Alcibiade (trad. Croiset)/Notice

Notice à l’Alcibiade de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome Ip. 49-59).



NOTICE




I

AUTHENTICITÉ, DATE ET CIRCONSTANCES DE LA COMPOSITION


L’Alcibiade, qu’on appelle aussi le premier Alcibiade, pour le distinguer du dialogue sur la prière ou second Alcibiade[1], est le plus remarquable des quatre dialogues qu’on peut rapporter au temps du séjour de Platon à Mégare.

L’authenticité en a été particulièrement contestée par la critique allemande. Elle s’est appuyée, comme cela lui est arrivé trop souvent à mon avis, sur des constructions aussi illusoires qu’ingénieuses en apparence. On les trouvera résumées dans l’étude très érudite de Heinrich Dittmar sur Eschine de Sphettos (Philol. Untersuch., livraison 21, 1912, p. 65-163). D’après Dittmar, l’Alcibiade aurait été composé entre 340-330 par un philosophe de l’Académie, à l’aide d’emprunts faits au Cyrus et à l’Alcibiade d’Antisthène, à l’Alcibiade d’Eschine de Sphettos et aux Mémorables de Xénophon. Les rapprochements qu’il a signalés sont presque tous incontestables. Mais ils s’expliquent tout aussi bien, si l’on admet que l’œuvre de Platon a été au contraire le modèle dont ces divers écrivains socratiques se sont inspirés. Toutes ces hypothèses reposent sur la méconnaissance profonde de l’originalité qui se manifeste dans ce dialogue. Il me paraît impossible, quant à moi, de l’attribuer à un inconnu qui aurait ainsi recousu des morceaux d’emprunt. En démontant l’œuvre pièce à pièce, comme l’ont fait ces critiques égarés par une mauvaise méthode, on perd de vue l’ensemble, où se révèle la personnalité de l’auteur.

Par sa forme, l’Alcibiade dénote un art qui se cherche encore. S’il est supérieur en variété, en ressources dramatiques, au second Alcibiade et à l’Hippias mineur, il est loin cependant de l’aisance et de l’ampleur du Protagoras et du Gorgias. L’auteur s’en tient toujours à un simple entretien de Socrate avec un interlocuteur unique. Cet entretien se passe en un lieu quelconque, Platon n’ayant pas jugé utile de le situer dans un décor approprié. Bien que le dialogue en lui-même soit vif, parfois amusant, on n’y trouve point de péripéties proprement dites. Et il ne serait guère possible qu’il y en eût ; car les péripéties, dans une œuvre de ce genre, ne peuvent résulter que des sentiments en jeu. Les sentiments eux-mêmes tiennent aux caractères. Or l’interlocuteur de Socrate, le jeune Alcibiade, n’est pas un caractère. Sa présomption juvénile est toute en surface ; elle cède aux premières attaques, pour faire place à une ingénuité quelque peu convenue. Un tel personnage n’a pas la résistance nécessaire pour que le lecteur ait l’impression d’assister à une lutte. Alcibiade se défend à peine. Nous n’avons sous les yeux qu’un maître et un disciple à l’âme malléable. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ce disciple nous soit indifférent. La naïveté de ses désirs, sa sincérité, son ambition le rendent intéressant. Elles n’en font pas un adversaire sérieux pour le dialecticien ironique et subtil que Platon a mis en face de lui.

Si nous considérons les idées, notre impression est la même ; mais, pour l’analyser avec quelque précision, il faut se rendre compte d’abord des circonstances qui ont dû suggérer à l’auteur l’idée de cette composition.

