Alaric, ou Rome vaincue/Livre IX

Augustin Courbé (p. 377-415).

 
Mais durant qu’il combat, la nuit sombre et paisible,
Tombant alors du ciel, rend la terre invisible :
Obligeant le heros dans sa noble chaleur,
A suspendre l’effet de sa rare valeur.
L’on voit rentrer au camp, les enseignes vollantes ;
Retirer loin des murs, les machines roullantes ;
Et le grand roy des Goths, plein d’un nouveau despit,
Seul dans son pavillon, se jetter sur un lict :
Mais avec le dessein de recombatre encore,
Dés que vers l’orient se fera voir l’aurore :

Et de ne point cesser d’attaquer le Romain,
Qu’il ne l’ait abatu sous sa vaillante main.
Or pendant que ce prince a l’ame si remplie
Et de ses hauts projets, et de meslancolie,
Rigilde et les demons, excitent leurs soldats,
Par un nouvel espoir, à de nouveaux combats.
Invincibles guerriers, race du grand Romule,
(Leur dit cét enchanteur venu des bords de Thule)
Déja plus d’une fois, nous avons fait sentir,
Au temeraire Goth, un cuisant repentir.
De ces premiers succés, tirons un bon presage :
Et pour en profiter, mettons tout en usage :
Qui sçait bien commencer, sçait encor mieux finir :
Et tousjours le present, fait prevoir l’advenir.
Pour affermir la paix, soûtenons cette guerre :
Monstrons nous dignes fils, des maistres de la terre :
Nous aurons glorieux, le sort le plus fatal :
C’est vivre que mourir pour le païs natal :
Par une illustre mort, s’immortalise l’homme :
Enfin n’oublions pas, que nous deffendons Rome :
Rome que tout craignit ; Rome qui vit cent fois,
Ses ordres reverez des peuples et des rois.
Par ces mots, les Romains excitez à la gloire,
Pensent déja gagner victoire sur victoire :
Et leur noble fierté, qu’anime ce propos,
Croit déja voir la fuite, et la perte des Goths.
Mais pendant qu’en ces lieux la fortune incertaine,
Entre l’ardeur vandale, et la valeur romaine,

Tient encor en suspends le sort de l’univers,
De navires Gregeois l’on voit les flots couvers :
Et l’amoureux Eutrope, en cherchant les alarmes,
De la beauté du Nord, admire encor les charmes ;
Sent encor le pouvoir de l’œil qui le vainquit ;
Et fait croistre l’amour, où sa mere nâquit.
Comme l’aigle en esté, d’une prunelle fiere,
Regarde fixement l’astre de la lumiere :
S’attache à ses rayons ; s’eschauffe à son ardeur ;
Et voit avec plaisir cette vifve splendeur.
Ainsi le brave Grec contemple Amalasonthe ;
Observe la clarté du bel œil qui le dompte ;
Ne peut se destourner de cét objet ardent ;
Le regarde sans cesse, et brusle en regardant.
Elle s’apperçoit bien de sa nouvelle flame :
Elle voit dans ses yeux briller le feu de l’ame :
Mais comme sur la flotte Eutrope a tout pouvoir,
L’orgueilleuse beauté feint de ne le pas voir.
Sa fierté toutesfois, qui se fait violence,
Luy donne du respect, et l’oblige au silence :
Et de peur d’irriter son superbe vainqueur,
A peine des souspirs eschapent à son cœur.
Cependant par le vent, et par l’art du pilotte,
Loing du Bosphore grec vogue toute la flotte :
Et de Seste et d’Abyde ayant veu le destroit,
Passe dans l’archipel, par ce fameux endroit.
Lemnos sur la main droite, alors monstre ses roches :
Lesbos comme Chio, deux isles assez proches,

Demeurent sur la gauche, et sur la droite apres
Les ciclades font voir leurs hauts sommets fort pres.
De ce mesme costé, la routte un peu courbée,
Fait voir aux mariniers la grande isle d’Eubée :
Samos sur la main gauche à son tour aparoit ;
Et Crete aux cent citez apres elle s’y voit.
De là rasant à droit tout le Peloponese,
Et ne voyant en l’air nul signe qui ne plaise,
La flotte fait canal ; traverse promptement ;
Et vers Parthenopée aborde heureusement.
Tout descend, et tout campe, en un lieu si fertile :
L’amazone des Goths, est conduite à la ville :
La belle se repose en un lieu si charmant,
Où la guerre et l’amour occupent son amant :
Et dans ce beau sejour, bien plus doux que la Thrace,
Des travaux de la mer tout le camp se deslasse.
Or durant que les Grecs sont campez sur ces bords,
L’aurore devant Rome estalant ses thresors,
Orne des sept costaux les cimes reculées,
Du riche et bel amas de ses couleurs meslées.
L’invincible Alaric, par ses soins esveillé,
Se reproche en secret d’avoir trop sommeillé :
Se leve promptement ; s’arme ; sort de sa tente ;
Et fait voler en l’air son enseigne flottante.
Tout le camp retentit du haut son des clairons :
Les tambours font gronder les lieux des environs :
Tout agit, tout remuë, et les troupes guerrieres,
Des eschelles aux mains, et superbement fieres,

Sortent de leurs ramparts ; se rangent en sortant ;
Tournent teste vers Rome ; et marchent à l’instant.
Du plus haut de leurs tours, les romaines cohortes,
Voyant ce tourbillon qui vient fondre à leurs portes ;
Descouvrant la poussiére, et le voyant venir ;
Se mettent en estat de le bien soûtenir.
Par tout, le long des murs, de nouveau le fer brille ;
Par tout fume l’eau chaude, et la flame petille ;
Par tout mille cailloux sont tous prests à voler ;
Et par tout la trompette esclatte parmi l’aer.
Cependant Alaric, qui prevoit la tempeste,
S’avance fierement son bouclier sur la teste :
Et tous les Goths serrez, portans les leurs ainsi,
Imitent la tortuë, et le suivent aussi.
Alors, sans differer, on pose les eschelles ;
Alors, sans redouter les morts les plus cruelles,
Le vaillant roy des Goths, qui veut tout surmonter,
Malgré cent et cent traits, commence de monter.
O toy qui vis du ciel tout ce que je veux dire,
Ame de l’univers, fais le moy bien descrire :
Comme si j’avois veu les Goths et les Romains,
Quand par cette escalade ils en vinrent aux mains.
La gresle des cailloux, aux fleches confonduë,
Sur les boucliers sonnans alors est entenduë :
Et de coups redoublez, et de coups furieux,
La muraille raisonne en mille et mille lieux.
L’un a le bras percé, dont il tient une eschelle ;
L’autre meurt en montant où la gloire l’apelle ;
Et l’autre

