Ainsi parlait Zarathoustra/Troisième partie/Sur le mont des oliviers

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 248-253).
SUR LE MONT DES OLIVIERS


L’hiver, hôte malin, est assis dans ma demeure mes mains sont bleues de l’étreinte de son amitié.

Je l’honore, cet hôte malin, mais j’aime à le laisser seul. J’aime à lui échapper ; et si l’on court bien, on finit par y parvenir.

Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi, — vers le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers.

C’est là que je ris de mon hôte rigoureux, et je lui suis reconnaissant d’attraper chez moi les mouches et de faire beaucoup de petits bruits.

Car il n’aime pas à entendre bourdonner une mouche, ou même deux ; il rend solitaire jusqu’à la rue, en sorte que le clair de lune se met à avoir peur la nuit.

Il est un hôte dur, — mais je l’honore, et je ne prie pas le dieu ventru du feu, comme font les efféminés.

Il vaut encore mieux claquer des dents que d’adorer les idoles ! — telle est ma nature. Et j’en veux surtout à toutes les idoles du feu, qui sont ardentes, bouillonnantes et mornes.

Quand j’aime quelqu’un, je l’aime en hiver mieux qu’en été ; je me moque mieux de mes ennemis, je m’en moque avec plus de courage, depuis que l’hiver est dans ma maison.

Avec courage, en vérité, même quand je me blottis dans mon lit : — car alors mon bonheur enfoui rit et fanfaronne encore, et mon rêve mensonger se met à rire lui aussi.

Pourquoi ramper ? Jamais encore, de toute ma vie, je n’ai rampé devant les puissants ; et si j’ai jamais menti, c’était par amour. C’est pourquoi je suis content même dans un lit d’hiver.

Un lit simple me réchauffe mieux qu’un lit luxueux, car je suis jaloux de ma pauvreté. Et c’est en hiver que ma pauvreté m’est le plus fidèle.

Je commence chaque jour par une méchanceté, je me moque de l’hiver en prenant un bain froid : c’est ce qui fait grogner mon ami sévère.

J’aime aussi à le chatouiller avec un petit cierge : afin qu’il permette enfin au ciel de sortir de l’aube cendrée.

Car c’est surtout le matin que je suis méchant : à la première heure, quand les seaux grincent à la fontaine, et que les chevaux hennissent par les rues grises : —

J’attends alors avec impatience que le ciel s’illumine, le ciel d’hiver à la barbe grise, le vieillard à la tête blanche, —

— le ciel d’hiver, silencieux, qui laisse parfois même le soleil dans le silence.

Est-ce de lui que j’appris les longs silences illuminés ? Ou bien est-ce de moi qu’il les a appris ? Ou bien chacun de nous les a-t-il inventés lui-même ?

Toutes les bonnes choses ont une origine multiple, — toutes les bonnes choses folâtres sautent de plaisir dans l’existence : comment ne feraient-elles cela qu’une seule fois !

Le long silence, lui aussi, est une bonne chose folâtre. Et pareil à un ciel d’hiver, mon visage est limpide et le calme est dans mes yeux : —

— comme le ciel d’hiver je cache mon soleil et mon inflexible volonté de soleil : en vérité j’ai bien appris cet art et cette malice d’hiver !

C’était mon art et ma plus chère méchanceté d’avoir appris à mon silence de ne pas se trahir par le silence.

Par le bruit des paroles et des dés je m’amuse à duper les gens solennels qui attendent : je veux que ma volonté et mon but échappent à leur sévère attention.

Afin que personne ne puisse regarder dans l’abîme de mes raisons et de ma dernière volonté, — j’ai inventé le long et clair silence.

J’ai trouvé plus d’un homme malin qui voilait son visage et qui troublait ses profondeurs, afin que personne ne puisse regarder au travers et voir jusqu’au fond.

Mais c’est justement chez lui que venaient les gens rusés et méfiants, amateurs de difficultés : on lui pêchait ses poissons les plus cachés !

Cependant, ceux qui restent clairs, et braves, et transparents — sont ceux que leur silence trahit le moins : ils sont si profonds que l’eau la plus claire ne révèle pas ce qu’il y a au fond.

Silencieux ciel d’hiver à la barbe de neige, tête blanche aux yeux clairs au-dessus de moi ! Ô divin symbole de mon âme et de la pétulance de mon âme !

Et ne faut-il pas que je me cache, comme quelqu’un qui a avalé de l’or, afin que l’on ne m’ouvre pas l’âme ?

Ne faut-il pas que je monte sur des échasses, pour qu’ils ne voient pas mes longues jambes, — tous ces tristes envieux autour de moi ?

Toutes ces âmes enfumées, renfermées, usées, moisies, aigries — comment leur envie saurait-elle supporter mon bonheur ?

C’est pourquoi je ne leur montre que l’hiver et la glace qui sont sur mes sommets — je ne leur montre pas que ma montagne est entourée de toutes les ceintures de soleil !

Ils n’entendent siffler que mes tempêtes hivernales : et ne savent pas que je passe aussi sur de chaudes mers, pareil à des vents du sud langoureux, lourds et ardents.

Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards : — mais mes paroles disent : « Laissez venir à moi le hasard : il est innocent comme un petit enfant ! »

Comment sauraient-ils supporter mon bonheur si je ne mettais autour de mon bonheur des accidents et des misères hivernales, des toques de fourrure et des manteaux de neige ?

— si je n’avais moi-même pitié de leur apitoiement, l’apitoiement de ces tristes envieux ?

— si moi-même je ne soupirais et ne grelottais pas devant eux, en me laissant envelopper patiemment dans leur pitié ?

Ceci est la sagesse folâtre et la bienveillance de mon âme, qu’elle ne cache point son hiver et ses vents glacés ; elle ne cache pas même ses engelures.

Pour l’un la solitude est la fuite du malade, pour l’autre la fuite devant le malade.

Qu’ils m’entendent gémir et soupirer à cause de la froidure de l’hiver, tous ces pauvres et louches vauriens autour de moi ! Avec de tels gémissements et de tels soupirs, je fuis leurs chambres chauffées.

Qu’ils me plaignent et me prennent en pitié à cause de mes engelures : « Il finira par geler à la glace de sa connaissance ! — c’est ainsi qu’ils gémissent.

Pendant ce temps, les pieds chauds, je cours çà et là, sur ma montagne des Oliviers ; dans le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers, je chante et je me moque de toute compassion. —

Ainsi chantait Zarathoustra.