en écoutant Marie Dorval débiter cette prose brutale et rugueuse.

Certes, il serait téméraire de prétendre qu’Alexandre Dumas demeuré l’un des maîtres de notre langue : lui-même, on l’a vu, reconnaissait son imperfection. Il n’avait pas le temps de s’en corriger : d’ailleurs, le don lui faisait défaut. Consolons-nous en évaluant tout ce que plus de raffinement nous aurait fait perdre peut-être de traits charmants, d’anecdotes plaisantes, de confidences d’autant plus savoureuses qu’elles ont été tracées au courant de la plume, qu’elles évoquent dans son naturel et sa bonhomie le prestigieux narrateur, jamais plus séduisant que lorsqu’il se montre en négligé. Il n’est point possible de ne pas aimer Dumas dès qu’il se laisse voir dans son œuvre, « grand fou qui loge dans son étourdissante gaieté plus de bon sens et de véritable sagesse que nous n’en possédons entre nous tous ; irrégulier qui a donné tort à la règle ; homme de plaisir qui pourrait servir de modèle pour les hommes de travail ; coureur d’aventures galantes, politiques et guerrières qui a plus étudié à lui seul que trois couvents de bénédictins, prodigue qui après avoir jeté des millions a laissé sans le savoir un héritage de roi. » Ainsi parlait Edmond About, le 4 novembre 1883, à l’inauguration de cette statue de Dumas « qui pourrait être d’or massif, si tous les lecteurs des Mousquetaires et de Monte-Cristo s’étaient cotisés d’un centime… » Et pourtant, il était écrit que la fortune se vengerait des mépris de ce favori, et qu’il mourrait pauvre.

À soixante ans, il demeurait intact : sa haute taille, sa carrure et sa force, son visage toujours souriant, sa large tête couronnée de cheveux crépus et grisonnants, son empressement à plaire, sa poitrine profonde et sa ferme démarche lui donnaient l’apparence d’un Hercule. Aussi jeune d’esprit et de santé qu’à l’époque de son Henri III, il s’embarquait, au printemps de 1860, sur une petite goélette frétée à Marseille : il allait explorer la Méditerranée et se proposait de pousser jusqu’en Palestine. Qu’on n’imagine pas que l’Emma, — c’était le nom du frêle navire, — fût un de ces bricks luxueux où le voyageur retrouve le confortable du chez soi : c’était une simple barque pontée dont l’unique chambre était si basse que Dumas s’y tenait courbé et heurtait sa tête au plafond. Il emmenait avec lui Paul Parfait, Édouard Lockroy et une jeune femme que les passagers surnommaient l’Amiral. Deux matelots et un mousse composaient l’équipage.

Comme Dumas ne voguait qu’au gré de son caprice, dès la première escale il modifia son itinéraire et mit le cap sur la Sicile, afin de s’y rencontrer avec Garibaldi. Il s’enthousiasme pour la cause de l’Unité Italienne, dépense en achats d’armes et de munitions les cinquante mille francs dont il s’est muni pour le voyage, va de Turin à Gênes, stimule les enrôlements, est reçu à Salerne au son des cloches, devient l’ambassadeur de Garibaldi qui, maître de Naples, le nomme directeur des Beaux-Arts, — fonction que Dumas accepte à condition qu’elle sera gratuite, — et le loge au palais de Chiatamone. Comme l’auteur de Joseph Balsamo est venu là pour se reposer, il ne publie, durant son séjour à Naples, que vingt-sept volumes ; il est vrai qu’il fonde et dirige un journal, l’Independente, et que le meilleur de son temps est pris par les fouilles de Pompéi, œuvre qui l’exalte et qu’il entreprend de conduire méthodiquement.

