Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 12

Renard (Tome Ip. 225-244).


CHAPITRE XII.


« Ma chère amie, me dit un jour madame Duperay, je crois qu’il serait à propos d’envoyer à Adrien une lettre pour madame de Séligny. Le crédit de cette dame pourrait lui être utile dans son affaire. Madame de Genissieux m’a promis de m’en donner une pour sa sœur. Madame de Séligny, vous le savez, nous a comblée de politesse ; d’ailleurs elle connaît mon frère, et je suis persuadée qu’elle lui rendra service. — Je pense que c’est vous qui recommanderez votre frère, ma chère Henriette ? — C’est ainsi que je l’entends ; mais j’étais bien aise de vous faire part de mon projet, et de vous demander si vous n voulez pas que je vous rappelle au souvenir de madame et de mademoiselle de Séligny. — Je n’aime guère cette femme, mais sa fille est intéressante et me témoignait beaucoup d’amitié aux eaux. Je vous prie de leur parler de moi. — Mon Dieu ! ma chère, que vous êtes indifférente quand vous voulez ! — Je vous le répète, Henriette, je n’aime pas cette femme. — Elle vous traitait à merveille vers la fin de notre séjour. — Fausseté toute pure. — Mais elle n’a montré de l’éloignement pour vous qu’à votre arrivée, ne vous connaissant pas encore. — Elle n’a été franche qu’alors. — Elle vous croyait redoutable ; à présent qu’il n’en est rien, oubliez son humeur, et ne lui gardez pas de rancune. »

Mon oncle entra, et se mêla à notre conversation ; il approuva le projet d’Henriette, et lui recommanda d’écrire le plutôt possible. Elle le lui promit, et je n’ajoutai pas un mot. Madame de Genissieux ne savait plus comment s’y prendre avec lui pour renouer l’entretien ; sa manière de discuter était si tranchante, ses raisonnemens si positifs, qu’on se trouvait bientôt réduit au silence. Il avait calculé qu’un jeune homme, honnête et bon, aurait soin de moi et de sa fortune, et cela lui suffisait. Il ne m’aurait pas unie à un être méchant, dépravé ; mais la conformité de goûts, l’inclination, étaient des mots vides de sens dont il était inutile de lui parler, il ne les entendait plus. Forcé autrefois de renoncer à un penchant très-vif, il en avait acquis l’expérience qu’on survit à ce malheur-là, et sa philosophie n’allait pas plus loin.

Il était difficile de découvrir comment on attaquerait ce mur d’airain. Nous n’avancions pas, madame de Genissieux ni moi, et cependant le temps s’écoulait, lorsque Léon écrivit à sa tante qu’il quittait l’Italie. « Je veux, disait-il, qu’Albertine décide de mon sort, c’est d’elle que je veux d’abord obtenir sa main, et je la demanderai ensuite à son oncle, qui me l’accordera malgré tous les obstacles. » Il la priait très-instamment de m’inspirer du courage, de la résolution ; car, disait-il, dès qu’elle m’aura donné son consentement, c’est moi seul qui aurai des droits à sa possession, et malheur à qui voudrait me la disputer ! » Je ne doutai plus qu’il n’eût reçu des lettres de Félix qui avait lu dans mon âme tout ce que je voulais cacher.

« Voilà l’affaire qui s’engage, dit madame de Génissieux ; il faut vous expliquer clairement, ma chère Albertine. Léon arrive, nous allons sortir de notre apathie, son amour et son obstination pourront bien égaler l’entêtement de votre oncle ; je vous en réponds. Vous soupirez ? J’espère que vous songez à lui accorder toute votre confiance. — Ah ! Madame, je songe que je vais le revoir, cette idée me trouble, et absorbe toutes les autres. — Pauvre comme j’étais à votre âge, quand je revis M. de Genissieux après son voyage de Paris.

Il fut arrêté entre nous que nous attendrions l’arrivée de Léon, et que madame de Genissieux, en annonçant son retour à M. de Saint-Albe, continuerait d’exprimer le désir qu’elle aurait eu de me voir la femme de son neveu le baron d’Ablancourt, préparation nécessaire à la demande qui devait lui être faite.

Tandis que je voyais, avec tant d’agitation, s’avancer l’arrêt de ma destinée, madame Duperay, tout occupée des intérêts de son frère, ne cessait de venir me voir pour me dire qu’elle attendait des nouvelles, ou qu’elle en avait reçu. Je l’écoutais avec résignation, et ne disputais plus ; il m’en coûtait trop de montrer tant de duplicité. Mon silence devait précéder notre rupture, comme le calme précède la tempête.

Mon oncle, peu disposé à se prêter à ce qu’il appelait les visions de madame de Genissieux, lui tenait toujours le même langage, et n’entrevoyait pas la possibilité d’une proposition dans les formes.