Socrate avait enseigné qu’une seule chose est vraiment utile à l’homme, prendre soin de son âme, connaître ce qui est juste et s’appliquer à le pratiquer ; tous les autres soucis lui paraissaient secondaires ou même vains ; et il pensait que cela était vrai des États comme des individus. Cette doctrine, Platon l’avait adoptée sans réserves. Il allait, un peu plus tard, la développer éloquemment dans l’Apologie, comme le résumé substantiel de la pensée de son maître et aussi comme la sienne. Or, quel spectacle lui offrait alors Athènes, vue de Mégare ? Il y voyait quelques hommes politiques médiocres, qui essayaient de relever la démocratie, toute meurtrie encore de ses désastres récents. Plusieurs d’entre eux, tels qu’Anytos, l’auteur de la condamnation de Socrate, lui étaient personnellement odieux. Leur politique lui semblait inspirée par l’ignorance et par un esprit de basse adulation. Ce qui était nécessaire aux Athéniens, selon lui, c’était une réforme morale. À Mégare, on admirait Sparte victorieuse ; on s’expliquait ses succès par sa discipline, par l’union de ses citoyens, par l’autorité de leurs rois, par sa législation antique et respectée. Platon partageait cette admiration, avec ce qu’elle comportait d’illusion. Il subissait aussi le prestige que les rois de Perse, dans leur majesté lointaine, exerçaient sur l’esprit de beaucoup de Grecs. Plusieurs causes l’entretenaient : leur réputation de richesse, le faste de leur cour, ce qu’on racontait de l’éducation des princes et des jeunes gens des grandes familles, l’influence incontestable qu’ils avaient su prendre dans les affaires helléniques. Si des politiques attentifs et avisés pouvaient déjà discerner sous ces dehors brillants bien des faiblesses, un philosophe était excusable de se montrer moins clairvoyant. Opposant donc par la pensée ces puissances imposantes à l’impuissance actuelle d’Athènes, il estimait que l’avenir de son pays n’était pas dans la poursuite chimérique d’une prédominance devenue impossible, mais plutôt dans la réalisation d’une vie moralement meilleure. Il lui parut qu’il serait utile de mettre en contraste, dans un écrit qui se ferait lire, ces deux conceptions divergentes, celle de la politique d’ambition d’une part, celle de la politique de réforme morale et de justice d’autre part ; et il écrivit l’Alcibiade.

Pourquoi choisit-il Alcibiade comme le représentant de ce qu’il voulait condamner ? Ce fut sans doute surtout parce que le sort même de cet homme d’État, mort misérablement depuis quelques années, semblait être la plus éclatante confirmation de son jugement. Admirablement doué, pourvu de tous les moyens de succès, Alcibiade, par la violence de ses désirs, par le dérèglement de sa vie, avait fait le malheur de son pays et le sien. Quel exemple alléguer qui fût plus décisif que celui-là ? Montrer qu’à l’entrée de la vie, il avait eu, comme Héraklès dans l’Apologue de Prodicos, le choix entre deux routes, et qu’en cédant à ses passions, il avait pris celle qui le menait à sa perte, n’était-ce pas donner à ses contemporains le meilleur des avertissements ? Accessoirement d’ailleurs, il trouvait là l’occasion de disculper Socrate, auquel des calomniateurs avaient voulu imputer une part de responsabilité dans le mal qu’Alcibiade avait fait à son pays.

Inspiré, comme on le voit, par les circonstances, ce dialogue n’en est pas moins, quant au fond, purement socratique. Platon n’ajoute aucune vue philosophique vraiment personnelle aux idées de son maître. Il se contente d’en faire l’application, sous forme indirecte, aux choses du jour.

Il y est démontré d’abord qu’on ne peut rien savoir sans l’avoir appris d’un maître ou découvert par un travail personnel. C’était là une des idées essentielles de Socrate. Plus tard, Platon devait la modifier, grâce à la notion pythagoricienne d’une vie antérieure et de la réminiscence ; il n’y a aucune trace de cela dans l’Alcibiade. L’identité du juste et de l’utile, qui est établie ensuite, est encore une affirmation socratique. Elle devait prendre chez Platon, dans la suite, une couleur mystique, par la conception du bien et du beau, révélés à l’âme dans une région supra-terrestre. Dans l’Alcibiade, elle s’offre à nous sous l’aspect, un peu terre-à-terre, d’une vérité d’expérience. C’est encore une théorie purement socratique que celle de l’erreur ramenée à l’ignorance, et plus précisément à l’ignorance fondamentale, qui consiste à croire que l’on sait ce que l’on ignore. On la retrouve dans l’Apologie, où elle est présentée comme une des idées directrices d’où Socrate a tiré la règle de sa vie. Enfin, l’importance attribuée au précepte delphique qui commandait à l’homme de se connaître lui-même et l’explication qui en est donnée ne manifestent pas moins l’influence dominante des enseignements du maître sur le disciple. C’est d’après lui qu’il interprète la valeur du mot « homme », en montrant que l’homme, au sens propre, c’est une âme, et que, dans l’âme, il faut distinguer la partie maîtresse, celle qui nous met en face de Dieu, la raison. On peut dire sans doute que la psychologie tripartite, développée plus tard par Platon, est là déjà en germe. Il faut reconnaître du moins qu’elle n’y est qu’en germe.

