Intérieur d’une ville des bords du Rhin.
Chœur d’Ouvriers dans la rue.
de forêt en forêt,
toujours je marcherai.
le dernier jugement
finira mon tourment.
Un Ouvrier.
Allons, la nuit s’avance. Viens te coucher,
Fritz. Adieu la compagnie. Voici le veilleur
qui descend de sa porte avec son bâton ferré.
Le Veilleur.
Messieurs, rentrez chez vous ; couvrez votre
feu sous la cendre, pour qu’il n’arrive aucun
malheur.
Chœur d’Ouvriers qui s’éloignent.
Le dernier jugement finira mon tourment.
Le Veilleur, seul au bord du Rhin.
J’ai vu le Rhône quand il descend des Alpe s ;
c’est un chamois qui bondit sur le rocher pour
fuir le chasseur. J’ai vu le Necker quand il tarit
dans le sable ; c’est une cavale de labour
qui meurt sous le fouet à la porte de son
maître. J’ai vu le Danube quand il revient
en arrière pour regarder deux fois la
cathédrale d’Ulm ; c’est la crosse d’argent
de monseigneur l’évêque qui reluit et se tord
au soleil. Mais ni le chamois sur le rocher,
ni la crosse de l’évêque, ni la cavale à la
porte de son maître, ne me plaisent tant qu’un
soir au bord du Rhin. écoutez ! Ma cornemuse
a appris à résonner : il a sonné minuit,
priez le seigneur et la vierge Marie. Le
Rhin aussi me connaît avec ma trompe ; c’est
moi qui l’endors au pied des tours, auprès
des barques, autour des îles ; c’est moi qui
l’éveille, tous les dix ans une fois, quand
il change son lit comme un bourgeois qui se
retourne à minuit sur le côté. Il a pour
rideaux une forêt de châtaigniers ; pour
litière, il a des coquillages blancs, et une
montagne toute à lui pour y poser sa tête.
L’ombre des tours ensorcelées sanglote
aujourd’hui dans chacun de tes flots, mon
vieux Rhin. Est-ce un fantôme qui nage dans
ton rêve ? Le bruit des herbes dans les bois,
de la pluie dans les grottes, sont-ce des
mots entrecoupés dans le songe des étoiles,
comme ceux qu’on entend à chaque porte, dès
que la ville est endormie ? La lune, le roi
des veilleurs, le sait mieux que moi. La
voilà qui sort de son gîte avec sa cornemuse
et son bâton d’argent, pour aller crier l’heure
dans la ville du ciel.
Le Roi Dagobert, à la fenêtre de sa tour.
Gentil veilleur, parle plus bas. La reine est
endormie à cette heure dans son lit d’or massif.
Ma lampe s’est éteinte : j’ai mis mon manteau
d’écarlate au clair de lune, et ma couronne
de laiton pour te regarder passer. Dis-moi
ce que l’on voit à minuit dans mon royaume.
Le Veilleur.
Sur la montagne il y a un château ; dans le
château il y a trois tours ; dans chaque tour
il y a un fantôme : dans la première,
Herrmann s’appuie sur le balcon avec un
pourpoint bleu et une toque couleur de feu ;
il regarde le Rhin ; dans la seconde,
Diétrich se penche sur la fenêtre à une
branche de poirier ; il regarde vers la
ville ; dans la troisième, notre seigneur
l’empereur est endormi depuis cent ans sur
son coude ; sa barbe rousse a percé sa table
de pierre, elle en a fait sept fois le tour ;
son épée pend sur les murs à un bouleau.
Le Roi.
Laisse-le dormir. Au pied du château regarde :
ne vois-tu pas la maison d’un forestier ? Un
hibou est sur le toit, il piaule jour et nuit.
Les feuilles des arbres bruissent en été vers
la porte comme les pas des squelettes quand ils
reviennent de la danse des morts.
Le Veilleur.
J’ai vu la maison du forestier. Trois degrés
sont à la porte pour y monter. Sur le bord de
la fenêtre il y a des giroflées qui pâlissent
et des oeillets qui verdissent. Une cigogne a
fait son nid autour de la cheminée. Sous le
toit, les murs sont peints de vermillon comme
la robe d’une moissonneuse.
Le Roi.
Mon royaume est bien grand : du plus haut escalier
de la plus haute église on n’en voit pas la
fin. Les sansonnets, quand leurs ailes
grisonnent, les corbeaux, quand leur bec
jaunit, viennent me dire où il s’arrête.
Eh bien, il n’y a pas dans mon royaume deux
bûcherons comme celui qui descend ces trois
degrés chaque matin. As-tu rencontré une
vieille qui va, en boitant, cueillir du bois
mort ? à minuit, quand elle est rentrée, je
l’ai vue de mon perron emporter, sous
son tablier, un sceptre à fleurs de lis,
trois crosses d’évêques et de papes.
Si c’est la veuve d’un forestier, dis-moi le
nom du bois où les sceptres à fleurs de lis
croissent en pleine terre, et où le bûcheron
coupe sur la branche verte des crosses argentées
d’évêques et de papes.
Le Veilleur.
J’ai rencontré deux femmes dans la maison du
forestier. La plus vieille est ridée ; tout le
jour elle file, les pieds dans la cendre ;
la plus jeune chante avec le sansonnet. Elles
sont venues à noël sur un bateau de pèlerin.
Ce sont de braves femmes qui ne manquent pas les
sacrements. Elles ont toujours une pièce
d’argent, quand le moine va faire la quête.
Que Dieu le leur rende !
Saint Eloi.
O mon roi ! Vous m’avez réveillé sous mon dais.
Ne craignez rien. Ce que vous avez vu est un rêve que vous avez fait dans votre lit d’or
massif. Montez sur votre trône ; je vais vous
l’expliquer. La vieille femme qui cherche du
bois mort dans son tablier, c’est l’église, qui
se lève de son lit pour sauver les fidèles.
Le sceptre doré, c’est l’âme qu’elle trouve
perdue sous la rosée dans les broussailles.
La maison à trois degrés du forestier, c’est
le ciel, où le père éternel est assis. Les
feuilles qui bruissent, c’est le monde qui
gémit. Le hibou qui piaule sur le toit, c’est
le Christ, qui, du haut du paradis, appelle
l’âme égarée qui s’attarde dans sa route.
Le Roi.
Grand saint, je le sais, vous avez plus de
sagesse que tous les rois chevelus n’en ont
sous leurs couronnes. C’était un rêve, je le
crois, mais un rêve qui ressemblait à ce
qu’on voit dans la veille. Mon Dieu, que
sont-ils devenus les temps où nous limions
sans souci dans votre orfévrerie ma couronne luisante, mes chapes de saint et les
fers de mon cheval ? Depuis ce temps, ma
couronne s’est ternie dans le brouillard ;
mon cheval bai a perdu dans la forêt
d’Ardennes ses fers d’or ; oh ! La terre
a vieilli, saint éloi, comme mon château
qui s’écroule ; nos tours décharnées, ouvertes
au vent, sont de grands squelettes qui portent
sur leurs têtes une couronne de créneaux. La
fin du monde approche. Voyez ! Nos cathédrales
s’habillent de noir l’une après l’autre, comme
des pleureuses qui s’agenouillent, sous des
crêpes, au bord des fosses. Les étoiles qui se
lassent de briller sont des abeilles d’or qui
se ternissent sur le manteau royal du seigneur.
En attendant le jugement dernier, les morts
soulèvent de leurs ongles le gazon du
cimetière pour être prêts aux premiers sons
de la trompe. Ceux qui ont entendu la
cornemuse du veilleur s’asseyent déjà dans
les carrefours, ils se penchent aux balcons
des châteaux. L’ange de mort bat des ailes
contre les vitraux des églises ; c’est lui
qui efface du souffle de sa bouche leurs
manteaux de vermillon et leurs robes purpurines.
Saint Eloi.
Vous l’avez dit, ô mon roi ! Nos meilleurs jours
sont passés. Le monde est aujourd’hui une
grande messe des morts. La terre est le cercueil
suspendu dans la nef. Les rois chevelus
mènent le deuil. Quand les peuples ont pleuré
le jour ce qu’ils doivent pleurer, les étoiles
du soir, et les eaux en murmurant pendant la
nuit, disent encore : miserere. gardez bien,
sans faillir, à votre main, votre sceptre et
votre bulle, comme moi ma palme de saint,
pour que l’ange de mort, quand il criera à
votre porte, vous reconnaisse sans tarder,
et vous conduise dans la niche de cristal
qu’il a bâtie pour vous attendre sur un roc
de Josaphat.
Le Roi.
Allons voir, à travers ses rideaux d’argent, si la
reine dort encore. Veilleur, fais bonne garde.
Je rentre dans ma nef avec monseigneur saint
Eloi.
(Ils sortent.)
Une maison noire dans un carrefour. La mort sous le nom de Mob, vieille femme qui se chauffe dans les cendres. Rachel, jeune fille qui demeure avec elle.'
(L’ange tombé, qui était auprès du berceau
du Christ, dans la scène des rois mages.)
Mob.
Rachel, où est mon tablier ? Apporte-moi du
bois mort pour réchauffer mon squelette.
Pendant que tu gazouilles ici avec ton
sansonnet, mes genoux tremblotent, mes dents
clapotent, mes mains grelottent. J’ai fait
cette nuit bien du chemin. J’ai veillé trois
heures au chevet d’un pape ; j’apporte sa mitre
avec un peu de cendre. Voici la couronne d’un
duc, voici le manteau d’hermine d’un baron.
Cache-les dans mon bahut avec cette urne où
ils mettent leurs larmes. Je n’ai dormi rien
qu’une heure ; c’était sur les genoux d’un
fiancé, aux cheveux bruns ; il a rempli, sans
le savoir, de ses larmes salées, le vide de
mes yeux ; il a poli comme l’ivoire l’os de
mon front avec les charbons de ses lèvres. Je
t’ai apporté pour ta fête le bouquet de lilas
d’une nouvelle épousée que j’ai conduite au
bal par la main. Oh ! C’est que ma vie est une
fête quand j’ai descendu les trois degrés de
notre porte. Mon cheval ne touche pas la terre
avec ses ongles. Les feuilles des arbres
jaunissent à son souffle, et tombent pour lui
faire son chemin. La bise me porte où je veux.
Les étoiles scintillent, la mer se tait comme
le petit d’un vautour dans son nid ;
les cloches ouvrent leurs gueules et
disent aux tours : écoutez, la voici,
notre reine, qui passe sous le porche.
Rachel.
Est-ce là ce que vous appelez une fête ? Mes
saints anges, venez à mon secours.
Mob.
Patience, ma fille. Je le sais bien ; tu n’as
pas été toujours auprès de la vieille Mob.
Avant d’être un ange de mort, placé à ma porte
pour me faire compagnie le soir dans mes
cendres, toi aussi, tu étais un ange avec des
ailes diaphanes. Qu’est-il devenu, le temps où
tu te levais soir et matin pour apporter leurs
pains blancs aux griffons accroupis près du
seigneur ? Te rappelles-tu les chants que tu
savais alors avec l’archet de ta viole pour
réveiller les anges et les âmes dans leurs
niches de nuage ? Te rappelles-tu, dis-moi,
les prés d’azur où tu allais semer chaque
année des mondes épanouis, comme ici je sème
derrière moi la cendre de mon tablier ; quand
tu filais sur ta porte des fils de lumière,
et que ton fuseau, en plongeant dans l’abîme,
pelotonnait une étoile bénie qui tournoyait
jusqu’au matin, suspendue à ta quenouille
d’or ? T’en souviens-tu quand la cloche du
ciel t’appelait par ton nom, et quand les
petits anges te prenaient, en riant, par le
pan de ta robe pour entrer avec toi dans la
ville de Dieu ?
Rachel.
ô Mob ! Pourquoi dites-vous cela ? Je vous
suivrai, je vous obéirai, je vous le promets.
Mais ne me rappelez pas ce temps.
Mob.
Aimes-tu mieux celui où je t’ai connue pour la
première fois, le jour de la mort du Christ ?
T’en souviens-tu, quand tous les anges (tu étais
au milieu d’eux) se penchaient sur les nuages
et pleuraient ? Quand le Christ s’appuya sur
la maison d’Ahasvérus et maudit Ahasvérus,
t’en souviens-tu ?
Rachel.
Est-ce Ahasvérus que vous avez dit ?
Mob.
Et, quand tous les anges ont frémi de colère,
qui est-ce qui a eu une larme dans ses yeux
pour Ahasvérus ? Qui l’a regardé d’en haut
avec pitié ? Qui a oublié, pendant le battement
d’ailes d’un vautour, le Christ, le Christ
mourant, pour Ahasvérus vivant, pour Ahasvérus
immortel, pour Ahasvérus errant ? Puis, à qui
la voix de Dieu a-t-elle parlé quand elle a
dit : tu ne seras plus un ange de vie, tu seras
un ange de mort ; tu ne vivras plus dans la
ville du ciel, tu vivras dans la maison de Mob ;
tu seras à elle pour allumer son feu, pour lui
chanter des cantiques, pour boire la cendre qui
reste au fond de son verre ? Et aujourd’hui,
qui est à moi, tout à moi, chair et os ? Qui
arrose, sur ma fenêtre, mes bouquets de soucis
et de veuves, si ce n’est pas Rachel, Rachel,
l’archange aux ailes bleues, aux yeux couleur
du ciel, aux cheveux qui secouaient la lumière
autour d’eux ; qui apprenait à épeler une à une
sur son livre, aux enfants de la ville de Dieu,
les notes de la musique du ciel ? Cette Rachel
me méprise, je le sais. Elle n’a plus ses ailes
pour voler, et les pensées de son cœur
s’envolent de ma maison comme une vapeur qui
s’élève, le soir, de l’herbe fauchée. Elle n’a
plus sa viole pour chanter, et elle bourdonne
encore à la fenêtre des airs qui arrêtent les
passants. Qu’es-tu pour faire fi de moi ? Tu
avais une auréole autour de ta tête ; à présent
tes cheveux sont liés dans la plaque d’argent
d’une fille de Worms.
Tu avais un manteau d’azur pour te vêtir ; à présent, tu as la robe de laine que le tisserand du bourg t’a faite. Quand tu passes dans la ville, les vieilles femmes que tu rencontres disent : à quoi pense la vieille Mob, de ne pas marier sa fille ? Vraiment, est-ce que personne n’en veut ? Le fils du tisserand cherche une femme ; le fils du tisserand gagne tous les mois un sou d’argent ; il devrait, par grâce, l’épouser.
Rachel.
O Mob ! Le cœur me fait mal ; laissez-moi me
jeter à deux genoux et prier Dieu de toute
mon âme.
Mob.
Prie-le seulement de tes lèvres, si tu peux.