Il me regardait déjà comme mariée, parce qu’il m’avait engagée, et tout le reste lui paraissait de la folie ou du temps perdu. Cependant Léon était à la veille d’arriver. Il jugea nécessaire de s’adresser à moi directement dans une circonstance si majeure, et sa tante me remit la lettre suivante.

De Milan, le
Mademoiselle,

« Me sera-t-il permis de vous ouvrir un cœur où vous régnez depuis le jour que je vous rencontrai à Saint-Marcel. Comment oser si brusquement vous avouer ce que je ne pourrais vous dire qu’en tremblant, si j’étais près de vous ? Mais le temps presse, et mon audace n’est due qu’au danger de vous perdre. La position où nous nous trouvons, l’un et l’autre me conseille d’agir. Je suis au moment de revenir chez ma tante. J’y reviens avec tout mon amour ; rien n’aurait pu m’en distraire, et je ne l’ai pas tenté. Ah ! dites que nos cœurs se sont entendus, et accordez-moi le droit de demander votre main à votre oncle. Croyez, aimable Albertine, que vous êtes libre. Le cœur seul doit disposer de nous. Ne vous sacrifiez pas à de vaines subtilités ; ne trompez pas plus celui que vous ne pouvez aimer que celui qui ose espérer de vous plaire. Je n’ajoute qu’un mot : Léon ne veut vivre que pour vous, sa mère sera la vôtre ; mais il veut être sûr de vous. Si je traite avec peu d’importance des engagemens faits à notre insu, il n’en est pas de même de ceux que vous allez prendre avec moi. Rien ne pourra vous y soustraire, et j’y perdrais plutôt la vie. De grâce, ayez le noble courage de résister à l’oppression, et que j’aie une vertu de plus à admirer en vous.

Je ne vous demande point de réponse. J’irai la chercher moi-même ; mais songez, chère Albertine, que pour être le plus heureux des hommes, Léon ne doit pas moins compter sur la fermeté de votre caractère, que sur votre tendresse et la plus entière confiance. »

Recevez les hommages respectueux de votre dévoué,

Léon.

Cette lettre pleine de franchise, et qui exprimait si noblement les sentimens les plus tendres, me fit une vive sensation. Je vis bien à la fermeté de caractère qui l’avait dictée et qu’on exigeait de moi, que je ne devais plus hésiter, et que le moindre scrupule me perdrait dans l’esprit de Léon. J’avais pensé cependant comme mon oncle sur la sainteté des engagemens. J’avais toujours condamné la conduite de mon frère, marié contre son gré, et j’allais être bien plus coupable que lui : mais depuis que j’aimais, j’étais devenue très-tolérante, et ma conscience se taisait devant mon amour. Il me semblait quelquefois que mon oncle ne pourrait pas résister à l’ascendant que Léon savait prendre quand il le voulait. Cette idée était bien celle d’une personne qui aime, et qui croit à tout le monde et son cœur et ses yeux.

Je me flattais aussi que l’éloquente et courageuse résolution de Léon servirait de contre-poids à la puissance et à l’inflexibilité de M. de Saint-Albe, et que de cette lutte sortirait un consentement nécessaire à mon bonheur.

Enfin, huit jours après la réception de cette lettre, tandis que j’étais seule dans la bibliothèque de mon oncle, un domestique ouvre brusquement la porte, et j’entends annoncer M. le baron d’Ablancourt ! La porte se referme, je me retourne, et je vois… ou plutôt je ne vois rien ; un nuage couvre mes yeux, je chancèle en m’écriant : « Ah ! Léon !.. Ah ! Monsieur !… Il voit que mes forces m’abandonnent, il me soutient, me conduit à un fauteuil, se place à côté de moi ; et pour me donner le temps de me remettre, me demande pardon d’avoir troublé ma solitude ; il m’apprend qu’il n’a pas trouvé madame de Genissieux chez elle, et me voyant un peu remise de mon émotion, se met à genoux devant moi, me supplie de consentir à son bonheur, et de l’autoriser à demander ma main à M. de Saint-Albe. « Ah ! Léon, vous ne connaissez pas mon oncle, vous n’avez pas d’idée de cette volonté inflexible que rien ne peut changer. Il va parler de mes engagemens, de sa parole ; son filleul l’intéresse, il voudra défendre ses droits. Comment pourra-t-il vous entendre ? — Laissez-moi plaider ma cause ; M. de Saint-Albe ignore votre éloignement pour son filleul. Vous lui avez caché tous vos sentiinens, à peine vous connaît-il. Parlons-lui avec franchise, j’espère qu’il nous entendra. Il vous aime, il a de la considération pour moi, pour ma famille, attaquons son cœur et son amour-propre. — Il a donné sa parole ! Adrien a reçu mes sermens. J’ai promis à sa mère mourante, elle compté sur moi… Voilà la religion de mon oncle ! — Mais ce n’est pas la vôtre ; ces scrupules qui partent d’une source si pure, poussés à l’excès, deviennent de la faiblesse, et vous égarent. Écoutez la raison ; cette fois elle est d’accord avec l’amour. Tous les deux vous disent de préférer ce qui est véritable à ce qui n’est que convention. Oui, vous êtes libre, rien ne peut vous obliger à épouser un homme qui n’a pas su vous plaire. Vous condamnerez-vous à vivre dans ce village où vous êtes si déplacée ? Me condamnerez-vous à vous perdre après vous avoir connue ? Ne croyez pas, aimable Albertine, que le sentiment qui me domine soit de ceux que détruit l’absence ou le temps ; non, c’est l’attachement le plus solide joint à la passion la plus ardente. Vous êtes la femme que mon imagination s’était créée. Réalisez ce songe flatteur, accordez-moi cette main qui mérite bien d’être disputée, et nommez-moi votre libérateur ! »

