Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 10

Renard (Tome IIp. 219-231).


CHAPITRE X.


« Mademoiselle Fanny, pourquoi ne m’avez-vous pas dit le véritable nom de mademoiselle Constance ? — Eh ! mon Dieu ! s’écria mademoiselle Fanny, vous savez… — Je sais tout. » Julien lui dit à l’oreille. « Madame a tout avoué. — Ah ! je respire ! Eh bien, Monsieur, mademoiselle Albertine est entrée chez madame votre mère sous le nom de Constance, comme vous savez, et c’est moi qui lui ai donné tous les moyens de plaire à madame. — Ma mère la traitait bien ? — Ah ! Monsieur, certainement, madame l’aimait à la folie ! — Excellente mère ! eh ! qui n’aimerait pas Albertine ! Était-elle gaie ou triste ? — Elle paraissait toujours gaie devant madame… Mais je crains de faire de la peine à monsieur… — Non, continuez. — Je la trouvais souvent tout en larmes dans sa chambre. — Ah ! vous me faites grand plaisir ! Quelles étaient ses occupations ? — Elle lisait beaucoup, dessinait et faisait la musique. — Elle dessine ? — Comment ! elle a copié le portrait de monsieur dans une grande perfection. — Mon portrait ? — Ensuite la soirée était consacrée à toucher du piano, et à chanter des airs italiens qui plaisaient beaucoup à madame la baronne. — C’est la musique que je lui avais apportée d’Italie. — Monsieur, elle n’en chantait jamais d’autre. — Albertine ! vous étiez donc sans cesse occupée de moi, pensait-il en lui-même ; allons, dit-il en se levant, je suis impatient de voir ma mère et de lui apprendre que Constance… — Comment ! s’écria Fanny en regardant Julien, vous voulez apprendre à madame votre mère… Ce n’est donc pas elle qui vous a dit ?… Ah ! je suis perdue ! » et elle se précipita aux genoux de Léon qui, étonné du mouvement, ne savait qu’en penser. « Ah ! Monsieur, n’entrez pas chez madame votre mère, elle serait trop furieuse contre moi. Je ne vous entends point. Parlez. — C’est que madame ne veut pas que vous appreniez qu’elle a chassé mademoiselle Albertine de chez elle ; » et Fanny se mit à pleurer. — Oh, ciel ! — Oh ! Monsieur, vous me faites trembler ! Je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez promis de me protéger. — Je vous le promets au nom d’Albertine. Apprenez-moi tout ce que vous savez, je vous l’ordonne. Et il l’aida à se relever. Alors mademoiselle Fanny, sûre de la protection de Léon, rapporta dans le plus grand détail sa visite chez madame de Séligny pour placer Constance, l’indiscrétion du cocher, la fameuse lettre, la colère, l’indignation de madame d’Ablancourt, en découvrant que Constance était mademoiselle Albertine ; et, comme tous ceux qui trahissent, elle ne trahit pas à demi, mais n’oublia rien de ce qui pouvait aggraver les torts de sa maîtresse.

Léon n’avait pas la force de répondre. Accablé, en apprenant que sa mère l’avait trompé, il s’arrêtait à cette idée douloureuse, et pour un instant Albertine était oubliée. Avoir eu la barbarie de chasser un être angélique, sans protection ! Albertine, dont il parlait dans toutes ses lettres, l’objet de ses regrets éternels, l’idole d’un cœur déclaré ! « Oh ! ma mère, pensait-il, quel mal vous m’avez fait ? et vous étiez tranquille, et vous alliez m’en faire épouser une autre ! »

Pendant ces réflexions, Julien et mademoiselle Fanny, debout devant Léon, attendaient avec respect qu’il les interrogeât. « Julien, dit-il du ton le plus sombre, allez savoir si ma mère est visible ? » Et s’adressant d’un ton sévère à Fanny qui voulait s’enfuir. « Restez, Mademoiselle ; je vous défends de sortir. » Mademoiselle Fanny n’osa pas s’éloigner. Julien obéit, et Léon alla à son secrétaire chercher mes lettres, et les pressant contre ses lèvres, il se rejeta dans son fauteuil avec les signes de la rage et du désespoir. Se tournant Vers Fanny, il demanda si mademoiselle Albertine avait quelquefois prononcé son nom. « J’ignorais qu’elle connût monsieur ; seulement une fois, lorsque j’allai de la part de madame lui ordonner de sortir de l’hôtel, je me ressouviens qu’elle s’écria, en se cachant le visage avec son mouchoir : « Ah ! Léon, vous n’approuverez pas la conduite de votre mère ! » « Ma chère Fanny, j’aurai soin de vous protéger auprès de votre maîtresse. Ne craignez rien, ne dites rien, et retirez-vous : voici Julien. » Elle se sauva bien vite. Julien vint dire que madame la baronne attendait monsieur, mais qu’elle le priait devenir sur-le-champ, parce qu’elle devait sortir pour aller déjeuner chez milady Darford, et qu’il lui donnerait la main.

Léon ne répondit rien, serra toutes mes lettres sur son cœur, et dit en sortant à Julien : « Préparez tout pour retourner en France à l’instant. »

Julien, enchanté de revoir son pays, ne se le fit pas répéter, et se mit à courir. Léon passa chez sa mère.

