Alaric, ou Rome vaincue/Livre VIII

Augustin Courbé (p. 337-373).

 
Comme un fer où l’aimant à sa force imprimée,
L’imprime à l’autre fer à son accoustumée,
De mesme du Romain le discours amoureux,
Passe jusques au cœur d’un roy si genereux.
Il y remet l’ardeur de son antique flâme ;
Son amour endormy se resveille en son ame ;
Et ce prince revoit dans son esprit lassé,
Et sa peine presente, et son bonheur passé.
Un objet merveilleux rentre dans sa memoire,
Avec tout son esclat, avec toute sa gloire :

Alaric en soûpire, et privé de repos,
En soûpirant encore il se tient ces propos.
O prince malheureux, quelle est ta destinée,
Puis que mesme au triomphe elle est infortunée,
Et qu’apres un honneur qui ne te sert de rien,
Le sort de tes captifs est plus doux que le tien ?
Valere va revoir la beauté qui le dompte,
Et tu ne revois point la belle Amalasonthe :
Et l’on voit dans son ame, et l’on voit dans ton cœur,
Un vaincu plus heureux que ne l’est son vainqueur.
Il va revoir Probé ; son plaisir est extrême ;
Car est-il rien si doux, que de voir ce qu’on aime ?
Tu le sçais, tu le sens, si proche du trespas,
En aymant un objet, et ne le voyant pas.
O ciel qui connoissez ma douleur inhumaine,
Si je le dois revoir faites durer ma peine :
Mais si ce bel objet ne l’est plus pour mes yeux,
Precipitez la mort que je cherche en ces lieux.
Je suis vaincu d’un oeil qui vaincroit tout le monde :
Ainsi que sa beauté, ma flâme est sans seconde :
O cruelle memoire ! ô charmant souvenir !
Hastons-nous de voir Rome afin d’en revenir.
A ces mots Alaric, dont l’ame est enflamée,
Va faire battre aux champs, et descamper l’armée :
Apres avoir remply, de Canut, chef vaillant,
L’employ de Radagaise au courage boüillant.
Tout descampe, tout marche, et sous un si grand homme,
Les bataillons pressez tournent teste vers Rome :

Precipitent leur marche, et portent leurs regards,
Vers le Tibre fameux par les faits des Cezars.
Comme on voit, quand la mer a franchy ses rivages,
Les flots suivre les flots, estendant leurs ravages ;
Couvrir les vastes champs, et puis d’autres apres,
Poussez d’autres encor qui les suivent de pres.
Ainsi les bataillons aux bataillons succedent ;
Ils s’estendent tousjours dans les lieux qui leur cedent ;
La terre en est couverte ; et l’on en voit encor,
Qui font briller bien loin l’acier flambant et l’or.
Mais durant qu’Alaric traverse l’Italie,
Tiburse plein de honte et de melancolie,
Meslé dans les vaincus de qui la troupe fuit,
Devance de fort peu Valere qui le suit.
Presque en un mesme temps ils font voir leur tristesse,
A la belle Probé leur illustre maistresse :
Esgalement confus d’avoir esté deffaits,
Et d’avoir mal remply ses genereux souhaits.
Si l’un n’ose parler, l’autre ne sçait que dire :
Si l’un pousse un soûpir, l’autre aussi-tost soûpire :
Et leurs yeux où l’amour se mesle à la douleur,
Disent seuls à Probé leur sort et leur malheur.
Elle qui voit leur peine en devine la cause :
Elle leur veut parler, et pourtant elle n’ose :
Tous trois sont affligez, tous trois sont interdis ;
Comme elle est trop timide, ils sont trop peu hardis ;
Mais Tiburse à la fin se faisant violence,
En soûpirant encor, rompt enfin leur silence.

Le destin, luy dit-il, adorable Probé,
A fait que le Romain trop foible a succombé :
Que le Goth plus heureux s’est ouvert le passage,
Malgré les vains efforts qu’a faits nostre courage :
Et que manquant enfin, de force et non de cœur,
Tiburse vous revoit sans vous revoir vainqueur.
Mais bien que son party revienne sans victoire,
Ce malheureux amant ne revient pas sans gloire :
Et si pour meriter nostre prix glorieux,
Il faut estre vaillant, et non victorieux,
Je puis sans vanité concevoir l’esperance,
Qu’à la fin mes travaux auront leur recompense :
Et que m’estant sauvé d’entre tant d’ennemis,
J’obtiendray le laurier que vous m’avez promis.
Non, non (respond alors le genereux Valere)
Probé ne nous doit voir que d’un oeil de colere :
Et des Romains vaincus qui demandent des prix,
Sont indignes de vivre, et dignes de mespris.
Nostre fuite honteuse a merité sa haine :
Si Probé ne nous hait, elle n’est pas romaine :
Oüy, nous sommes sans cœur ayant esté sans mains,
Et nous devions luy plaire en mourant en Romains.
Oüy, vostre devancier vous aprît dans Utique,
Qu’on doit s’ensevelir avec la republique :
Et je ne voy que trop par les grands Scipions,
Que j’ay mal imité leurs belles actions.
Adorable Probé, j’en rougis, je l’advouë :
Et bien que des mortels la fortune se jouë,
Et bien que le hazard

dispose des combats ;
Le destin des vaincus pour vous plaire est trop bas.
J’ay bien veu le devoir, mais je n’ay pû le suivre :
Pour vous revoir encor, encor j’ay voulu vivre :
Mais je connois ma faute ainsi que mon devoir :
C’est trop pour des vaincus que l’honneur de vous voir.
Je ne dispute pas que vous ne soyez brave,
Mais on me revoit libre, et vous fustes esclave,
(Dit Tiburse irrité d’entendre son rival)
Et vostre indigne sort au mien n’est plus esgal.
Il est vray, dit Valere, et Rome est bien instruite,
De ma captivité comme de vostre fuite :
Et le choix de ces maux n’estant guere douteux,
Probé connoistra bien le plus ou moins honteux.
Quoy vous pouvez avoir ces esperances vaines !
Quoy l’illustre Probé partageroit vos chaisnes !
(Respond encor Tiburse) et l’affranchy des Goths,
Où l’esclave eschapé peut tenir ces propos !
Oüy, oüy, respond Valere, adorable personne,
Tiburse est de retour, donnez-luy la couronne :
Il la merite bien, puis qu’au lieu de mourir,
Il croit qu’un si beau prix se gagne à bien courir.
Si les fers d’un grand roy deshonnorent un homme,
Ce n’est pas en fuyant que l’on doit revoir Rome :
Et Caton vostre ayeul, dit à tous les Romains,
Que si l’on doit fuir, c’est avecques les mains.
Ha ! Cessez, dit Probé, d’adjouster des injures,
Au malheureux succés qu’ont eu nos avantures :
Je vous