Qu’a-t-il à faire de ton âme ? Crois-tu que la
prière des feuilles séchées, du coudrier
quand il est mort, de la cendre, quand elle
est semée, de la lampe, quand elle est éteinte,
ne valent pas mieux pour lui que la prière de
ton âme ? C’était bon de penser à ton âme
quand tu avais deux ailes bleues pour la porter
et le pur ciel pour voler. Aujourd’hui, prie,
oh ! Oui, prie, si tu veux, comme prient la
dalle usée des cathédrales, le vitrail effacé
par la brume ; prie comme font la goutte de
pluie dans le caveau, la bannière rongée sur
sa pique, le ver dans sa toile humide. Qu’as-tu
à faire, de regarder toute la journée, assise
sur ta chaise de paille, un coin du ciel à
travers la vitre de ta fenêtre ? Tu ne
rentreras plus dans ce monde des rêves.
Rachel.
Mob, je vais embrasser vos mains. Mais ne dites
pas que c’est un rêve ; oh ! Ne le dites pas,
vous me rendriez folle.
Mob.
Va ! Oublie ces mitres de lumière, ces auréoles
d’or ; fane dans ton cœur ces fleurs de vie,
ces pans de manteaux de vermillon.
Au lieu de ces chants du ciel, écoute
le chant du grillon de ton feu ; pâlis
dans ton âme, jusqu’à la mort, les faces bouffies
de tes séraphins. La viole des archanges a
fini pour toi, je te le dis. Comme une jeune
fille qui jette, en revenant, dans son alcôve,
les roses fanées du bal, jette aussi là tes
souvenirs ; jette là ton ciel bleu, tes
espérances infinies. Sois femme avec les
femmes. Tu ne connais du monde que ce qui se
passe sur les nuages. La vie réelle, ma chère,
est un peu différente de ces fantaisies de
jeune fille. Suis-moi par le pan de ma robe ;
je te montrerai en toutes choses ce que tu
n’as jamais vu : la source tarie, l’écorce
desséchée, le cœur brisé, la coupe vide.
Rachel.
Tout le monde croit ici que je suis votre fille ;
je ne l’ai dit à personne, je vous jure, mon
secret. Mon Dieu, si je savais seulement tous
les ans une fois ce que font les enfants avec
leurs auréoles que je berçais dans le ciel !
Mob.
Crois-tu vraiment que quelqu’un là-haut s’inquiète
aujourd’hui de ce que pense ton cœur ? Oh !
Si tu n’avais perdu que tes ailes, je t’en
referais d’autres volontiers avec mon manteau
de soie ; mais ton cœur aussi n’est plus
ce qu’il était. à présent, les regards et le
sourire du ciel ne le rassasieraient guère ;
il faut qu’il s’enivre, à son tour, de la
dernière larme cachée dans les regards des
passants. Va ! Quand tu auras cueilli pour
moi des feuilles mortes dans la forêt, va
mendier pour toi, si tu le veux, un soupir
d’amour ; quand tu auras rempli pour moi mon
verre de larmes, va remplir pour toi ton verre
des promesses et des songes des jeunes hommes ;
mais ne parle plus des anges. Tu es femme, et
ton sein tremble comme le sein des femmes, tes
yeux se baissent, tes joues pâlissent, si
tu passes dans la rue. Quand le soir le bruit
de l’orgue arrive jusqu’à ta fenêtre,
quand le vent apporte jusqu’à toi
les fleurs des marronniers, tu pleures
sans prier. Ah ! Ne te rappelle que
les anges de Gomorrhe : je te commande
d’oublier tout le reste.
On entend le prélude d’une sérénade dans la rue.
Un Etudiant.
Oui, mes amis, c’est ici qu’elle demeure.
Approchez-vous sous cette fenêtre, où elle a
semé des bouquets de résédas et de soucis ;
elle est là, soyez-en sûrs, derrière ces vitraux
soudés de plomb. Attendez encore un peu. Mon
Dieu, mon cœur tremble comme la feuille ! Je
ne peux pas chanter. Suis-je assez fou ? Il y
a trois mois que je la cherche sans pouvoir
lui parler. Savez-vous, maintenant, que je
suis docteur, je pourrais l’épouser demain
si elle voulait ?
Un Musicien.
Vraiment, monsieur le docteur, est-il possible
que vous ne lui ayez encore jamais parlé ?
L’Etudiant.
Oh ! Non, jamais ! Je lui ai envoyé une fois un
bouquet de giroflées ; voilà tout. Mais sa
mère a l’air d’une bonne femme ; je suis sûr
qu’elle s’entendrait avec la mienne pour vivre
tous ensemble avec nous à Linange. Depuis
que je suis à l’université, mes yeux n’ont pas
vu une autre jeune fille que Rachel. Allons,
mes amis ; mon cœur n’y tient plus. Commençons.
Un Musicien.
Nos violes sont prêtes ; nos archets plient sur
nos cordes. Courage ! Chantez seulement à
haute voix :
L’Etudiant chante.
" Dis-moi, ma fiancée, ce que tu caches sous tes
longues tresses noires.
" Est-ce un flocon de neige tombé sur toi en
revenant de la messe de noël ?
" Est-ce l’écume du Rhin chassée par l’ouragan,
quand tu marchais sur la rive ?
" Est-ce un cygne au blanc duvet qui vient de
naître, et qui déjà gonfle ses ailes ?
" Si c’est la neige de noël, laisse mes lèvres
la boire, moi qui reviens d’un long voyage.
" si c’est l’écume du Rhin, laisse-m’en mouiller
mes cheveux bruns.
" si c’est un cygne qui vient de naître, laisse-moi
le porter au haut de la montagne.
" - Non, ce que je cache sous mes longs cheveux
noirs, non, ce n’est pas un flocon de neige
de noël, ni d’écume du Rhin, ni un cygne qui
vient de naître ;
" C’est le sein de ta fiancée, où tu as posé ce
soir ta tête en t’endormant. "
Mob, à la fenêtre.
Bravo, messeigneurs ! La musique est belle et
d’un excellent maître. C’est trop d’honneur
pour de pauvres femmes comme nous. Laissez-moi
descendre dans la rue pour vous remercier.
(elle descend.) Messeigneurs, j’apporte
de mon caveau du vin pour vous rafraîchir ;
en voici une large coupe que j’ai remplie
pour vous jusqu’aux bords ; je voudrais en
avoir de meilleur ; c’est moi qui l’ai cueilli
à mon cep, je vous jure, et qui l’ai pressé
sous mon pressoir. Voyez comme il petille ! La
couleur en est un peu noire peut-être ; et
l’écume des bords ressemble à l’écume qui
mouille le frein des chevaux de la nuit.
N’est-ce pas, messeigneurs ? Goûtez et buvez
seulement. Il guérit de toute fatigue ;
il guérit des chants comme des
larmes. La coupe est de pur bois d’ébène :
c’est moi qui l’ai ciselée dans les soirées
d’hiver.
Un Musicien.
Puisque vous le voulez, nous ne vous refuserons
pas.
Mob.
Vous êtes trop honnête, monseigneur. Faites
passer, après vous, la coupe à tous vos
compagnons.
(Tous boivent, et tombent à la renverse sur le pavé.)
L’Etudiant, en jetant la coupe vide.
Malédiction ! C’est le vin et la coupe de la mort.
(il expire.)
Mob.
Pauvres fous ! Et la mort, n’est-ce pas l’ivresse
de la vie ? Qu’ils aillent la cuver sous la table
du monde jusqu’aux grandes ripailles du jugement
dernier.
Ahasvérus, assis sur une borne à la porte de la ville. Son cheval est étendu mourant à côté de lui, sur le chemin.
O Christ ! ô Christ ! Laisse-moi. Si j’étais
un sanglier traqué par des chiens, je me
sauverais la nuit dans ma bauge ; si j’étais
une branche de bois mort, le bûcheron me
ramasserait et me porterait à son feu ; si
j’étais un ver de terre, je m’endormirais
sous un caveau frais, dans le tombeau d’un
roi, et j’y filerais ma toile humide autour
de son humide couronne. ô bûcheron de Nazareth !
Prends-moi, prends-moi sur mon chemin aride.
Fossoyeur de Bethléem ! Enterre-moi dans ton
sépulcre, là où la pluie et la rosée ruissellent ;
prends-moi dan s ton suaire éternel,
au fond du roc taillé dans ton
Calvaire de Golgotha. Miséricorde !
Qui a crié miséricorde ? Est-ce toi, Ahasvérus ?
Ah ! Les anges vont ricaner au plus haut du
ciel. As-tu oublié le porte-croix qui est
passé à ta porte à Jérusalem ? Qu’as-tu
mis dans tes oreilles pour que sa voix ne
bourdonne plus autour de toi ? Et dans tes
yeux, pour qu’ils ne voient plus ses yeux qui
flamboient et le doigt de sa main qui se
soulève sous son manteau ? Dis, Ahasvérus,
qu’as-tu fait ce jour-là ? Ce chemin pierreux
qui va à Golgotha, ce figuier mort, sous ce
figuier cette foule ivre, ces femmes qui se
traînent sur leurs genoux, ce râle de leurs
lèvres, et cette voix qui a résonné dans la
moelle de tes os ; tu t’en souviens, n’est-ce
pas ? Tu voudrais que ce fût un songe, un songe
de mille ans, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas
un songe, non plus, que cette cigogne qui passe
sur ta tête, et qui va chercher son gîte sous
un roseau ; et toi non plus, tu n’es pas
l’enfant de ton rêve. Ne sens-tu pas ton cœur
peser dans ta poitrine comme une lourde
pierre dans la main du frondeur ? Et cette
ville, non plus, n’est pas un fantôme formé
sous la tombe dans le crâne d’un mort. Ses
pavés retentissent, ses créneaux reluisent,
ses cloches bourdonnent, et son église, pour
te maudire, s’agenouille sous ses tours comme
un homme qui se traîne sur les mains sous le
poids de sa croix. Frappe à chacune de ces
portes : à chacune d’elles il y a des hommes
comme toi ; ils ont des yeux comme toi, non
pas pour dévorer, comme toi, une larme
éternelle, mais pour se baigner, pendant leur
court été, dans des regards d’amour ; ils ont
des lèvres comme toi, non pas pour boire,
comme toi, la poussière des vallées et le sel
de la terre, mais pour boire leur vie rapide
sur les lèvres de leurs nouvelles épousées ; ils ont des bras comme toi, non pas pour étreindre
comme toi la bise et les autans, mais pour
serrer sur leur sein l’enfant de leurs os.
De toutes ces maisons, choisis celle que tu
veux. Monte avec tes souliers ferrés sur le
seuil ; et les femmes vont cacher leurs yeux
dans la poitrine des hommes, et les petits
enfants se glisseront avec horreur entre les
jambes de leur père, et crieront : c’est lui,
mon père, le juif errant !
Oh ! Si j’étais encore un jeune compagnon de la
tribu de Lévi dans la maison de mon père ; si
cette ville à créneaux était Jérusalem ;
Jérusalem la belle, Jérusalem la parfumée
comme la fleur de vigne dans le rocher, je
chanterais un chant, à mon retour, à haute
voix, pour être entendu du lépreux et du
gardeur de chameaux. Et les passants viendraient,
et ils me diraient en touchant mes habits :
" est-ce toi, Ahasvérus ? Sois béni, bon
Ahasvérus ! Que ton voyage a été long ! D’où
viens-tu ? Ta mère nous a envoyés pour
t’attendre. Voici des figues pour ta faim ;
voilà du vin pour ta soif. Ton père, qui t’a
cru mort, est assis sur le banc de ta maison,
et tes petits frères vont sauter sur leurs
nattes quand ils te verront de loin sur le
chemin : mon frère, mon frère, que nous
avez-vous apporté ? Sont-ce des coquillages qui
bourdonnent ? Est-ce une robe de laine bien
teinte pour le froid ? Est-ce une pièce
d’argent neuve ? Est-ce une ceinture brodée,
ou une cassolette luisante du beau bois du Liban ?
Ah ! Dans ma cassolette, il n’y a ni myrrhe, ni
encens, ni poudre d’or, ni dattes ; dans ma
ceinture, il n’y a ni perles ni broderie, et
la robe de laine que j’apporte n’a pas été
filée pour la fête. J’ai revu Jérusalem ;
mais ce n’est pas ici qu’est Jérusalem.
Quand j’y suis retourné, les os qui
blanchissaient se sont levés pour me
voir passer. Ma maison est restée
debout. La fenêtre est ouverte ; la porte
est fermée au verrou. Dans le jardin, j’ai
vu ma tombe vide ; un ange de mort la couvrait
de ses deux ailes de soie, pour m’empêcher de
m’y reposer ni jour ni nuit, comme le corbeau
qui abrite, pendant la pluie, sa couvée sous
son poitrail.
Le regard du Christ s’est attaché à mon âme
comme une lampe des morts est attachée, par
son anneau de cuivre, à un pilier sépulcral,
pour éclairer dans la nuit les langues des
vipères et la bouche des scorpions qui le
rongent. Un regard sans pleurs, sans mouvement !
Deux yeux d’airain qui pesaient sur ma
paupière ! Pour héritage, il m’a transmis son
immortelle douleur et sa sueur de sang. Il a
fouillé de ses yeux dans mon sein ; il y a fait
flamboyer, ce roi des morts, son enfer, et ses
limbes, mais point de ciel. -d’autres ont ma
tunique, toi, tu auras ce qui reste de l’hysope
et du fiel. -mais, roi, je m’en suis enivré,
de ton hysope ; mes genoux plient comme un
convive en sortant d’une table remplie ; et
depuis ce temps, je te le jure, j’ai marché
sans m’arrêter. J’ai vu sur le sommet du
Vourcano des éperviers voler sur ma tête
autour du monastère, et leurs cercles s’étendre
jusqu’à raser la mer au bout de l’horizon ;
j’ai vu dans un lac de Pérouge une bande de
sarcelles se baigner, et l’eau trembler sous
leurs ailes et se rider jusqu’aux herbes du
rivage. Partout, j’ai vu, dans le fond de mon
âme, le désespoir naître et croître et déborder
jusqu’à enfermer le limon de mes jours et l’algue
de mes rives de sa rive infinie.
Où es-tu donc, roi des morts ? Pour te chercher,
j’use la plante de mes pieds ; j’ai fouillé, comme le
vautour, dans la cendre des villes et sous le
manteau des morts. La mer ressemble au bleu de
ta tunique ; je t’ai cherché dans le creux de
la mer. Rome, qui sue le sang, ressemble,
avec ses murs, à ta couronne d’épines ; je t’ai
cherché dans Rome. Le désert qui blanchit
ressemble à ton suaire ; je t’ai cherché dans
le désert. J’ai demandé aux femmes qui filent
leurs quenouilles, aux enfants qui mangeaient
leur pain d’orge sur la porte, aux gardeurs de
cavales qui cordaient leur chanvre dans les
bois : " l’avez-vous vu passer ? " où es-tu donc,
roi des morts ?
Quand j’étais un enfant de dix ans, je regardais
dans l’air les cigognes et les grues qui se
reposaient sur les toits des voisins en revenant
de leur voyage ; j’aurais voulu qu’elles
m’eussent dit ce qui était de l’autre côté de la
montagne, et qu’elles m’eussent raconté ce
qu’elles avaient vu sous les feuilles des bois
et sous les joncs des sources. Quand les
ramiers s’assemblaient pour partir, mon cœur
se soulevait dans mon sein, et je suivais de
loin leur vol comme la fumée d’un feu de berger
qui s’évapore.