Mais c’est compter sans l’ingratitude des lazzaroni qui s’insurgent contre lui. Dégoûté de la politique, il rentre à Paris en avril 1864, ramenant une cantatrice napolitaine, la signora Fanny G… Et quoique, lorsqu’on parle de Dumas, on doive impitoyablement sarcler les anecdotes sous peine d’être envahi par leur foisonnement, en voici une qui mérite peut-être d’être conservée parce qu’elle nous révèle quelles étaient, — alors qu’il dépassait la soixantaine, — la vigueur et la puissance d’action du père de Porthos. Il venait d’accomplir, d’une traite, le voyage de Naples à Paris : il arrivait à dix heures du soir ; son fils l’attendait à la gare et s’apprêtait à le conduire chez lui pour qu’il y put prendre du repos. Du repos ! À dix heures du soir ! « Non, fait Dumas, j’ai envie de voir Gautier., » Le voilà, entraînant son fils, en route pour Neuilly où habite Théophile Gautier ; tout dort dans la maison : au bruit de la sonnette on se lève, on se met à la fenêtre, on s’explique : « C’est Dumas père et Dumas fils !… — Mais nous sommes tous couchés ! — En voilà des paresseux ! Est-ce que je me couche ! Allons, ouste ! tout le monde debout ! » Gautier passe son pantalon de velours, endosse sa vareuse pourpre, descend, en savates, ouvre sa porte, et les deux Dumas sont reçus au salon mal éclairé par des lumignons de fortune. Il est entendu que la visite ne durera que quelques minutes : Dumas n’a pas eu la patience d’attendre jusqu’au lendemain pour embrasser son vieux camarade ; mais bientôt l’auteur de Maupin et celui des Mousquetaires se laissent aller à leurs souvenirs ; leur gaieté aidant, il arrive que, sur les quatre heures du matin seulement, fatigué d’avoir trop ri, Gautier se décide à mettre ses hôtes à la porte. Ceux-ci remontent à pied l’avenue de Neuilly, descendent celle des Champs-Elysées, et quand il est enfin arrivé chez son fils : « Alex, mon bon ami, fait Dumas, veux-tu me dire où il y a une lampe dans cette maison ? — Pourquoi faire, une lampe ? — Pour l’allumer. Je vais me mettre au travail. » Et il s’attela tranquillement à sa besogne, tandis qu’Alexandre, — solide, pourtant, mais tombant de fatigue, — allait dormir.

Car l’enfant, né le 27 juillet 1824 dans la mansarde du Carré des Italiens, avait grandi de toutes les manières : élevé par sa mère, une femme digne de vénération qui, dès qu’il fut au monde, n’eut plus de pensée que pour lui, d’ambition que pour son avenir, il comptait déjà, en 1864, « au nombre des plus illustres et des meilleurs que la France ait jamais applaudis. » Ce père et ce fils professaient l’un pour l’autre une admiration émouvante : un chroniqueur, récemment disparu, qui assista à la première représentation des Idées de Madame Aubray, se rappelait que, ce soir-là, le « grand Dumas » occupait la loge du milieu, au balcon du Gymnase : il avait arboré pour la circonstance une redingote noire et un gilet de piqué blanc : son ventre d’homme plus gros et plus grand que nature en semblait plus volumineux, et, sur le bord de la loge, était posé un énorme bouquet de fleurs entouré de papier blanc. Tout le long de la pièce le grand Dumas applaudissait l’œuvre de son fils, riait, poussait des exclamations, rappelait les acteurs, criait bravo au milieu des tirades, faisait une vie de tous les diables. Quand, aux acclamations de toute la salle, on vint annoncer le nom de l’auteur, le père Dumas, prenant son bouquet dans la main, se leva, se pencha légèrement en avant, et de droite, de gauche, de partout, il se mit à saluer l’assistance, faisant le geste d’envoyer des baisers aux dames. Il avait l’air de proclamer : « Vous savez ; c’est mon garçon qui a fait cette pièce-là. Est-elle assez admirable, dites ? » Et personne ne pensa à sourire, tant c’était touchant.

Admiration d’autant plus touchante, en effet, quoique paternelle, qu’elle est rare d’auteur dramatique à confrère, et que le grand Dumas traversait alors des heures attristantes. Les libraires et les théâtres hésitaient à publier ou à jouer ses œuvres nouvelles : il faisait maintenant antichambre chez ces mêmes impresarii qu’il avait vus naguère et si longtemps à ses genoux ; on n’acceptait plus sa prose qu’avec méfiance dans les journaux ; on ne la lui payait pas toujours ! Il fut le dernier à constater cette évidence. Quand il s’en aperçut, elle lui fut cruelle ; elle lui arracha le seul mot d’amertume qui soit dans toute son œuvre : c’est la courte préface, dialoguée en trois répliques, placée au frontispice de Madame de Chamblay, sa dernière comédie. Il travaillait encore pourtant, et sans relâche. Il fallait vivre. Son fils l’aurait avec bonheur recueilli ; mais le père Dumas entendait garder son indépendance, et il en abusait : on en a comme indice certaine photographie bien connue des collectionneurs, et qui le représente, à cette époque, tenant sur ses genoux une écuyère fameuse par son intrépidité et ses charmes dont elle n’était pas cachottière.