qui le suit, redoublant son effort,
Surmonte cét obstacle, et passe sur ce mort.
L’un, qu’on voit déja haut, retombe, et meurt à terre ;
L’autre mourant en l’air, voit la fin de la guerre ;
Déja de toutes parts, le sang coule à grands flots ;
Et tousjours cependant montent les braves Goths.
Si l’on attaque bien, aussi bien on resiste :
La forte catapulte, et la forte baliste,
Lors qu’on voit que le Goth commence d’aprocher,
Eslancent haut en l’air des masses de rocher.
Mais un moment apres, ces masses eslancées,
Retombent en bruyant, sur les targes froissées :
Le coup en est horrible ; et tombent en un tas,
Armes, pierres, boucliers, eschelles, et soldats.
Ailleurs plus d’un romain par des perches ferrées,
Repousse loing des murs les eschelles serrées :
Les choque, les renverse, et fait qu’en mesme temps
L’air paroist tout remply de ces fiers combatans.
L’un tombe tout froissé, la teste la premiere ;
L’autre tombe debout ; l’autre tombe en arriere ;
Et l’on voit ces guerriers, pesle-mesle entassez,
S’écraser en tombant, dans ces larges fossez.
Icy tombe à grands flots, sur la troupe vaillante,
Qui monte à l’escalade, un fleuve d’eau boüillante :
Ce deluge bruslant, coule jusqu’aux derniers ;
D’un nauffrage fumant, perissent ces guerriers ;
Et leurs corps racourcis par la chaleur meurtriere,
Affreux et sans couleur, tombent sur la poussiere.
Icy l’on voit pleuvoir

cent flames à la fois,
Qui s’attachent au fer ; qui s’attachent au bois ;
Et le soldat bruslé par ces feux redoutables,
Pousse jusques au ciel, des cris espouventables.
Icy d’un sable chaud, les atomes bruslans,
Du haut de ces creneaux incessamment volans,
Tombent sur les soldats ; se glissent sous leurs armes ;
Arrachent aux plus fiers, et des cris, et des larmes ;
Et d’un mal sans remede affligeant leurs esprits,
Leurs font pousser en vain ces larmes et ces cris.
Mais malgré tous ces feux, et tous ces grands obstacles,
L’invincible Alaric, ce faiseur de miracles,
D’un courage intrepide, et d’un bras menaçant ;
D’un bras esgal au foudre, et mesme plus puissant ;
Couvert de son bouclier, soûtient, monte, travaille ;
Et se fait voir enfin, au haut de la muraille.
Alors s’affermissant, il combat main à main :
Et quel que soit l’effort qu’oppose le Romain,
Il frappe, il blesse, il tuë, et s’eslance en colere,
Au de là des creneaux que deffendoit Valere.
Il paroist sur ces murs, tout flambant de courroux :
Et s’escrie en frappant, la victoire est à nous.
Comme on voit dans un camp, la grenade embrasée,
Quand par sa propre ardeur on la voit escrasée,
Escarter les soldats ; rompre les bataillons ;
Et faire rejallir le sang à gros boüillons.
Ainsi voit-on alors le guerrier invincible,
Escarter les Romains, par un bras si terrible :

Mettre l’effroy par tout, du feu de ses regards ;
Et du sang des vaincus, couvrir les hauts ramparts.
Mais l’eschelle rompant, aussi-tost qu’il la quitte,
Le soldat qui le suit, en bas se precipite :
Et dans le grand peril, où sa valeur l’a mis,
Le heros se voit seul, entre mille ennemis.
Il se tourne, il regarde, il gemit, il soûpire :
Et lors qu’il croit tenir la victoire et l’empire,
L’empire et la victoire eschappent de ses mains,
Car que pourroit-il seul, contre tant de Romains ?
Déja de ces fuyars les troupes raffermies,
Abaissant de leurs dards les pointes ennemies
Environnent ce prince, et malgré sa valeur,
Luy font voir clairement leur force et son malheur.
Alors pour esviter, ou sa mort, ou sa prise,
Le cœur gros du dépit de sa vaine entreprise,
Il arrache un drapeau des superbes creneaux,
Et saute, en le tenant, sur des corps sans tombeaux.
Ainsi plein de colere, et l’ame peu contente,
L’invincible Alaric, retournant dans sa tente,
Fait sonner la retraite, et retirer ses morts,
Songeant, malgré sa perte, à de nouveaux efforts.
Dans Rome cependant, le fier soldat envoye
Jusques au camp des Goths, cent et cent cris de joye :
Et ces cris redoublez, par l’echo d’alentour,
Parlent de sa victoire, et d’un si fameux jour.
Mais Rigilde adverty du secours de la Grece
Par un de ses demons, redouble l’allegresse :

Et pour les animer par ce puissant secours,
Il se dit espion, et leur tient ce discours.
Les Goths vont esprouver la fortune contraire :
Puisque l’empereur grec, qui veut servir son frere,
A du port de Bysance envoyé cent vaisseaux,
Qui déja de Pousole ont fait blanchir les eaux.
Romains ne doutez point d’une chose certaine :
J’ay veu la flotte à l’anchre, et veu son capitaine :
Et tenez assuré qu’avant qu’il soit trois jours,
Vous pourrez voir les Grecs du sommet de vos tours.
Là, chacun aplaudit ; chacun le croit fidelle :
L’allegresse redouble, à la grande nouvelle :
Et par le noble orgueil, de tous ces nobles cœurs,
On croit les Goths vaincus, et les Romains vainqueurs.
Comme lors qu’un torrent fond dans une riviere,
Il en grossit les flots, et la rend bien plus fiere :
Ainsi le grand espoir d’un secours si certain,
Leur enfle le courage, et le rend plus hautain.
Mais pendant que la ville est si fort animée,
Le camp voit revenir les coureurs de l’armée :
Qui vers le Posilipe, en cherchant du butin,
Ont veu la flotte grecque, au rivage latin.
Alaric adverty qu’ils ont fait leur descente,
Sçachant par ces coureurs que leur flotte est puissante :
Dans le conseil de guerre aussi-tost assemblé,
Parle d’un ton plus ferme, et d’un front moins troublé.
Braves Goths, leur dit-il, une nouvelle gloire,
Vient exciter vos cœurs à plus d’une victoire :

Et le sort favorable, offre encore à vos mains,
La deffaite des Grecs, ainsi que des Romains.
Leur flotte, à ce qu’on dit, vers Baye est arrivée :
De sorte que pour voir cette gloire achevée,
Il s’agit de resoudre où nous les combatrons ;
Si nous irons les voir ; si nous les attendrons.
Du respect qu’on me doit, icy je vous dispense :
Que chacun librement descouvre ce qu’il pense :
A l’interest commun, tout autre doit ceder :
Regardez-le donc seul, et sans me regarder.
Grand roy, dit Theodat, il est de la sagesse,
De se vaincre soy-mesme en un danger qui presse :
Ainsi, quelque conseil que vous donne un grand cœur,
Pour n’estre pas vaincu, soyez vostre vainqueur.
La prudence en tous lieux, doit guider le courage :
Le pilotte sçavant, doit prevenir l’orage :
Car voyant la tempeste, et dans l’air et dans l’eau,
En abaissant la voile, il sauve le vaisseau.
Or icy nous voyons ces tempestes prochaines :
Puis qu’ayant d’un costé les legions romaines,
Et que de l’autre encor les phalanges des Grecs,
Fondent sur nostre camp, et sont déja si prés,
Il est comme impossible à la valeur mortelle,
De trouver seulement une mort qui soit belle.
Tout excés est blasmable : et cette verité,
Distingue la valeur, de la temerité.
Lors qu’on voit qu’on peut vaincre, il est beau de combattre :
Mais l’ardeur sans espoir, est trop opiniastre :