Non ! Les grues et les cigognes n’ont pas tant
voyagé que moi, et les ramiers n’ont pas bu à
tant de sources que moi. Les sources des
montagnes ont le goût de l’absinthe. Les
fleurs des prés portent sur leurs feuilles
des croix couleur de sang. Les bois gémissent
quand je passe ; les grottes pleurent quand
j’y entre ; la terre résonne sous mes souliers
ferrés comme la pierre d’un tombeau du Calvaire.
Puisque tu es sorti de ton sépulcre, Jésus de
Nazareth, dis-moi donc, par le cri de l’aigle,
par la vapeur des grottes, par la feuille du
frêne, dis-moi où tu es, par le bruit de
la ville, par la cornemuse du veilleur,
par la chaîne du pont-levis, par la
lance brillante, par la cloche des morts.
Un jour, j’ai cru arriver au bout de mon chemin,
à la maison du Christ, et le trouver assis
sous le porche avec sa mère : toujours le
chemin s’étendait plus loin à travers les
bruyères ; toujours les rivières perdaient
haleine derrière moi ; toujours mon cœur
croyait le rencontrer, avant la nuit, avec
son auréole d’or, avec sa palme de figuier.
Mais le soir s’est passé ; après le soir, le
matin s’est passé, et après le matin, le milieu
du jour aussi ; et après cela, il y eut une
heure où je vis que mes pieds usaient, sans
vieillir, la pierre du seuil de mes hôtes ;
sous leurs pas leur escalier croulait, leur
vallée s’emplissait de feuilles mortes. Leur
puits se comblait, et moi, ma vie ne se
comblait pas. Le soir, je cherchais, pour m’y
reposer, des villes que j’avais laissées pleines
d’hommes, de cris, de chants, de fumée, de chars,
de soupirs : je les retrouvais taries sur le
chemin, comme une source quand les chacals
ont bu la dernière goutte d’eau.
Et, quand vinrent des peuples nouveaux pour
remplacer les morts, j’allai seul au-devant
d’eux, à la porte des villes, leur montrer le
chemin ; leurs chevaux sauvages me regardaient
d’un oeil louche ; leurs rois chevelus criaient
en riant dans leurs langues nouvelles, sans
m’avoir jamais vu : " voyez sur cette pierre ;
c’est Ahasvérus ! Ne bandez pas vos arcs ;
c’est lui qui ne mourra jamais. "
Ne pas pouvoir mourir ! Toujours attendre, et ne jamais rencontrer, n’est-ce pas ? Toujours regarder, et ne jamais voir venir ! Qui l’a dit ? Est-ce vous, rois chevelus, sur vos chevaux sauvages ? Et les pierres de ma route savent-elles aussi le secret du Christ ? Je me suis précipité de la cime des Alpes ; un aigle a étendu ses ailes pour me porter sur l’herbe verdoyante. J’ai marché vers le flot d’un lac sans fond pour me plonger dans les cieux vides qu’il roulait ; le flot s’est enfui devant moi ; il n’a laissé sous mes pieds que les pierres qu’il limait, et les os qu’il usait l’un contre l’autre.
Le Cheval d’Ahasvérus.
Maître, votre plainte, je l’entends, et je n’y
puis rien changer. Mes cheveux, plus longs que
ceux d’une femme, jusqu’à terre font pleuvoir
ma sueur, une sueur de sang. Dans ma bouche,
mon frein s’est usé. En un jour, quand je
suivais sans vous mon amoureuse, je passais,
sans me lasser, le désert avec ses quatre
fleuves. Mais votre douleur est plus large
que le désert d’Asie et que la mer de
Macédoine ; jamais on n’en voit les bords.
Vos soucis sont trop lourds ; votre plaie, dans
votre sein, m’est trop pesante à porter : trop
durement votre mal me point et m’éperonne. Sous
vos pas votre chemin s’allonge, et jamais
cavalier n’a marché si longtemps. Votre herbe
de pâture ne croît que sur des ruines. Dans
mon abreuvoir, vous mettez des larmes. Ni mes
pieds ni mes flancs ne peuvent plus courir.
Si vous m’aimez, dans cet endroit enterrez-moi,
sous ce gazon de feuilles où les cavales
bondissent. Sur mon cou, maître, tressez-moi
ma crinière et laissez-moi ma housse bariolée,
mes étriers, et ma selle d’ivoire aussi, et
encore le reste de mon mors d’argent à ronger.
Sur ma litière noire, je rêverai de vous. En
fermant ma paupière trop lasse, je pleure de
votre peine, mais non pas de la mienne.
Ahasvérus.
Debout ! Il faut partir.
Le Cheval d’Ahasvérus.
Je suis trop las.
Ahasvérus.
Plus qu’une journée.
Le Cheval d’Ahasvérus.
Si mes pieds le voulaient, j’aurais du cœur pour
mille.
Ahasvérus.
Jusqu’à la ville ; encore un pas.
Le Cheval D’Ahasvérus. agonisant.
maître, mon ongle est tout usé, mon haleine aussi.
Ahasvérus, après une pause.
et moi aussi, comme toi, je vais mourir. Au moins
emporte-moi, sans que ta corne retentisse,
jusqu’à l’endroit où tu vas vers ta pâle cavale.
Sans hennir, emporte-moi là où la source sans
fond est creusée pour ta soif ; là où l’auge
sans bords est remplie, pour ta faim, d’avoine
dorée ; là où l’hôtelier et son écuyer essuieront
pour toujours ta sueur. De ta litière noire,
donne-moi seulement la moitié, pour m’endormir,
sous tes pieds, dans ton étable, tout habillé
de songes.
Le Cheval d’Ahasvérus.
Maître, tenez : voici mon dernier souffle.
(il meurt.)
Ahasvérus.
Et moi, voici mon agonie. Non, je ne suis pas le
tronc d’un chêne de cent ans que le bûcheron a
oublié dans la forêt. Cette fois ma coupe noire
est remplie ; mes yeux vacillent ; mon cœur
tremble de la fièvre des mourants. Pour moi
aussi les cloches vont sonner : leur belle
voix de bronze et d’argent luisant fera
tressaillir l’eau dans les sources ; et
l’aubépine secouera sa rosée dans le buisson
des bois, et les fleurs laisseront tomber leur
croix de sang, quand elles entendront :
" Ahasvérus est mort ! Ahasvérus est mort ! "
et le veilleur, quand il ouvrira la porte de
la ville, m’appellera, sans me réveiller, avec
sa cornemuse.
Chœur de Bourgeois de la ville, sur les
murailles.
Maître, qui vous arrête ? Qu’attendez-vous sur
cette borne ? Entrez céans dans notre ville
de haut prix. De voyageur qui marche si tard,
jamais nous n’en avons vu, ni de si las, ni de
si beau. D’où venez-vous ? Du mont d’Arménie,
ou de Rome, la terre lointaine ? Qui
êtes-vous ? Où faites-vous votre demeure ?
Très-volontiers nous l’apprendrons, si vous
n’en faites pas mystère.
Ahasvérus.
Mon voyage commence à peine.
Chœur de Bourgeois.
Par cette ogive ciselée, entrez dans ma maison.
Le vin vous y plaira ; dans ma cruche la bière
de houblon est fraîche, et verdoyante, et
écumante. Le pain y est fait de blé nouveau
et tout coupé sur la nappe. Autour de la
table, ma femme nous servira dans des plats
de terre peinte, et ma fille, aux cheveux
lisses, aussi en portera.
Ne pleurez pas, beau voyageur ! Si vous êtes un
maître imagier ou foliacier sans ouvrage, je
veux faire un beffroi au milieu de la ville ;
c’est vous qui le taillerez. Si vous êtes un
maître tourier, je veux bâtir une tour à mon
église pour que les anges y demeurent ; c’est
vous qui la ferez.
(entre Ahasvérus.)
Asseyez-vous à cette place. Des nouvelles, vous nous en direz certainement, et des pays que vos yeux
ont rencontrés. Lesquels sont les plus plantureux,
et les meilleurs, et les plus avenants, à votre
avis ? Où croît l’encens ? Où croît la myrrhe ?
Où croît le baume de Syrie ? Nous le voudrions
savoir pour guérir votre peine.
Rachel, seule dans sa chambre, en donnant à
manger à un sansonnet dans une cage.
la tête me fait mal. Depuis que cet étranger est
arrivé, je ne peux plus penser à rien. Viens,
viens donc, mon joli sansonnet. Tu es toute
ma joie, tu n’as point de tristes secrets, toi.
Amuse-moi, réjouis-moi ; je te donnerai une
branche d’amandier à becqueter.
Le Sansonnet, dans sa cage.
Rachel, prends garde à l’étranger. Depuis qu’il
est ici, je n’ai plus faim de branche d’amandier ;
je n’ai plus soif d’eau de source.
Rachel.
Est-ce toi qui as parlé, vilain oiseau ? Non, ce
n’est pas toi, n’est-ce pas ? C’est moi qui
ai soupiré. Reste seul dans ta cage ; je
m’amuserai mieux avec mes giroflées. Oh !
Que vous êtes belles, mes giroflées ! Je vais
vous donner un peu de soleil et secouer votre
rosée sur la fenêtre.
Le Bouquet de Giroflées.
Rachel, sauve-toi. Depuis que l’étranger est
ici, que me fait le soleil ? Le soleil ne
m’échauffe plus. Que me fait la rosée ? La
rosée ne me rafraîchit plus.
Rachel.
Mon Dieu, est-ce que les oreilles me tintent ? Puisque la pluie a déjà arrosé mes fleurs,
je m’amuserai mieux à jouer de ma mandore.
La Mandore.
Rachel, sauve-toi. Depuis que l’étranger est
arrivé, j’ai oublié les chants que je savais.
Laisse-moi, mon souffle me fait peur.
Rachel.
Qu’y a-t-il donc ? Je ne sais plus si cette voix
sort de ma bouche, ou si je l’ai vraiment entendue.
Le Sansonnet.
Va ! Laisse-nous ; que ferais-tu à présent d’un
sansonnet ? L’aile d’un sansonnet ne battrait
pas si vite que ton pauvre cœur sous ta robe.
Que ferais-tu d’un bouquet de giroflées ? La
giroflée ne se pencherait pas vers sa racine
si bien que ta tête sur ton coude. Que ferais-tu
d’une mandore ? La mandore ne gémirait pas si
bien que ton haleine dans ton sein. Depuis que
ton voisin est venu, j’ai peur dans ta maison.
Ouvre-moi la fenêtre, que je parte, pour aller
plus loin que la mer bâtir mon nid au printemps
dans le tombeau du Christ.
Le Bouquet de Giroflées.
Et moi, j’étouffe ici. Que l’oiseau emporte sur
ses ailes mon parfum du printemps, pour le jeter
en passant sur le chemin de Bethléem.
La Mandore.
Et moi, qu’il prenne avec lui mes soupirs du soir,
pour les jeter loin d’ici dans le feuillage
des figuiers et dans les vieux murs de
terre-sainte.
Rachel.
Folle que je suis ! C’est de ma propre voix que
j’ai peur. Il me semble que tout ce que je
touche murmure comme moi. Ah ! Il y a trop
longtemps que je n’ai pris l’air ; à cette heure du soir, j’ai toujours été plus
triste que pendant le reste de la journée.
Esplanade du château de Heidelberg.
Mob, vêtue en vieille femme du pays.
Tout nous promet, pour notre partie de plaisir,
une journée magnifique. Je craignais d’abord ce
nuage sur le Heilig-Berg.
(à Ahasvérus.)
Permettez-moi de vous confier Rachel un instant
pendant que je vais cueillir un bouquet dans le
cimetière. Ne la quittez pas au moins.
Ahasvérus.
Je vous le promets.
Mob.
Je ne fais qu’aller et revenir.
(elle sort.)
Rachel.
Non, il n’y a point d’endroit qui me plaise
autant que ce bosquet. L’eau murmure sous le
balcon des électeurs, les cerfs boivent à
l’ombre dans la vallée. écoutez le cor de
chasse des étudiants dans les tours, et puis le
chant des pèlerins, et puis le bruit de l’orgue.
D’ici, vraiment, le chemin du Necker ressemble
à un serpent qui a perdu derrière lui sa robe.
Les cerisiers fleurissent, le saint s’endort
dans sa châsse, le Rhin dans le creux de son
lit. Dites-moi, monseigneur, si votre pays est
aussi beau que le mien.
Ahasvérus.
Dans mon pays, la mer roule du sable d’or. Les
étoiles sont des abeilles qui sucent les fleurs
du ciel. Ma ville, quand elle était en fête,
retentissait sur la montagne comme le carquois
au dos d’un cavalier. Les fleuves se courbaient
comme le sabre à son côté ; le désert brillait
comme une bague à son doigt.
Rachel.
Et aujourd’hui ?
Ahasvérus.
La bague s’est ternie, le sabre s’est rouillé, le
carquois s’est vidé. Dans mon pays, les cyprès
verdissaient, les gazelles bondissaient,
l’antilope aux yeux d’or broutait des rameaux
d’or ; des lions de pierre fouillaient le sable
avec leurs griffes, et des licornes couronnées
attendaient le jugement dernier pour leur donner,
au réveil, le sceptre et la mitre.
Rachel.
Et aujourd’hui ?
Ahasvérus.
Les lions ont secoué leurs crinières et jeté le
sable contre le sommet du Calvaire.
Rachel.
Votre pays, quel nom a-t-il, monseigneur ?
Ahasvérus.
Vous ne le verrez jamais.
Rachel.
Y a-t-il longtemps que vous l’avez quitté ?
Ahasvérus.
Le temps ne me fait rien. Il ne laisse de rides
que dans mon cœur.
Rachel.
Si vous voulez, on enverra chez vous un messager ?
Ahasvérus.
Les grues, quand elles s’en vont, me servent de
messagers.
Rachel.
Quand vous êtes parti, n’aviez-vous pas de petits
frères ?
Ahasvérus.
Ils sont, à présent, devenus grands.
Rachel.
Et personne ne garde votre maison ?
Ahasvérus.
Les cigognes quand elles sont lasses, et l’hirondelle si elle se pose sur le toit.
Rachel.
Votre sœur pleurait à la fenêtre quand vous
l’avez quittée, j’en suis sûre.
Ahasvérus.
La terre pleurait, le ciel gémissait, mais ce
n’était pas pour moi.
Rachel.
Et qui vous a accompagné ?
Ahasvérus.
Mon chien, en aboyant contre les sphinx de granit,
contre les dragons de pierre qui venaient
s’accroupir des deux côtés du chemin pour me
regarder passer.
Rachel.
Quand vous retournerez chez vous, tout sera
changé. Vous ne reconnaîtrez rien.
Ahasvérus.