Dumas habitait alors la villa Catinat. à Enghien, et, quoique la coupe de cristal qui lui servait de coffre fort fût encore plus souvent vide qu’au temps du Mousquetaire, les convives étaient nombreux à la table du roi des romanciers ; plus nombreux que ne l’étaient, à l’office, les domestiques : ceux-ci, peu ou point payés, désertaient la maison. Plus souvent encore qu’à Monte-Cristo, et maintenant par nécessité. Dumas était obligé de cuisiner lui-même le repas de ses hôtes. Une prouesse de ce genre fut l’occasion d’une de ses dernières joies. C’était au temps où il venait de donner au Grand Théâtre parisien son drame des Gardes forestiers.

Ce Grand Théâtre parisien était la salle de spectacle la plus singulière du monde : destiné au public populaire du faubourg Saint-Antoine, il était aménagé dans l’encastrement des arcades qui supportent le chemin de fer de Vincennes ; le jeu des acteurs avait comme sourdine le roulement des trains et les coups de sifflet des locomotives passant continuellement sur le plafond de la salle ébranlée du parterre au paradis jusque dans ses fondations. Est-ce à ces causes, ou à d’autres que les Gardes forestiers durent un insuccès ? La troupe, après quelques soirées peu fructueuses, se trouva sans argent. Dumas réunit ses acteurs, leur conseilla d’aller jouer la pièce dans les villes voisines de Paris, promettant de se rendre à leur appel chaque fois que sa présence pourrait aviver la curiosité du public.

C’est ainsi qu’il fit en quoique sorte partie d’une tournée. Partout il était acclamé ; mais dans le département de l’Aisne, dont il était originaire, l’accueil fut enthousiaste. À Laon, la loge de la Préfecture lui avait été réservée et, comme l’horaire du train qui l’amenait de Paris ne lui permit de paraître au théâtre qu’au milieu de la soirée, toute l’assistance, debout à son entrée, obligea les comédiens à rejouer les actes déjà entendus. Si le chef-lieu le reçut en roi, les habitants de Villers-Cotterets, sa ville natale, le traitèrent en demi-dieu, — et en vieux camarade ; deux représentations ne satisfirent point l’exaltation de ses compatriotes qui, après le spectacle, se massèrent en foule devant l’Hôtel du Dauphin où il était descendu. L’ovation redoubla quand on le vit, de la rue, ceint d’un tablier blanc, coiffé d’un bonnet de cuisinier, remuant les casseroles, secouant les poèles, tournant les sauces, arrosant les rôtis, préparer de sa main le diner de ses interprètes.

Dès cette époque, attristé de la lassitude goguenarde que lui témoignait Paris, il le délaissait volontiers ; la postérité commençait pour lui aux fortifications, et il retrouvait, en province et à l’étranger, une popularité justifiée par quarante ans de succès, période qui excède de beaucoup la résistance d’attention du boulevard. Oti le trouve faisant des conférences au Havre, à Dieppe, à Rouen, à Caen ; puis il retourne à Florence, où il séjourne jusqu’à l’été de 1866. César Canti rapporte dans ses Réminiscences que, ayant rencontré, le 19 juin de cette année-là, le président du Conseil Ricasoli, celui-ci lui confia la décision prise à l’instant par le Roi et les ministres : l’Italie déclarait la guerre à l’Autriche. Le patriote, exultant de joie, courut chez Dumas, qu’il trouva absorbé par la délicate besogne d’assaisonner un « risotto ; » il lui apprit la grande nouvelle ; Dumas se jeta à son cou, l’embrassa en pleurant d’émotion ; pris d’un transport enfantin, il brandit sa casserole et, sans cesser d’en remuer le contenu, se mit à danser en poussant des Vivat ! par toute la chambre.