Et quand on voit certain un extreme mal-heur,
L’attendre c’est furie, aussi-tost que valeur.
Levez, levez le siege, ô prince magnanime :
En conservant les Goths, conservez vostre estime :
Par là vostre grand cœur, sera peu satisfait,
Mais aussi vostre camp ne sera pas deffait.
Que l’interest public, l’emporte sur vostre ame :
Ouy, sauvez vos sujets, pour vous sauver de blasme :
On ne peut vaincre Rome ; il est trop mal-aisé :
En un mot c’est assez que de l’avoir osé.
A ces mots, Hildegrand luy coupe la parole :
Et jettant ses regards vers le haut Capitole,
Seigneur, dit-il au roy, quels que soient les hasars,
Alaric doit monter où montoient les Cesars.
La resolution d’une haute entreprise,
Se doit examiner, avant qu’elle soit prise :
Voir quels sont les perils, que l’on y peut trouver ;
Mais quand on la commence, il la faut achever.
Attaquer sans prevoir, c’est manquer de prudence :
Quitter ayant preveu, c’est manquer de vaillance :
Rien ne surprend le sage, au milieu des combats :
Et s’il paroist surpris, sans doute il ne l’est pas.
O prince glorieux, que l’univers renomme,
Ignorions-nous à Birch, ce qu’on sçait devant Rome ?
De deux grands empereurs, nous sçavions le pouvoir :
Ce qu’ils font aujourd’huy, nous l’avons deû prevoir.
Je sçay qu’en demeurant, la fortune est douteuse :
Mais je sçay mieux encor que la fuite est honteuse :

Si bien que dans le choix de l’un ou l’autre sort,
Je ne puis balancer cette honte et la mort.
Adjoustez à cela (dit Canut qui l’escoute)
Qu’on doit craindre la fuite, et non ce qu’on redoute :
La prudence excessive, en ce lieu va péchant :
Car le moyen de fuir du levant au couchant ?
En effet, dit Wermond, nos tristes destinées,
Sous les Alpes enfin, ou sur les Pyrenées,
Nous feront tous perir, et ne demeurant pas,
Les Grecs et les Romains nous suivront pas à pas.
De plus, reprend Sigar, tout le peuple d’Espagne,
Qui sçaura les Romains et les Grecs en campagne,
Dans un soûlevement, brûlera nos vaisseaux,
Et nos vaisseaux brûlez, comment fendre les eaux ?
Je tiens, dit Jameric, que l’advis qu’on doit prendre,
Est de rester au camp, et de le bien deffendre :
Je ne voy de salut qu’en nos retranchemens :
Et dans ce grand peril, tels sont mes sentimens.
Mais, respond Sigeric, si l’on nous environne,
Que servira, sans pain, le conseil qu’on nous donne ?
La faim fera perir nos soldats affligez,
Et Rome nous verra d’assiegeans assiegez.
Pour esviter ce mal (dit Haldan qui s’irrite)
Si l’enceinte du camp nous semble trop petite,
Sortons, et par un cœur que la gloire soûtient,
Presentons la bataille, à l’ennemy qui vient.
Mais en la presentant (dit la belle Laponne)
Examinons un peu, si la chose est fort bonne :
Car en combattant prés, quand nous viendrons aux mains,

Nous aurons sur les bras, les Grecs et les Romains.
L’amazone a raison (dit le roy des vandales)
Et pour rendre au combat nos forces plus esgales,
Marchons, marchons guerriers, puis qu’il en est besoin :
Et combatons les Grecs, et moins forts, et plus loin.
Pour garder nostre camp, et conserver nos lignes,
Wermond déja fameux par cent exploits insignes,
Avec tous ses soldats, icy demeurera :
Il le faut, je le veux, et Wermond le fera.
Alors sans plus tarder, les troupes de Scythie,
Sortent de leurs ramparts, et regardent Ostie :
Marchent en fort bon ordre ; et tous les braves Goths,
Suivent allegrement leur immortel heros.
Comme lors que le feu retourne dans sa sphere,
Il s’esleve en montant, d’une course legere ;
Ainsi tous ces guerriers, marchent subitement,
Allant chercher la guerre, où fut leur element.
Mais durant qu’Alaric passe plus d’une plaine,
Le vaillant chef des Grecs souffre plus d’une peine :
Un sentiment jaloux, s’oppose à ses plaisirs ;
Trouble toute sa joye ; et confond ses desirs.
Au milieu de la gloire, il est encore à pleindre :
S’il a lieu d’esperer, il a sujet de craindre :
Le grand nom d’Alaric, l’empesche de dormir ;
Le tourmente en veillant ; et le force à gemir.
Eutrope mal-heureux, dit-il, que dois -tu faire,
Et par quel sentiment te peux-tu satisfaire ?

Quitter Amalasonthe est un fort grand mal-heur :
Mais ne la quitter point, a plus d’une douleur.
Quoy, veux-tu l’exposer aux perils de la guerre ?
Veux-tu que son beau sang fasse rougir la terre ?
Pourras-tu sans mourir, la voir en ce danger ?
Et si tel est son sort, le pourras-tu changer ?
Ha ne balançons plus, il faut qu’elle demeure ;
Il faut que je la quitte, et non pas qu’elle meure ;
Il est juste, il est juste ; et pour la meriter,
Quittons là donc mon cœur : mais qui peut la quitter ?
Qui peut s’accoustumer à souffrir son absence ?
Non non je n’aime point, s’il est en ma puissance :
Et par cette raison, agissons autrement :
Car je sens bien que j’aime, et mesme infiniment.
Toutesfois l’interest de la personne aimée,
Est le seul interest, dans une ame enflamée :
Il s’agit de la perdre, ou de la conserver ;
Conclus donc à ta perte, afin de la sauver.
O divers sentimens, vous me donnez la gesne !
Mon mal-heur est certain ; sa perte est incertaine ;
Je ne sçay que resoudre, en l’estat où je suis ;
Je dois l’abandonner ; mais helas je ne puis.
Eutrope infortuné, regle mieux ta pensée :
Elle hait Alaric, en amante offensée ;
Ou pour mieux dire elle aime, en le pensant haïr ;
Et si ton bras la sert, ton bras te va trahir.
Elle peut voir ce prince ; il fut amoureux d’elle ;
Il peut l’aimer encor, puis qu’il est infidelle ;

Elle peut pardonner à ce prince inconstant ;
Le haïr criminel, et l’aimer repentant.
Non, non, empeschons là de voir et d’estre veuë :
Cette amour nous perdroit, si l’absence nous tuë :
Et danger pour danger, et soucy pour soucy,
Il vaut mieux que je parte, et qu’elle reste icy.
Avec un tel dessein, il va voir cette belle :
Et cachant finement sa douleur si cruelle ;
Et cachant ses soubçons, pour n’estre pas suspect ;
Il couvre son chagrin, par un profond respect.
Madame (luy dit-il, en rompant son silence)
L’ordre que j’ay receu, demande que j’avance :
Et le siege de Rome estant fort important,
Me presse encore plus de partir à l’instant.
Ainsi pour obeïr à l’empereur mon maistre,
Dés que le premier jour commencera de naistre,
Les Grecs descamperont, et j’iray vous vanger,
De l’infidelle amant, qui vous a pû changer.
Demeurez cependant, sur cette belle rive :
Attendez en repos, que sa deffaite arrive :
Et croyez que ma main ne s’espargnera pas,
Pour le punir du tort qu’il fait à vos appas.
Sans accepter, dit-elle, une faveur extreme,
Mon esprit outragé se veut vanger luy-mesme :
Et luy mesme attaquant un prince ambitieux,
Espere que mon bras fera plus que mes yeux.
Amalasonthe enfin, seroit peu satisfaite,
Si son cœur offensé vous devoit sa deffaite :
Je vous deffends plutost