connois tous deux pleins de zele et de foy ;
Tous deux dignes de Rome aussi bien que de moy ;
Vos fers sont glorieux ; vostre fuite est prudente ;
L’amour de la patrie en vos cœurs est ardente ;
Et si le sort trahit vos desseins genereux,
Ils ne sont pas moins grands pour n’estre pas heureux.
Mais illustres guerriers, puis qu’Alaric s’avance,
La palme disputée est encor en balence :
Je vous verray combatre ; et vos illustres soins,
Auront Probé pour juge, et ses yeux pour tesmoins.
Or sus donc nobles cœurs, espousez sa querelle :
Combatez vaillamment, et pour Rome, et pour elle :
Et par vos grands exploits vous faisant redouter,
Tâchez de l’obliger à choisir sans douter.
Comme lors que la mer gronde, bruit, et tempeste,
Le paisible Alcion en se monstrant l’arreste :
Accoise sa fureur qu’on voyoit escumer, (apaise)
Et regne sur les flots que luy seul peut calmer.
De mesme de Probé la voix toute puissante,
Appaise des guerriers la colere naissante :
Et fait que par respect, et l’un et l’autre amant,
Renferme dans son cœur tout son ressentiment.
Ils ne disent plus rien, de peur de luy desplaire :
Et pour se l’acquerir chacun songe à bien faire :
Chacun d’eux se prepare à mille grands exploits,
Afin d’estre honnoré de son illustre choix.
Mais durant qu’une belle exerce son empire,
Une plus belle encor se despite et soûpire :
Et se

prenant au ciel de son cruel destin,
Amalasonthe voit les murs de Constantin.
Le changement de lieux n’a point changé son ame :
Au Bosphore de Thrace elle est encor en flâme :
Et le noble despit qui forma son dessein,
Brille encor en ses yeux comme il brusle en son sein.
Tout se presse pour voir cette illustre guerriere,
Aussi triste que belle, aussi belle que fiere :
Mais l’habit estranger qu’on luy voit en ces lieux,
Fait moins par son esclat que l’esclat de ses yeux.
Comme lors que la nuit une comette ardente,
Fait luire parmy l’air sa clarté menaçante,
Chacun est attentif à cette nouveauté,
Tout le monde observant sa fatale beauté.
De mesme tout le monde observe l’estrangere :
Chacun court pour la voir ; chacun la considere ;
Et son brillant esclat, et sa noble fierté,
Menacent plus d’un cœur d’estre sans liberté.
Mais pour ses tristes yeux, cette ville à des charmes :
Elle y voit cent vaisseaux ; elle y voit tout en armes ;
Mille et mille guerriers estans desja tous prests,
On diroit que la Grece est dans ses interests.
Ses yeux brillent alors de leur splendeur premiere :
Ce bel astre du Nord redouble sa lumiere :
Et les Grecs esbloüis de sa vive splendeur,
Sentent qu’un si grand feu n’est jamais sans ardeur.
Eutrope, general de l’aigle imperiale,
Voit, admire, et cherit la beauté martiale :

Son noble orgueil luy plaist ; et ce jeune guerrier,
S’avance, la saluë, et parle le premier.
Si mes yeux disent vray, genereuse amazone,
(Dit-il en l’abordant) vous descendez du thrône :
Et l’on voit en voyant vos rares qualitez,
Si vous n’en venez pas, que vous le meritez.
Seigneur (respond alors cette belle personne)
Ceux dont je tiens le jour, ont porté la couronne :
Et mes cruels destins, dont je sens la rigueur,
M’ont arraché leur sceptre, et m’ont laissé leur cœur.
Mais si quelque pitié, me voyant malheureuse,
Peut esmouvoir pour moy vostre ame genereuse ;
Peut vous donner pour moy ce noble sentiment ;
Faites que l’empereur m’escoute seulement.
O beauté trop aymable, et desja trop aymée,
Le voicy, luy dit-il, qui vient voir son armée :
Vous en obtiendrez tout, beau chef-d’oeuvre des cieux,
Car je veux vous servir, et ce prince a des yeux.
A ces mots le guerrier plein d’ardeur et de zele,
Luy presente la main, et s’avance avec elle ;
Aborde l’empereur, la regardant tousjours ;
La fait voir à ce prince, et luy tient ce discours.
La victoire est à vous, monarque grand et rare,
Puis qu’en vostre faveur Minerve se declare :
Car qui peut soustenir les efforts de nos bras,
Combatant pour Arcade avec cette Pallas ?
Grand prince (luy dit-elle avec beaucoup de grace)
Des froids climats du Nord jusqu’à celuy de Thrace,

Le bruit de vos vertus, et de vostre dessein,
Attire icy mes pas, et porte icy ma main.
Oüy, seigneur, le beau bruit de vostre renommée,
De ces lieux reculez m’ameine à vostre armée :
Avec l’intention de suivre en toutes parts,
Si vous le permettez, vos fameux estendarts.
Invincible empereur que l’univers respecte,
Qu’Amalasonthe icy ne vous soit pas suspecte :
Car l’injuste Alaric, son tyran non son roy,
A merité sa haine en luy manquant de foy.
Tout autre sentiment mon esprit le rejette :
Je suis son ennemie, et non pas sa sujette :
Et si tous vos guerriers font ce que je feray,
Vous en triompherez, et je m’en vengeray.
Oüy (respond l’empereur à cette beauté fiere)
Nous en triompherons redoutable guerriere :
J’en accepte l’augure, et par nos grands exploits,
Et par vos grands attraits, nous le vaincrons deux fois.
Alors par l’empereur cette belle est conduite,
Jusques dans son palais avec toute sa suite :
Où l’amoureux Eutrope est comblé de plaisir,
Luy voyant honnorer l’objet de son desir.
Il luy rend mille soins ; mille et mille services ;
Il trouve en mesme lieu sa peine et ses delices ;
Et quoy qu’il sente bien qu’il perd sa liberté,
Il ne peut esloigner son aymable fierté.
Comme cét animal qui meurt dans la lumiere,
Vole et plane à l’entour de la clarté meurtriere ;