Qu’il fût foncièrement Latin, cela ne peut être mis en doute. Sir Wallace écrit : « Dumas est resté pour moi le type du Français avec toutes ses bonnes qualités et bien peu de ses défauts. » Aussi son œuvre est-elle l’instinctive apologie de notre race : ses héros sont tous des nôtres ; ils ont la crânerie, la bravoure, l’insouciance, la franchise, la générosité, voire la naïveté, qui ont toujours distingué les Gaulois des Germains. Le père des Trois Mousquetaires était irréductiblement convaincu que la France est le premier pays du monde et que son histoire est la plus noble de toutes ; nulle concession à toute thèse, si éloquente ou si savante fùt-elle, qui contrariât cette farouche religion de la patrie. Et ce qui est singulier, c’est que cet amuseur, réputé si superficiel, vit plus juste et plus loin que les plus avisés diplomates. Bien avant la guerre des duchés, il disait : « Géographiquement la Prusse a la forme d’un serpent et, comme lui, elle semble engourdie, tandis qu’elle concentre ses forces pour tout engloutir autour d’elle, — le Danemark, la Hollande, la Belgique ; quand elle aura englouti tout cela, vous verrez que l’Autriche sera dévorée à son tour, et peut-être aussi, hélas ! la France ! En ce même été de 1866, il part pour l’Allemagne, visite le champ de bataille de Sadowa, s’arrête à Berlin, à Gotha, à Francfort, et rapporte de ce voyage un livre : la Terreur prussienne, dont le titre, déjà, était un avertissement salutaire. En bien des pages de ce roman d’histoire contemporaine, sa perspicacité se révèle : « On ne peut se faire une idée de la haine que les Prussiens professent à notre égard. C’est une espèce de monomanie… Cette haine contre la France, profonde, invétérée, indestructible, est inhérente au sol ; on la sent flotter dans l’air. D’où vient-elle ? Nous l’ignorons ; peut-être du temps où une légion gauloise, faisant l’avant garde des armées romaines, entra en Germanie… » Sa pénétration se montre ailleurs encore plus saisissante : « D’où vient cet abaissement du sens moral en Prusse ? De la pression intellectuelle que la maison de Hohenzollern a exercée depuis le jour d’où date sa suprématie sur l’Allemagne… » Le livre parut et nul ne prêta attention à ces prophéties. Dumas ! Encore Dumas ! Quel « blagueur ! » Ainsi parlaient les gens sérieux. Et de quoi se mêlait ce vieux hâbleur, qui écrivait « pour ses créanciers ? » La jeune génération d’alors était irrévérencieuse pour ce bon grand homme qu’elle punissait d’avoir été trop admiré ; un critique le comparait sans respect à « un vieux sultan usant sa dernière douzaine de mouchoirs. » Pour lui avait commencé une période de gêne, presque de détresse ; il cachait à son fils cette situation. Une tentative de résurrection du Mousquetaire ne fut pas heureuse ; il essaya du D’Artagnan,, paraissant trois fois par semaine : encore sans succès. Et pourtant il n’avait rien perdu de sa verve et de sa gaieté : son dernier livre, l’Histoire de mes Bêtes, est l’un des plus amusants. Presque septuagénaire, Alexandre Dumas n’était pas fatigué ; mais le public se montrait las.

Il demeura tout l’été de 1869 sur la plage de Roscoff, revint passer l’hiver à Paris où il vécut tristement ; puis il partit pour le Midi au printemps de 1870. La déclaration de guerre le surprit à Marseille : il rallia Paris en hâte. L’annonce de nos premières défaites eut seule raison de ce colosse. Pour échapper au cauchemar de la Terreur Prussienne qu’il avait prédite, il se réfugia près de Dieppe, à Puy où son fils possédait une villa. « Mon garçon, dit-il simplement, dès son arrivée, je viens mourir chez toi. » C’était le retour du Père Prodigue : on l’installa dans la plus belle chambre, au rez-de-chaussée, meublée et lambrissée de pitchpin verni. Il se coucha dès l’arrivée et s’endormit. « Ce sont là les haltes forcées de ces forçats volontaires, » écrivait à un ami Alexandre Dumas fils voulant s’illusionner encore ; « ils se croient invulnérables, et la nature qui leur a permis quelques exceptions surhumaines, les rappelle cependant à la règle de temps en temps. »

Parfois l’auteur de Monte-Cristo sortait de sa léthargie, et ceux qui l’entouraient de soins et d’affection le retrouvaient alors jeune d’esprit, rieur et bon, comme il l’avait toujours été. « Veux-tu te remettre à travailler ? lui demandait son fils. — Pas de danger qu’on m’y reprenne ; je suis trop bien comme ça ! » Il se reposait pour la première fois de sa vie. Parfois aussi, attristé, il s’inquiétait de la pérennité de son œuvre. Il avait rêvé, certaine nuit, que, debout au sommet d’une montagne de pierres dont chaque bloc était un de ses livres, ce socle d’ouvrages s’écroulait sous ses pieds et s’effondrait comme une montagne de sable. « Va ! lui disait son fils : dors tranquille sur ton bloc de granit : il est haut à donner le vertige ; mais il est solide, bien solide, durable comme notre langue et immortel comme la Patrie. » Et le géant rassuré se mettait à jouer aux dominos avec ses deux petites-filles, Colette et Jeannine qu’il adorait. Un jour encore, — ce trait a été bien souvent conté, mais il est si caractéristique qu’on ne peut l’omettre, — plongeant machinalement la main dans le gousset de son gilet, il y trouva deux louis d’or. Il les prit entre ses doigts, les considéra un instant, puis : « Alexandre, fit-il, tout le monde a dit que j’étais dépensier : toi-même tu as fait une pièce là-dessus : eh bien…, tu vois comme on se trompe ! Quand j’ai débarqué à Paris j’avais deux louis dans ma poche, Regarde : je les ai encore !… »

