Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 08

Renard (Tome IIp. 164-197).


CHAPITRE VIII.


Madame d’Ablancourt partit le lendemain à cinq heures du matin, et je ne la revis pas. Mais, à l’heure de mon réveil, le bon Antoine entra dans ma chambre, m’offrit ses services de la part de madame la baronne, et me remit une lettre. Après avoir reçu mes ordres pour mon départ, je le rappelai : « — Qui vous a chargé de me remettre cette lettre ? — Madame la baronne, et j’ai ordre de lui écrire quand Mademoiselle sera arrivée à Joigny, pour lui donner de ses nouvelles. » Lorsque je fus seule, je m’empressai de décacheter cette lettre. Je complais sur quelques mots consolans, pour réparer sa rigueur de la veille ; je m’attendais aussi à des sermons que j’avais bien mérités… Ce n’était rien de tout cela, mais un contrat de rente qui devait assurer à jamais mon existence. « Je suis donc bien coupable, pensais-je, puisque je reçois tant d’affronts ! Ah ! Léon, que vous me coûtez cher ! Et vous êtes perdu pour moi ; car, je le vois, votre mère irritée va user de tout son ascendant sur vous pour me nuire, et la sévérité de vos jugemens me perdra tout-à-fait dans votre esprit. »

Je recachetai la lettre, l’adressai à madame d’Ablancourt, et je chargeai Antoine de lui écrire qu’il l’avait entre ses mains. Je partis le même jour, accablée de douleur. Mon projet était de m’adresser à l’associé de mon frère. Il fallait tâcher d’attendrir mon oncle, et attendre les événemens. Je sentais que, quelque grands que fussent les chagrins que je pouvais trouver dans ma famille, ils seraient bien plus supportables que le mépris et les mortifications dont on abreuve une jeune fille quand elle n’est plus protégée par ses parens.

Arrivée à la porte de l’associé de mon frère, je le fis demander sous le nom d’Albertine. J’étais lasse de tromper, et l’autre nom m’avait fait trop de mal. Il vint aussitôt, me reconnut, et me fit l’accueil le plus amical. Je le priai de me recevoir jusqu’à la réponse de mon frère, et je congédiai Antoine.

L’associé me conduisit auprès de sa femme, qui me reçut à merveille, ainsi que ses filles. L’urbanité de cette famille, ses soins, ses prévenances, me remirent à ma place, et le nom d’Albertine, prononcé souvent, me reportait déjà à Saint-Marcel. Je reprenais de la considération en me rattachant à mes devoirs, et mon cœur déchiré ne soupirait qu’après le pardon de ma faute.

Mes hôtes discrets n’osaient point me questionner ; mais ils savaient que je m’étais sauvée de chez mon oncle pour ne point épouser Adrien, et l’apparition du vieux intendant leur prouva mieux que je ne l’aurais fait, que je venais de quitter une personne considérable qui, sans doute était ma parente. J’envoyai chercher madame Duclos ; elle était en voyage depuis un mois, et je la regrettai vivement.