Va ; vient ; s’aproche enfin de cét objet aymé ;
Et s’en approchant trop s’en trouve consumé.
Ainsi le favory de l’empereur de Grece,
Va, vient, voit, et revoit sa nouvelle maistresse :
Se brusle à ce beau feu qui luy charme les sens ;
Et se voit enflâmer par ses rayons puissans.
Mais en l’estat qu’il est, il sent plus d’une peine :
En prenant de l’amour, il a pris de la haine :
Car il sçait, en souffrant un tourment sans esgal,
Par le nom d’Alaric, quel est son grand rival.
Son ame toutesfois se trouve un peu flattée,
Par le noble despit d’une amante irritée :
Son cœur pour s’appaiser, luy semble trop atteint :
Il se flatte, il espere, et cependant il craint.
Tantost il voudroit bien la laisser à Bysance :
Tantost il ayme mieux son aymable presence :
Si le danger est grand, le plaisir l’est aussi :
Et son ame incertaine à bien plus d’un soucy.
Mais la belle guerriere aymant si fort la gloire,
Il pretend la gagner en gagnant la victoire :
Il pretend la venger, et punir un grand roy :
L’attaquer, et le vaincre, et pour elle, et pour soy.
La seule ambition faisoit agir son ame,
Et dans ce premier feu se mesle une autre flâme :
Et dans la double ardeur qui le vient eschauffer,
Il brusle de voir Rome afin d’y triompher.
Mais pendant que ce Grec fait ces belles chimeres,
Rigilde tourmenté par ses douleurs ameres,

Et ces meschans esprits qui perdent les humains,
Tâchent de redonner du courage aux Romains.
Quoy, leur dit le sorcier, et qu’est donc devenuë
La fermeté romaine autrefois si connuë ?
Ayons un cœur plus grand que n’est un si grand mal :
Alaric est plus loin que n’estoit Hanibal :
Non plus que le premier, ce n’est enfin qu’un homme :
Rome alors fut sauvée, et nous sauverons Rome :
N’en desesperons point ; songeons que les Gaulois
Jusques au Capitole ont porté leurs exploits :
Et que du Capitole on les remit en fuite,
En joignant le courage avecques la conduite.
Si nous sommes Romains deffendons nos ramparts :
Peut-on estre vaincu dans les murs des Cezars ?
Plutost dans leurs tombeaux ces ombres glorieuses,
Armeroient de nouveau leurs mains victorieuses.
Mais ces illustres morts sont vivans dans vos cœurs :
Ils vainquirent enfin, et vous serez vainqueurs :
Ces Goths, ces mesmes Goths, domptez par vos ancestres,
S’attaquent vainement aux enfans de leurs maistres :
Ainsi sans plus songer aux maux qu’on a souffers,
Ne songeons plus qu’à vaincre, et preparons des fers.
L’on voit desja la fin de la saison ardente,
Et le commencement de l’automne abondante :
Et pour peu que nos cœurs fassent agir nos mains,
L’hyver viendra bien-tost au secours des Romains.
Comme au cry d’un oyseau tous les autres s’assemblent,
Par la peur du faucon sous qui leurs troupes tremblent,

De mesme les Romains entendant l’enchanteur,
Environnent alors cét adroit imposteur.
La crainte d’Alaric qui fait leur hardiesse,
Fait que chacun s’avance, et que chacun se presse :
Tous paroissent vaillans l’entendant discourir ;
Et tous sont resolus de vaincre ou de mourir.
Alors comme à l’envy tout songe à la deffense :
L’un esguise ses dards, ou le fer de sa lance ;
L’autre voit si son arc peut estre bien tendu ;
L’un court à la muraille, ou l’autre s’est rendu ;
L’on borde les ramparts de boules et de pierres,
Qu’avec la catapulte on eslance en tonnerres :
Machine redoutable au camp des assiegeans,
Qui ne sçait qu’oposer pour en couvrir ses gents.
L’on prepare des feux, et des huyles boüillantes,
Pour les verser apres sur les troupes vaillantes :
Et tout ce que la guerre a de plus inhumain,
Est alors employé par le peuple romain.
Desja les bataillons sont dans les places d’armes,
Et tous prests de marcher aux guerrieres alarmes :
Les portaux sont fermez ; les corps-de-garde mis ;
Et tout en fort bon ordre attend les ennemis.
Mais avant que fermer, par la porte capene,
Dix mille bons soldats sous un bon capitaine,
Sortent pour recevoir le brave roy des Goths,
L’invincible Alaric le plus grand des heros.
Tiburse est à leur teste aussi bien que Valere :

Tous deux sont animez d’une noble colere ;
Tous deux semblent voler aux penibles travaux ;
Et l’honneur et l’amour les font deux fois rivaux.
Cependant Alaric traversant l’Italie,
Ne voit rien qui ne cede, et qui ne s’humilie :
Et le bruit de ses faits, et de son grand destin,
Aplanit les sentiers, et trace le chemin.
La fuite des Romains a semé l’espouvente :
Et de quelque valeur que le Toscan se vante,
L’Arne voit sur ses bords ondoyer les drapeaux,
Et de fiers bataillons border ses claires eaux.
Desja ce camp nombreux qui marche avec furie,
Laisse loin les hauts monts de l’aspre Ligurie :
Genes aux grands palais ; Cirne fameuse en vins ;
Nole qu’on voit au pied des rochers Apenins ;
L’agreable Nicée, et le beau port d’Hercule ;
Sestre aux plaisans valons d’où le jour se recule ;
Et comme je l’ay dit, l’on voit ce conquerant,
Dans les champs d’Hetrurie où l’Arne va courant.
On le reçoit vainqueur dans la belle Florence :
Puis vers Pise aussi-tost le roy des Goths s’avance :
Laisse Luques à gauche, et voit sans s’arrester,
La ville des Sennois qui n’ose resister.
Ce vaillant ennemy de la grandeur romaine,
Passe du fleuve Iris, au lac de Thrasimene :
Puis portant plus à droit sa noble ambition,
Voit le fameux terroir apellé Latium.
De là marchant tousjours, à la fin ce grand homme,
Aaperçoit le premier les hauts temples de Rome :

Les monstre à son armée, et pour mieux l’animer,
Voila, dit-il, soldats, ce qui nous fit armer.
Voila genereux Goths, cette ville superbe,
Dont nous mettrons dans peu l’orgueil plus bas que l’herbe :
Voila Rome, marchons, dit-il à haute voix,
Marchons, marchons, respond tout le camp à la fois.
Comme dans les rochers creusez par la nature,
L’echo fait de la voix l’invisible peinture,
Et redit à son tour, en nous charmant les sens,
Tout ce que l’on a dit, accens apres accens.
Ainsi le camp des Goths qu’un mesme esprit anime,
Redit ce mesme mot de son roy magnanime :
Et faisant ce qu’il dit, tout marche fierement,
Vers les superbes murs veus en esloignement.
Jamais torrent enflé ne parut si rapide :
Tout le camp suit les pas d’Alaric qui le guide :
Tout s’avance vers Rome, et sa vaste grandeur,
Ne fait que redoubler leur genereuse ardeur.
Mais comme ce heros fait marcher son armée,
Il voit un sombre amas de poudre ou de fumée,
Qui s’esleve à grands flots, et qui desrobe aux yeux
Des superbes Romains les palais glorieux.
Dans ce nuage espais que forme la poussiere,
Il voit briller le fer d’une splendeur guerriere :
Ainsi qu’on voit en l’air parmy l’obscurité,
Des esclairs lumineux la subite clarté.
Ce redoutable objet plaist aux yeux du monarque :
L’on voit de son plaisir briller l’illustre marque :