Pieusement on lui avait caché la marche envahissante des armées ennemies. Mais elles approchaient de Dieppe : serait-il possible de dissimuler plus longtemps nos revers au père de d’Artagnan ? Il avait formellement recommandé à son entourage qu’on ne le laissât point surprendre par la mort et qu’on appelât un prêtre pour l’assister dans ses derniers moments. À l’heure où l’abbé Andrieu, curé de Saint-Jacques, lui administrait les sacrements, un détachement prussien prenait possession de Dieppe, et Dumas mourut ce même jour : c’était le 5 décembre 1870. Il fut provisoirement inhumé, le 8, dans le petit cimetière de Neuville où son corps reposa durant dix-huit mois.


Le 16 avril 1872, par un jour clair de printemps, la dépouille d’Alexandre Dumas était transportée à Villers-Cotterets et déposée à côté de celles du père et de la mère du romancier. D’énormes sapins ombragent de leurs rameaux sombres les trois pierres plates recouvrant les trois tombes, lieu de pèlerinage pour tous les touristes qui viennent visiter l’aimable petite ville et les splendeurs de sa forêt. À quelques pas du cimetière, le long de la voie du chemin de fer, s’érige, depuis 1885, à l’entrée du bourg, la statue de Dumas, œuvre de son compatriote Carrier-Belleuse.

Deux ans auparavant avait été élevé à Paris le magnifique monument conçu par Gustave Doré. L’apothéose, on le voit, ne s’est pas fait attendre. Il est à remarquer, en effet, que la renommée d’Alexandre Dumas n’a pas subi le temps d’arrêt auquel sont astreintes tant de célébrités, et des plus éclatantes. Sans doute, sa vogue s’éclipsa dans les dernières années de sa vie ; mais on ne cessa pas de le lire et, aujourd’hui encore, après un demi-siècle écoulé, malgré l’inconstance proverbiale de nos préférences et de nos engouements, il n’est, pour ainsi dire, pas un Français, de quelque rang intellectuel soit-il, qui ne connaisse au moins les plus réputés de ses romans. Plusieurs de ses pièces n’ont jamais quitté les affiches de la Comédie-Française et du théâtre de l’Odéon. Il semble que, à toutes les époques de sa vie tourmentée, la France éprouve le besoin de se réconforter à l’œuvre de celui qu’on a surnommé « le Consolateur. » Quand sévit le naturalisme, c’est autour de son nom que se groupaient, comme autour d’un drapeau, les récalcitrants, et le public des Variétés, en manière de protestation contre l’école en faveur, acclamait et bissait un rondeau de revue chanté par Cooper :


………………
Reine Margot, adorable amoureuse,
Dont les tourments faisaient couler nos pleurs,
Reine Margot, tu deviens blanchisseuse,
Et ton amant a des accroche cœurs.
Votre Antony vit, aux dépens d’Adèle,
Vos d’Artagnan… des piliers de comptoir,
Vos Buridan partent pour la Nouvelle,
Votre Bussy fréquente l’Assommoir.
Des cabarets vous scrutez les mystères,
Tout vous attire et tout est révélé,
Charny se soûle et les Trois Mousquetaires
Ont nom Bibi, Mes Bottes, Bec salé…


Dans la salle, des loges au poulailler, pas un spectateur qui ne comprit l’allusion, qui ne sut quels étaient cette reine Margot, ce Charny, ce Buridan, ce Bussy, cet Antony, personnages familiers et aimés, plus connus que nombre de héros authentiques. Ainsi l’œuvre de Dumas n’a pas eu besoin, comme celle de tant d’illustres, du recul des ans : elle est restée présente à toutes les mémoires et ne s’est jamais « démodée. » Phénomène presque unique et qui, assurément, avait été jusqu’alors le privilège de quelques rares chefs-d’œuvre. Dénués de la forme irréprochable qui, seule, croyait-on, assure la durée des écrits littéraires, il faut que de ces récits émane quelque chose de sa prodigieuse vitalité, quelque chose aussi de ce que les Français aimeront toujours : la glorification de l’honneur, de la fidélité aux nobles causes, du courage, de tous les sentiments chevaleresques. C’est là l’explication de leur immortalité, et l’excuse aussi de ces pages où l’on a surtout tenté de fixer la surprenante et sympathique figure du conteur dont la vie de travail acharné et facile comprend bien des extravagances, bien des puérilités, d’extraordinaires aventures, des prodigalités folles, et pas une vilenie.


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er  février.