de combattre ce roy,
Le crime qu’il a fait, ne regardant que moy.
Ha ! Madame, dit-il, une telle victoire,
Tout criminel qu’il est, le couvriroit de gloire :
Vous pouvez tout sur moy, mais j’excepte ce point :
Et me le commandant, je n’obeïray point.
Comme vostre colere est juste et legitime,
Ce sera de ma main, qu’elle aura sa victime :
Puis qu’elle est couronnée, il la faut immoller :
Punir sa perfidie, et vous en consoller.
Non, respond l’amazone, une vangeance aisée,
Pour un cœur noble et fier, est basse et mesprisée :
Quand Alaric mourroit au milieu des combats,
Si je ne le punis, je ne me vange pas.
Mais, luy repart Eutrope, abandonner vos charmes,
A la mercy du sort ; à la fureur des armes ;
Exposer vos beaux jours, au peril, à la mort ;
Non, non, pour le pouvoir, je connois trop le sort.
Vos soins officieux, respond la beauté fiere,
Sont refusez de moy, comme vostre priere :
L’image de la mort, ne sçauroit m’esbranler :
Rome presse, partons ; enfin j’y veux aller.
Là, cét amant jaloux, fremit ; gemit ; s’emporte ;
Et perdant le respect, luy parle de la sorte.
Vous cherchez Alaric, loin de le desdaigner :
Est-ce pour le combattre, ou pour le regagner ?
Agissez-vous ainsi, par amour ou par haine ?
Estes-vous pitoyable ? Estes-vous inhumaine ?

Luy portez-vous la mort ? Luy portez-vous ses fers ?
Vous souviendrez-vous là des outrages souffers ?
Serez-vous sans pitié ? Serez-vous sans colere ?
Celuy qui vous a plû, vous pourra-t-il desplaire ?
Cherchez-vous à le voir, pour ne le voir jamais ?
Ou faites-vous la guerre, afin d’avoir la paix ?
Ma main vous respondra (luy dit Amalasonthe,
Le teint vif et vermeil de despit et de honte)
La chose est resoluë, en vain nous disputons :
C’est pourquoy sans tarder, partons, seigneur, partons.
Partons, dit-il encor, puis qu’on nous le commande :
Faisons plus qu’on ne veut, et plus qu’on ne demande :
Et faisons bien-tost voir, par nos fameux exploits,
Que les rois sont vaincus, et mortels comme rois.
Là, ce Grec s’abandonne à sa haine allumée,
Et dés le point du jour, fait descamper l’armée :
Tourne teste vers Rome, et marche promptement,
Plein d’amour, plein de rage, et de ressentiment.
L’amazone du Nord, qui cherche un infidelle,
Paroist au premier rang, aussi fiere que belle :
Et son amant jaloux, qui l’aime et qui la voit,
Soupire en la voyant, et craind tout ce qu’il croit.
A peine par deux fois l’astre de la lumiere,
Eut illuminé l’air de sa clarté premiere,
Et troublé de la nuit le paisible repos,
Lors qu’on vit en presence, et les Grecs, et les Goths.
Eutrope, de son camp la haute intelligence,
Met l’armée en bataille, aveques diligence :
Passe de troupe en troupe, et

donnant ordre à tout,
Range ses bataillons, de l’un à l’autre bout.
Du bruit des escadrons, les rochers retentissent :
Les chevaux bondissans, se cabrent, et hennissent :
Sautant, et secoüant, et la teste, et le crain ;
Frapant du pied la terre, et blanchissant leur frain.
L’avant-garde des Grecs, se voit lors composée,
De la troupe de Thrace, à vaincre mal-aisée :
De celle de Mysie, et des braves soldats,
Qui dans la Macedoine ont veu divers combats.
L’on voit avec ceux-cy, la troupe dorienne,
Joindre ses bataillons, avec l’Etolienne :
Maurice, sous Eutrope, a pouvoir sur ce corps,
Guerrier que le Strymon vit naistre sur ses bords.
Des genereux Locrois, la bataille est formée ;
Des gents de la Phocide en tous lieux renommée ;
De ceux de la Beoce, et qui boivent les eaux,
Et d’Asape, et d’Ismen, couronnez de roseaux.
C’est Justin qui les mene, homme de grand courage,
Que la mer ionique a veu sur son rivage :
Guerrier de qui l’orgueil ne peut plus haut monter ;
Guerrier tout plein d’audace, et qui croit tout dompter.
L’arriere-garde en suite, est des troupes d’Atique ;
Du soldat de Megare, et brave, et magnifique ;
De celuy de Naupacte ; et de celuy qui voit,
L’Evene aux flots d’argent, que la Grece connoit.
Marcian les conduit ; vieux chef qui de l’Asope,
A porté son renom, au de là de l’Europe :

Vieux chef, dont cent combats ont marqué la valeur,
Et qui dans cent combats n’eut jamais de malheur.
L’amoureux general, en rangeant ses phalanges,
Les excite à la gloire avecques des loüanges ;
Par sa propre fierté tâche à leur en donner ;
Et ne leur parle à tous que de les couronner.
Compagnons, leur dit-il, que l’univers renomme,
Soyons vainqueurs des Goths, et les sauveurs de Rome :
La maistresse du monde a besoin de nos bras ;
Elle nous tend les mains, ne l’abandonnons pas ;
Il s’agit de sauver la reyne de la terre ;
Jamais guerriers n’ont fait une si noble guerre ;
Et mettant sur nos fronts des lauriers tousjours vers,
En triomphant des Goths nous sauvons l’univers.
Nous ne combatons point à forces inesgales :
Car en cedant en nombre aux barbares vandales,
Nous les passons de loin, en adresse, en valeur,
Et le parti des Grecs, est plus fort que le leur.
Marchons mes compagnons, marchons à la victoire :
Rome fait nos combats ; nostre prix est la gloire ;
Et l’on ne peut enfin, animer vos esprits,
Par un plus grand objet, ny par un plus beau prix.
Comme on voit les rochers, aux rives de l’Aegée,
Respondre en mugissant, à la vague enragée ;
Donner de la frayeur aux plus fiers matelots ;
Et mesler un grand bruit, au bruit que font les flots.
Ainsi les fiers soldats, au general respondent :
Mille confuses voix, à sa voix se confondent :
Et faisant

ce que veut ce guerrier signalé,
Tout parle de combat, dés qu’il en a parlé.
Mais durant qu’il agit, mais durant qu’il travaille,
L’invincible Alaric met les Goths en bataille :
Forme ses bataillons ; les poste prudemment ;
Et dans ce noble employ, ne perd pas un moment
Pour soustenir le choq de la cavalerie,
Et pour en arrester la premiere furie,
Il mesle à tous ses corps les bothniques piquiers,
Dont les rangs herissez, font ferme les premiers.
Ce chef, dont la valeur n’eut jamais de seconde,
Place les gents de traict ; place les gents de fronde ;
Ceux qui portent la masse, ou qui portent des dards ;
Et les plus resolus, font front de toutes parts.
Des veritables Goths, l’avant-garde est formée,
Vieux soldats aguerris, les meilleurs de l’armée :
Les soldats de Finlande y paroissent encor ;
Hildegrand les conduit, brillant d’acier et d’or.
L’on voit dans la bataille, avec les insulaires,
Les guerriers de la polme, aux armes tousjours claires :
L’intrepide Haldan la mene à ce combat,
Et des larges boucliers, brille bien loin l’esclat.
L’arriere-garde apres, a les troupes laponnes,
Et celles de Sigar, qui ne sont pas moins bonnes :
Jameric la commande, et fait voir dans ses yeux,
Que les hommes vaillants, ne sont jamais trop vieux.
Mais l’immortel heros, qui veut que tout luy serve,
Met les troupes de Narue, en un corps de reserve :