Au contraire, rien ne change dans mon pays. Tout y
attend mon retour pour savoir la nouvelle que
j’apporterai. Chaque matin, sans changer de
feuillage, les vieux palmiers se dressent sur
leurs troncs, et les cèdres sur leurs
montagnes, pour regarder en mer si ma
barque est arrivée. Chaque été, chaque hiver,
le torrent se dessèche au même endroit pour me
faire mon passage. Immobiles, les éperviers
planent au ciel ; les vieilles portes, dans le
désert, restent ouvertes ; la même tente pend
au même sommet ; le même ibis dort sur son
obélisque ; et, quand le soir vient, ils disent
entre eux : " encore, encore, attendons-le
jusqu’à la nuit ; attendons-le jusqu’au matin.
Nous ne voulons pas fermer nos cercles dans le
ciel, ni rouler sur nos gonds, ni plier notre
toile, ni secouer notre aile, ni crouler sur
nos murailles sans l’avoir vu revenir. "
Rachel.
Vous êtes donc un fils de roi ? Je l’avais bien
pensé.
Ahasvérus.
Non, je ne suis pas un fils de roi. La couronne
qui me fait pencher la tête n’est ni d’argent
ni d’or ; et la pluie et le vent m’assaillent
dans mon palais.
Rachel.
Vous êtes un baron qui revient de terre-sainte ?
Ahasvérus.
Oui, mon enfant, c’est le pays d’où je viens.
Rachel.
Pourquoi n’avez-vous rapporté avec vous ni
faucons sur le poing, ni reliques d’ivoire, ni
coquillages, ni sable d’or, ni dattes ?
Ahasvérus.
J’ai rapporté des souvenirs plus que je ne
voulais. Mon fardeau était pesant. Je n’y ai
rien pu ajouter.
Rachel.
Où est-il donc ?
Ahasvérus.
Dans un pli de mon cœur.
Rache l.
Oh ! Vous auriez dû prendre avec vous un peu du
bois de la vraie croix. Le souvenir ne suffit pas.
Ahasvérus.
Aucun de mes souvenirs ne s’efface. Il n’est,
pour eux, ni âge ni vieillesse.
Rachel.
Quoi ! Monseigneur, vos yeux ont vu le sommet du
Calvaire ?
Ahasvérus.
Par un ciel en colère, et sous une nuée sanglante.
Rachel.
Et vos pieds ont touché les pierres du Carmel ?
Ahasvérus.
Quand elles grondaient en roulant et quand l’écho
parlait tout seul.
Rachel.
Et vous avez cueilli des fleurs au jardin des
Oliviers ?
Ahasvérus.
Quand elles se remplissaient des larmes des
étoiles, quand elles se souillaient dans leur
poussière comme une tunique partagée.
Rachel.
Oh ! L’heureux seigneur qui a tout vu, qui a
baisé, de ses lèvres, la pierre du sépulcre.
Dites-moi, qu’entend-on le soir dans les
feuilles des arbres ?
Ahasvérus.
Un nom, toujours le même, le nom d’un éternel
voyageur, que chaque feuille répète sur sa
branche en gémissant.
Rachel.
Et dans les sables des déserts où vous avez passé ?
Ahas vérus.
La voix d’un homme qui maudit.
Rachel.
C’est un bonheur pour toute la vie que d’avoir vu
ce que vous avez vu. Maintenant vous pouvez
mourir content, quand l’âge viendra. Qu’il y a
de pèlerins qui vous envient !
Ahasvérus.
Je les ai tous laissés derrière moi, sur mon
chemin. Le vent me poussait ; j’allais sans
m’arrêter.
Rachel.
Au pied des oliviers, y avait-il des anges à
genoux qui chantaient des cantiques sur des
livres d’or ?
Ahasvérus.
Non. Il y avait des vautours qui criaient sur ma
tête, et des ailes de hiboux qui frôlaient mes
joues. (à part.) Grâce ! Grâce !
N’y avait-il pas des enfants à auréoles qui
avaient les mains jointes et qui disaient en
souriant : " mon père ! Mon père ! "
Ahasvérus.
Non. Il y avait des vipères qui sifflaient sous
mes pieds ; il y avait des voix qui criaient
dans les flots : " maudit ! Maudit ! "
je le vois bien. Vous êtes un saint homme.
Laissez-moi baiser vos pieds. Que je vous adore.
Ahasvérus, à part.
O Christ ! Aie donc pitié de moi.
Rachel.
Monseigneur, ne me refusez pas votre bénédiction ;
je suis à vos genoux.
Ahasvérus.
Relevez-vous. Grâce ! Grâce ! Mon enfant.
Rachel.
Priez pour moi !
Ahasvérus.
Je ne puis.
Rachel.
Sauvez-moi !
Mon ciel est plein.
Rachel.
Seulement une de vos prières !
Ahasvérus.
Allez dire plutôt au lépreux : donnez-moi de l’eau
bénite de votre léproserie.
Rachel.
Seulement un signe de croix.
Ahasvérus.
Allez dire plutôt au roi des sarrazins : roi,
donnez-moi le salut de votre main.
Rachel.
Qu’ai-je donc fait ? Vos paupières lancent des
éclairs, il y a des larmes dans vos yeux.
Ahasvérus.
Ne voyez-vous pas, quand vous me parlez à genoux,
les violettes qui se remplissent de sang ?
Rachel.
Monseigneur, c’est la rosée du soir qui brille
quand le soleil se couche.
Ahasvérus.
Ne voyez-vous pas, quand vous me dites de prier,
une larme éternelle, qui tombe de la grotte ?
Rachel.
Monseigneur, c’est une goutte de pluie qu’une
biche en passant a fait tomber de la voûte !
Ahasvérus.
N’entendez-vous pas des chants de fées qui
répètent mon nom en gonflant leurs joues ?
Rachel.
Soyez sûr que c’est le bruit que fait le Necker
contre les digues des pêcheurs.
Ahasvérus.
Plus loin, plus loin ; j’ai hâte. Descendons la
montagne.
Chœur de Fées.
Tournez donc, rouets, sous nos pieds chaussés de
rubis. Fuseaux ensorcelés des filandières,
tournez, virez dans nos mains. Aiguilles de
fées, sans vous rompre, courez, sautez, rampez,
nichez-vous dans votre maille. Oui, avant que
minuit sonne, nous aurons brodé cent mille
étoiles d’argent pour le pays du soir. Les
flocons de neige de Cornouailles tombent de
notre quenouille. En Bretagne, les rayons de la
lune, plus fins que nos cheveux, sont nos
brins de fil. Nous cardons avant le jour, pour
l’île de Thulé, le givre qui pend aux arbres.
La terre, quand elle soupire, c’est notre rouet
qui murmure ; le ciel, quand il gémit, c’est
notre fuseau qui s’endort ; l’océan d’Aquitaine,
quand il verdit, c’est notre doigt qui se mouill e
pour filer.
A présent, auprès de nous, tous les anciens dieux
sont devenus des nains, grands à peine pour
porter la queue de notre robe. Jupiter est un
nabot ; son père, le temps, un esprit follet qui
meurt dès qu’il paraît. Là-bas, dans le carrefour,
voyez ce génie qui s’oint la tête d’une goutte de
rosée ; c’est le vieux Dieu de Chaldée qui se
blottit pour n’être pas vu du Dieu-géant des
cathédrales. Celui qui tremblote sous une
feuille sèche trônait, il y a deux mille ans,
sous un temple de granit ; et ce lutin, qui
porte en ricanant pour caducée un brin de
chaumine, c’est Memnon découronné, que sa
ruine a rendu fou. Sylphes, goules, gnomes,
tout l’Olympe tiendrait aujourd’hui dans un
creux d’arbre. Poussière de dieux, ces colosses
des païens regardent, tremblants sous la ramée,
sous les aunes, sous le toit du bûcheron, si
notre chariot à deux roues ne vient pas les
écraser.
Rome la louée, où est donc ton empire ? D’un
revers de la main, j’ai brisé ta courte épée.
En soufflant dessus, j’ai rouillé ton casque.
De mon marteau de diamant, j’ai démantelé tes
murs, et dans mon tablier de soie j’ai emporté
ta poussière. Sur leurs chars ailés, les fées
grimpent autour de ta colonne triomphale, par
les portes de tes villes ciselées, par tes routes
sculptées, à travers tes légions de pierre,
avec des boucliers de nacre, avec des épées
fourbies dans un rayon d’été ; d’estoc et de
taille, elles balafrent tes armées. Entends-tu
leur fouet de fil d’araignée qu’elles font
claquer à ton faîte sur tes nains amoncelés ?
Rome est à bas. Faisons la fête ; mangeons ses miettes autour de la table ronde. Au son du cor,
dans la forêt, j’ai convoqué céans la cour d’Arthus.
Douze pairs se sont armés de toutes armures.
De maintes reines qui s’éveillent, Yseult est
la plus riante, et la plus belle, et la plus
blonde. De maints barons qui vont chevauchant,
son amant est le mieux fait, et le plus courtois,
et le plus vermeil. Bai est son cheval, sa
lance roide, son mantel vair d’écarlate. Ducs,
pages, demoiselles aux cheveux d’or, depuis
mille ans dormaient dans la forêt de Brocéliande.
Tous disaient quand je passais : éveillez-nous
au son du cor.
Au son du cor, avec l’écho, éveillez-vous en
Espagne, où les figues mûrissent, rois maures,
arabes d’Orient et d’outre-mer Galilée. Sur
notre enclume d’émeraudes, le sabre du prophète
s’est courbé comme une couleuvre de bruyère.
Sur sa lame, un négroman, de nos parents, a
gravé des mots magiques. Dans Grenade la belle,
à sa fenêtre que nos ciseaux ont découpée, la
sultane s’est assise. Notre pinceau teint ses
cils, notre lime polit son sein. Plus pâle que
la rose de pré, au loin elle regarde les
minarets qui nouent sur leurs fronts leurs
turbans de pierre, les agas sur leurs cavales
écumantes, les lévriers qui bondissent, et
encore l’éclair des yatagans qui jaillissent
des fourreaux, et les tentes panachées qui
frémissent au cri des clairons, et les forêts
qui petillent (ah ! Le bel incendie), et la
bataille qui hurle. Va, citronnier d’Espagne,
fane-toi ; j’ai dépensé sur ses lèvres plus de
parfum que sur tes branches. Mer de Cadix,
sèche-toi ; dans ses yeux, j’ai mis plus
d’azur, couleur du ciel, que dans ton flot,
plus que sur ton rivage où les mules se
baignent, plus que dans ta baie, plus que
dans ton golfe, dont les galères et les
vaisseaux à trois ponts sont amoureux, plus que dans ton lit sans fond où les pêcheurs pêchent
les perles, plus que dans ton abîme teint de
bleu, jusqu’au port de Macédoine.
Sus donc, Charlemagne et son écuyer ! Son
empire est prêt, comme à l’oiselet son nid.
Pour le faire il nous a fallu trois coups de
baguette. Morgande a brodé sa bannière, fleur
d’épine a lacé son heaumet. Ni sabres, ni
cimeterres de sultan ne le dénoueront. écoutez !
La marjolaine, la pâquerette, le romarin plient
sous les escadrons. Sous les escadrons
cuirassés, la terre tremble. Que de comtes,
que de barons, que de hauberts, que de cimiers !
Plaisir des fées, que de voir, avant le soir,
ce bel empire se rompre comme une lance de
géant à l’écu de Roncevaux !
Sur un pavois porté par quatre empereurs, plus
haut que tous nous élevons le pape. Sa mitre
sera d’or, le plus fin qui soit à vendre. Nos
meilleures filandières coudront sa chasuble.
Vraiment sa science est plus grande que la
nôtre. Son vieux livre est enchanté jusqu’à la
dernière page. çà, que chacun lui obéisse, sans
délai ni demeurée ! Qu’en toutes choses il soit
le premier ! Quand il voudra monter sur sa
mule, roi d’Allemagne, tu tiendras son étrier.
Les ducs baiseront ses souliers, les comtes sa
salle pavée, et la chaîne des âmes, comme un
chapelet béni, pendra à sa ceinture.
Surtout, nous voulons, entendons, ordonnons, car
c’est là notre plaisir, que terre et eau,
source gazouillante, étoile vermeille, mer de
Venise, de Brabant, écharpes déliées,
chevelures de reines, anneaux, vitraux, ogives
brodées, ciselées, ensorcelées, murmurent, sans
s’arrêter jamais ni jour ni nuit, les cinq
lettres qui font : amour. à tous nos génies,
servants, prescrivons de balbutier le même
mot sous le pin, sous le chêne, sur le balcon,
sous le haubert, dans la poignée de l’épée,
à la pointe de la lance, dans le pli de la
bannière, dans le pli de la nuée, pour que
ciel et terre n’aient qu’un son à notre oreille.
De plus, à tous devins qui le sont ou le seront,
mages, nains, négromans, enjoignons d’ajouter
un grain de venin dans le pain d’Ahasvérus,
un grain d’hysope dans son verre. Il faut que
sa peine soit double. N’épargnez pas les pleurs
qui se glacent dans les yeux, ni les soupirs qui
suffoquent les gens, ni les battements du cœur
qui le meurtrissent sans l’user. Les larmes
nous coûtent juste autant que la rosée.
Puis, quand le boisseau sera plein, quand tous
les royaumes auront bu tout l’or de la terre,
quand les clochers et clochetons montés à leurs
faîtes mettront sur leurs fronts leurs
couronnes de nuées, quand les reines seront
habillées d’argent, nous soufflerons dessus.
Rois, comtes, cathédrales, beaux empires de
cendre, beaux royaumes de boue, belles nations
d’argile crouleront sous l’essieu de notre
chariot. Qui rira de leur gloire ? La
marjolaine leur héritière, qu’ils ont foulée
sans l’écraser, et le romarin sur les places
en voyant nos danses.
Intérieur de la chambre de Rachel. Rachel endormie dans son lit. Le matin commence à paraître.
Le Chœur.
Chut ! Chut ! à cette heure, Rachel est endormie.
D’un pas moins sonore, fées et aspioles, en
retenant notre souffle, entrons dans sa chambre,
sans rien dire, un doigt sur nos lèvres, pour
la mieux ensorceler. Cachons-nous, qui dans un
nœud de ses cheveux, qui dans ce bouquet de
giroflées, qui dans cette cassette de noyer,
qui dans ce livre de prières, qui dans ce pli
de son ouvrage. Surtout parlons bas. Qu’elle
prenne notre voix pour le bruit de sa pensée
dans son âme résonnante.
- Etes-vous bien ? - Oui. - Et moi aussi. - Silence.
Pour la voir endormie, j’ai passé la tête sous
son ciel de lit. Ah ! Que son cou est blanc, et
droit, et doux ! Ses dents, quand elle respire,
semblent d’argent, et tout l’or d’outre-mer,
ou de Syrie la terre lointaine, ne serait pas
si blond que ses blonds cheveux. Paix ! La
voilà qui soupire. à présent, elle se tourne
sur le côté et se retourne. Et puis voilà un songe
qui passe sur son front, et sur ses joues,
et sur ses lèvres ; à présent il est dans son
cœur. Oh ! Que nenni, la chose est certaine ;
jamais, dans une tour, ni dans un palais plénier,
vous n’avez vu fille de haut princier, sœur
de roi ou de comte, si belle à regarder. Sans
mentir, je croirais qu’elle fut ange.