Des esclairs à leur tour partent de ses regards,
Et sa noble fierté le fait paroistre un Mars.
Braves Goths, leur dit-il, le sort nous favorise,
Car mesme les Romains bastent nostre entreprise :
Et courant à leur perte, en s’avançant ainsi,
Esbauchons la victoire en deffaisant ceux-cy.
A ces mots il fait alte, et tout le camp s’arreste :
Puis destachant un corps, il se met à sa teste :
Allons, dit-il, allons recevoir le Romain,
Le premier coup d’espée apartient à ma main.
Il part à cét instant, et fond comme un tonnerre :
L’ennemy qui le voit, fait alte, et puis se serre :
Et pour ne donner pas dans tant de bataillons,
D’un poste avantageux couvre tous les sillons.
Boucliers contre boucliers, les cohortes pressées,
L’attendent de pied ferme, et les piques baissées :
Mais bien que cét objet imprime de l’horreur ;
Bien que volent par tout la mort et la terreur ;
Le vaillant roy des Goths que l’univers redoute,
Les charge, se fait jour, et les met en desroute.
Comme on voit un lion au milieu d’un troupeau,
Abattre ; deschirer ; s’ensanglanter la peau ;
De la griffe et des dents exercer la furie ;
Et remplir de frayeur toute la bergerie.
Ainsi du grand heros le redoutable bras,
Abat tout, perce tout, et du sang des soldats
Faisant voir son espée, et degouttante, et teinte,
Remplit les bataillons de desordre et de crainte ;

Fait sentir aux plus fiers son insigne valeur ;
Et signale en ce jour sa gloire et leur malheur.
Mais Valere et Tiburse au milieu de l’orage,
(Ces rivaux en amour aussi bien qu’en courage)
Apres un si grand choq ne perdant point le cœur,
Arrestent les vaincus ainsi que le vainqueur ;
Et redonnant quelque ordre aux troupes dispersées,
Reviennent à la charge à cohortes pressées.
Le Goth sans s’esbranler fait ferme à leur abord :
Et l’immortel heros, et plus fier, et plus fort,
Joignant à sa valeur une rare conduite,
De nouveau les renverse, et les remet en fuite.
Il les pousse, il les chasse, il les suit pas à pas :
A cent et cent Romains il donne le trespas :
Et par cette valeur que l’univers renomme,
Il les meine battant jusqu’aux portes de Rome.
Tibre, fleuve fameux, combien vit-on alors
De casques, de boucliers, de tes humides bords
Tomber et puis rouler parmy tes fieres ondes,
Comblant de pasles corps tes cavernes profondes ?
Les ramparts sont bordez de braves combatans :
L’on y voit sur les tours mille drapeaux flotans :
Partout on voit marcher les cohortes vaillantes ;
Partout on voit l’esclat de leurs armes brillantes ;
Et la trompette alors excitant les soldats,
Partout sonne la charge, et parle de combats.
Cependant tout le camp qui respire la guerre,
Arrive devant Rome, et fait trembler la terre.
Il jette sur

le Tibre et cent et cent batteaux ;
En bastit deux grands ponts qui traversent ses eaux ;
Et ce camp si nombreux qui la ville environne,
Forme ce qu’autrefois on nommoit la couronne :
L’enceint de toutes parts de bataillons quarrez,
Et fait alte luy-mesme, à rangs droits et serrez.
L’invincible Alaric, que Rome voit paroistre,
Considere la place, et la va reconnoistre :
Regle son campement ; voit tout ; ordonne tout ;
Et fait le tour des murs de l’un à l’autre bout.
Il voit où ses beliers pourront faire des bresches ;
Il voit d’où ses archers feront pleuvoir des flesches ;
Il voit où l’escalade est possible en ces lieux ;
Et dans ces nobles soins rien n’eschape à ses yeux.
Des postes eslevez il cherche l’avantage :
Et de tous ses quartiers ayant fait le partage,
Il y dispose tout avec un jugement
Qui de son grand dessein predit l’evenement.
Pour pouvoir triompher de la force romaine,
Il poste Sigeric vers la porte Capene :
Canut vers la Flamine, et l’adroit Hildegrand
A la porte Naevie à sa place, et la prend.
L’intrepide Haldan est à la Tiburtine :
Le prudent Theodat campe à la Collatine :
Le courageux Wermond avec tous ses guerriers,
Se loge à l’Aurelie en suite des premiers.
Sigar adroit et brave est à la Quirinale :
Et le vieux Jameric campe à la Viminale :

Les gents de Midelphar se retranchent apres,
A la porte d’Ostie, et la serrent de prés.
Ceux de Narve sont mis à la Coelimontane :
Ceux d’Upsale campez contre la Vaticane :
Et ceux de Nicoping eslevent un grand fort,
Avec ceux de Castrolme à la porte du port.
Mais le grand Alaric, que nul guerrier n’esgale,
Par un heureux presage est à la triomphale :
Et cét illustre nom luy fait bien esperer,
De ces nobles travaux qu’il est prest d’endurer.
Alors faisant agir les gents d’Angermanie,
Qui joignent à la force une adresse infinie,
Il leur fait eslever un haut retranchement,
Qui de tous les costez couvre son logement.
En enfermant la ville, il s’enferme luy-mesme :
Ainsi que sa valeur, sa prudence est extrême :
Comme il songe à l’attaque, il songe à se couvrir :
Ordonne la tranchée, et puis la fait ouvrir.
Aux plus foibles soldats il donne du courage :
Des yeux et de la voix il avance l’ouvrage :
Il est l’ame du camp, et par son grand pouvoir,
Tout ainsi qu’il luy plaist luy seul le fait mouvoir.
Comme on voit dans un corps cét esprit qui l’anime,
Par une authorité puissante et legitime,
Faire agir à son gré les merveilleux ressorts,
Qui donnent mouvement aux membres de ce corps.
Tout de mesme Alaric dispose de l’armée :
La trouve obeïssante à son accoustumée :