Celles de Nicoping, comme de Midelphar ;
D’Upsale, de Castrolme, où l’on voit plus d’un char ;
Celles d’Angermanie ; et ce grand capitaine,
D’une mine à la fois, fiere, noble, et hautaine,
D’un ton imperieux, à la teste des Goths,
Et le sabre à la main, les anime en ces mots.
Illustres compagnons de mon illustre peine,
Domptant l’aigle des Grecs, nous domptons la romaine :
Et par un seul travail, digne de nos explois,
Nous n’aurons qu’un combat, et nous vaincrons deux fois.
Ouy dans le camp des Grecs, braves Goths que je nomme,
Nous trouverons les clefs de la superbe Rome :
C’est l’unique secours qu’elle attend aujourd’huy :
Et nous triomphons d’elle, en triomphant de luy.
Allons donc obtenir, en nous couvrant de gloire,
Dans ce dernier combat, la derniere victoire.
Des paroles alors, on en vient à l’effet :
Dans l’un et l’autre camp, la priere se fait :
Dans l’un et l’autre camp, les trompettes s’entendent ;
Dans l’un et l’autre camp, les enseignes s’esbranlent ;
Tout marche lentement ; tout conserve ses rangs ;
Et déja sont fort prés tous ces fiers combatans.
Déja l’espace vuide estoit beaucoup moins large ;
Et déja le heros s’en alloit à la charge,
Menaçant l’ennemy, du bras et de la voix,
Lors qu’il voit destacher un char des rangs gregeois.
Voicy quelqu’un, dit-il, qui se lasse de vivre :
A ces mots il s’avance, et deffend de le suivre ;

Tous les deux camps font alte ; et ce prince vaillant,
Volle vers l’ennemy, pour estre l’assaillant.
Mais au lieu d’un guerrier, il trouve une guerriere,
Superbe comme belle, et belle comme fiere,
Il trouve Amalasonthe ; et ce jeune vainqueur,
Ravi comme surpris, se sent battre le cœur :
Cét objet, de la voix luy desrobe l’usage,
Et son ame s’attache à ce charmant visage.
Quatre cerfs à long bois, qu’on apelle rangers
Dans le païs des Goths, cerfs dispots et legers,
Tous caparançonnez, et d’or et d’escarlate,
Tirent le char doré, dont la richesse esclatte :
Beau char qui du sculpteur espuisa le sçavoir,
Par le noble ornement que son art y fit voir.
D’un sçavant bas-relief, plus d’un captif en larmes,
Est tristement assis, sur un grand monceau d’armes :
Avec des fers aux mains, aussi pesants que beaux,
Et l’on voit sous ses pieds, dards, piques, et drapeaux.
La belle a de drap d’or, une robe agraffée,
Où l’aiguille en cent lieux, a mis un beau trophée :
D’or brillant est son casque ; et l’on luy voit encor,
A muffles de lion, une cuirace d’or.
Ses longs et blonds cheveux, à boucles entassées,
Par un heureux hazard, negligemment placées,
Tombent sur son beau sein, et tombe apres sur eux,
Un panache ondoyant, qui couvre ses cheveux.
D’une gaze d’argent, une escharpe vollante,
Suspend son cimeterre, à la garde excellente :
Et l’art a

fait briller ce qu’il a de plus beau,
Ce qu’il a de plus grand, sur son riche fourreau.
Son pied droit avancé, d’une posture fiere,
Fait voir un brodequin, digne de la guerriere :
Un bouclier esclattant, charge un de ses beaux bras :
L’amazone du Nord, semble une autre Pallas :
Son quarquois est d’ivoire, et son arc est d’ebene :
Elle paroist charmante ; elle paroist hautaine ;
Et le pompeux habit qu’on luy voit en ces lieux,
Voit ternir son esclat, par l’esclat de ses yeux.
Comme l’astre du jour, d’une ardente lumiere,
Par ses rayons perçans esblouït la paupiere :
Ainsi cette beauté, sur le plus beau des chars,
D’une esgale splendeur, esblouït les regards.
Son teint vif et vermeil, plus qu’à son ordinaire,
Esclatte du beau feu de sa noble colere :
Elle prend une fléche, et l’en thoise à l’instant ;
En menace Alaric, qu’elle croit inconstant ;
Fait courber foiblement, l’arc dont elle est armée ;
Fait voller foiblement, cette fléche emplumée ;
Elle frape, et frapant elle ne blesse pas ;
L’amour pousse le coup ; l’amour retient le bras ;
Cette colere est courte, ainsi que violente ;
Et son prompt repentir, suit la fléche volante,
Ou plutost la devance, et ce prompt repentir,
Est encore suivy par un plus prompt soûpir.
Alaric estonné plus qu’on ne le peut dire,
La regarde à son tour, et comme elle soûpire :

Ha madame, dit-il, quel crime ay-je commis,
Qui fait que je vous trouve entre mes ennemis ?
Il le faut demander, respond-elle en colere,
Il le faut demander à la belle insulaire :
Prince trop inconstant en vostre affection ;
Esclave des beautez de la fiere Albion.
Moy volage ! Dit-il, moy, madame, volage !
O ciel, ô juste ciel, qui lis dans mon courage,
Si j’ay manqué de foy, si j’ay manqué d’amour,
Osté moy la victoire, et le sceptre, et le jour.
Alors elle connoist sa douleur vehemente,
Car qui pourroit tromper les beaux yeux d’une amante ?
Sa fureur s’alentit, et son cœur plus humain,
Fait que le second traict luy tombe de la main.
Mais le jaloux Eutrope, observant cette belle,
Devine qu’Alaric s’entretient avec elle :
Sa colere en redouble, et cét amant jaloux,
Abandonnant son ame à ce nouveau courroux,
Marche, marche, dit-il, avance, donne, donne ;
Tout bransle à cét instant ; de leur choq l’air raisonne ;
Le fer brille par tout, d’un dangereux esclat ;
Et les deux camps meslez, commencent le combat.
Comme lors que la mer, d’un effort incroyable,
Pousse contre ses bords la tempeste effroyable,
Et les vents, et les flots, se choquent irritez,
Et font loin retentir leur bruit de tous costez.
De mesme en ce grand jour, où le destin balance,
Se heurtent ces deux camps, d’esgale violence :