J’écrivis à mon frère le jour suivant, et, cinq jours après ma lettre, je le vis entrer dans ma chambre. Je ne l’avais point vu depuis son mariage : avec quel plaisir je me jetai dans ses bras ! combien nous jouîmes du bonheur de pleurer ensemble ! Ô douces affections de la nature ! vous versez un baume salutaire sur les plaies du cœur, et votre aimable instinct ne se trompe jamais ! Je craignais que mon oncle ne me repoussât de chez lui ; mon frère devina mon inquiétude, et me rassura : « Mais je ne vous apporte pas un entier pardon. Vous connaissez mon oncle… votre faute… Ah ! ma sœur, nous oublier pendant six mois entiers ! ne donner de vos nouvelles à personne ! Et où donc étiez-vous ? — Mon frère, je vous répondrai mais, de grâce, satisfaites ma curiosité, parlez-moi de mon oncle. Comment se porte-t-il ? veut-il me revoir ? — Non ; mais il veut vous recevoir : vous serez chez lui, et vous éviterez sa rencontre ; c’est tout ce qu’il exige. — Ô mon frère ! — J’espère que nous l’adoucirons : il est déjà satisfait de votre retour ; le temps et votre soumission feront le reste. — Vous ne me parlez pas de votre femme, ni de madame Duperay ? — Elles vous attendent avec impatience, et vous ont toujours regrettée. — Rose ? — Rose est toujours très-jolie ; mais il y a quelqu’un dont vous ne me dites rien. » Après une pause : « Eh bien ! mon frère, comment se porte-t-il ? — Très-bien. Il est au moment de se marier ; son mariage se fera peut-être dans huit jours, — Dans huit jours ? mais si je ne parlais qu’après cet événement ? — J’ai dit huit jours ; il peut se faire que ce soit quinze ou vingt. Ce pauvre Adrien n’est pas accoutumé à compter juste quand il s’agit du jour de son mariage. — J’aime d’avance votre chère Émilie ; croyez-vous qu’elle me reçoive bien ? pourra-t-elle oublier ma faute ? — Elle ne se souvient que de mon pardon. Eh ! comment oublier que sans vous nous ne l’aurions jamais obtenu ! » Je soupirai tristement, et je parus accablée. « Mais, ma chère sœur, continua-t-il, apprenez-moi donc où vous avez passé ces six mois éternels ? » J’éprouvais la plus grande honte à avouer à mon frère que j’étais entrée chez la mère de Léon sous un nom supposé. L’imprudence de ma conduite ne s’était jamais si bien fait sentir que dans ce moment. J’hésitais, et ne voulais pas mentir, lorsque mon frère qui m’examinait, prenant un ton plus sérieux, me dit : « Il a couru un bruit que nous n’avons jamais voulu croire, et que notre amitié pour vous a caché à mon oncle : on a entendu dire aux gens de madame de Courcel que vous aviez suivi le baron d’Ablancourt en Angleterre. Votre trouble me cause la plus grande inquiétude. — Ah ! mon cher Eugène, n’en croyez rien ; je suis toujours digne de vous. C’est madame de Séligny qui m’a calomniée. » Et je lui appris alors tout ce que j’avais fait depuis ma fuite de Saint-Marcel. Je ne cherchai point à lui déguiser le bonheur que j’avais eu de vivre auprès de la mère de Léon absent. Je parlai de ma correspondance avec lui sous le nom de Constance, et ordonnée par madame d’Ablancourt sous sa dictée. Je peignis le tendre attachement que j’avais inspiré à cette femme respectable ; et, enfin, j’avouai en pleurant de quelle manière humiliante elle m’avait congédiée quand elle avait su mon véritable nom.

Mon frère, trop heureux que je n’eusse point revu Léon, eut l’air de glisser légèrement sur tout le reste. Il jugea de mon repentir par mes larmes, et ne songea qu’à me donner du courage. Nous partîmes le lendemain, après avoir remercié nos aimables hôtes, et je revis Saint-Marcel avec une émotion difficile à décrire.

C’était malheureusement un dimanche : tout le monde se promenait sur le grand chemin, et l’on reconnut bientôt Eugène. M. Desmousseaux le père, agitant sa canne, fit signe au postillon de s’arrêter, et dans l’instant la compagnie entoura la voiture. Tous les regards se portèrent sur moi ; j’aurais voulu me cacher dans les entrailles de la terre. Chacun cria : « Bonjour, Eugène ! bonjour, mademoiselle Albertine ! » et le postillon continua sa route.

En entrant dans la cour du château, j’aperçus quelqu’un qui s’enfuyait ; c’était mon oncle… Mon frère l’avait reconnu ; il jeta les yeux sur moi, et, devinant ma pensée, il dit : « Allons, ma sœur, nous voici à Saint-Marcel ; c’est un grand point. » Tous les domestiques vinrent à ma rencontre, et m’exprimèrent leur joie de me revoir.

Émilie accourut embrasser son mari ; il me présenta à elle avec empressement, et je me jetai à son cou en l’appelant ma sœur, ma chère sœur !