Et des premiers des chefs aux derniers des soldats,
Tout bransle par son ordre, ou tout ne bransle pas.
Icy l’on voit le parc des machines de guerre ;
Icy l’amas des bleds que l’on garde et qu’on serre ;
Icy les corps-de-garde ; icy tous les drapeaux ;
Icy les pavillons, et superbes, et beaux ;
Les differens quartiers avec leurs places d’armes ;
Et divers bataillons, tous prests en cas d’alarmes ;
Et desja mille feux dans le camp allumez,
Redoublent la frayeur des Romains enfermez.
Et desja de ces feux la lumière éclatante
Brille dans l’eau du Tibre, et leur paroist flotante.
Cependant tout le camp plain d’esclat et de bruit,
Se trouve enfin couvert des ombres de la nuit :
L’obscurité le cache à la ville estonnée ;
Et le Goth fatigué d’une telle journée,
S’abandonne au sommeil après divers propos,
Et trouve dans la guerre un paisible repos.
Mais lors que tout est peint de ces couleurs funebres,
Le demon tenebreux veille dans les tenebres :
Et Rigilde accablé de son cuisant ennuy,
Dans une heure où tout dort, veille aussi bien que luy.
La gloire d’Alaric les choque et les tourmente :
Ainsi qu’elle s’accroist, leur désespoir s’augmente :
Et l’egale fureur qui leur donne la loy,
Les pousse esgalement contre ce vaillant roy.
Le premier de Sextus prenant la ressemblance,
(Sextus qui de Valere avoit la confidence),
L’aborde

au corps-de-garde, et le tirant à part,
En ces mots à peu près, l’entretient à l’escart.
Vous que l’amour anime aussi bien que la gloire ;
Vous, vous qui prétendez à plus d’une victoire ;
Vous amant et guerrier, voicy l’occasion
D’assouvir vostre flâme, et votre ambition.
J’ay veu du haut des murs les troupes ennemies,
Dans un profond sommeil laschement endormies :
Comme si les Romains, à vaincre accoustumez,
Avoient peur seulement de leurs feux allumez.
Usez bien des moyens que le destin vous donne :
Ornez-vous cette nuit de plus d’une couronne :
Faites une sortie, et d’un heur sans esgal,
Triomphez d’Alaric, et de vostre rival.
L’un et l’autre endormy, facilitent la chose :
Valere veillez donc, quand Tiburse repose :
Par un noble travail secondez ce repos,
Et deffaites ensemble, et Tiburse, et les Goths.
Valere à ce discours sent redoubler sa peine,
Piqué d’ambition, et d’amour, et de haine :
Et suivant le conseil de ce trompeur amy,
Il resveille à l’instant le soldat endormy :
Et redoublant son cœur par sa valeur extrême,
Le fait armer sans bruit, comme il s’arme luy-mesme ;
Se prépare à sortir, suivy de ces soldats ;
Fait ouvrir, sort, et marche aux nocturnes combats.
Rigilde d’autre part, que la fureur transporte,
Va trouver son rival qui garde une autre porte,

Il l’esveille, il luy parle, et pour le decevoir,
Sous l’aspect d’un parent le sorcier se fait voir.
Tu dors, tu dors, dit-il, ô rival de Valere,
Au lieu de t’animer d’une noble colere :
Et le tien cependant plus diligent que toy,
Va meriter ta reyne en combatant un roy.
Valere va sortir, je l’ay veu sous les armes :
Mais si pour toy l’amour et l’honneur ont des charmes,
Partage le peril qu’il va courre aujourd’huy,
Et pour le partager, sors aussi bien que luy.
Pour disputer Probé, dispute la victoire,
S’il revient triomphant, reviens couvert de gloire :
Donne sur un quartier, comme il y va donner,
Sors, combas, sois vainqueur, et fais toy couronner.
Comme on voit la matiere à s’enflâmer aysée,
S’eschauffer, s’allumer, et paroistre embrasée :
Telle de ce guerrier la boüillante valeur,
En cette occasion esclate avec chaleur.
Il se leve, il s’avance, il fait ouvrir les portes :
Et suivy fierement de ses braves cohortes,
Je vay suivre, dit-il, vos advis genereux,
Et paroistre vaillant aussi bien qu’amoureux.
Alors sans plus tarder, dans une heure si sombre,
Il marche enveloppé de l’espaisseur de l’ombre :
Et couvert comme il l’est par cette obscure nuit,
Il vole vers le camp, sans desordre et sans bruit.
Cependant son rival, qu’un mesme feu devore,
Marche aussi bien qu’il marche, et va plus viste encore :

Surprend la sentinelle, et fond comme à grands flots,
Sur le brave Canut dans le quartier des Goths.
Il attaque, il combat, il renverse, il foudroye :
Dans les bras du sommeil, la mort trouve sa proye :
Il passe comme un feu qui va tout devorant :
Et le Goth endormy se resveille en mourant.
Le desordre s’accroist comme le bruit s’augmente :
L’alarme et la frayeur passent de tente en tente :
Volent subitement de quartier en quartier :
Et le confus tumulte est dans le camp entier.
Pavillons renversez, huttes boule-versées ;
Bataillons mal formez, et troupes dispersées ;
Sont les affreux objets que la sombre clarté,
Fait voir confusément au soldat escarté.
Mais bien qu’en ce combat soit la fleur d’Italie,
Le genereux Canut, fait ferme ; se ralie ;
Arreste les fuyars que la peur fait courir ;
Et paroist resolu de vaincre ou de mourir.
Icy Birger tresbuche ; icy Flave succombe ;
Icy meurt Olaus ; icy Maxence tombe ;
Et par les grands efforts de leurs vaillantes mains,
Meurent confusément les Goths et les Romains.
La nuit couvre à la fois, sous ses noires tenebres,
Et mille beaux exploits, et mille objets funebres :
Mais dans l’obscurité brille de temps en temps,
Avec un bruit affreux le fer des combatans.
Trois fois les braves Goths repoussent les cohortes,
Et trois fois à leur tour elles sont les plus fortes :

Mais enfin la fortune en decidant leur sort,
Fait triompher Valere, et le rend le plus fort.
En vain le fier Canut s’oppose à sa victoire,
Il ne peut arrester, ny ses pas, ny sa gloire :
Tout court, tout fuit, tout cede en cette occasion :
Et partout est la mort, et la confusion.
Le sang coule à grands flots sur la campagne humide :
Le plus brave des Goths paroist alors timide :
Et Canut emporté par sa troupe qui fuit,
Laisse enfin le champ libre au Romain qui le suit.
Comme on voit dans les prez un taureau plein de rage,
Ceder manque de force, et non pas de courage :
Se tourner à tous coups, et d’un front menaçant,
Monstrer à son rival son superbe croissant.
Ainsi le fier Canut que le despit devore,
S’arreste à chaque pas, et se retourne encore :
Fuit, et frappe en fuyant, et monstre tant de cœur,
Que par là ce vaincu s’esgale à son vainqueur.
Mais le grand Alaric que la rumeur apelle,
Vient ravir à Valere une palme si belle :
Il marche, il court, il vole, et l’immortel heros,
Change seul le destin des Romains et des Goths.
Il charge ces premiers avec une furie,
Qu’à peine soustiendroit tout l’effort d’Hesperie :
Et chaque coup qui part de sa vaillante main,
Vange la mort d’un Goth par la mort d’un Romain.
Il met tout en desroute ; et Valere luy-mesme,
Est contraint de ceder à sa valeur extrême :