Et de ce rude choq, les rochers les plus creux,
Retentissent d’un bruit esclatant comme affreux.
Victimes de l’honneur, mille guerriers s’immolent :
Mille traicts, mille dards, et mille pierres volent :
Et ces fiers ennemis, fondant comme à grands flots,
Emportent l’heroine, assez loin du heros.
Les escadrons serrez, heurtent l’infanterie,
Qui de la pique basse arreste leur furie :
Plus d’un cheval fougueux, en tombe renversé ;
Mais plus d’un bataillon, en est aussi percé.
Sous les pieds des chevaux, le fantassin sucombe :
Et sous ces mesmes pieds, plus d’un cavalier tombe :
Là ces fiers combatans, pesle-mesle et sans rang,
Boucliers contre boucliers, se roullent dans leur sang :
Là par une valeur aussi grande que rare,
La mort, mesme la mort, à peine les separe :
Et c’est en menaçant, apres leurs vains efforts,
Que leur ame orgueilleuse, abandonne leur corps.
Icy d’un brave Goth, tombe la fiere audace ;
Icy tombe à son tour, le fier soldat de Thrace ;
Icy des Mysiens, plus d’un rang s’esclaircit ;
Icy de Finlandois, le tas des morts grossit ;
D’un costé vont pliant les troupes doriennes ;
De l’autre font plier les macedoniennes ;
Et lors que le vandale a le plus de chaleur,
Le soldat d’Etolie arreste sa valeur.
Le genereux Canut, fait teste au fier Maurice,
Et l’adroit Hildegrand, au robuste Andronice :

La mort parmi les rangs, ne cesse de courir ;
Tout frape, tout combat, tout meurt, ou fait mourir.
Mais entre ces guerriers, Alaric se signale :
Tu la sentis Michel, cette valeur fatale :
Toy qui des bords d’Eürote, au rivage latin,
Fus offert à son bras, par ton mauvais destin.
Crispe tu la sentis, cette valeur terrible,
En tombant sous les coups de ce prince invincible :
Amant infortuné, qu’un objet si charmant,
Dans l’isthme de Corinthe attendit vainement.
Tu la sentis Phocas, cette valeur funeste,
Qui vint priver tes yeux de la clarté celeste :
Et par ce grand vainqueur, qu’accompagnoit l’effroy,
Cent et cent autres Grecs, tomberent comme toy.
Comme l’on voit la foudre, à l’endroit qu’elle passe,
De son feu dangereux, laisser la noire trace :
Ainsi le grand heros, dans plus et plus d’un rang,
Laissoit sur son passage une trace de sang.
L’avant-garde estonnée, et de crainte remplie,
S’esbransle ; se confond ; reculle enfin ; et plie :
Et le general grec, la rage dans les yeux,
Fait venir sa bataille, au combat furieux.
Le vaillant roy des Goths, qui voit ce gros nuage,
Ne perd le jugement, non plus que le courage :
Fait avancer la sienne, en bon ordre ; à grands pas ;
Et retourne à la charge, avec ces fiers soldats.
Comme on oit quelquesfois, au milieu des tempestes,
Redoubler ce grand bruit, qui gronde sur nos testes ;

Et tomber à grands flots, par un effort nouveau,
Pesle-mesle eslancez, le feu, la gresle, et l’eau.
Ainsi du nouveau choq, le bruit affreux redouble ;
La terre s’en esmeut, l’air offusqué s’en trouble ;
Et l’on voit en ce lieu l’image du chaos,
Par le sanglant meslange, et des Grecs, et des Goths.
Les soldats aguerris de la belle Phocide,
Font tomber plus d’un Goth sous leur dard homicide :
Ceux de Locres non plus, ne sont pas moins vaillans ;
Ny ceux de la Beoce, encor que moins bouillans.
Justin qui les conduit, au milieu de la presse,
Signale esgalement sa force et son adresse :
Theodat et Haldan, hardis, forts, et prudents,
Arrestent à leur tour les Grecs les plus ardents :
Et le desir de vaincre, et la peur d’estre esclaves,
Sont cause que le sort balance entre ces braves :
Et qu’on ne peut juger, ni qui triomphera ;
Ni pour quel des partis la fortune sera.
Ingel tombe, et tombant, il fait tomber Leonce :
Hasmond d’un coup de dard, fait trebucher Aronce :
Constans abat la teste au robuste Halding,
Le plus fameux guerrier des bords de Nicoping.
Horbrod de cette mort voulant tirer vengeance,
Sur le fier Gracian comme un tygre s’elance ;
Leur combat acharné grand comme hazardeux,
Est horrible, et finit par la mort de tous deux ;
Et des fiers combatans, la rage carnassiere,
Boüillonne avec leur sang meslé dans la poussiere.

Mais Eutrope irrité, ce fameux general,
Qui cherche vainement, et maistresse, et rival,
Courant parmy les rangs, et passant comme un foudre,
A cent et cent guerriers y fait mordre la poudre ;
Perce les bataillons ; et flambant de courroux,
Renverse l’aisle gauche, où tout cede à ses coups.
Alaric de la droitte aperçoit cette fuitte ;
Et pour la reparer, par sa rare conduite,
Et pour mettre sa gloire en un plus haut esclat,
Court à l’arriere-garde, et la mene au combat.
Alors celle des Grecs, bransle, marche, et s’avance :
La sanglante meslée à l’instant recommence :
Et l’effroyable bruit redoublant en ces lieux,
Monte avec la poussiere en s’eslevant aux cieux.
Comme un feu qui s’esteind, redouble sa lumiere,
Lors qu’il est r’allumé par une autre matiere :
Ainsi par le secours de ce puissant vainqueur,
Le Goth espouvanté reprend un nouveau cœur.
Le soldat de l’Atique en ce lieu se signale,
Comme font les guerriers de la mer Glaciale :
Le soldat de Megare, au Naupacte meslé,
Luy qui dans les perils n’a jamais recullé ;
Et les fameux voisins du fameux fleuve Evene,
Soustiennent des Lapons l’ardeur fiere et hautaine ;
L’un et l’autre party paroist fier et hautain ;
Et le sort du combat est encor incertain.
Le brave Marcian, de qui la renommée
Est par tout l’univers hautement estimée,

Tesmoigne en ce grand jour qu’il a bien merité,
Cét esclatant renom qu’on voit si loin porté.
Jameric, et Sigar, et la belle Laponne,
Disputent à l’envy l’immortelle couronne :
Et le fier Espagnol, et le fier Sigeric,
Imitent la valeur du brave Jameric.
Le brillant char doré, d’une illustre guerriere,
Dans plus d’un bataillon, porte une beauté fiere :
Et d’une belle main qui sçait vaincre les rois,
La charmante amazone a vuidé son carquois.
L’invincible Alaric, et la cherche, et l’apelle :
Son rival comme luy cherche aussi cette belle :
Ils se cherchent l’un l’autre, et d’un mouvement prompt,
Ils se trouvent enfin, main à main, front à front.
Ces deux grands ennemis, aussi-tost qu’ils paroissent,
Sans s’estre jamais veus à l’instant se connoissent ;
Car les horribles coups qui partent de leurs bras,
En ce fatal moment, font qu’ils n’en doutent pas.
O prince trop heureux, dit le Grec en colere,
Pour vaincre les Romains, ma mort t’est necessaire ;
Pour vaincre Amalasonthe, elle te l’est aussi :
Et l’un de nous enfin doit tresbucher icy.
Tresbuche donc (respond l’invincible vandale)
Et si tu veux mourir par une main royale,
Temeraire guerrier, avance, avance toy,
Et sois digne rival d’un amant et d’un roy.
A ces mots, l’un et l’autre animez par la gloire ;
Par l’amour ; par l’espoir d’une illustre victoire ;