Je demandai à me reposer un instant, et je retournai dans ma chambre. Tandis que je me livrais aux plus tristes réflexions, madame Blanchard ouvrit la porte, et parut avec l’air grave et posé qu’elle avait ordinairement. « Bonjour, ma chère madame Blanchard ; je suis charmée de vous revoir. Ah ! combien j’ai été à plaindre depuis que je vous ai quittée ! — Mademoiselle, le temps est un grand maître ; il nous apprend bien des choses ! — Madame Blanchard, comment se porte mon oncle ? est-ce que je ne le verrai point ? — Ah ! mademoiselle, si vous aviez pu être témoin de son chagrin et de sa colère lors de votre départ ! et l’arrivée de ce cher Eugène ! Monsieur, si heureux de vous accorder la grâce de votre frère pour récompenser votre obéissance ! Mademoiselle, quelle faute ! Vous, le modèle de notre sexe ! J’ignore tout ce qui vous est arrivé, mais mon âge et mon expérience me font craindre… — Madame Blanchard, donnez-moi des nouvelles de toutes ces dames : madame de Genissieux est-elle ici ? — Eh ! Mademoiselle, oubliez cette famille, qui ne vous a causé que des chagrins ; la tante, une indiscrète, et le neveu, un trompeur. — Vous ne rendez pas justice à M. d’Ablancourt : il ne sait pas que j’ai quitté Saint-Marcel. — Quoi ! Mademoiselle, M. Léon, en vérité, vous ne l’avez pas vu ? Ah ! que je suis heureuse ! Mais chez qui demeuriez-vous ? — Chez une dame très-respectable, que j’ai quittée pour revenir chez mon oncle. — À la bonne heure. Je suis enchantée de savoir tout cela : voilà une réponse aux caquets de certaines gens. Quand ils viendront me faire leurs sots contes, j’aurai de quoi les démentir. Mais on me demande, je vous laisse : j’ai affaire là-bas. »

J’étais tristement assise devant ma fenêtre, occupée à regarder dans la campagne, lorsque j’entendis la sonnette de mon oncle. Je me ressouvins que ce son m’avait fait tressaillir bien souvent, et je regrettai, cette fois, de n’avoir pas à le redouter.

C’était mon frère que demandait mon oncle. Il voulait avoir des détails sur ma conduite pendant mon absence. Eugène, bien déterminé à cacher à tout le monde mon séjour chez madame d’Ablancourt, ne voulut faire aucun mystère à mon oncle, et lui rendit notre conversation. La vanité d’un seigneur de village fut très-blessée en apprenant sous quel nom et sous quel titre j’étais entrée chez une baronne, mon égale ; mais l’absence de Léon, et la protection de sa mère, le ramenèrent un peu, et me rendirent moins coupable à ses yeux. Mon frère lui parla du désir extrême que j’avais de demander mon pardon ; mais mon oncle fut inexorable, et ne voulut point me revoir.

La chasse était toujours le plaisir le plus vif du château de Saint-Marcel, et les MM.  Desmousseaux les chasseurs les plus fidèles.

Dès que mon frère m’eut justifiée auprès de mes anciennes amies qui hésitaient à se rendre au château, elles accoururent ; Henriette et Rose s’empressèrent les premières de venir m’embrasser. Je les revis avec plaisir : j’appris par elles qu’Adrien était resté le meilleur ami de mon frère, et qu’il allait épouser une riche héritière des environs.

Je dînais dans ma chambre, n’ayant pas la permission de me montrer devant mon oncle, et mes deux amies venaient quelquefois dîner avec moi. Ma vie se passait bien tristement, mais enfin j’étais rétablie chez mon oncle. Ma réputation, qui avait tant souffert, commençait à s’améliorer, et je me flattais de temps en temps que Léon serait content de me savoir rentrée sous le toit paternel. J’avais chargé Antoine de m’envoyer mes lettres par l’associé de mon frère, et je calculais que Léon avait eu le temps de me répondre avant l’arrivée de sa mère. J’attendais, et l’espérance ne m’abandonnait point.

Lorsque mon oncle était parti pour la chasse, je sortais de ma chambre, et je me promenais dans ce parc où tout me rappelait la présence de celui que je ne pouvais oublier.

Henriette avait repris son attachement pour moi, et me comblait d’amitié. Depuis que son frère avait trouvé une héritière, elle me pardonnait de l’avoir refusé. Je lui confiai alors toutes mes peines, et, comme je pouvais compter sur sa discrétion, je l’entretins, avec les plus grands détails, de mon séjour chez madame d’Ablancourt. Je lui montrai les lettres de Léon à Constance, celle que j’avais reçue de lui à Saint-Marcel, et enfin la lettre de Félix. Ces monumens de sa tendresse étaient, ainsi que son portrait, tout ce qui m’en restait, et je ne cessais de m’en occuper.

