Ainsi parlait Zarathoustra/Troisième partie/En passant

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 253-257).
EN PASSANT


En traversant ainsi sans hâte bien des peuples et mainte ville, Zarathoustra retournait par des détours vers ses montagnes et sa caverne. Et, en passant, il arriva aussi, à l’improviste, à la porte de la grande Ville : mais lorsqu’il fut arrivé là, un fou écumant sauta sur lui les bras étendus en lui barrant le passage. C’était le même fou que le peuple appelait « le singe de Zarathoustra » : car il imitait un peu les manières de Zarathoustra et la chute de sa phrase. Il aimait aussi à emprunter au trésor de sa sagesse. Le fou cependant parla ainsi à Zarathoustra :

« Ô Zarathoustra, c’est ici qu’est la grande ville : tu n’as rien à y chercher et tout à y perdre.

Pourquoi voudrais-tu patauger dans cette fange ? Aie donc pitié de tes jambes ! crache plutôt sur la porte de la grande ville et — retourne sur tes pas !

Ici c’est l’enfer pour les pensées solitaires. Ici l’on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie.

Ici pourrissent tous les grands sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés !

Ne sens-tu pas déjà l’odeur des abattoirs et des gargotes de l’esprit ? Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville ?

Ne vois-tu pas les âmes suspendues comme des torchons mous et malpropres ? — et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.

N’entends-tu pas ici l’esprit devenir jeu de mots ? il se fait jeu en de repoussants calembours ! — et c’est avec ces rinçures qu’ils font des journaux !

Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s’échauffent et ne savent pas pourquoi. Ils font tinter leur fer-blanc et sonner leur or.

Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l’eau-de-vie ; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides ; l’opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents.

Tous les désirs et tous les vices ont élu domicile ici ; mais il y a aussi des vertueux, il y a ici beaucoup de vertus habiles et occupées : —

Beaucoup de vertus occupées, avec des doigts pour écrire, des culs-de-plomb et des ronds-de-cuir ornés de petites décorations et pères de filles empaillées et sans derrières.

Il y a ici aussi beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses devant le Dieu des armées.

Car c’est d’« en haut » que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats ; c’est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.

La lune a sa cour et la cour a ses satellites : mais le peuple mendiant et toutes les habiles vertus mendiantes élèvent des prières vers tout ce qui vient de la cour.

« Je sers, tu sers, nous servons » — ainsi prient vers le souverain toutes les vertus habiles : afin que l’étoile méritée s’accroche enfin à la poitrine étroite !

Mais la lune tourne autour de tout ce qui est terrestre : c’est ainsi aussi que le souverain tourne autour de ce qu’il y a de plus terrestre : — mais ce qu’il y a de plus terrestre, c’est l’or des épiciers.

Le Dieu des armées n’est pas le Dieu des lingots ; le souverain propose, mais l’épicier — dispose !

Au nom de tout ce que tu as de clair, de fort et de bon en toi, ô Zarathoustra ! crache sur cette ville des épiciers et retourne en arrière !

Ici le sang vicié, mince et mousseux, coule dans les artères : crache sur la grande ville qui est le grand dépotoir où s’accumule toute l’écume !

Crache sur la ville des âmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux envieux et des doigts gluants —

— sur la ville des importuns et des impertinents, des écrivassiers et des braillards, des ambitieux exaspérés : —

— sur la ville où s’assemble tout ce qui est carié, mal famé, lascif, sombre, pourri, ulcéré, conspirateur : —

— crache sur la grande ville et retourne sur tes pas ! » — —

Mais en cet endroit, Zarathoustra interrompit le fou écumant et lui ferma la bouche.

« Te tairas-tu enfin ! s’écria Zarathoustra, il y a longtemps que ta parole et ton allure me dégoûtent !

Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, te voilà, toi aussi, devenu grenouille et crapaud !

Ne coule-t-il pas maintenant dans tes propres veines, le sang des marécages, vicié et mousseux, car, toi aussi, tu sais maintenant coasser et blasphémer ?

Pourquoi n’es-tu pas allé dans la forêt ? Pourquoi n’as-tu pas labouré la terre ? La mer n’est-elle pas pleine de vertes îles ?

Je méprise ton mépris ; et si tu m’avertis, — pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-même ?

C’est de l’amour seul que doit me venir le vol de mon mépris et de mon oiseau avertisseur : et non du marécage ! —

On t’appelle mon singe, fou écumant : mais je t’appelle mon porc grognant — ton grognement finira par me gâter mon éloge de la folie.

Qu’était-ce donc qui te fit grogner ainsi ? Personne ne te flattait assez : — c’est pourquoi tu t’es assis à côté de ces ordures, afin d’avoir des raisons pour grogner, — — afin d’avoir de nombreuses raisons de vengeance ! Car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton écume, je t’ai bien deviné !

Mais ta parole de fou est nuisible pour moi, même lorsque tu as raison ! Et quand même la parole de Zarathoustra aurait mille fois raison : toi tu me ferais toujours tort avec ma parole ! »

Ainsi parlait Zarathoustra, et, regardant la grande ville, il soupira et se tut longtemps. Enfin il dit ces mots :

Je suis dégoûté de cette grande ville moi aussi ; il n’y a pas que ce fou qui me dégoûte. Tant ici que là il n’y a rien à améliorer, rien à rendre pire !

Malheur à cette grande ville ! — Je voudrais voir déjà la colonne de feu qui l’incendiera !

Car il faut que de telles colonnes de feu précèdent le grand midi. Mais ceci a son temps et sa propre destinée. —

Je te donne cependant cet enseignement en guise d’adieu, à toi fou : lorsqu’on ne peut plus aimer, il faut — passer !

Ainsi parlait Zarathoustra et il passa devant le fou et devant la grande ville.