Marchent le bras levé ; se frapent en passant ;
Et heurtent leurs boucliers, d’un choq retentissant.
Comme durant l’orage une mer agitée,
Mugit, gronde, bondit, et paroist irritée :
Ainsi les deux guerriers pleins d’ire et de fierté,
Bondissent en frapant d’un et d’autre costé.
L’armet du fameux grec, sous le fer estincelle :
Sur le casque du roy ce general martelle :
Leur colere en redouble ; et tous deux furieux,
Se frapant de la main, se devorent des yeux.
Le Grec décharge un coup aussi grand que terrible :
Mais le Goth luy respond d’un autre plus horrible :
Son rival en chancelle, et trois et quatre fois ;
Et perd pour quelque temps, et la veuë ; et la voix.
Mais un moment apres le despit le r’anime :
Le cœur soustient le corps du guerrier magnanime :
Et sur ses pas tremblans, s’affermissant un peu,
La colere et l’amour luy redonnent du feu.
Cependant le heros aspire à la victoire :
Amalasonthe et Rome, occupent sa memoire :
Redoublent ses efforts ; redoublent sa valeur ;
Et le font voir bruslant d’une noble chaleur.
D’un sabre flamboyant, il menace ; il foudroye :
Le sang du fameux Grec luy donne de la joye :
Et son large bouclier, sur la terre brisé,
Ainsi que l’herbe humide en paroist arrosé.
Eutrope en desespere, et met tout en usage :
La crainte de la mort n’est point sur son visage :
Et l’on

voit, en voyant son intrepide cœur,
Qu’il est digne de vaincre, en n’estant pas vainqueur.
Mais à la fin il cede, il trébuche, il succombe :
Et le roy s’eslançant sur le guerrier qui tombe,
Console toy (dit-il, en prenant son escu)
Tu le peux, tu le dois, Alaric t’a vaincu.
Comme un vent enfermé sous les monts de Sicile,
Voulant se dégager, fait trembler toute l’isle :
Et ne peut toutefois, malgré ses grands efforts,
Renverser en sortant un si solide corps.
Ainsi le vaillant Grec que la tristesse tuë,
Sous les pieds du vainqueur, vainement s’esvertuë ;
Vainement se debat par un effort dernier ;
Et le grand roy des Goths le fait son prisonnier.
Alors comme du chef tous les membres dépendent,
Tous les Grecs sans le leur, se sauvent, ou se rendent :
Le desordre et la fuite alors sont veus par tout :
C’est un mal necessaire, où chacun se resoud :
Bataillons ; escadrons ; tout fuit, tout se renverse :
Et depuis les combats du vainqueur de la Perse,
L’univers estonné n’a point veu de heros,
Que l’on puisse égaler au vaillant roy des Goths.
On le voit triomphant sur le champ de bataille :
Mais tout couvert d’honneur son amour le travaille :
Il cherche Amalasonthe, et ne la trouve pas :
Sa victoire sans elle, est pour luy sans apas :
Il court de rang en rang ; il s’escrie ; il l’apelle ;
Tout le camp retentit du nom de cette belle :

Les rochers apres luy, disent ce nom charmant :
Et parlent de l’amante aussi bien que l’amant.
Mais durant qu’il la cherche, on voit la beauté fiere,
Les armes à la main contre une autre guerriere :
Et le sort du combat oppose à sa fierté,
L’amazone laponne au courage indompté.
Descends, descends du char, et songe à te deffendre,
Luy dit-elle, ou mon arc t’en fera bien descendre :
Nostre sexe est esgal ; nos armes le seront ;
Et nos destins apres en determineront.
A l’orgueilleux deffy de la belle sauvage,
L’autre Pallas de Birch fait voir son grand courage :
Saute en bas de son char en ce fatal moment ;
Met la main à l’espée, et marche fierement.
La vaillante Laponne imite Amalasonthe :
Jette l’arc, prend l’espée, et paroist aussi prompte :
Et l’une et l’autre alors, fait briller en ces lieux,
Et l’esclat de son fer, et l’esclat de ses yeux.
Comme l’on voit la mer par des vagues profondes,
Du Rhosne impetueux heurter les fieres ondes ;
Arrester la fureur du fleuve diligent ;
Opposer flots à flots ; et l’argent à l’argent.
Ainsi voit-on alors ces deux belles vaillantes,
Esgales en valeur, esgalement brillantes,
Se heurter, se fraper, dans ce rude combat ;
Et se frapant, briller par un esgal esclat.
Si l’une porte un coup, l’autre aussi-tost le pare :
L’ardeur les joint de pres ; l’adresse les separe ;

Toutes deux veulent vaincre ; et toutes deux alors,
Dans ce dernier duel font leurs derniers efforts.
L’exercice penible, et leur noble colere,
Rend leur teint plus vermeil, et leur fureur sçait plaire :
Et par une charmante et grande nouveauté,
Tout ce qui fait moins belle, augmente leur beauté.
Mais le destin du roy, plus puissant que leur haine,
Où se fait leur combat, le conduit et l’ameine :
Il les voit, il s’estonne ; et pour les empescher,
L’invincible Alaric se haste d’aprocher ;
L’invincible Alaric se jette entre leurs armes ;
Et regardant l’objet dont il connoist les charmes,
Il abaisse l’espée ; et d’un ton fort soûmis,
Faites plus, luy dit-il, que tous mes ennemis.
Ouy, faisant en ce jour ce qu’ils n’ont pas sceu faire,
Triomphez du vainqueur qui vient de les deffaire :
Rien ne resiste plus, à mon bras, à mes coups :
Contre le roy des Goths on ne voit plus que vous :
Sur-le-champ de bataille on ne voit pas un homme :
Vous tenez mon destin et le destin de Rome :
Terminez aujourd’uy de si grands differens :
Rendez vous ma princesse, ou sinon je me rends.
L’amazone à ces mots, soûrit, et belle, et fiere :
Alaric a vaincu, je suis sa prisonniere,
(Dit-elle, en presentant un fer si glorieux)
Et si je combas seule, il est victorieux.
Alors ce conquerant fait esclater sa joye :
Telle qu’il la ressent, telle il veut qu’on la voye :

Et des premiers discours passant à de seconds,
Il luy fait embrasser la Pallas des Lapons.
Alors de tous ses chefs, sous qui la Grece tremble,
La genereuse troupe autour de luy s’assemble :
Tout parle de triomphe ; et l’immortel heros
Regarde Amalasonthe, et luy tient ces propos.
Ce n’est pas tout de vaincre au milieu de la gloire,
Il faut sçavoir encor affermir sa victoire ;
Empescher l’ennemy de reprendre du cœur ;
De peur que le vaincu ne fust apres vainqueur.
Souffrez donc, s’il vous plaist, ô princesse adorable,
Que j’acheve de vaincre en ce jour memorable :
Que je pousse les Grecs jusques dans leurs vaisseaux ;
Et que ces bords fameux soient couverts de tombeaux.
Reposez vous au camp, sous la garde fidelle,
Du vaillant Sigeric, princesse illustre et belle :
Où dans peu je viendray suivy de ces guerriers,
Couronner vostre front de mes plus beaux lauriers.
Cét invincible Mars quitte alors sa Minerve :
Et suivy fierement de son gros de reserve,
Voyant tomber du ciel les ombres de la nuit,
Il court comme un torrent apres le Grec qui fuit.
Ce Grec espouvanté s’enfuit sans esperance :
Mais de l’extreme peur vient l’extreme asseurance :
Et l’ardeur renaissant dans leurs cœurs refroidis,
Ces timides soldats redeviennent hardis.
Pour tascher d’éviter leur entiere deffaite,
Avec un meilleur ordre, ils font cette retraitte :

