Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 07

Renard (Tome Ip. 128-145).


CHAPITRE VII.


Le lendemain, madame de Genissieux arriva tout en larmes m’annoncer que son neveu était au moment de partir, et qu’il allait venir prendre congé de nous. Quoique extrêmement agitée de ce qui s’était passé la veille, je pris, dès l’instant, la résolution courageuse de ne point me trahir, et de n’exprimer que ce qu’exigerait la plus stricte politesse.

Mon oncle entra et consola madame de Genissieux du départ de M. d’Ablancourt, en l’assurant que c’était à son avis l’homme le plus aimable du monde, et qu’il espérait bien que nous le reverrions.

Ces messieurs ne tardèrent pas à paraître ; ils remercièrent M. de Saint-Albe de l’accueil qu’ils en avaient reçu, et le prièrent de leur conserver son amitié bienveillante. Se tournant vers moi, Léon me demanda mes commissions pour l’Italie. « Voulez-vous m’accorder la permission de vous rapporter de la musique céleste ? Je crois qu’un son de voix si doux rendra bien l’expression du chant italien. » Mon oncle et madame de Genissieux s’empressèrent d’accepter pour moi, et je consentis avec plaisir à recevoir un don qui me promettait son retour. Nous les accompagnâmes jusqu’à leur voiture, madame de Genissieux voulant voir partir son neveu. Il fallut bien recevoir leurs embrassemens. Je fus très-émue, Léon le parut aussi. Ils montèrent dans leur chaise de poste et disparurent.

L’espoir de le revoir, qu’il ne m’avait donné qu’en partant diminuait le mérite de la conduite stoïque dont je me parai ce jour-là. Je voulus braver la douleur, et je parus même assez gaie toute la soirée, ce qui enchanta Adrien et sa sœur ; mais je payai cette audace, dès le lendemain. Le jour ramena avec lui la tristesse et la solitude ; il me semblait que tout le monde était parti, parce que Léon n’était plus là. Combien je me reprochais de m’occuper trop vivement d’une personne que je connaissais si peu ! Il y avait tout au plus deux mois d’écoulés depuis son arrivée, et je le regrettais, comme si je l’avais vu depuis long-temps. Il est vrai que je la connaissais beaucoup par sa correspondance avec sa tante. D’ailleurs, à la campagne, on a bien plus d’occasion de se voir, on y fait mieux connaissance ; nulle distraction ne vient vous détourner d’une idée unique, vous y pensez tout à votre aise. Dans un village, les visites sont très-fréquentes, et se renouvellent plusieurs fois dans la journée. Il faut alors calculer le temps, non par sa durée, mais par son emploi, et convenir que, dans ces deux mois, ayant vu si souvent Léon, ce court espace répondait à plusieurs années d’habitude de le voir.

Il me fut très-facile d’apercevoir la satisfaction d’Adrien après le départ de ces deux messieurs. Sa discrétion, pendant leur séjour, aurait dû me toucher. Je découvrais alors seulement qu’il avait eu de l’inquiétude. Tant de délicatesse annonçait combien il craignait de me déplaire. Mais je m’efforçais vainement de lui en savoir bon gré. J’étais encore plus réservée avec lui, et je lui faisais supporter injustement l’humeur que me causait l’absence d’un homme à qui mon devoir m’ordonnait de renoncer.