« Ma chère amie, me dit un jour madame Duperay, je n’ai point encore osé vous dire combien votre retour a fait d’impression sur mon pauvre frère ; mais je suis très-contente qu’il ne vous voie pas. Savez-vous pourquoi il s’est décidé à épouser mademoiselle Clairemont ? vous ne le devineriez jamais. C’est une personne assez jolie, mais d’un esprit médiocre. Lorsque mon frère fut présenté dans sa famille, elle lui inspira peu d’intérêt, et il dit en lai-même : Voilà une demoiselle qui ne sera pas ma femme. Quel charme lui trouve-t-on ? Le charme ne tarda pas à se faire sentir. Son père, s’adressant à elle, l’appela ma chère Albertine ; et voilà mon frère dans l’enchantement, découvrant en elle mille qualités ravissantes, et portant la prévention au point de lui trouver des rapports avec vous. De sorte que son attachement ne doit pas dater du premier jour qu’il l’a vue, mais du premier moment qu’il l’a entendu nommer. Vous voyez l’ascendant que vous avez sur ceux qui vous ont aimée. »

Quelques jours après cette conversation, Adrien célébra son mariage avec mademoiselle Clairemont ; et, les jours suivans, je le vis entrer dans le château, amenant sa femme à son parrain. Placée derrière une jalousie pendant qu’ils traversaient la cour, je ne remarquai pas sans attendrissement qu’Adrien leva les yeux plusieurs fois du côté de mes fenêtres. Ils entrèrent dans le salon, firent leur visite, et ne parlèrent point de moi. Mon oncle, toujours inexorable, refusait de me voir. Je lui avais écrit pour implorer mon pardon, mais je n’en avais reçu aucune réponse. Mon frère et ma belle-sœur étaient sans cesse auprès de moi, et, par mille tendres soins, tâchaient d’adoucir la réclusion où me condamnait la sévérité de M. de Saint-Albe.

Les jours, les mois s’écoulaient, et je ne recevais aucune lettre. Quand je réfléchissais aux faibles liens qui semblaient encore m’attacher à Léon, je frémissais. Ma dernière lettre était tout ce qui pouvait le ramener à moi, et cette lettre pouvait se perdre dans la traversée. Sa mère, devenue soupçonneuse, pouvait l’intercepter à son arrivée. Il était malade, peut-être très-mal, peut-être en danger, peut-être… et je n’avais point de nouvelles ! Je pris le parti d’écrire à Antoine, chez madame d’Ablancourt à Paris.

Je n’ai point encore parlé de madame de Genissieux ; elle était à Saint-Marcel, raccommodée avec mon oncle qui, la regardant comme une femme plus inconséquente que méchante, ne l’avait pas jugée digne d’une plus grande colère. Elle demanda la permission de me voir et l’obtint.

Le mariage d’Adrien fit naître des fêtes dans sa famille et dans la mienne, auxquelles je ne participais pas, mais dont mon frère et mes amies, Henriette et Rose, venaient me faire le détail. C’étaient, ou des parties de chasse aux environs, ou des promenades sur le beau canal qui entourait le parc de mon oncle.

Ma captivité avait cela de bon, qu’elle m’empêchait de me montrer aux yeux de tout le monde ; et, les jours de réunions je bénissais mon oncle de sa rigueur, mais pourtant je le trouvais trop sévère.