Les vainqueurs sont vaincus, tout fuit avec effroy ;
Et jusqu’au pied des murs les suit ce vaillant roy.
Mais comme il fait sentir la grandeur de son ame,
Il voit tout le quartier de Sigeric en flame :
Et plus prompt que ce feu, ce brave conquerant,
Va d’un quartier à l’autre, et s’y porte en courant.
Tiburse cependant, frappe, heurte, renverse ;
Attaque, et fait plier tout ce qui le traverse :
Et des feux allumez prenant quelques tisons,
En brusle des soldats les mobiles maisons.
D’abord cette matiere encor mal allumée,
Semble augmenter la nuit avecques la fumée :
Mais un moment apres, une affreuse splendeur,
De cét embrazement fait mieux voir la grandeur.
Au milieu de ces feux brillent toutes les armes :
Mille cris differens augmentent ces vacarmes :
Chaque coup que l’on donne aussi-tost est rendu :
Et le sang à la flâme alors est confondu.
Le Goth et le Romain, d’une valeur esgale,
Font balancer entr’eux une palme fatale :
Et dans le nouveau jour que fait l’embrazement,
Front à front, main à main, tout combat vaillamment.
Tu le sentis Adolphe, à qui les destinées
Firent voir en ce lieu la fin de tes années :
Tu le sentis Valens, et mille autres guerriers,
Se virent accablez de funestes lauriers.
L’on vit assez long-temps la fortune incertaine,
Entre l’ardeur gothique, et la valeur romaine :
Mais le grand Alaric

ne pouvant l’endurer,
La força de le suivre, et de se declarer.
Il vient, il voit, il vainct, ce guerrier redoutable :
Et sa main dompte tout, comme elle est indomptable.
Comme on voit un sanglier d’armes environné,
S’eslancer fierement sans paroistre estonné :
Escumer de fureur, grincer les dents de rage ;
Briser tout ; percer tout ; et se faire un passage.
Ainsi le grand heros qui partout est vainqueur,
Fait voir ferme et sans peur, son intrepide cœur :
Et sa noble fierté que la force accompagne,
Perce tout, abat tout sur la verte campagne.
Une seconde fois l’invincible heros,
Voit les portes de Rome avec ses braves Goths :
Acheve avec la nuit sa fameuse victoire,
Et le soleil levant vient esclairer sa gloire :
Et cét astre du jour voit les Romains chassez,
Se jetter en desordre au fond de leur fossez.
Mais pendant que dans Rome on en verse des larmes,
A toute son armée il fait prendre les armes :
Et voulant profiter de leur estonnement,
Il la tire aussi-tost de son retranchement.
La superbe cité s’en voit environnée,
Et d’armes à l’instant on la voit couronnée :
Les murs en sont bordez de l’un à l’autre bout ;
Et d’un affreux esclat le fer brille partout.
Cependant Alaric, que le destin seconde,
Place ses gents de traict comme ses gents de fronde :

Et par des soins hardis autant que singuliers,
Vers les superbes murs fait rouler ses beliers.
Alors pour empescher, ou pour haster l’ouvrage,
De la ville et du camp, fond comme un grand orage :
Mille et mille cailloux fendent l’air en soufflant,
Et mille et mille traicts s’y croisent en sifflant.
Mais malgré cette gresle, on voit que ces machines,
Qui des fermes ramparts font tomber les ruines,
Aprochent la muraille, et que leur front cornu,
Heurte desja le mur fortement soustenu.
Cent et cent bras nerveux à trois pieds de la terre,
Font aller et venir ces machines de guerre :
Et du choq des beliers retentissent alors,
Les antres que le Tibre a creusez sur ses bords.
Comme un coup est donné, l’autre aussi-tost se donne :
La muraille s’esboule, et le Romain s’estonne :
L’eau boüillante et les feux, pleuvent confusément,
Sans que le brave Goth s’esbransle seulement.
Enfin le haut rampart, avec un bruit horrible,
Tombe, et monstre au soldat une bresche accessible :
Mais le vaillant Romain redoublant ses efforts,
La repare à l’instant avec son propre corps.
L’invincible Alaric qui voit sa resistance,
Donne l’ordre à Canut, et ce guerrier s’avance :
Suivy de ses archers qui se font devancer,
Par mille traicts volans que leur main sçait lancer.
Sur cét amas poudreux qu’on voit au bas des bresches,
Volent ces fiers soldats plus viste que leurs flesches :

Et Valere et Tiburse, avec mesme vigueur,
Opposent à leurs bras, et leurs bras, et leur cœur.
Les uns veulent entrer, et sortent de la vie :
Les autres en mourant, empeschent leur envie :
Les morts des deux partis, par un heureux hazard,
Sur le rampart destruit, font un nouveau rampart.
Comme on voit quelquesfois les ondes agittées,
Jusqu’au haut des rochers par un grand vent jettées :
Et puis s’en retourner, d’un subit mouvement,
A bonds precipitez, dans leur vaste element.
Ainsi des braves Goths, la troupe genereuse,
Court et monte à la bresche, et haute, et dangereuse :
Y combat quelque temps, front à front, main à main,
Puis se voit repousser, par le soldat romain.
Le heros despité, de voir Canut qui cede,
Fait que sans plus tarder, Sigeric luy succede :
Qui la pique à la main, signalant ses efforts,
Pour frapper les vivants, marche parmy les morts.
Avec plus de fureur, le combat recommence :
Aucun n’escoute plus, ny pitié, ny clemence :
Et l’on voit un ruisseau du sang de ces guerriers,
Mais enfin ces seconds, ont le sort des premiers.
Le vaillant Alaric fait occuper leur place,
Par l’adroit Hildegrand, plein d’une belle audace :
L’or de sa riche armeure, esbloüit les regards,
Et c’est comme l’esclair, des foudres de leurs dards.
Une horrible tempeste alors est entenduë :
Alors la mort se donne, et la mort est renduë :

Et le Romain couvert de son large pavois,
Fait voller en esclats, la forest des longs boix.
Christierne, Bratemund, Erric, Ingel, Heraute,
Tous chefs de Finlandie, et de qualité haute :
Tous chefs dont la victoire accompagnoit les pas,
Tombent sur cette bresche, avec mille soldats.
Macrin, Volusian, et Severe, et Maxime,
Romains d’un sang illustre, et d’un cœur magnanime,
Trebuchent à leur tour, en manquant de bon-heur,
Si l’on en peut manquer, mourant au lict d’honneur.
Mais enfin tout cedant à la valeur romaine,
Ces braves finlandois, recullent hors d’haleine :
Et l’immortel heros qui les voit revenir,
Fait avancer Haldan, qui les va soustenir.
Haldan, ce fier guerrier, au courage intrepide,
Qui mesprisa la mort, sur la campagne humide :
Et qui vient sur la terre, avec le mesme orgueil,
La braver de nouveau, jusqu’au bord du cercueil.
Là redouble le bruit, comme les coups redoublent :
Le Tibre s’en esmeut, et ses ondes s’en troublent :
Et les rochers voisins, par des sons esclattans,
Refont d’autres combats, et d’autres combatans.
Sous leurs larges boucliers, ces braves insulaires,
Montent en menaçant de leurs canes legeres :
Mais les dards des Romains, plus forts que ces roseaux,
De leurs propres boucliers, font leurs propres tombeaux :
Ils tombent renversez de la bresche mortelle,
Et roulent l’un sur l’autre, en tombant pesle-mesle.