La forme du raisonnement confirme encore l’impression qui résulte de la nature des idées. On y remarque partout ce goût des exemples familiers, empruntés aux métiers, qui était celui de Socrate. Ils sont multipliés dans l’Alcibiade avec une insistance qui ne laisse pas que de fatiguer le lecteur moderne. Notons aussi une dialectique trop verbale, qui s’attache aux mots, qui même en abuse parfois. Des arguments excellents en eux-mêmes ont pour nous le tort d’être présentés sous une forme trop abstraite, notamment quand il s’agit de montrer que tout ce qui est beau est bon, c’est-à-dire utile. Le disciple de Socrate se révèle là dans le culte quelque peu superstitieux des définitions, substituées à l’analyse psychologique des sentiments et des instincts. Il semble seulement que la méthode du maître y soit devenue plus raffinée sous l’influence d’un certain pédantisme d’école, à la fois éléate et mégarique. Nous avons affaire à un esprit qui n’a pas encore pu s’affranchir complètement ni se faire à lui-même sa méthode.



II

PLAN ET COMPOSITION DU DIALOGUE


Malgré ces réserves, il faut reconnaître le mérite littéraire et philosophique du dialogue. Plein d’idées suggestives, de critiques vives et piquantes, d’enseignements solides, il manifeste déjà, dans sa composition libre et un peu flottante, quelques-unes des rares qualités qui caractérisent le génie de Platon.

I. Un prologue spirituel nous montre Socrate réussissant à capturer, pour ainsi dire, le jeune Alcibiade, qui le dédaignait et se souciait peu de l’écouter. Il le prend par ses

instincts les plus profonds, par son ambition démesurée ; et c’est en lui promettant de l’aider à les satisfaire qu’il le rend attentif à ce qu’il veut lui dire.

II. Une première scène, où son ironie légère a beau jeu, sert à convaincre le jeune homme de son ignorance absolue dans toutes les questions plus ou moins techniques dont une assemblée délibérante doit souvent s’occuper. Obligé d’en convenir, Alcibiade se rejette sur les sujets généraux, tels la guerre et la paix.

Mais ce genre de délibérations, d’après Socrate, relève de la distinction du juste et de l’injuste. Alcibiade l’admet d’abord. Or, en l’interrogeant, Socrate l’amène à confesser qu’il n’a jamais appris d’aucun maître ce qu’est le juste et qu’il n’a jamais cherché non plus à le découvrir par lui-même, ayant cru de tout temps qu’il le savait. Un faux-fuyant lui reste : il allègue qu’il l’a appris de tout le monde, comme il a appris le grec. Mais, pour que cette allégation fût recevable, il faudrait que la connaissance du juste fût générale en Grèce, comme celle du grec. Comment l’admettre, lorsque l’on constate qu’il n’est rien sur quoi les Grecs s’accordent moins entre eux ? On ne se dispute pas sur les choses que l’on sait. À cela Alcibiade se sent incapable de répondre et la première démonstration se termine ainsi.

Que vaut-elle pour nous ? Elle se fonde, comme on le voit, sur l’idée socratique qu’il y a une science du juste qui s’apprend comme les sciences en général. Elle vaut, par suite, ce que vaut cette idée elle-même ; ce qui revient à dire qu’elle ne correspond qu’imparfaitement à la réalité. En l’adoptant comme une sorte d’axiome, Platon, après Socrate, méconnaît, à nos yeux, la véritable loi du développement de la raison et de la conscience. Plus tard, il sera conduit à reconnaître qu’il existe en nous une faculté naturelle de former certaines idées directrices, telles que l’idée du juste ; ce qui n’exclut pas, bien entendu, l’utilité de l’éducation. Il est vrai qu’il expliquera ce fait d’une façon toute mystique par la conception d’une vie antérieure, au lieu de l’attribuer simplement à une spontanéité créatrice provenant du fait de l’hérédité. Il n’en aura pas moins corrigé la doctrine de Socrate. Au temps de l’Alcibiade, il n’en est pas encore là.

III. Quoi qu’il en soit, Alcibiade s’est rendu aux raisons de Socrate. Mais il s’avise qu’il a eu tort d’accorder que le juste ait tant d’importance en politique. En fait, ce qu’on examine surtout dans les assemblées et ce qui décide des résolutions à prendre, c’est l’intérêt. Platon pose ainsi devant ses lecteurs la question de savoir si le juste et l’utile sont choses distinctes, quelquefois même contraires. Socrate le niait ; son disciple est du même avis. La démonstration qu’il en donne forme comme un second acte dans le dialogue.