En traversant l’anti-chambre, il vit les malles de la voiture de voyage de madame d’Ablancourt qu’on venait de déposer là. Cette vue le fit penser qu’à peine guérie, elle avait tout quitté pour venir lui prodiguer ses soins, et il soupira.

Madame d’Ablancourt, assise devant son secrétaire, n’eut pas plutôt jeté les yeux sur son fils, qu’effrayée de l’état où elle le voyait, elle s’écria : « Léon, vous avez eu une affaire ! — La plus terrible que je puisse avoir de ma vie ! — Ô ciel ! vous vous êtes battu ! » Léon, sans l’écouter, lui dit d’une voix altérée, mais énergique : « Ma mère, une femme respectable, oui, respectable, vient de jouer à son fils le tour le plus affreux ! Jugez-en. » Madame d’Ablancourt était dans la plus vive agitation. « Une personne distinguée, d’un rang égal au sien, poursuivie par l’injuste persécution de son oncle, s’est réfugiée six mois chez elle, et, sous un nom supposé, y a donné l’exemple de toutes les vertus !… » Madame d’Ablancourt fit un mouvement. — Écoutez-moi : « Le fils adorait cette jeune personne, la mère le savait ; il était cause qu’elle s’était enfuie. Eh bien, c’est au moment où cette mère barbare a découvert le nom de cette infortunée, qu’elle l’a impitoyablement chassée de chez elle. » Après avoir parlé, Léon tomba sur une chaise, dans le plus grand accablement.

Madame d’Ablancourt avait habitué son fils à la traiter avec le plus profond respect. C’était la première fois qu’il osait lui parler de la sorte ; elle en fut indignée. Voyant qu’elle ne pouvait plus nier que ce portrait ne fût le sien, elle ne chercha qu’à justifier sa conduite, et répondit avec hauteur : « Léon, quel est donc ce langage ? La légèreté avec laquelle vous parlez des femmes depuis quelques jours vous fait-elle oublier que je suis votre mère ? Faites une exception en ma faveur, et ne me jugez pas sans m’entendre, car je vous ai compris. — Ah ! que pouvez-vous me dire ? Où avez-vous envoyé Albertine ? — Chez son oncle ; et j’ai reconnu, par la lettre de ma sœur, qu’elle avait suivi mon conseil et qu’elle est la nouvelle mariée dont on parle. — Non, non ! vous m’avez déjà trompé ; cela n’est pas possible. — Mais Léon, je ne vous reconnais plus ; autrefois le plus rigide des hommes, aujourd’hui le plus tolérant. Je vous ai entendu dire souvent que la réputation des femmes était une fleur si délicate, que l’éclat du grand jour ne pouvait que la ternir. Mademoiselle Albertine courant le monde pour vous retrouver, me semble… — Elle fuyait Adrien et ne me cherchait pas ! — Enfin elle s’est réfugiée chez moi, sachant que j’étais votre mère, cela est-il bien décent ? — Ah ! n’admirez-vous pas cette retenue délicate qui l’a empêchée de m’apprendre son véritable nom, car enfin elle pouvait, avec un mot, me rappeler à ses genoux. — L’auriez-vous approuvée ? » Léon répondit avec candeur : « J’avoue qu’à présent, puisque je l’ai retrouvée, j’aime mieux qu’elle ne m’ait point écrit. — Eh bien ! répondit avec vivacité madame d’Ablancourt, la voilà jugée et condamnée par vous. Elle vous a écrit, j’ai intercepté la lettre, la voici. Léon la saisit : « Ah ! c’est bien sa main. » Il lut avec transport, et quand il arriva à cet endroit : Mademoiselle Albertine n’est point mariée, puissiez-vous être satisfait des nouvelles que je vous envoie ! c’est un souhait que je fais bien sincèrement. Il se jeta aux pieds de sa mère et lui dit avec le plus grand abandon : « Oh ! pardonnez-moi d’avoir osé vous accuser, vous qui me conserviez cette adorable lettre. Oh ! ma mère, voyez la date ; Albertine m’appelle, Albertine m’attend. — Êtes-vous insensé ? vous la blâmiez tout-à-l’heure de vous avoir écrit ? — C’est Constance qui me répond et qui n’ose me parler des sentimens d’Albertine ! » Il se leva et tira le cordon de la sonnette. Un domestique parut : « Voyez si Julien a préparé ce qu’il faut pour partir ? — Quoi ! Léon, vous partez et où allez-vous ? — À Saint-Marcel ! » Le domestique vint dire que tout était prêt. — Adieu, ma mère, je vais supplier Albertine de nous pardonner. — Mais la demande que je devais faire demain ? — Ma mère, dit Léon en l’embrassant et en riant, arrangez cette affaire comme il vous plaira. Je vous abandonne lady Sarah, la famille anglaise et les trois royaumes. » Et il se sauva en serrant ma lettre avec les autres. Il rencontra mademoiselle Fanny qui épiait son départ et l’assura qu’il s’occuperait d’elle et qu’elle pouvait revenir à Paris si sa maîtresse la renvoyait.