Il y avait à peu près quatre mois que j’étais rentrée à Saint-Marcel. Depuis que j’avais eu l’idée d’écrire à Antoine pour avoir des nouvelles de ses maîtres, j’attendais sa réponse et n’en recevais point. Ma santé s’altérait, et le besoin de revoir mon oncle et de me réconcilier avec lui devenait de jour en jour si impérieux qu’un soir, ne pouvant plus y résister, seule dans ma chambre, tout étant plongé dans le silence autour de moi, je me glissai le long d’un grand corridor qui conduisait à l’autre aile du bâtiment, et j’arrivai à la porte de la bibliothèque, étonnée d’avoir osé venir jusque-là. Je m’arrêtai… la porte était ouverte, et j’entendis la voix de mon oncle. Cette voix terrible, qui m’avait si souvent effrayée, me fit alors le plus grand bien ; il y avait plus de dix mois que je ne l’avais entendue ! Je distinguai parfaitement celles de mon frère et de sa femme. Tous trois parlaient avec agitation, et il me semblait que mon oncle lisait. J’entendis ces mots sortir de la bouche de mon frère : « Ma pauvre sœur en mourra ; elle n’aura pas la force de résister à cet horrible coup ! » Incapable de maîtriser mes mouvemens, prévoyant le plus affreux malheur, je pousse la porte, et, me précipitant aux genoux de mon oncle, je m’écrie éperdue : « Oh ! mon oncle, est-ce qu’il n’est plus ? est-il mort ? » Tous trois, étonnés de mon apparition, se regardent. Mon oncle me relève avec bonté, en me disant : « Non. » Je me jette dans ses bras, heureuse de le trouver si indulgent ; et il ajoute : « Il est marié. » Ce passage de la joie à la plus vive douleur me devint si funeste que je tombai sans connaissance sur le parquet. Mon frère, effrayé, me releva, et me plaça sur un fauteuil ; mais je ne donnais aucun signe de vie, et sa femme appelait de tous côtés les domestiques pour me secourir. Mon oncle, resté debout devant moi, me regardait avec pitié, et disait à mon frère pour le rassurer : « Ah ! ne croyez pas qu’elle meure sitôt : on ne meurt subitement que de joie. Elle vivra pour souffrir. Voilà une famille qui m’a causé bien des chagrins ! »

On m’emporta dans ma chambre, on me mit au lit, et je ne revins qu’au bout d’un quart d’heure. Je voulus lire ou entendre lire cette lettre ; mon oncle y consentit, et on me l’apporta. Elle était en ces termes :

Paris, jeudi le 20

Mademoiselle,

D’après l’ordre que vous m’avez donné, je m’empresse de vous apprendre que madame la baronne se porte à merveille ; que M. le baron, parfaitement rétabli de sa maladie, épousera samedi prochain lady Sarah, fille aînée de lord Durford ; et que cet évènement retiendra madame la baronne en Angleterre beaucoup plus long-temps qu’elle ne croyait.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Antoine.

Mon frère n’avait point osé me remettre cette lettre sans la communiquer à M. de Saint-Albe.

Je passai la nuit sans fermer l’œil. Ce fut alors que les plus vifs regrets s’emparèrent de moi. Je m’accusai d’avoir été moi-même l’artisan de ma ruine en cachant trop long-temps mon véritable nom. Je sentis, mais trop tard, que j’avais épuisé la patience de Léon ; que ma dernière lettre avait été interceptée, et que les instances de sa mère, et peut-être lady Sarah, l’avaient enfin emporté sur moi.

Le lendemain, Henriette entra dans ma chambre, et me trouva encore au lit. Elle m’offrit toutes les consolations de l’amitié. « Eh bien ! lui dis-je, j’étais trop heureuse il y a dix mois, quand Léon furieux m’abandonna ; je pouvais encore espérer. Il est marié ! — On vient de me l’apprendre. — Oh ! ma chère Henriette, si ce domestique était mal informé ! Quelquefois ces gens-là entendent si mal. Lisez cette lettre. » Henriette la lut haut, et à chaque phrase disait : « Mais cela est fort clair, cela est très-clair. Samedi prochain ! quel jour est-ce aujourd’hui ? — Mercredi, le 28. — Quelle date porte la lettre ? — Elle est du jeudi, 20… Ainsi, il s’est marié le 22, ma chère Albertine. » Je ne répondis rien. Elle continua. — Il est marié depuis six ou sept jours. » Après avoir beaucoup pleuré, je priai madame Duperay de me relire cette lettre. La relisant sans cesse pour y découvrir quelque incertitude, combien elle me faisait mal ! — Il me semble, Henriette, que d’après ce que m’écrit Antoine, Léon doit rester en Angleterre, car il ne parle que du retour de madame d’Ablancourt. — Je vais relire… vous avez raison. Ah ! je devine ! la fière Anglaise ne veut pas encore passer sur le continent. — Je déteste les Anglaises ! Et je me mis à pleurer. — En vérité, ma chère, Léon est bien léger ; mais je ne vous parlerai de ses torts que dans quelques jours. — Henriette, obligez-moi d’aller chez madame de Genissieux ; elle a dû recevoir des lettres de sa sœur. — J’y consens. Voulez-vous que je lui parle de cette lettre ? que je la lui communique ? — Oh ! non, non, il est inutile de répandre cette nouvelle, soyons en plus sûres. Allez, de grâce. » Henriette sortit, et revint au bout d’un quart d’heure, « Eh bien ! a-t-elle des lettres ? — Non, elle n’a reçu aucune nouvelle. — Ah ! je respire ! Vous voyez qu’Antoine s’est trop pressé. Oublier une tante, une sœur ! cela n’est pas possible. Antoine ne parle que de projets. — Eh ! ma chère Albertine, à quoi pensez-vous ? Ne voyez-vous pas qu’il n’y a rien de plus certain que ce qu’écrit Antoine ? le nom de la demoiselle, la date du mariage, et même le jour, ce qui est bien pis. — Mais enfin, madame de Genissieux ? — Madame de Genissieux est, vous le savez, une personne excellente, mais sans conséquence, à qui l’on écrit, ou à qui l’on n’écrit pas. Voilà tout. »