Le temps s’écoulait : madame de Genissieux attendait des nouvelles de son neveu ; et je devenais, malgré moi, si mélancolique, que la sévère Henriette me prit un jour par le bras, et me conduisit le long de ce canal dont j’ai déjà parlé, en me demandant un moment d’entretien. Je me laissai entraîner, et voici comment elle commença : « Il est temps de rompre le silence, Albertine ; je dois vous ouvrir mon cœur, ouvrez-moi le vôtre. Mon frère vous aime, vous connaissez la sincérité de ses sentimens, vous savez quelles promesses vous unissent : cependant je vois votre tristesse s’accroître de jour en jour ; votre langueur m’effraie, je crains qu’Adrien n’en devine la cause… Ne m’interrompez point, ma chère amie, vous n’aimez pas mon frère ! Ce n’est pas tout : vous en aimez un autre, vous aimez Léon d’Ablancourt ! » Ici je me cachai le visage avec les deux mains. « Malheureuse Albertine, qu’avez-vous fait ? Un étranger, un inconnu est arrivé, et vous lui avez livré un cœur qui n’était plus à vous ! Vous allez faire le malheur de deux familles, le vôtre : y avez-vous pensé ? Ah ! répondez de grâce, et ne voyez en moi qu’une amie. » À ces mots je versai un torrent de larmes ; je me jetai dans ses bras comme pour me sauver du précipice où j’allais tomber ; et, le cœur gros de soupirs, je lui avouai mon amour extravagant, mes combats, mes résolutions, et mon extrême faiblesse. Charmée d’apprendre que Léon ne m’avait arraché aucun aveu, Henriette me félicita sur mon courage, et pour m’inspirer le noble orgueil de triompher de moi, elle feignit de m’en croire capable ; elle exalta adroitement toutes les vertus qui enflamment le cœur quand il n’est pas corrompu, et je finis par m’abuser moi-même. Je lui promis d’être toujours fidèle à mes engagemens, de sacrifier un goût naissant au repos des vieux jours de mon oncle ; et, continuant toujours sur le même ton, j’arrivai au point de convenir que cette passion si violente était en partie le fruit de mon imagination et de mon inexpérience. De son côté, elle décida que Léon, comme tous les hommes de son âgé et de son rang, n’avait eu d’autre intention que de m’offrir l’hommage qu’un homme poli ne peut refuser à une jeune personne, nièce d’un seigneur respectable. « D’ailleurs, ma chère Albertine, il a trop de pénétration et d’usage du monde, pour n’avoir pas aperçu l’impression qu’il faisait sur vous. Vous avez flatté son amour-propre ; en fallait-il davantage pour le déterminer à s’amuser un instant de votre crédulité ? » J’avais fait vingt fois la même réflexion ; cette conformité dépensée m’inspira de la confiance pour tout le reste. Le cœur et l’esprit plus calmes, je l’embrassai, et lui demandai le plus grand secret ; ce qu’elle me promit. Je lui promis à mon tour de mieux traiter son frère, qui méritait toutes mes affections ; et, après avoir séché nos pleurs, nous rentrâmes au château où l’on nous attendait.

J’affectai un peu plus de gaieté pour plaire à cette bonne Henriette qui m’encourageait par des regards pleins de tendresse.

Dès le jour suivant, elle vint de bonne heure chez moi me conjurer de déraciner ce qu’elle appelait, en riant, l’inclination de contrebande ; et si elle ne réussissait pas toujours auprès de moi dans ses observations malignes sur Léon et Casimir, elle me forçait au moins d’admirer en elle la meilleure des sœurs. Adrien ne pouvait avoir un défenseur plus zélé.

Il y avait plusieurs jours que cette excellente amie s’occupait de rappeler ma raison, lorsque madame de Genissieux arriva brusquement une lettre de son neveu à la main. « Voilà des nouvelles de nos voyageurs ! Ils écrivent des frontières de l’Italie. En quittant la France, Léon salue les personnes aimables qu’il y a connues : vous voyez, Mesdames, que ceci vous est adressé. Au reste, il ne m’écrit que pour m’informer de sa marche. Sa première lettre sera de Turin. » Elle se tut, et serra la lettre sans nous la lire. Mon oncle, qui était présent, complimenta beaucoup sa voisine sur le beau voyage qu’allait faire son neveu, et moi je ne levai seulement pas les yeux, car Adrien était là, et je continuai d’effeuiller une rose de l’air le plus indifférent. Je me flattais que madame de Genissieux me ferait lire cette lettre quand nous serions seules, comme elle m’avait montré toutes les autres. Le moment ne tarda pas à venir, et elle ne me parla de rien. Il fallut donc attendre la lettre annoncée.

Les soins d’Henriette allaient souvent beaucoup plus loin que je n’aurais voulu : elle ne cessait de me faire de beaux sermons, et de me répéter que mon sort était fixé par mon oncle ; qu’Adrien m’aimait véritablement, et que Léon n’avait point eu l’intention de songer sérieusement à moi. Lorsqu’elle me croyait persuadée, elle ne manquait pas de dire en confidence à son frère que, malgré ma timidité, elle voyait bien mon attachement pour lui, et ce pauvre Adrien, que les bons traitemens n’avaient pas gâté, se contentait aisément de cette assurance. Deux motifs puissans engageaient Henriette à vouloir de moi pour sa belle-sœur : premièrement, le bonheur de son frère, dont les affections lui étaient bien connues : ensuite, la fortune considérable que M. de Saint-Albe devait me laisser, et qu’elle était bien aise de voir passer dans sa famille.

Mon oncle et MM. Desmousseaux se livraient constamment aux plaisirs de la chasse, et cette importante occupation me délivrait de l’importunité du père, et de l’assiduité du fils.