- Çà, fée bavarde, vous tairez-vous ? Un mot de
plus, je vous découronne. Dans son lit encourtiné
de lin, Rachel vous entendra. En baisant une
heure trop tôt sa paupière, un rayon du jour
l’a à moitié réveillée. Le coq chante, l’abeille
bat de l’aile contre le vitrage ; et le
soleil, qui appert en Orient, a déjà épanché
sur le monde trois gouttes de sa coupe de lumière.
Rachel, en s’éveillant.
Que la nuit a été longue, mon Dieu ! Et toujours le
même rêve ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Demain
il faudra que Berthe couche avec moi. Ah ! Le
cœur me fait mal. C’est comme si j’avais reçu
un coup là. Il me semble que j’ai du fiel de
Syrie sur les lèvres... non, depuis que cet
étranger est arrivé, je ne suis plus ce que
j’étais. Ce qu’il a l’air de souffrir est trop
grand, et je ne puis plus songer à autre chose.
Quelle histoire cela peut-il être ? Il y a là
un grand mystère. Toujours cette idée me revient,
jusque dans l’église, j’y pense... voilà huit
jours entiers que je n’ai fait ma prière. C’est
pour cela que je suis si inquiète. Je ne sais
plus ce que je fais. Mon Dieu, pardonnez-moi.
(elle se met à genoux à côté de son lit et
commence à haute voix sa prière, les mains
jointes.)
" Notre père, qui êtes aux cieux, que votre
" volonté soit faite, que votre nom soit
" sanctifié ! "
Le Chœur.
Rachel, dis-moi, qui fait ce bruit dans la rue ?
Le pavé retentit, les vitres frissonnent.
Est-ce ton hôte qui chevauche avant le jour ?
Penché sur ses rênes, est-ce lui qui fait
jaillir tant d’étincelles de la corne du pied
de son cheval à la croupe luisante ? Sa selle
est d’ivoir e poli, et ses arçons sont ouvrés
de fin or. Ne viendras-tu pas le voir
passer sous ta fenêtre ?
Rachel.
" et ne nous laissez pas succomber à la tentation,
" mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il. "
Le Chœur.
Le voilà qui s’éloigne. écoute, écoute. Encore
trois pas, tu ne l’entendras plus. J’ai traversé
maints tertres et maintes grandes vallées ; mais
jamais je n’ai vu vol d’émérillons, ni cavalier
si rapide, ni si fier, ni si preux. Son turban
blanchit plus que neige et gelée au soleil. Le
saurais-tu, aussi bien que lui, rouler et
dérouler, sans faire un nœud ? à son arçon
pend un calice de vermeil. N’y voudrais-tu
pas boire une boisson enchantée ?
Rachel.
"Je vous salue, Marie, pleine de grâce. Le
"seigneur est avec vous."
Le Chœur.
Te rappelles-tu le jour où tu le vis pour la
première fois ? Il était appuyé contre un pilier
de la cathédrale, et tu le pris de loin pour
un ange de pierre dure. C’était le jour de noël.
Toutes les cloches sonnaient. Son front était
pâle, et ses yeux avaient pleuré dans la nuit
maintes larmes. Quand tu montas les degrés de
l’église, il te regarda avec douleur ; et toi,
sans tourner la tête, tu le revis tout ce
jour-là, et le lendemain, et le jour d’après
encore, tu te dis en toi-même : qui est-il ?
Rachel.
" Priez pour nous pauvres pêcheurs, maintenant et à
" l’heure de notre mort. "
Le Chœur.
Qui est-il ? Celui qui fit ciel et rosée le saura
bien. De tous les hommes, il n’en est pas un qui
soit comme lui.
Pour ermite, il est trop jeune ; pour fils de
prince, il est trop triste ; trop pâle, pour
maître templier ; trop fier, pour pèlerin d’amour.
Rachel.
" je me confesse à Dieu tout-puissant, à la
" bienheureuse vierge Marie. "
Le Chœur.
Il n’est pas de ces jeunes hommes qui ne songent
qu’à tromper, jamais on ne le vit avec eux. Ce
qu’il dit, on sent qu’il le croit, il prend tout
au sérieux. Entre vous je jurerais qu’il y a
mille ressemblances ; et, sans peur, tu lui
confierais, je suis sûr, ton cœur et ta pensée ;
pensée de jeune fille qui monte dans son âme,
qui roule, qui murmure, après le jour, avant la
nuit, comme un fuseau tout endormi qui vient
gronder à son oreille.
Rachel, en se relevant.
Oh ! Cela est sûr. Je suis trop distraite à présent.
Il n’y a que mes lèvres qui prient, mais mon
esprit est ailleurs. Ma bouche prononce des mots ;
mon cœur en dit d’autres. Cela ne peut pas
durer ainsi.
Le Chœur.
Sur un sable d’or, va, poursuis ton rêve. Sans
t’inquiéter, va où te mène ta blonde espérance.
Ne vois-tu pas déjà des jours légers qui dansent
en cercle autour de toi ? Ne sens-tu pas ta peine
qui s’évapore avec la fleur de lilas et d’amandier.
Dans l’amertume de son lac, si ton âme a trempé
son aile brisée, c’est pour remonter plus agile
dans son ciel. Si déjà ton cœur qui se gonfle
te pèse dans ton sein, cette douleur est de miel,
elle ne fait point de mal. Tremblante, si une
larme, sans le vouloir, mouille tes cils,
d’elle-même elle s’effacera à la tiède soirée.
Rachel.
Cette odeur de lilas porte à la tête, et le bruit
de cette fontaine me rend triste. Mille idées me
tourmentent que je ne puis dire à personne, et,
quand même je le voudrais, je ne sais point
de mots pour cela. Mon front brûle. J’aurais
envie de pleurer sans savoir pourquoi. Au lieu
de rester ici, je ferai mieux d’aller prendre
l’air dans le jardin de Berthe.
(elle sort.)
Le Chœur.
Oui, sors d’ici ; partout avec toi, ton âme
harmonieuse murmurera à voix basse : te
souviens-tu du firmament ? On y respirait
sans douleur même fleur éternelle. Te
souviens-tu du bord du ciel ? On y entendait,
sans tristesse, même bruit d’une eau qui
tombe. Songes d’été, assoupis dès l’aube sur
les nues diaphanes, désirs ailés, soupirs qui
valent l’univers, regards qui voient dans
l’ombre, pensées qui en une heure font mille
lieues, tout reviendrait si quelqu’un ici
seulement, sans te tromper, t’aimait d’amour entier.
Jardin de Berthe. Rachel et Ahasvérus s’y promènent ensemble.
Le Chœur.
D’amour entier ? Est-ce là ce que j’ai dit ? Voici
l’endroit où l’on en trouve, quand le rossignol
s’écrie au bois dès la matinée, quand les jours
sont longs en mai, quand la feuille s’épaissit
dans les vergers, quand l’herbe est verte et la
bruyère fleurie. Rachel, parle donc sans
trembler. C’est l’heure du soir, où
l’arc-en-ciel tout luisant sur les Vosges
porte joie et paix aux hommes de bonne volonté.
C’est l’heure encore plus douce où la fleur se lève pour dire au Rhin, et le Rhin à son
bord, et le bord à sa barque, et la barque au
ciel, et le ciel au jour, et le jour à la nuit :
dormez-vous ou veillez-vous ? Moi, je me tais.
Rachel, en cueillant des fleurs.
oui, les fleurs savent des secrets que nous ne
savons pas ; je veux consulter cette marguerite.
(elle effeuille une marguerite.)
La Marguerite.
Dormez-vous ou veillez-vous ? Moi, je me tais.
Rachel.
Elle était fanée, cette autre encore.
La Marguerite.
Moi, je ne sais dire rien que deux mots : terre,
ciel ; terre, ciel ; terre...
Rachel.
Plus que celle-ci, c’est la plus grande.
La Marguerite.
Et moi, je ne sais qu’une syllabe : Christ, Christ, Christ.
Ahasvérus.
C’est vous, Rachel, qui parlez, n’est-ce pas ?
Ah ! Laissez ces fleurs. Elles répètent tout ce
que le vent leur fait dire. Revenez. Nous serons
mieux là pour causer sous ce berceau de
chèvrefeuille.
Rachel.
Mon Dieu ! Est-ce possible ? Croyez-vous ? Mais
quand vous parlez, il me semble toujours vous
avoir entendu quelque part, dans un autre endroit
qu’ici, et dont je ne sais plus le nom.
Ahasvérus.
Et moi, si j’arrête mes yeux sur les vôtres, il me
semble revoir des jours qui ne sont plus et qui ne
peuvent plus être. C’est ce qui arrive toutes les
fois qu’on se ressemble.
Rachel.
C’est un souvenir qui est bien loin. Il y avait là
dans cet endroit une odeur de fleur qui jamais
ne se fanait, et que je n’ai plus respirée.
Ahasvérus.
Les fleurs que j’ai vues se sont toujours fanées.
Rachel.
On y entendait chanter un air que je n’ai plus
entendu. Vous le rappelez-vous ?
Ahasvérus.
Je ne me rappelle rien que le chant du désert.
Rachel.
Là les rayons du soleil éclairaient sans brûler.
Ahasvérus.
Les rayons du jour ont partout brûlé mon front.
Rachel.
Là, l’air était plus léger à respirer. On n’y
connaissait ni pleurs ni soupirs.
Ahasvérus.
Jamais, croyez-moi, je n’ai passé par ce pays.
était-ce une île, une plaine, un sommet de
montagne ?
Rachel.
Je n’en sais plus ni la place ni le chemin.
Ahasvérus.
Ce sera une illusion.
Rachel.
Oh ! Je suis sûre que je ne me trompe pas. Vous
m’aviez tant promis de me raconter votre histoire
quand la fauvette se tairait. Voici l’heure.
Ahasvérus.
Non pas, quand la cigale aussi sera rentrée.
Ra chel.
à présent, voici la cigale qui rentre.
Ahasvérus.
Encore un peu, quand l’étoile paraîtra.
Rachel.
Voilà l’étoile qui paraît.
Ahasvérus.
Encore un jour. Demain vous la saurez. Montrez-moi
seulement que je ne suis plus un étranger pour vous.
Rachel.
Que faut-il faire ?
Ahasvérus.
En nous quittant, une seule fois, à l’heure
d’adieu, quand rien ne nous entend, ange d’amour,
dis-moi : tu.
Rachel.
Moi ! Vous me mépriseriez.
Ahasvérus.
Plus bas, si tu veux, que l’étoile qui cherche son
miel d’or, plus bas que la fauvette qui plie
son col pour dormir, plus bas que la cigale qui
ferme son aile.
Rachel.
Je ne pourrai plus lever les yeux de terre.
Ahasvérus.
Une seule fois, la première et la dernière.
Rachel.
Non, je n’oserai jamais.
(elle sort.)
Ahasvérus, seul.
Ne marche pas plus loin, Ahasvérus. Va, ton voyage est fini. L’heure qui vient de passer
est une éternité. Sous ces frais lilas, voilà
ton ciel.
Là quelque chose t’a dit : je t’aime. Non pas
la tempête sur ta tête, non pas l’hysope dans
la broussaille, non pas la poussière de ton
chemin à midi, mais deux lèvres de femme avec une
voix humaine, avec des mots des hommes que ta
langue peut murmurer si tu veux.
Ah ! c’est là, c’est là ce qu’ils appelaient amour,
quand toutes choses vous regardent en soupirant,
quand votre haleine rafraîchit vos lèvres,
quand l’aubépine vous donne un parfum pour
votre route, quand l’étoile ouvre sur vous sa
paupière souriante, et aussi quand la source
vous renvoie votre ombre plus légère, et comme
un limier qui rentre le soir du bois, quand la
brise haletante lèche votre porte sans injures.
Dans ce vallon ombragé de noyers, mes pieds
s’arrêteront à jamais. à jamais je ferai le
tour de sa ville sans la perdre des yeux ; sans
m’éloigner de plus d’un pas, éternellement
j’errerai nuit et jour sur la cime de la
montagne qui l’abrite. Que me fait à présent,
sur ma tête, cette fourmilière de soleils qui
m’ont maudit ! Un enfant m’a dit malgré eux :
je t’aime. Tous ensemble quand vaudront-ils
une tresse de ses cheveux ? Et les siècles de
siècles qui sont à vivre, que sont ils à côté
d’un seul souffle de son cœur ?
Oui, tout est attaché pour moi à la possession de cet être délicieux ; le reste du monde est vide. Je le sais, je le connais ; les mers, les lacs, les forêts, je les ai visités ;
Mais il me manquait une place dans ce cœur, et c’est là qu’est l’univers.
L’univers ! Tu as oublié, peut-être, qu’il va
s’éteindre à chaque souffle. Cette goutte d’eau
sur tes lèvres se dessèche. Aujourd’hui ou
demain, Rachel va mourir. De l’éternité qui
brûle ton sein, tu voudras lui donner la moitié,
et tu n’auras pas une heure à lui prêter. Elle ne
pourra t’entraîner dans sa mort ; toi, tu ne
pourras l’entraîner dans ta vie. Plus seul,
plus maudit, tu marcheras ton sentier sans
issue. Quand tu repasseras dans sa ville, la
bruyère te barrera le chemin, l’épine du buisson
te demandera : où est donc allée celle qui te
faisait aimer, et qui valait mieux que les
siècles et que les empires qui t’ont honni ?
Mob.
Pardonnez, si j’entre sans frapper, j’ai cru vous
entendre sangloter ; je vous ai fait une boisson
qui vous calmera.
Ahasvérus.
Vous prenez trop de soin de moi, vraiment ; je suis
confus de vos bontés.
Mob.
Est-ce encore cette même angoisse au cœur ? Deux
grains de digitale vous guériront ; ce spécifique
est immanquable, je le connais par expérience.
Ahasvérus.
Tant d’hospitalité ne se trouve qu’ici ; mais rassurez-vous, les sanglots que vous avez entendus
venaient d’un excès de joie.
Mob.
Joie, douleur, il est pardonnable, n’est-ce pas ?
De les confondre. Aussi, pourquoi ont-elles le
même cri ? Déjà je m’y suis trompée, et j’ai
donné souvent, pour ces deux syncopes, le même
remède.
Ahasvérus.
Ce que vous dites, ma chère, est plus vrai que
vous ne pensez ; mais, sans le vouloir, vous
renouvelez toute ma peine.
Mob.
Excusez-moi, mon intention était bonne. Hélas !
Tous les hommes de ce temps-ci sont faits comme
vous. Que sont devenus l’armure de fer et les
brassards de leurs pères ? Dans leur sein, ils
ont tous une plaie : on ne peut les toucher sans
leur arracher un cri ; les lèvres les blessent,
un mot les tue.
Ahasvérus.
Soyez sûre que ma peine, à moi, est sincère, et que
vous en prendriez pitié, si vous la connaissiez.
Mob.