On les voit rallier ; tourner teste à l’instant ;
Faire ferme ; et marcher apres en combatant.
Cependant le heros qui les charge et les presse,
Fait que plus d’un guerrier ne verra point la Grece ;
Et son bras redoutable aux ennemis deffaits,
Se signale en ce lieu par mille grands effets.
Il les suit ; il les pousse ; il les met en des-route ;
La brigade recule alors, mais non pas toute :
Car les plus resolus attendent le heros ;
S’opposent vaillamment à la fureur des Goths ;
Et voyant la fortune ardemment conjurée,
Courent sans s’estonner, à leur perte assurée :
Et couvrent de leurs rangs, desvoüez à la mort,
La retraite du Grec, qui n’est pas le plus fort.
Comme durant l’orage on voit la mer terrible,
Mugissante, escumante, espouventable, horrible,
Aux plus fiers matelots donner de la terreur,
Et dans leur cœur de bronze inspirer de l’horreur.
Ainsi du roy des Goths la valeur redoutable,
Au Grec espouventé paroist espouventable :
Et l’ame la plus ferme en cette occasion,
Adjouste la foiblesse à la confusion.
La nuit vient cependant, et ses noires tenebres,
Couvrent, et cent frayeurs, et cent actes celebres ;
Couvrent celuy qui frape, et ceux qui sont frapez ;
Et vainqueurs, et vaincus, en sont envelopez.
Mais au lieu reculé qui paroist le plus sombre,
Et du costé de Rome, où s’estend la grande ombre,

L’on entend tout à coup, trompetes et clairons,
Retentir en sonnant, aux lieux des environs.
Mille bruits de tambours montent jusques aux nuës,
Et l’on oit esclater mille voix inconnuës :
Tout l’air en retentit, et ces sons, et ces cris,
Esbranslent aussi-tost les plus fermes esprits.
Par tout l’on oit crier, avance, donne, donne :
De ce bruit menaçant, plus d’un rocher raisonne :
L’on entend qu’il s’aproche, et les Goths estonnez
Pensent que d’ennemis ils sont environnez.
Tout s’imagine alors, par une crainte vaine,
Qu’enfin Honorius est sorty de Ravenne :
Et que le Grec en teste, et le Romain au dos,
Ravissent l’esperance, et la victoire aux Goths.
Tout s’estonne, tout bransle, et tout songe à la fuite ;
Tout perd le jugement, le cœur, et la conduite ;
Tout recule à l’instant, tout conçoit de l’effroy ;
Tout songe à se sauver ; et tout le dit au roy.
Mais ce prince intrepide, examinant la chose,
Condamne cette fuite, et la peur qui la cause :
Et pour les r’assurer, cét immortel heros,
S’arreste, les arreste, et leur tient ces propos.
D’où vient, mes compagnons, cette crainte frivole ?
Pour estre Honorius, il faut que son camp vole :
Et qu’en frapant du pied comme un autre Romain,
Il ait formé ce camp du jour au lendemain.
Non, ne nous trompons point, la chose est impossible :
Et quand ce le seroit, seroit-il invincible ?

Est-il rien de trop grand pour nos vaillantes mains,
Apres avoir vaincu les Grecs et les Romains ?
D’où voulez-vous que vienne une si grande armée ?
De quel peuple inconnu peut-on l’avoir formée ?
Quel vent l’aura poussée au rivage latin,
Sans galeres, sans nefs, et du soir au matin ?
Par le bruit que j’entends, il faut qu’elle soit grande :
Or j’ignore sa marche, et je vous la demande.
Quoy nos bateurs d’estrade, en courant ces païs,
Ont-ils esté sans yeux, ou nous ont-ils trahis ?
Non, non, mes compagnons, ils ont fait leur office :
De l’enfer impuissant, c’est un foible artifice :
Ce camp imaginaire, est formé par l’enfer :
C’est un camp fantastique, et sans gents et sans fer.
Ce n’est enfin qu’un bruit, qui ne peut rien produire ;
Ayons le ciel pour nous, l’enfer ne pourra nuire :
Il paroist sans pouvoir, paroissez sans effroy :
Et sans plus raisonner, suivez-moy, suivez-moy.
Alaric par ces mots, les force à tourner teste :
Sur les Grecs effrayez, fond encor la tempeste :
Le combat recommence, avec plus de chaleur :
Et les demons vaincus, cedent à sa valeur.
Tout ce bruit se dissipe ; et dissipant ces charmes,
L’on n’entend plus dans l’air que le seul bruit des armes :
Bruit affreux, bruit horrible, et qui bien loin porté,
Esclate dans la nuit, d’un et d’autre costé.
D’abord des vaillans Grecs les phalanges guerrieres,
Retournent au combat plus fermes et plus fieres :

Mais le bras d’Alaric abattant leur orgueil,
Ne donne pas un coup dont il n’ouvre un cercueil.
Son fer sur l’autre fer, retentit ; estincelle ;
Sur le sombre terrein, l’humide sang ruisselle :
Et le vieux chef des Grecs ne l’osant regarder,
Apres ce long combat voit bien qu’il faut ceder.
Soldats, dit-il aux siens, la resistance est vaine,
Et les Goths peuvent tout sous un tel capitaine :
En vain nous opposons à son bras nos escus,
Et nostre dernier jour apelle les vaincus.
Nous joignons vainement la force à la conduite :
Nostre unique salut despend de nostre fuite :
Nostre unique salut n’est plus que sur les eaux :
Sauve, sauve qui peut, et gagnons nos vaisseaux.
Il le dit, on le fait, et chacun se retire :
Chacun a dans l’esprit l’image d’un navire :
Et comme un foible espoir tâche à les consoler,
Tout va, tout court, tout fuit, et tout voudroit voler.
Comme on voit un nocher eschapé du naufrage,
Rendre grace au destin qui l’a mis au rivage :
Et sur l’humide bord qu’il n’a pas attendu,
Croire avoir tout gagné quand il a tout perdu.
Ainsi des Grecs vaincus l’esperance trompée,
Lors qu’ils ont esvité la foudroyante espée,
Ne peut les empescher de benir en leur cœur,
Ce qui les a sauvez de la main du vainqueur.
Cependant Alaric, animé par la gloire,
Pousse tousjours plus loin cette sombre victoire ;
Arrive aussi-tost qu’eux avec ses braves

Goths ;
Les Grecs espouventez se jettent dans les flots ;
L’un tombe dans la mer, et l’autre sur la terre ;
Ils eslevent un bruit plus grand que le tonnerre ;
Le desordre confus, confond les bataillons,
Qu’envelopent entiers les humides bouillons.
L’un nage heureusement ; l’autre en nageant se noye ;
Des vagues ou du fer, ils deviennent la proye ;
Mille et mille guerriers chargeant trop un vaisseau,
Meurent s’estans sauvez, et s’enfoncent dans l’eau.
L’un meurt comme il est prest d’entrer dans son navire,
Percé d’un trait fatal que l’ennemy luy tire :
Et fuyant vainement le sort qu’il a trouvé,
Il retombe à la mer dont il s’estoit sauvé.
L’autre que fait perir l’obscurité profonde,
Mesconnu par les siens est repoussé dans l’onde :
Car dans cette heure obscure, et dans ce grand effroy,
Tout paroist ennemy ; tout ne songe qu’à soy.
Les cris des mariniers montent jusqu’aux estoiles :
Ils guindent en tumulte, et confondent leurs voiles :
La flotte enfin s’esloigne en esvitant la mort,
Et le victorieux campe alors sur le bord.