La vie monotone que nous menions. (et à laquelle je m’étais accoutumée avant de connaître Léon) me devenait tous les jours plus insipide ; le temps me paraissait d’une longueur insupportable, et cependant j’aurais voulu le retenir pour retarder à l’infini l’inévitable mariage dont j’étais menacée.

Enfin, j’arrivai seule un matin chez madame de Genissieux au moment où elle recevait ses lettres ; il y en avait une sur laquelle je jetai un coup d’œil, et qui portait sur le timbre : Turin. Elle la remarqua, la décacheta aussitôt et la lut en s’interrompant de temps en temps pour me dire : « Ah ! il me parle de vous, de votre oncle. » Et un moment après : « Mais il ne cesse de me charger de le rappeler à votre souvenir. Encore ! ah ! vraiment il est d’une distraction… » Ici je me servis d’une petite ruse. J’avais envie de lire cette lettre, mais je ne pouvais le témoigner. Je m’avisai de nier qu’il fût vraisemblable que M. d’Ablancourt pensât à nous si souvent, et je dis, en riant, qu’elle voulait se moquer de moi. « Lisez vous-même, petite incrédule, lisez. Ne vous en rapportez qu’à vos yeux. » Je pris la lettre et je la parcourus avec vivacité sans oser la lire haut. Il me fut impossible de ne pas reconnaître à mon nom, répété à plusieurs reprises, combien Léon était occupé de moi ! Ce moment délicieux détruisit sur-le-champ tout l’effet des sages leçons d’Henriette. Je ne songeai plus qu’au bonheur d’être aimée du plus aimable des hommes, et je m’y abandonnai avec toute l’imprudence de mon âge sans prévoir les maux que je me préparais. Je lui rendis la lettre. « Eh bien ! m’en croirez-vous à présent, Albertine ? Je vous charge de faire part à M. de Saint-Albe du contenu de cette lettre. » Je promis de m’acquitter de la commission ; mais je m’en gardai bien, je ne parlais jamais de Léon devant mon oncle.

Je revins au château dans une agitation pleine de charme : je courais avec une si grande agilité, toute ma personne annonçait tellement le bonheur que madame Blanchard ne put s’empêcher de remarquer ce changement, et me dit en me suivant : « Bon Dieu, Mademoiselle, qu’est-il donc arrivé ? comme vous courez ! Je suis charmée de vous voir de si bonne humeur. Ali ! madame Duperay est une excellente dame, c’est elle qui vous rend si gaie. Ma foi, je suis bien aise que ce baron d’Ablancourt soit parti ; car, comme le disait son valet de chambre à Suzette, la fille de notre jardinier… Mais je me souviens que mademoiselle m’a défendu de lui rapporter ce qui se dit dans la maison. » Elle allait sortir, je la retins. « Ceci est différent, s’il s’agit de moi, je veux le savoir. — Oui, certainement, il s’agit de mademoiselle, mais je sais qu’elle ne veut jamais savoir… — Allons, madame Blanchard, vous parliez de M. d’Ablancourt. — Ah ! oui : son valet-de-chambre disait qu’il était bien fâché que son maître fût venu à Saint-Marcel. — Pourquoi cela ? — Parce que M. le baron s’y plaisait trop, et que cela retardait le voyage d’Italie. — Eh bien ? — Eh bien ! il disait que M. le baron ne devait rester chez sa tante que huit jours au plus, et qu’il était sans doute amoureux de mademoiselle, puisqu’il ne songeait plus à partir. — Que dites-vous, madame Blanchard ? — C’est M. Julien qui disait ces folies-là : ne m’en voulez pas, Mademoiselle, je sais bien que vous n’aimez que M. Adrien, et que vous n’avez rien aperçu de tout cela : mais on aurait fini par en parler : vous n’avez pas l’expérience du monde comme moi. — Il suffit, madame Blanchard, laissez-moi. — Ne faut-il pas que j’arrange votre chambre ? Cette cheminée est tout en désordre. » J’étais impatiente de me trouver seule, sa présence me mettait au supplice. « Mademoiselle, voici encore une robe qu’il faut serrer. — Ma chère madame Blanchard, je vous la donne. Emportez-la dans votre chambre et laissez-moi. » Elle me remercia, et se retira aussitôt.

Je restai long-temps dans une douce rêverie, mes yeux se remplissaient de larmes, et cependant je me trouvais heureuse !

Je cachai soigneusement mon secret, et je me rendis dans le salon où je reçus plusieurs amis de mon oncle qui venaient passer la journée avec nous.