Mon Dieu ! Je la partage d’avance. Ma tête se
sèche pour vous trouver un remède. çà, que
n’essayez-vous de voyager ? Le changement d’air
dissiperait votre mélancolie. C’était ma grande
ressource à moi. Quand j’étais jeune : pour
chaque peine du cœur, un climat nouveau ; rien
que la poussière de mon chemin me faisait déjà
du bien.
Ahasvérus.
Il y a quelquefois, au fond de l’âme, un vide que
la poussière de tous les mondes ne suffirait pas
à combler ; je l’ai éprouvé. Et puis encore, où
irais-je ?
Mob.
L’orient est fort beau, l’occident ne l’est pas
moins : le soleil réchauffe le cœur, mais la
lune le refroidit. En vérité, je ne sais plus
lequel vous conseiller.
Ahasvérus.
J’avais cru, d’abord, trouver quelques
consolations en m’adonnant à la poésie.
Mob.
Bravo ! C’est l’art que j’aurais voulu cultiver,
si on m’eût laissée libre. Darder, en plein
soleil, des paroles huppées ; habiller de phrases
une ombre, un squelette, moins que cela, un rien ;
le coiffer de rimes, le chausser d’adverbes,
le panacher d’adjectifs, le farder de virgules ;
quelle faculté dans l’homme, monsieur ! Et
songer que tout lui obéit, premièrement, ce qui
n’est pas ! Se plonger dans l’océan transparent
des choses pour y pêcher le ciel, et rapporter au
rivage une douzaine de mots polis, luisants,
ruisselants. Ah ! Voilà de ces vies d’émotion
dont je serai éternellement jalouse.
Ahasvérus.
Je ne sais, mais j’aurais besoin de quelque chose
de plus réel. Un vague désolant m’entoure ; je
suis devenu l’écho de toutes les mélancolies
des lieux où je passe. L’herbe fauve, le vent
d’hiver, la feuille tombée, tout retentit, tout
crie avec désespoir dans mon cœur.
Mob.
Si ce que vous dites là est exact, l’inconvénient
est vraiment grave d’entendre de si près ce
pêle-mêle dans la boîte osseuse de son cerveau.
Au lieu de rêves, que ne vous occupez-vous du
positif des choses ? La science est faite pour
des hommes comme vous : à votre âge, vous
pouvez encore pénétrer dans les secrets de la
nature. Par exemple, faites-vous alchimiste.
Allons ! à l’œuvre ! Soufflez la forge,
broyez le diamant, fondez l’or, remuez
le creuset ; bien ! C’est cela. Encore une
heure ! à la fin une petite fumée s’évapore,
et voilà la vie passée. Est-ce vrai ?
Ahasvérus.
Non, la science ainsi réduite est trop sèche ;
j’ai essayé ; jamais elle n’a pu remplir mon
cœur.
Mob.
Oh ! Pour le cœur, voyez-vous, n’en parlons
pas ; le mien est aussi vide que le vôtre, et
j’aurais plus à me plaindre que personne. Vous
êtes malheureusement organisée ; le réel vous
déplaît, l’idéal ne vous convient pas ; pourtant,
de deux choses l’une, il faut choisir.
Ahasvérus.
Cette nécessité est un de mes plus grands tourments.
Mob.
écoutez ; si vous en croyez le conseil d’une amie,
laissez là l’exaltation : la jeunesse s’en va,
l’illusion aussi. à votre âge, le monde vous
tend les bras, toutes les carrières vous sont
ouvertes ; prenez un état solide et une situation
dans le monde. Le métier le plus honorable est
celui de la guerre ; rien que d’y songer, la tête
se monte. L’épée sied à un gentilhomme : voyez !
Le soleil dore sa cuirasse ; haches, vouges,
gants de fer, becs de faucons reluisent à son
côté, il a froncé les lèvres : il a dit un
mot : bataille ; et l’écho a répondu : bataille ;
et le sabre aussi, dans le fourreau : bataille.
Que de lances brisées déjà ! Et ne cessera
l’épée de cliqueter, que tout ne soit moulu,
matté et tailladé et démaillé. Les chevaux
hument le sang, la dague, qui a soif, se
désaltère, et le vautour boit ses restes. Le
soir vient, on rentre chez soi, et l’on a tué
le temps.
Ahasvérus.
Plus d’un dard s’est déjà émoussé sur mon écu ;
plus d’une épée à deux lames s’est déjà brisée
sur mon cimier ; à travers maintes bandières, j’ai
chevauché. Je sais comment l’étendard flotte au
bout de la hallebarde, comment la corde de l’arc
résonne, comment le cavalier désarçonné gémit
sous le haubert. Maints javelots empoisonnés
ont cherché mon sein en sifflant ; maintes
flèches panachées ont crié sur ma tête : çà,
que la mieux empennée aille lever la visière
de son cheval !
Mob.
Terrible moment ! Mes dents claquent ; que
va-t-il arriver ?
Ahasvérus.
Mains contre mains, dents contre dents, le combat
piétinait, écumait, haletait ; en avant, en
arrière, en amont, en aval, au loin, auprès,
la hache d’armes écorçait l’arbre des batailles.
L’aigle, qui passait, fermait sa jaune paupière,
pour ne pas voir de si près la rosée si
empourprée.
Mob.
Vous me faites frémir pour vous.
Ahasvérus.
Moi ! Partout un cavalier me suivait et parait les
coups. Depuis l’aube du jour, dans la mêlée, il
était mon frère d’armes : mille traits me
cherchaient, et pas un ne m’atteignait.
Mob.
Le brave compagnon ! La terre en prenne soin !
Quelles armoiries avait-il ?
Ahasvérus.
Sur son écu, il portait une tête de mort ; son
cheval pâle ne hennissait ni jour ni nuit ;
jamais il ne délaçait son heaume ; jamais son
bras le soir, n’était las.
Mob.
Grâce à Dieu, cette fois, votre mérite est donc
récompensé.
Ahasvérus.
Jusqu’au milieu de la mêlée, un souvenir, un
jour, ah ! Une heure rapide, passée dans un
autre climat, couvrait pour moi le fracas de
deux armées ; les chariots de guerre passaient
furieux, et je n’entendais gronder que ma voix
dans mon sein. La lance retentissait sur la
lance, et mes yeux, sous ma visière, ne voyaient
rien que moi, rien qu’une image, je vous dis,
une ombre de moi-même, rien de plus, qui a été,
qui n’est plus, qui ne peut plus être, et qui
luttait une lutte géante dans mon âme ; oui,
une bataille dans une bataille ! Quels soupirs
qu’on n’entend pas ! Quelles blessures qu’on ne
voit pas ! Souvenirs plus tranchants que les
espadons à deux mains ; rêves plus échevelés
que la flèche emplumée de l’arbalète : vie,
mort, néant, regrets, doutes plus déchaînés,
plus pesants, plus rapides, plus flamboyants
que des cavaliers penchés, hors d’haleine, sur
leurs brides !
Mob.
Sur ma parole, cette seconde guerre est plus
cruelle que la première. Je n’en avais aucune
idée. Si, décidément, la guerre ne vous convient
plus, vous pouvez vous lancer dans la politique
d’état. L’intérêt, bien entendu, sera votre
guide infaillible. L’équilibre des pouvoirs est
d’abord la doctrine que je vous conseille. La
monarchie a du bon. L’aristocrate sent son aïeul.
Le démocrate est tout nerf et tout os. Le
mélange est mon fait. Du positif, point de
pathos. Le chiffre seul, nu, décharné, déchaussé,
désossé, déhanché, entendez-vous ? Tous les
droits sont reconnus. D’un trait de plume, vous
enterrez deux ou trois peuples, et cela fait
toujours honneur.
Ahasvérus.
N’achevez pas ; j’en suis déjà rassasié.
Mob.
Que vous êtes bien terriblement blasé pour votre
âge, et que les gens, à cette heure, vivent vite !
Monsieur. Mais il vous reste encore des ressources,
et vous auriez le plus grand tort de perdre
courage. Vous pouvez vous jeter dans les bras
de la religion.
Ahasvérus.
Expliquez-vous. Je vous avoue que plus d’une fois,
en entendant les cloches d’une abbaye, j’ai
frémi par tout mon corps ; dans ce moment,
j’enviais le repos d’un ermite dans son moustier.
Mob.
Ma secte, à moi, c’est le méthodisme. La vie s’y
passe à vivoter. Je vous la ferai connaître si
vous le désirez. Imaginez-vous que nous avons
réduit la vie entière à cinq ou six petites
maximes qui, bien comptées, bien supputées,
tiendraient ensemble dans une coquille d’œuf.
Terre, ciel, eaux, nuées, tout ce qui entre
dans la coquille, voilà l’univers ; tout ce qui
n’y peut pas entrer, voilà le néant. J’espère
que la division est facile à retenir, et vous
verrez qu’il est vraiment fort commode de
posséder ainsi à chaque heure tous les secrets
de la vie, tous les mystères de l’âme et du
ciel, toute la science du cœur et de la nature,
sur un bout de papier grand au plus comme une
recette contre la migraine.
Ahasvérus.
Si vous ne raillez pas, cette idée est désespérante.
Mob.
Moi, railler ? ... y songez-vous ? Une conversion
comme la vôtre ferait mon bonheur ; et, pour vous
ramener au pur esprit de l’évangile, mon
directeur Paulus vous enseignerait d’abord la dogmatique, la dialectique, la
diplomatique et l’hypercritique.
Ahasvérus.
Laissez là, de grâce, ces mots vides. Pour me
rendre le repos, c’est une religion nouvelle qu’il
me faudrait, où personne n’aurait encore puisé.
C’est elle que je cherche. C’est là seulement
que je pourrai abreuver la soif infinie qui me
dévore.
Mob.
La nouveauté me plairait autant qu’à vous. Souvent
il arrive, en effet, qu’un dieu est mort et
enterré dans le ciel, et que nous l’adorons
encore sur la terre. Toute la difficulté est de
connaître au juste l’époque du décès, pour ne pas
perdre son temps devant un squelette qui pendille
à la voûte de l’éternité. Mais, après tout,
dans le doute, un homme comme il faut peut
toujours, au besoin, être son dieu à lui-même
pendant une quinzaine d’années, en attendant
que le ciel se déclare.
Ahasvérus.
Jusqu’à présent, hélas ! Je n’ai que trop erré de
lieux en lieux, d’espérance en espérance, de
cultes en cultes. éplorée, mon âme a frappé
à tous les points de l’univers, et n’a trouvé
nulle part d’écho. J’aurais voulu souvent,
pendant mes insomnies, embrasser dans ma pensée
les cieux roulants, m’engloutir dans le tourbillon
des mondes. Ah ! Que souvent, en voyage, au
bruit d’une eau qui tombait des Alpes, j’ai
attendu follement jusqu’au soir que mon âme
s’évaporât aussi avec l’onde ! Que de fois, en
nageant dans un golfe écarté, j’ai pressé avec
passion la vague sur ma poitrine ! à mon cou,
le flot pendait échevelé, l’écume baisait mes
lèvres. Autour de moi jaillissaient des
étincelles embaumées. Au loin, rives, villes,
villages, ombres de citronniers, vallées,
montagnes, tout se berçait, tout palpitait
de mon souffle. à chaque haleine, je disais,
sans parler : aimez-moi, pardonnez-moi ;
et de l’abîme sans fond il sortait à demi,
en tremblant un soupir.
Mob.
Vous faites l’océan plus pudique qu’une jeune
fille. Sa réponse est tout ce que vous pouviez
en espérer.
Ahasvérus.
Je croyais, mais à tort, pouvoir noyer un jour mes
désirs dans son immensité.
Mob.
Qui trop embrasse mal étreint, vous le savez. C’est,
permettez-moi, une grande vanité de notre temps de
croire que la nature ait des sympathies ou des
antipathies pour qui que ce soit. La nature
a des atomes, et voilà tout ; vous m’avouerez
qu’elle aurait fort à faire de se mettre à la
disposition du premier venu qui voudrait la
faire confidente de ses vapeurs. C’est une
chose triste à dire, mais une chose vraie ;
et, si vous êtes de bonne foi, vous devez
reconnaître que tous vos maux sont en vous-même.
Ahasvérus.
Ainsi tout me fuit, tout tombe, tout croule en
cendres autour de moi.
Mob.
Point du tout. Si, à toute force, il vous faut
une religion, l’amour, quand il est pur, en est
une à sa façon. Vous avez de la fortune, de la
naissance, vous êtes indépendant, vous pouvez
vous en passer la folie.
Ahasvérus.
Le croyez-vous ! Oublier l’univers qui m’échappe,
m’abriter tout entier dans un cœur ami ; en
faire mon ciel, mon culte, mon toit, ne chercher
que lui, n’entendre que lui, ne respirer
que lui, m’y plonger, m’y anéantir vivant ;
quitter, pour une voix qui bénit, les mondes
qui maudissent. Ah ! Oui, un être obscur,
vil aux yeux des hommes, s’il
avait seulement une larme pour moi !
Mob.
Ce n’est pas assez. Les sens ne doivent pas être
tout à fait sacrifiés, et vous auriez grand
tort de ne les compter pour rien.
Ahasvérus.
Défier à ses pieds la colère des mondes !
Mob.
Cependant il faut tout dire ; il y a telles
convenances qu’on ne peut enfreindre, tel usage
adopté qu’on ne peut changer. On a un rang, un
nom, une position à garder, des devoirs de
fortune ; puis l’opinion, voyez-vous, veut
avant tout être respectée.
Ahasvérus.
Oui, on se quitte ; mille choses vous séparent,
la vie, la mort. Mais il y a eu une heure où
le secret qui brûle votre sein a dépassé vos
lèvres. On ne se reverra plus jamais, non
jamais ; mais le monde est rempli ; un instant
suffit à embaumer une éternité de siècles.
Mob.
Embaumer, c’est le mot ; mais quoi ? Une momie ?
Ne vous l’exagérez donc pas. Tous les sentiments
cachent un calcul, et au fond toutes les femmes
se ressemblent. Qui dit l’une dit l’autre. Un
peu plus tôt, un peu plus tard, la meilleure
vous dupera ; d’ailleurs, vous-même, pourvu
que vous les amusiez, vous êtes parfaitement
quitte envers elles. Elles sont là pour le
plaisir des hommes, elles se le tiennent pour
dit ; et rien n’est plus facile, vous verrez,
que de s’en faire adorer.
Ahasvérus.
L’amour ne sera jamais un jeu pour moi ; s’il
est tel que vous le dites, il vaut mieux détruire
en moi, dès à présent, cette dernière espérance.
Mob.
Encore de l’exaltation. Mais, au contraire, il
vous en faut de l’amour, et beaucoup. Sans cela,
que sait-on ? Que fait-on ? Qu’a-t-on vu ? Et la
vie, qu’est-elle ? Néant, néant, néant, ce mot
dit fort bien ce qu’il veut dire. On n’a goûté
que la moitié des choses, et l’intimité est la
plus délicieuse de toutes.
Ahasvérus.
Vous me rendez l’âme.
Mob.