J’avais voulu répondre plusieurs fois, mais il parlait avec tant de véhémence que je ne pouvais l’interrompre. Au moment où il s’arrêtait pour m’écouter, la porte s’ouvre, et madame de Genissieux accourt pour embrasser son neveu.

« J’étais bien sûre, dit-elle, de vous trouver ici ; on vient de me dire, en rentrant chez moi, que vous veniez d’arriver. — Oui, j’ai osé me présenter ici sous vos auspices. Enfin, ma tante, me voici près de cette chère Albertine ! — Eh bien ! Léon, êtes-vous content ? Albertine vous aime autant que vous le désirez. Oh ! elle me l’a confié, et ne peut plus s’en dédire. » Léon me regardant avec l’expression de la plus vive tendresse, s’écriait : « Ah ! ma chère Albertine ! ne vous alarmez pas. Soyez sincère, notre bonheur exige que vous vous expliquiez. — Fort bien, fort bien, reprit madame de Genissieux, vous vous aimez, mais il nous reste beaucoup à faire. M. de Saint-Albe est un diable d’homme difficile à manier, et je crois, qu’il est bien essentiel de concerter nos plans. D’abord, il me semble que je suis la tierce personne qui doit prévenir M. de Saint-Albe de la demande que vous voulez lui faire. Je lui en ai déjà parlé indirectement, et cela n’a pas eu le succès que je désirais ; mais à présent j’aborderai franchement la question. Vous êtes ici, votre présence peut faire des miracles ; vous parlerez, et je me flatte qu’on vous écoutera. « N’y consentez-vous pas ? me dit Léon. — Oui, je mets en vous toute mon espérance. » Il parut satisfait de ma réponse, et nous songeâmes qu’il était prudent de nous séparer pour n’être pas surpris. Il me dit en me quittant : « Chère Albertine, ayez du courage, ne vous croyez engagée qu’avec moi, et résistez à tout ce qu’on voudra tenter pour me nuire. » Il s’éloigna avec sa tante. Dans quelle anxiété j’attendais le retour de mon oncle ! Avec quelle rapidité je passais de la crainte à l’espérance ! Enfin, il arriva à l’heure du dîner, entouré de ses amis, parmi lesquels j’aperçus M. Desmousseaux le père. Cette vue inattendue me désola, et me parut de mauvais augure pour nos projets.

On parla beaucoup d’Adrien ; son père m’entretenait sans cesse de lui, et m’appelait de temps en temps sa bru. Un convive acheva de me déconcerter, en me parlant de Léon qu’il avait entretenu chez sa tante ; en un mot, j’éprouvai toutes les contrariétés, toutes les tribulations possibles pendant ce dîner éternel. Enfin, nous descendîmes dans le jardin, et un instant après madame de Genissieux vint faire sa visite avec Léon.

Mon oncle, qui ne gardait aucun souvenir des souhaits insensés qu’avait formés madame de Genissieux, accueillit parfaitement son neveu. Léon s’approcha de moi, me salua, et me pria d’accepter la musique qu’il m’avait promise en partant et qu’il tenait à la main.

Madame Duperay arriva, et nous vîmes bien qu’il était inutile de songer à attaquer M. de Saint-Albe ce soir-là. En voyant Léon, elle fit une mine qui m’annonçait combien elle redoutait son retour ; et elle me dit tout bas, en me serrant la main : « Albertine, pourquoi mon pauvre frère n’est-il pas revenu tout comme un autre ? » Je rougis, mais je ne lui répondis point. Léon fut toute la soirée d’une gaieté, d’une amabilité charmante ; il fit les frais de la conversation, parla de son voyage avec grâce, et séduisit jusqu’à M. de Saint-Albe. Que je le remerciai en secret des soins qu’il prenait de plaire à celui dont je dépendais !