Elle peut se résumer en un syllogisme ainsi conçu : tout ce qui est juste est beau ; tout ce qui est beau est avantageux ; donc ce qui est juste est avantageux. La première proposition « Tout ce qui est juste est beau » n’est pas contestée par Alcibiade ; elle est admise comme évidente. Platon a jugé inutile de discuter avec ceux qui la nieraient, tant elle lui a paru conforme à l’instinct le plus profond de l’humanité. La seconde, au contraire, « Tout ce qui est beau est avantageux », est vivement contestée par le jeune homme. Secourir un camarade sur le champ de bataille est beau, dit-il, mais non avantageux. Pour réfuter cette objection, Socrate n’a qu’à lui demander s’il consentirait à être lâche. Alcibiade se récrie : la lâcheté est à ses yeux le plus grand mal ; le courage est la chose dont il voudrait le moins être privé. Il reconnaît par là même, qu’il le tient pour un bien ; pourquoi ? sinon parce que la lâcheté est laide, tandis que le courage est beau. C’est avouer que ce qui est beau est avantageux, donc utile ; et il résulte de là que le juste, étant beau, est par là même utile. Dégagé du formalisme trop verbal dans lequel Platon l’a enveloppé, l’argument, comme on le voit, a une valeur psychologique incontestable. Sa force tient à ce qu’il met en lumière la noblesse instinctive de la nature humaine, le sentiment de l’honneur, qui fait le prix de la vie.

À cet argument, Socrate en ajoute un second ; celui-ci a le tort de ressembler trop à un jeu de mots, auquel d’ailleurs la langue grecque se prête mieux que la nôtre. Le terme εὖ πράττειν, littéralement « se bien conduire », signifie aussi « être heureux ». Voici le raisonnement : Une belle action est l’acte d’un homme qui se conduit bien ; celui qui se conduit bien est heureux ; faire de belles actions est donc le moyen d’être heureux, ou, en d’autres termes, ce qui est beau est avantageux. La valeur de cette déduction dépend manifestement de celle de la seconde proposition : « Celui qui se conduit bien est heureux ». Or, elle n’a pas pour nous l’espèce d’évidence qui résultait pour des Grecs de la double signification notée ci-dessus. À la réflexion, pourtant, on reconnaît qu’elle est vraie, mais elle a besoin d’être justifiée. Se bien conduire, c’est se conduire selon la raison. Il n’est pas contestable qu’une conduite déraisonnable n’entraîne des conséquences fâcheuses, et qu’inversement une conduite raisonnable ne nous offre les meilleures chances de bonheur. L’argumentation de Socrate n’est sophistique que dans la forme. Elle est critiquable surtout en ce qu’elle dissimule sous un artifice verbal la valeur de la pensée.

IV. L’ignorance d’Alcibiade relativement au juste et à l’utile est donc avérée. C’est l’occasion pour Socrate de l’inviter à réfléchir sur l’ignorance en général. Par ses questions, il l’amène à distinguer deux sortes d’ignorance : l’une qui consiste simplement à ne pas savoir une chose ; l’autre, bien plus grave et même honteuse, qui consiste à croire que l’on sait ce qu’on ne sait pas. La première était celle que professait Socrate, quand il se donnait lui-même pour un ignorant ; la seconde était celle qu’il rencontrait partout autour de lui et qu’il cherchait à guérir, en l’obligeant à se découvrir.

Ici Platon a inséré un développement assez imprévu et d’un caractère quelque peu satirique. Alcibiade fait observer que, s’il est ignorant, il n’a guère à s’en préoccuper, puisqu’il aura pour rivaux, dans la direction des intérêts du peuple, des hommes politiques non moins ignorants, et qui, d’ailleurs, ne le valent pas. À quoi Socrate répond que ses véritables rivaux ne seront pas ceux-là, mais bien les rois de Lacédémone et les souverains de la Perse. Et là-dessus, Platon fait par sa bouche un éloge étendu des uns et des autres, où se manifestent, avec une certaine ingénuité, les sentiments qu’on éprouvait alors dans son milieu à l’égard de ces deux puissances. Témoignage curieux qui a été pris plus haut en considération pour dater la composition du dialogue[2].

Revenant alors à son sujet, Socrate recherche avec son jeune interlocuteur comment ils pourraient, l’un et l’autre, sortir de leur ignorance. Ils s’efforcent, pour cela, de déterminer quel objet l’homme politique, soucieux du bien public, doit se proposer ; et par conséquent ce qu’il doit connaître. Mais ils n’y réussissent pas et n’aboutissent qu’à des contradictions, au moins apparentes. C’est, en quelque sorte, le troisième acte de la comédie.