Seulement, entendons-nous, il ne faut pas en
abuser ; passé trente ans, cela est déjà si
ridicule. Les sentiments s’épuisent comme tout
le reste ; puis, une chose à laquelle je ne
songeais pas, c’est qu’il est vraiment fort
désagréable de penser que ces yeux, avant
qu’ils aient lu jusqu’au fond dans les vôtres,
vont se remplir de terre ; qu’une toile
d’araignée va fermer cette bouche, avant
qu’elle ait pu achever son secret, et que
cette belle adorée, corps et âme, dès demain
sera un de ces je ne sais quoi effrontés
qui ricanent à tous venants dans un pilier de
catacombes.
Ahasvérus.
En vous entendant, un froid de mort me saisit, ma
langue se glace sous mon palais.
Mob.
J’ignorais, mon cher, que votre mal fût si sérieux.
Je croyais que la raison aurait plus d’empire
sur vous, et vos amis avaient droit d’espérer
que vous ne vous entêteriez pas à ce point. Au
reste, dans votre situ ation d’esprit,
on peut toujours se dire que la mort n’est pas
loin. Si vous saviez, la mort, comme elle est
le remède de toutes douleurs ! Non, vous vous
en laissez trop distraire. Vous ne pensez pas
assez à elle ; vous ne la désirez pas assez ;
vous ne l’aimez pas assez : elle, une femme
aussi pourtant, si légère, si profonde, si
sérieuse, si vieille, si jeune, si ailée, si
prévenante, si changeante, un ange, une reine,
une grande dame, une bohémienne, tout ce qu’on
veut, de tous les états, de tous les rangs,
facile à vivre, se prêtant à tout, habile à
tout, à la guitare, au tambourin, à l’harmonica
et au tam-tam, bonne voisine, bonne ménagère,
point prude, point monotone, travailleuse, un
peu moqueuse, mais fort heureuse, pourvu qu’il
lui reste un charbon pour écrire : ci-gît qui
fut... votre nom, s’il vous plaît ?
Ahasvérus.
Qu’importe le nom ? Elle est si lente à arriver.
Mob.
Il y a, en définitif, des positions extraordinaires
où l’on est excusable de la devancer par le
suicide. La morale vous condamne, mais le ciel
vous absout. C’est une chose qui vous reste à
essayer. Un brin de paille vous suffira, et le
néant vous amusera.
Ahasvérus.
Et quand cela aussi est impossible, il ne reste
donc que le désespoir sans fin ?
Mob.
Je le sais comme vous, et mieux que personne, on
ne tient souvent qu’à un fil, mais ce fil est
sacré. On a des devoirs à remplir, une carrière
à parcourir, une famille à élever, des amis
qui vous sont chers. Alors il faut patienter
et prendre la vie comme elle est faite. Elle
est courte ; pas assez, je l’avoue ; mais une cinquantaine d’années au plus, ce n’est
pas non plus exorbitant.
A présent, tout dépend de vous, pensez-y,
réfléchissez-y, et prenez un parti.
Ahasvérus.
Que faire, ou que ne pas faire ? Je n’en sais
rien. Un chaos pèse sur ma poitrine.
Mob.
Déplorable conclusion !
Ahasvérus.
Tout mon cœur est une plaie. C’est que la moindre
peine nouvelle réveille en moi chacune de mes
douleurs passées. J’ai peine à me soutenir ;
attendez, c’est une faiblesse qui passera.
Mob.
Ne m’en voulez pas, au moins. La vérité, quand elle
vient d’un ami, doit toujours produire cet effet.
Regardez donc. Mes yeux clignotent. Je ne vois
plus que des ténèbres.
Mob.
Tant mieux, la nuit porte conseil. Sur ce, je me
retire. Minuit sonne. C’est mon heure d’habitude.
Mon devoir m’appelle ailleurs. Votre
très-humble, monseigneur.
écoutez une prière.
Mob.
Un ordre, vous voulez dire.
Ahasvérus.
Encore un mot.
Mob.
Désolée de vous refuser. Mes moments sont réglés.
Rien qu’un instant.
Mob.
Impossible ! Ma santé en souffrirait.
Mob, seule.
Ah ! Ah ! Mob, si ton rire fou te prend, te
voilà perdue, ma chère, ma favorite, ma mignonne,
l’os de mes os. Quelle fadeur que tous ces
beaux esprits immortels ! Le conçoit-on ? Et
pourtant, sans eux, quelle contenance prendre ?
Quel vide ! Quel ennui ! Quelle sécheresse !
Quel froid tête-à-tête, avec qui, je vous le
demande ? Répondez. - Avec moins que rien, avec
soi-même... puisque tu n’en peux rien faire de
mieux, qu’au moins ils te divertissent. Les
larmes en viennent aux yeux... les larmes,
ai-je dit ? Dieu merci, c’est déjà trop de
n’en avoir rien que la place.
Cà, la comédie est jouée. à présent, la tragédie.
L’heure avance ; quelle tâche jusqu’à demain !
Un empire est debout ; il faut qu’avant le jour
sa tête soit à bas, que ses membres soient jetés
à mon gré, un bras dans l’orient, un autre dans
l’occident, son cœur dans la mer. Partez donc,
il est temps, bel ange. Déployez vos grandes
ailes noires sous votre manteau. Prenez vos
habits de cour, vos souliers de soie, votre
robe traînante ; votre chiffre brodé sur votre
écharpe vous sera fort utile. Votre blason
aussi vous est indispensable. Il y a des
grandeurs, voyez-vous, de rois et de
royaumes qu’il faut disséquer avec dignité.
Mes ailes fidèles m’ont emportée... bien... les
villes tremblent sous mon vol... pauvres petites,
mon ombre, qui passe, est plus lourde, n’est-ce
pas, que vos murailles. Encore un battement
d’aile, et je serai sur la nue. D’ici, ma foi,
le coup d’oeil est divin. L’océan est comme une
coquille qui blanchit, la terre est comme un
jeu d’osselets. Mais c’est plus haut qu’est le
véritable point de vue : le ciel noir, l’horreur
du vide et une goutte d’eau qui s’évapore.
A cette distance, heureux qui entend le silence des
astres. De trop près, l’harmonie m’agace les
nerfs. Plus heureux qui écoute la lyre de
l’infini, quand elle a cassé ses trois cordes.
La pensée s’élève au secret des cieux. Tout
est compté par poids et mesure. Pourtant, dans
chaque lieu, le rien surabonde. Le zéro est le
nombre sacré. C’est sur lui que tout repose. Sa
forme est mystérieuse. Il n’a ni commencement
ni fin. Il étreint sans saisir. Sans être, il
paraît ; et la sphère des mondes est un grand
zéro qui se trace vide dans le vide espace.
Du néant faire quelque chose, c’est une
difficulté ; mais de toutes choses faire un
néant, ci-gît le véritable problème. D’un
souvenir tirer une ombre, d’une ombre une
pensée, d’une pensée un rêve, d’un rêve moins
qu’un rien, dans un rien qui s’ignore, ci-gît
la vie. Seulement d’y songer, la tête se fend.
à cette profondeur, les idées se brouillent.
Vos raisonnements s’en vont en cendre, et
le cœur aussi me manquerait, si, heureusement,
une fausse relique n’en remplissait fort bien
la place.
Rachel, Berthe, amie de Rachel.
Rachel chante.
" Ne pleurez pas, Dieu de la terre,
si maints autans,
maints ouragans,
contre vous sifflent en colère. "
Berthe.
Rachel, où as-tu appris ce cantique ? Personne
ici ne le connaît que toi.
Rachel.
Je l’ai toujours su, et je ne me rappelle pas où
je l’ai appris ; de temps en temps il m’en
revient quelques mots, je cherche les autres,
mais je ne peux pas les retrouver.
Berthe.
Encore une autre chose. Dis-moi donc, Rachel,
ton fiancé t’a-t-il demandé de tes cheveux ?
Rachel.
Oh ! Oui.
Berthe.
Et toi, lui en as-tu donné ?
Rachel.
Il y a longtemps.
Berthe.
Alors je me couperai aussi, pour Albert, cette
longue tresse, et je lui en ferai une à trois
brins, car je l’aime de toute mon âme, et
certainement je donnerais ma vie pour lui ;
mais je ne voudrais pourtant pas agir autrement
que tout le monde.
Rachel.
C’est ce que tu m’as toujours dit.
Berthe.
Si tu voulais, nos noces se feraient le même jour ;
c’est hier qu’Albert a été nommé professeur de
gymnastique. Depuis cinq ans, nous attendions
ce moment sans espérer qu’il arrivât jamais.
Rachel.
Ainsi, toi, tu n’as plus rien à désirer ?
Berthe.
Non, plus rien au monde. Si tu savais comme tout
me plaît dans notre maison, à cause de lui !
Comme dans toute chose c’est lui que je
retrouve ! Sur le toit, une cigogne a fait
son nid autour de la cheminée, et cela porte
bonheur. Je suis attachée au petit jardin et
aux roses qu’il y a plantées, autant qu’à des
êtres vivants. Ses vieux meubles semblent tous
avoir quelque chose de lui à me raconter ;
quand je serai seule, je parlerai de lui avec
eux, sans rien dire. Tu sais la belle gravure
de la cathédrale de Strasbourg qu’il m’a
donnée ; je l’ai clouée au mur, en face de ma
table à ouvrage ; toutes les fois que je lève
les yeux, c’est elle que je rencontre. Mon
crucifix est de l’autre côté, et ma chambre,
à présent, ressemble à une petite chapelle,
où ma vie se passera à penser à Dieu et à
lui. Au bas de ma fenêtre, il y a un berceau
de chèvrefeuille qui ferme la cour. Jamais mon
cœur n’ira plus loin ; sans me lever, je verrai,
à travers les vitres, tout mon univers.
Rachel.
Tu méritais bien ce bonheur.
Berthe.
Oh ! C’est qu’il est si facile d’être heureuse.
Rachel, si tu savais ! Un jour d’été sortir
ensemble de la ville, se regarder tous deux,
à travers le pont, dans l’eau du Rhin : ;
cueillir, dans la haie, des roses sauvages, puis
après en faire des guirlandes qu’on pend aux
murs de sa chambre ; chanter, en faisant son
ouvrage ; écouter l’orgue de l’église, et, le
soir, la trompe du veilleur ; passer des heures
entières sans se rien dire ; voir l’hirondelle
bâtir son nid à votre fenêtre ; tout préparer
dans la maison quand un voisin vous visite ; y
veiller sur chaque chose, tous les jours refaire
ce qu’on a déjà fait la veille : cela est le
bonheur, et tu le connaîtrais si tu voulais.
Rachel.
Nous ne demandons, pour nous, pas autre chose.
Berthe.
Quand vous êtes si longtemps ensemble, ton fiancé
et toi, de quoi parlez-vous donc ?
Rachel.
Il me raconte ses voyages ; il me dit le nom des
îles où il a passé, comme son cœur y était
triste ; les bords des lacs, les forêts, les
bruyères, les batailles, les tempêtes sur mer,
les nuits dans les déserts. Moi, je reste
suspendue à ses paroles, comme sur des ailes
enchantées ; quand il a fini, il me semble que la
musique des anges vient de se taire ; je ne
peux m’empêcher de pleurer, et c’est lui qui
essuie mes larmes.
Berthe.
Ses sentiments semblent fort honnêtes, et il n’a,
je crois, que de bonnes intentions. Il est
cependant étonnant qu’il ne te parle pas de
t’épouser.
Rachel.
Depuis le jour où il m’a rencontrée avec toi, je
sais bien que rien au monde ne peut plus nous
séparer. Nous nous sommes plus nécessaires tous
deux que l’air que nous respirons.
Dès que mes yeux ne le voient plus, je souffre, mon cœur me pèse, ma tête est vide.
Berthe.
Il devrait pourtant agir autrement qu’il ne fait :
mille bruits, dans la ville, courent sur son
compte ; il ne fait rien pour les démentir.
Cela te compromet ; si j’en croyais Albert,
je ne devrais déjà plus sortir dans la rue
avec toi ni avec lui.
Rachel.
Ma bonne Berthe, ne m’ôte pas tout à la fois.
Qu’étais-je sans lui ? Avant lui ? Dis-moi.
Le ciel, je le regardais sans amour, et la
terre sans désir. En entendant le bruit des
cloches, je rêvais que j’étais tombée de je ne
sais quel séjour que je regrettais sans le
connaître. Quand je passais près d’un ruisseau,
son eau me disait : vois-tu, Rachel, je vais,
je vais vers un pays d’amour où toi jamais
tu ne retourneras. Si je levais les yeux, je
trouvais toujours un nuage qui me disait tout
bas : vois-tu, Rachel, je vole, je vole dans
le ciel, plus haut que jamais toi tu ne remonteras.
Si j’entrais dans l’église, j’oubliais sur
la porte ma prière. Du bout des lèvres, je
murmurais des mots vides, et ma tête s’épuisait
à chercher des noms que je ne trouvais plus.
à présent, au contraire, je prie avec délice
pour lui ; il y a des moments, pendant que
l’orgue joue, où c’est le ciel qui m’environne.
Berthe.
Vois-tu ? Ce qui ne me plaît pas en lui, c’est
qu’on ne le voit jamais à l’église. Il passe
pour un grand hérétique.
Rachel.
Et moi, je l’ai vu cacher ses yeux dans ses deux
mains, sangloter le jour où nous nous promenions,
par hasard, vers le grand crucifix qui est à
l’entrée de la ville. Sa peine fut si grande,
qu’il fut obligé de s’appuyer sur moi,
et il ne me dit plus rien ce soir-là.
Berthe.
Pense aussi que sa condition est au-dessus de la
tienne. Bien souvent, ces fils de prince
s’amusent de nous avec de belles paroles qui
nous font pleurer ; ils jouent, eux ; mais
nous, c’est la mort.
Rachel.
Lui, il ne joue pas, sois-en sûre. Si tu entendais,
dans un seul mot, comme il met toute sa vie.
Mon dieu ! Il me semble que je l’ai toujours
connu ; il est si facile de distinguer les
voix de celui qui nous aime et de celui qui nous
trompe. Non, il ne joue pas. Lui qui a vu tant
de choses, il semble, quand il est avec moi,
qu’il n’a vu que moi au monde ; un enfant ne
serait pas plus soumis ni plus facile à contenter.
Berthe.
Quel homme inconcevable ! Certainement, je crois
qu’il t’aime ; mais son amour ne ressemble à
celui de personne. Quand il te parle, il y a
dans ce qu’il dit autant de peine que de
bonheur. Il est trop ardent, trop violent, trop
passionné pour la vie ordinaire. Il ne dit rien,
il ne fait rien comme un autre. Va ! J’ai bien
peur qu’il ne te rende pas heureuse, et je
n’entrevois rien de bon pour votre avenir.
Chambre de Rachel.
Ahasvérus, Rachel.
Ahasvérus.
Oui, mon ange, c’est dans cette chambre qu’est
mon ciel. Je n’en demande point d’autre.
Rachel.