Mon frère entra dans ce moment et me dit qu’il venait de la part de mon oncle chercher des nouvelles de sa nièce, et l’engager à descendre pour déjeuner. Ces mots me firent retrouver des larmes. — Ah ! il est trop bon ; mais laissez-nous, mon frère, je vais me lever et me rendre chez mon oncle. Je veux marcher, le grand air m’est nécessaire. » Il sortit.

Ma toilette fut bientôt faite. Je me rendis avec madame Duperay dans la salle où le déjeuner était servi. La vue de ce repas de famille, ces domestiques pleins de respect et d’empressement pour moi, me touchèrent. Je m’avançai pour saluer mon oncle. Il me serra la main, et me plaça à côté de lui. Madame Duperay se mit de l’autre côté. « Quant à Eugène et à sa femme, dit mon oncle en s’efforçant de sourire, il faut les laisser ensemble ; ce sont toujours deux nouveaux mariés. » Le feu me monta au visage. Je songeai qu’à la même heure, au même instant, Léon devait être assis à côté de lady Sarah. Il m’était impossible de manger ; mes yeux se remplissaient de larmes, et j’étais près de me trouver mal. Mon oncle, pour me laisser le temps de me remettre, affectait de ne pas me regarder, et moi j’avais sans cesse les yeux sur lui ; il me semblait que son sang-froid, sa fermeté, sa raison, devaient venir au secours de ma faiblesse. Le déjeuner fini, chacun se dispersa, et moi prenant le bras de mon amie Henriette, j’allai me promener le long du canal sans dire un mot. Fatiguée je m’arrêtais, et je trouvais toujours un prétexte pour revenir sur le sujet qui captivait toutes mes pensées.

Quelques jours après cette malheureuse nouvelle, Henriette entra dans ma chambre, et voyant la boîte, qui renfermait le portrait et les lettres de Léon, elle me demanda si je voulais guérir ou mourir ? « Quoi, dit-elle avec dédain, vous vous occupez de ce portrait, celui du mari de lady Sarah ! Ah ! rougissez de votre lâcheté. Oubliez qui vous oublie, qui vous outrage ; vivez pour votre oncle, pour votre frère, pour vos amis. Savez-vous ce que disait hier M. de Saint-Albe ? qu’il vous trouvait si malheureuse, qu’il ne vous ferait jamais aucun reproche sur votre conduite ; qu’il vous pardonnait tout pour l’amour de votre tante Dorothée. — Ah ! je suis touchée de ses bontés ! — Jouissez du bonheur de vous voir réconciliée avec lui, et remettez-moi cette boîte. — Je ne veux pas la garder. Je l’enverrai demain à madame de Genissieux. Elle est la tante de… — C’est penser fort sagement. Prenez cette résolution sans hésiter, et ne songez qu’aux amis qui vous restent. » Je n’eus pas la force de répondre. Je lui serrai la main, et je versai un torrent de larmes.