V. Le quatrième et dernier en est la suite naturelle. Socrate y fait voir que, pour connaître quelque chose de ce qui nous est extérieur, il faut d’abord se connaître soi-même. Précepte sanctionné par l’oracle de Delphes, et que lui-même, comme on le sait, avait adopté pour règle de conduite. Platon a voulu ici en marquer la véritable signification.

Se connaître soi-même, ce n’est pas connaître son corps ni ce qui intéresse le corps. L’homme est une âme ; c’est cette âme que chacun de nous doit connaître. Mais l’âme elle-même est complexe. Il y a en elle quelque chose de supérieur et de divin, qui est la raison, reflet de Dieu en nous. En elle, nous voyons comme dans un miroir l’image divine. Telle est la connaissance première, celle qu’il faut acquérir avant tout, parce qu’elle est celle qui nous permet de juger de nous-mêmes et des autres. Alcibiade, charmé de cette haute leçon, prie instamment Socrate de ne plus le quitter pour l’aider à s’instruire de cette science si précieuse et si nouvelle pour lui. Et Socrate, tout en l’y encourageant, laisse percer la crainte que sa nature ambitieuse ne lui permette pas d’échapper aux séductions de la puissance.

Il est manifeste que cette dernière partie contient l’idée essentielle du dialogue. Elle est le terme auquel tout vient aboutir ; et c’est elle qui en fait l’unité intime. Mais on voit bien, d’autre part, que cette longue préparation, qui a eu pour effet de la dégager peu à peu, a servi aussi à critiquer les ignorances, les préjugés, les mauvaises raisons qui empêchent la plupart des hommes de la découvrir. Platon a pris un plaisir visible à cette critique, où son esprit satirique trouvait matière à s’exercer. De là résulte d’abord que le lecteur ne voit pas très bien, au cours de la route, où l’auteur veut le conduire, ce qui est en somme un inconvénient ; et aussi que cette idée essentielle, rejetée dans la conclusion, n’est peut-être pas suffisamment éclaircie. Elle est plutôt indiquée que vraiment étudiée et approfondie. Platon devait la reprendre plus tard et lui donner une tout autre valeur ; probablement après qu’en la méditant, il eût mieux compris lui-même tout ce qu’elle contenait.



III

INFLUENCE DE L’ALCIBIADE


Quoi qu’il en soit, l’Alcibiade, malgré ses défauts, avait assez de mérites pour faire impression sur ses lecteurs. Il est vraisemblable qu’il fut vivement goûté dans le cercle socratique d’abord, et, plus tard, en dehors même de ce cercle. Il devint ainsi le type des entretiens fictifs entre Socrate et Alcibiade ; Antisthène, Eschine de Sphettos, Xénophon s’en inspirèrent probablement dans les divers dialogues composés par eux où figurent ces deux personnages. Et, après eux, tandis que les œuvres des deux premiers cessaient d’être lues, il demeura comme un sujet d’études toujours recommandé dans l’Académie et jusque chez les Néoplatoniciens. L’Alcibiade a été commenté par Proclos et par Olympiodore[3] ; nous possédons encore ces deux commentaires, qui seront parfois cités dans nos notes critiques, à l’appui de certaines variantes, ainsi que les extraits dus à Eusèbe et à Stobée.



  1. Lequel, néanmoins, s’il est bien de Platon, doit être tenu pour antérieur.
  2. D’où venait à Platon cette connaissance, d’ailleurs bien superficielle, il faut l’avouer, des choses de la Perse, en particulier la mention qu’il fait de Zoroastre ? à qui fait-il allusion, lorsqu’il parle d’un témoin autorisé qui l’aurait renseigné (123 b ἐπεί ποτ´ ἐγὼ ἤκουσα ἀνδρὸς ἀξιοπίστου τῶν ἀναβεβηκότων παρὰ βασιλέα) ? Nous l’ignorons. Ctésias semble n’être rentré dans sa patrie qu’en 398 ; ses Περσικά n’ont guère pu être publiés qu’un certain temps après. Mais rien ne nous oblige à croire que Platon ait emprunté ses renseignements à un historien. Plus d’un des Grecs qui avaient accompagné le jeune Cyrus avait dû rentrer dans son pays et il n’y a vraiment aucune invraisemblance à admettre qu’il avait pu interroger l’un d’eux à Mégare sur cet Orient, auquel la Grèce avait alors tant de raisons de s’intéresser.
  3. Procli diadochi et Olympiodori in Platonis Alcibiadem commentarii, etc., ed. Frid. Creuzer, 4 vol. , Francfort, 1820-1825, t. I, Procli in Plat. Alcib. I commentarius ; t. II, Olympiodori in Plat. Alcib. I commentarius.