Alaric qui les voit, fait marcher Theodat ;
Ce chef sage et vaillant, restablit le combat ;
Dispute fort long-temps la victoire incertaine ;
Et se fait voir soldat, comme il est capitaine :
Toutesfois à la fin, quoy qu’il ne manque à rien,
Le destin des premiers, se trouve encor le sien.
Le robuste Wermond, va prendre alors sa place :
Mais ayant mesme cœur, il a mesme disgrace :
Et par l’ordre du roy, Sigar est obligé
D’aller vanger l’affront, de Wermond affligé.
Cependant au milieu de ce peril extrême,
Il a bien-tost besoin qu’on le vange luy mesme :
Car tous les siens pliant, et cedant aux Romains,
Jameric le dernier, s’avance, et vient aux mains.
Il est accompagné de la belle Laponne,
Et du gendre fameux, que sa fille luy donne :
Mais bien que tous les trois se couvrent de lauriers,
Tous les trois à la fin demeurent prisonniers.
Alors le grand heros, dont l’attente est trompée,
Fait briller fierement, sa foudroyante espée :
Court et monte à la bresche, où sa rare valeur,
Force enfin la fortune, à borner son mal-heur.
Il frappe, il blesse, il tuë, il renverse, il accable ;
Rien ne peut resister, à son bras redoutable ;
Il pousse les Romains, malgré tout leur grand cœur,
Et maistre de la bresche, il croit estre vainqueur.
Mais comme il la regarde, il aperçoit derriere,
Un grand retranchement, qui luy sert de barriere :

Le heros en gemit ; on l’entend soupirer ;
Parce qu’il connoist bien qu’il se doit retirer :
Toutesfois pour avoir une valeur discrette,
L’invincible Alaric fait sonner la retraitte.
Comme on voit un lion (par le nombre constraint)
S’esloigner lentement, du chasseur qui le craint,
Se retirer sans fuite, et souvent tourner teste,
Vers ce gros d’ennemis, que sa bravure arreste.
Tout de mesme Alaric, d’un pas superbe et lent,
S’esloigne du Romain, qui le suit en tremblant :
Et joignant la valeur, à la sage conduite,
De temps en temps se tourne, et le remet en fuite.
Il s’en va dans sa tente, où ses chefs tous honteux,
Le suivent sans parler, et d’un pas fort douteux.
Mais pour les consoler, il cache sa tristesse :
Et se mettant aux yeux une feinte allegresse,
Braves Goths relevez vostre esprit abatu :
La fortune, dit-il, en veut à la vertu :
Mais quand l’occasion se rencontre oportune,
Enfin cette vertu, fait ceder la fortune.
C’est par l’adversité, que l’on sent le bon-heur :
La conqueste facile, est presques sans honneur :
Le ciel veut que le bien soit achepté par l’homme :
Nous sommes de ce nombre, et nous attaquons Rome :
Et l’on doit se resoudre à cent et cent hazars,
Pour abattre des murs bastis par des Cezars.
Comme on voit le soleil, apres un grand orage,
De ses premiers rayons, dissiper le nuage :
Et quand par sa

chaleur on le voit escarté,
A l’air pur et serain redonner sa clarté.
Ainsi du grand heros, la voix forte et puissante,
Dissipe le chagrin de la troupe vaillante :
Et malgré la douleur d’un si sensible affront,
R’assereine ses yeux, et des-ride son front.
Alors ces braves chefs, poussez de mesme envie,
Jurent de se vanger, ou de perdre la vie :
Et promettent au roy, qui connoist leur valeur,
De reparer bien-tost leur faute ou leur mal-heur.
Mais comme il applaudit à leur noble pensée,
Il voit venir le chef de sa garde avancée,
Qui conduit à sa tente un heraut des Romains ;
Un rameau d’olivier, se fait voir en ses mains ;
Et Diegue, et Jameric, et la belle Laponne,
Resjoüissent ce prince, autant qu’il s’en estonne :
Car surpris de les voir, il ne sçait que juger,
Ny pourquoy les Romains cherchent à l’obliger.
Seigneur, dit le heraut, Valere qui m’envoye,
Dans la douleur publique, à senti quelque joye,
De pouvoir tesmoigner à vostre majesté,
Quel tendre sentiment en son ame est resté.
Par la noble rançon qu’il n’avoit point promise,
Son cœur reconnoissant, veut payer sa franchise :
Et ces trois prisonniers, qu’il vous offre par moy,
Seront cette rançon, ô magnanime roy.
Mais si vous desirez que la grace s’acheve,
Accordez pour trois jours une paisible treve :

Afin que tous les morts, y puissent recevoir,
Le legitime honneur d’un funebre devoir.
Comme nous combattons par gloire et non par haine,
J’accorde toute chose à la vertu romaine,
Luy respond Alaric, car ses braves efforts,
Font voir plus d’un vandale, au milieu de vos morts.
J’accepte la rançon que Valere me donne :
Et comme je l’estime autant que ma couronne,
Je veux que cent captifs que je tiens dans mes fers,
A ce brave Romain en mon nom soient offers.
Dites luy donc, heraut, que sa vertu me charme ;
Qu’elle fait que je l’aime, et qu’elle me desarme ;
Et que si Rome un jour doit tomber sous ma main,
Alaric sçaura bien le traitter en Romain.
Alors sans plus tarder, ce monarque invincible,
Pour faire voir son cœur aussi grand que sensible,
De ces braves captifs, fait vuider ses prisons,
Et le heraut qui part, s’en va chargé de dons.
Ainsi durant trois jours, au pied de ces murailles,
L’un et l’autre party songe à des funerailles :
Et les soldats meslez, pendant qu’il est permis,
Font paroistre les Goths et les Romains amis.
Mais durant que chacun ses morts va reconnoistre,
Deux ames au baptesme, alors veulent renaistre :
Et d’un rayon du ciel, leur noble cœur touché,
Trouve sa propre vie, en la mort du peché.
C’est le vieux Jameric, et la belle guerriere,
Plus humble par la foy, qu’on ne la voyoit fiere :
Qu’au milieu

du peril, un ange a conservez,
Et que ce grand miracle a doublement sauvez.
Les vœux du Lusitain, ont causé ce miracle :
Et l’incredulité ne faisant plus d’obstacle,
Le grand prelat d’Upsale ayant connu leur foy,
Les regenere en Dieu, par les ordres du roy.
Vers le Tibre fameux, marche toute l’armée :
De l’encens à flots noirs, monte au ciel la fumée :
Et l’on voit dans les mains du Goth fier et vaillant,
Mille et mille flambeaux meslez au fer brillant.
Le chant harmonieux, entonne des cantiques ;
Les deux nouveaux chrétiens ont de blanches tuniques ;
C’est le roy qui les meine, et le sçavant prelat,
Par ses beaux ornemens paroist couvert d’esclat.
Du haut de ses ramparts, le Romain considere,
Le pompeux appareil de ce sacré mistere :
Et d’autres plus hardis, viennent voir de plus pres,
D’un si grand sacrement, les superbes aprets.
Comme on voit les faisans, au rivage celtique,
Monstrer l’or d’un plumage, et riche, et magnifique ;
Et couvrir tous les bords des transparentes eaux,
Des nombreux escadrons, de ces rares oyseaux.
Ainsi voit-on alors, au bord de ce grand fleuve,
Briller l’or et l’acier, du soldat qui s’y treuve :
Et les fiers bataillons, de piques herissez,
Sur les rives du Tibre, en bel ordre placez.
La, volle jusqu’au ciel, une ardente priere ;
La, le vieux Jameric, au bord de la riviere,

Sa fille pres de luy, se prosterne à genoux,
Invoquant l’immortel, qu’on vit mourir pour nous :
Et le sage prelat, achevant le mistere,
Dans le Tibre fameux, puise une eau salutaire,
Qui jointe aux mots puissants, par un mouvement prompt,
Fait descendre la grace, en tombant sur leur front.
Le brave Lusitain, en meurt presque de joye :
Et les nouveaux chrétiens, que le roy veut qu’on voye,
Traversent tout le camp, benissant leur destin,
Et suivent Alaric, au superbe festin.
Mais trois fois le soleil ayant doré la terre,
De cette courte paix, on revient à la guerre :
Et le vaillant heros forme d’autres dessains,
Pour se couvrir de gloire, en domptant les Romains.
Sur des roulleaux glissans, plus d’une tour mobile,
D’un mouvement reglé, s’aproche de la ville :
Et sur le haut des tours, des ponts estroits, mais surs,
S’abaissent à l’instant, sur les creneaux des murs.
L’invincible Alaric, y passe à l’heure mesme :
On le voit haut en l’air, dans un peril extrême :
Et suivy par les siens, passant comme un esclair,
L’intrepide heros fait un combat en l’air.
Une forest de dards, s’oppose à son passage :
Pour arrester ce foudre, on met tout en usage :
Et sur le grand guerrier, en ce fatal moment,
Pierres, fleches, et feux, tombent confusement.
Par les horribles coups de sa flambante espée,
De cent et cent Romains est la trame coupée :

Plus d’un brave en ce lieu rencontre son tombeau ;
Et jusqu’au pied des murs, court un sanglant ruisseau.
Mais plus il en abat, plus augmente leur nombre :
Des traits qui sont tirez, tout le ciel devient sombre :
Le bouclier d’Alaric en est tout herissé ;
Et le haut de son casque en plus d’un lieu faussé.
Comme on voit quand l’orage a fait crever la nuë,
Tomber le froid amas de la gresle menuë :
Ainsi voit-on alors, tomber les traits vollants,
Sur un prince vaillant, entre les plus vaillants.
Valere qui soutient l’assaut de ce monarque,
De sa rare valeur, donne une illustre marque :
Car pouvoir resister au plus grand des guerriers,
C’est, sans estre vainqueur, se couvrir de lauriers.
Or pendant ce combat, la fortune changeante,
En des lieux differens, se fait voir differente :
Et donnant tour à tour des succés inconstans,
Le sort n’est pas esgal, entre les combatans.
Du genereux Canut, la roullante machine,
Sans aprocher des lieux ou ce chef la destine,
Gemit, s’esclatte, rompt, s’arreste, et sans bransler,
N’avance point aux murs, et ne peut reculler.
Le guerrier enragé d’une telle disgrace,
Sur le haut de la tour, se pleint, crie, et menace :
Mais inutilement faisant alors les trois,
Il descend despité de cette tour de bois.
Celle de Sigeric, ou plus d’un Goth travaille,
Plus heureuse que l’autre, aproche la muraille :

Et dans le mesme instant, sur son pont dangereux
Passe legerement le guerrier genereux.
Il pousse ; on le repousse ; on le choque ; il resiste ;
Cent piques à la fois le heurtant, il subsiste ;
Mais enfin s’esbranslant, il tombe tout froissé,
Avec un bruit sonnant, dans le large fossé.
Ses gents espouvantez, descendent pesle-mesle,
Accablez qu’on les voit d’une funeste gresle :
Et le Romain superbe, et d’un ton de mespris,
Pousse alors vers le ciel, et des traits, et des cris.
La tour de Hildegrand, heureusement s’aproche ;
Mais une catapulte eslançant une roche,
Horrible en sa grandeur, la brise en mille endroits,
Et boule-verse tour et soldats à la fois.
Celle du fier Haldan, par un sort aussi triste,
S’esbransle sous les coups d’une forte baliste : (machine à lancer les javelots)
Qui la renverse enfin, avec un si grand bruit,
Qu’on diroit que la foudre est ce qui la destruit.
La tour de Theodat, des hauts murs aprochée,
Par le bout de son pont, s’y voyoit accrochée,
Lors qu’un feu devorant, tombant sur son sommet,
Arreste le succés que le Goth s’en promet.
Il s’attache ; il petille ; et parmy la fumée,
L’on voit en un instant, la machine enflamée :
Et du haut de la tour, l’on voit sauter en bas,
Pour esviter la mort, capitaine et soldats.
Mais durant ce combat, Tiburse et trois cohortes,
Pour faire une sortie, abandonnent leurs portes :

Et fondent sur le camp avec tant de fureur,
Qu’ils y font voir par tout la mort et la terreur.
Tout fuit devant leurs pas ; tout cede à leur courage ;
Moins de bruit fait la mer, dans son plus grand orage ;
Et du haut de sa tour, l’invincible heros,
Voit l’honneur des Romains, et la honte des Goths.
Il soupire ; il descend ; il court à la meslée ;
Plus fier et plus vaillant, que le fils de Pelée :
Et suivant sa coustume, en donnant le trespas,
Il porte la victoire, où le portent ses pas.
Il change le destin des cohortes vaillantes ;
Il devient l’assaillant, des troupes assaillantes ;
Et les Romains batus, et les Romains chassez,
Sont recoignez par luy, jusques dans leurs fossez.