Appelle-moi de tous les noms que tu voudras, mais
ne m’appelle pas ton ange.
Ahasvérus.
Tout me fait du bien à voir ici. Tout est enchanté
pour moi dans cette humble retraite. C’est là
que je voudrais passer des milliers d’années.
à cette fenêtre, que de fois tu as soupiré le
soir ! Que de fois, sous ces rideaux transparents
comme ton âme, tu as rêvé la nuit ! Voilà la
lampe qui éclaire tes pas quand tu abrites du
vent sa lumière sous ta main. Voilà ta mandoline
que j’ai entendue avant de connaître le son de
ta voix, en marchant dans la rue. L’acacia, qui
est planté vis-à-vis, a jeté ses fleurs sur le
planchr, et on respire ici un parfum de
printemps dans toutes choses. On dirait que
des voix de fées résonnent dans l’air, et que
les rayons des étoiles entrent en tremblant
d’amour pour demander si tu veilles.
Rachel.
Il n’y a point d’autre enchantement ici que ta
voix quand tu parles.
Ahasvérus.
Laisse, mon amour, tes cheveux dénoués sur tes
épaules, comme ils étaient quand je suis entré.
Dans chaque anneau, jusqu’à terre, j’ai mis
une pensée de mon cœur, une année de ma vie.
C’est mon âme qui s’évapore quand tu secoues
leur parfum sur tes pieds.
Rachel.
Bien souvent, avant toi, ils ont servi à essuyer
mes larmes.
Ahasvérus.
Maintenant, ils t’enveloppent, comme deux ailes
qui se ferment.
Rachel.
Mon dieu ! Que nous sommes bien ensemble !
N’est-ce pas ? Qu’une seule heure passée ainsi
peut faire oublier de maux ! Je ne désire plus
rien au monde. Et toi ?
Ahasvérus.
Ni moi, depuis que ton ombre rafraîchit mon front.
Mes yeux se noient dans les tiens. Tout est silence, tout est bonheur. Je voudrais t’adorer ici, sans faire un pas, pendant l’éternité.
Rachel.
Dans les premiers temps, je me faisais scrupule
de t’aimer autant que Dieu. J’ai longtemps
souffert ce combat. Je m’en voulais de ne plus
trouver que toi dans mon cœur, à l’église, ici,
partout. Mille voix me criaient dans la journée :
tu vas te perdre. Mais à présent, au contraire,
je suis bien sûre que mon amour est saint et que
le ciel le bénit.
Ahasvérus.
Ne t’inquiète pas, ma chère âme. Le véritable ciel
est en toi : il est dans tes yeux, quand ils
sourient ; il est dans ton nom, quand c’est toi
qui le prononces. Sur ta tête, il n’y a que la
nuée qui se penche, il n’y a que l’abîme qui
ouvre sa paupière bleuâtre pour te voir ; il n’y
a que l’éternel vide qui t’écoute, pour répéter
à jamais le mot qu’il aura entendu de ta bouche.
Tu es toute chose, et tout ce qui n’est pas
toi n’est rien. C’est sur tes lèvres que les
roses sauvages ont pris leur parfum. C’est
pour toi que l’étoile du soir se lève. à une
seule pensée palpitante dans ton sein, tout
l’univers est suspendu.
Rachel.
Autrefois, Joseph, tu me disais la même chose,
et je trouvais cela impie. Aujourd’hui, je vois
que c’était moi qui ne te comprenais pas assez.
Tu avais au fond plus de religion que moi,
et tu te faisais une idée bien plus grande
de l’amour.
Ahasvérus.
Tu verras que tes autres doutes se dissiperont
aussi avec le temps.
Rachel.
Il y a une chose à laquelle je ne m’accoutumerai
jamais, c’est de penser à ta mort.
Ahasvérus.
Chasse cette idée, ma chérie.
Rachel.
Mourir avec toi, ici, à la même heure, je le
comprends ; mais toi, mourir seul, ah ! Peux-tu
le concevoir ?
Ahasvérus.
Si tu cesses de m’aimer, voilà la mort dès cette
heure ; jusque-là, dans un de tes regards, il y
aura toujours pour moi une éternité de vie.
Rachel.
Cette idée me revient sans cesse, et fait mon
tourment ; au moins, dis-moi, ne crois-tu pas
que tu ressusciteras, et que nous nous reverrons
pour jamais dans le paradis ?
Ahasvérus.
Qui peut jurer, mon âme, que la mort ne refroidira
pas son sein après mille ans, et qu’il n’aura
qu’à essuyer la terre de ses yeux pour revoir,
à ses côtés, l’image qu’il adorait ! Qui peut
jurer qu’un si long rêve n’engourdira pas sa
langue, et que des fantômes ne l’amuseront pas
dans la tombe, après le moment du réveil ? Vie,
mort, néant, qui en sait la différence ? Et
sans le battement de nos cœurs, qui répondrait
à l’univers, quand il demande tout haletant :
quelle heure est-il ? Hier, sans toi, c’était
la mort, aujourd’hui, c’est la vie ; dans un
souffle de ton sein respirent des siècles de
siècles ; dans une larme de tes yeux,
dans un soupir de tes lèvres, dans un mot
à moitié achevé, dans la trace de tes pieds que
la bise a effacée, voilà toute l’immortalité.
Sentir autre chose que toi, te désirer, t’attendre,
ne pas te voir venir, à présent et toujours ne
pas rêver de toi, ne pas penser à toi, ne pas
vivre de toi, c’est là l’horrible enfer plein
de vipères brûlantes. Le paradis, c’est toi,
c’est le chemin où tu as marché, c’est la fleur
que tu as touchée, c’est la rougeur qui passe
sur tes joues, c’est ici, où tu es.
Rachel.
Certainement, je suis heureuse avec toi, quand je
t’écoute ; mais le paradis doit être quelque
chose de plus parfait. Là, je te comprendrai
en toutes choses : ici il arrive bien souvent
que je ne pense pas comme toi : cela me trouble,
et la tête me tourne.
Ahasvérus.
Ne t’arrête pas aux mots, vois toujours au fond
mon cœur qui te parle.
Rachel.
Je n’ai peur que d’une chose ; c’est que tu ne
m’aimes pas assez à cause de mon âme.
Ahasvérus.
Ton âme, Rachel, n’est-ce pas toi dans tout ce
que tu es ? Malheur au jour où je pourrai dire :
ceci est elle, et ceci est sa cendre ! Crois-tu
qu’il n’y a pas un esprit invisible dans tes
cheveux, qui les fait luire au soleil ? Crois-tu
qu’il n’y en a pas un qui baisse lui-même ta
paupière, et qui, à présent, arrête tes larmes
dans tes cils ? Crois-tu que ce ne soit pas un
souffle divin qui fait trembler tes lèvres et
qui courbe ta tête sous un fardeau d’amour ?
Toi-même, qui sait si tu es autre chose qu’un
esprit dont mon esprit a soif, qu’une ombre
pour rafraîchir une ombre, qu’une pensée
pour engloutir ma pensée dans un néant
entrecoupé de parfums et de soupirs ?
Rachel.
Mon dieu, les oreilles me tintent ; la tête me
fait mal ; tout tourne autour de moi... il me
semble, pendant que tu me parles, que mon
crucifix pleure à mon cou. Regarde donc ;
est-ce du sang ?
Ahasvérus.
Non pas, non pas.
Rachel.
Si, c’est du sang ! Je le vois.
Ahasvérus.
C’est une larme tombée de tes yeux. Laisse-moi
l’essuyer.
Rachel.
Miséricorde ! Plus tu l’essuies, plus la tache
paraît !
Ahasvérus.
Va ! Mes baisers l’effaceront bien.
Rachel.
Tes baisers sont amers plus que de l’absinthe.
Ah ! Anges du ciel, la tache grandit sous tes
lèvres. Laisse-moi.
Ahasvérus.
Mon haleine la boira.
Rachel.
Non. Ton haleine est une flamme qui la ternit
encore. Seigneur du ciel, ayez pitié de moi !
Ahasvérus.
Christ ! Christ ! Je te reconnais là. Oui, c’est
toi ; que me veux-tu ? Jusque sur le cœur qui
bat pour moi, tu me poursuis. Tu me défies,
n’est-ce pas ? Tu te ris de moi-même à ma
barbe ; tu me terrasses ; tu m’écrases ; tu
t’amuses, beau maître, de ce long rêve, que
tu appelles ma vie ; toi, un rêve s’il en fut,
un songe devenu dieu pour un monde de songes.
Eh bien, pour mieux te faire fête,
vois donc de plus près mon bonheur ;
sois-en jaloux à en mourir encore. Pleurs,
désespoir délirant, désirs, délices envenimées,
angoisses palpitantes, doutes, remords noyés
dans une larme, adultère de la terre et du
ciel, que la vie, que la mort, que tout
t’entraîne avec elle, avec moi, dans ma joie
de damné !
Rachel.
Que dis-tu ? Mes genoux tremblent. Je n’en puis
plus. Ouvre la fenêtre, que je respire.
Ahasvérus.
Christ ! C’est toi qui l’as voulu.
Rachel.
Je suis à tes pieds ; j’embrasse tes genoux. Aie
donc pitié de moi.
Ahasvérus.
Et lui, a-t-il pitié ?
Rachel.
Christ ! Christ ! à mon secours !
Ahasvérus.
N’appelle pas le Christ. Tout son sang coulerait
jusqu’à terre, que jamais mes lèvres ne
quitteraient plus tes lèvres.
Chœur de Fées.
Dis, Sodome ou Gomorrhe,
Où trouverai-je encore,
Au val, avant ce soir,
Du bitume assez noir,
De la suie et du soufre,
Pour refermer ton gouffre
Avant ce soir ?
Beau prince des fées,
Parmi les nuées,
Qui haut sieds, plus haut vois,
N’entends-tu pas la voix,
Qui bien me désagrée,
De Rachel l’éplorée ?
(le chœur s’éloigne.)
Adieu, monde qui t’empires chaque jour. Adieu,
rosée des bois, maintenant trop impure pour y
baigner nos cavales invisibles. Adieu, femmes,
nos rivales, au corps léger, à présent trop
dépensières de votre cœur dolent, pour puiser
sur vos lèvres notre boisson du ciel. Vous
avez trop pleuré. Ah ! Vos beaux yeux en sont
las. Vos joues sont plus pâles que pâles fleurs
de lis cueillies au val de Clarençon. Adieu
aussi, étoiles de David et du berger, qui,
sans clore jamais vos paupières, demi-cachées
sous vos nues, trop curieuses, trop avez vu
d’adultères tricheries. Dans ce grand univers,
il n’y a plus, par Dieu l’omnipotent, un coin
de terre où mon char, pour une nuit, ne
s’embourbe jusqu’à l’essieu. Honni soit-il !
Frappons-le d’un coup de pied au départir.
Au départir, sœur Brigitte, savez-vous comment
est fait l’amour que j’aime ? C’est celui d’un
long regard, le front clair, la tête encline,
qui jamais ni soir, ni matinée, n’a dit : assez ;
qu’une goutte de pluie de mai désaltère pour
une année, qu’un baiser d’un doux ami tuerait.
C’est à la vêprée, sous la lune luisante, un
propos qu’on voudrait retenir, et puis deux,
et puis trois, et puis quatre, tous plus secrets,
et meilleurs, et plus bas et plus longs, qui oublient, en s’écoutant, que le jour se meurt,
et que là-bas la cloche sonne l’ave. c’est,
quand l’aube s’est un peu éclaircie, la
marguerite de prairie qu’une reine à marier
vient consulter en soupirant dans son jardin,
sur un songe d’amoureuse, qu’elle a fait. C’est
encore, si vous le voulez savoir, un prince
de Thulé, beau, bien fait, de grand renom,
qui courtise, à deux genoux, une fée sur son
sopha de corail, dans une rose de verger.
- Pour une rose de verger, ah ! Morgande, la
terre est trop vieille. Dans sa chaumine, rien
ne germe, que des épis qui font mourir. L’oeil
trompe, la bouche aussi. Pour ternir deux
lèvres, il ne faut rien qu’une haleine. Déjà,
dans ce laid univers, le pan de ma robe s’est
sali. Je veux aller laver mes souvenirs dans un
lac tout de lumière. çà, partons et promptement.
D’aventure, en tardant trop, si nous perdions en
cet endroit notre blanche innocence, que
ferions-nous ? Chaque étoile nous montrerait
du doigt : voyez ! Voilà la fée mal famée, qu’un
gnome, son ami, a séduite et délaissée sur un
roc d’émeraudes dans une île de la mer.
Dans les îles de la mer, femmes, femmes, au front
clair et à la fraîche couleur, seul miel que je
regrette dans votre val ténébreux, pensez à moi.
Ah ! Qu’il m’en coûte pour vous quitter plus d’un
soupir ! Donc je ne nouerai plus vos tresses sur
votre cou plus blanc que neige ni cristal. Pour
m’amuser tout un jour, je ne me bercerai plus
sur un de vos cheveux d’or, en écoutant le vent
qui chante : qu’elle est belle, ta maîtresse !
à présent, vos chagrins sont trop grands pour
que mon baume vous guérisse. Les hommes sont
trop durs : vers impurs qui vous rongent
le cœur, une fois ils vous demandent
un rien ; et puis après, un souffle ; et puis
après, toute la vie ; et puis après, pour
votre noce, ils vous habillent d’une robe de
soucis. Allez ! Pleurez ! Pleurez ! Une larme
que vous cachez entre vos doigts sera toujours
plus belle que turquoise d’anneaux ni d’annelets,
et plus rare et plus précieuse et plus chérie
du ciel que ces colosses de poussière où ces
beaux nains vont se pavaner.
D’ailleurs, en partant, sur vos blanches mains
je lis ceci : tout ira mieux à l’avenir. D’ici,
en me tenant debout sur mon char, je vois d’autres
cieux plus bleus qui fourmillent ; de ce côté,
une mer nouvelle qui n’a point encore baisé
son sable m’attend pour la fiancer avec sa
rive. Là, jamais, le mât ne faudra en pleine
eau à la barque, et mon haleine gonflera,
jusqu’à son arrivée, la voile des désirs trop
inquiets. Les regrets n’y dureront qu’une
heure au plus, ou deux. Pour reines, vous le
serez, et tous vos amants seront rois. Sur un
pont fait d’un cheveu, légère, votre âme,
sans l’ébranler, passera ; en regardant
au-dessous d’elle, appuyée sur le bord, sa
dernière larme tombera et se noiera dans le grand
fleuve où toute larme arrive.
Chambre de Rachel.
Rachel, les yeux égarés, à Ahasvérus.
Horreur ! Horreur ! Laisse-moi, démon d’enfer ! Tu
n’es pas lui ! Tu n’es pas celui que j’aime ;
tu as pris sa figure pour tromper une pauvre
fille... oh ! Va-t’en, va-t’en, je t’en conjure. Je lui dirai tout à lui, il ne
m’aimera plus ; oh ! Non ; c’est sûr. Mais
va-t’en donc, toi, esprit des morts ! Va,
prends tes ailes noires de serpent. Que me
veux-tu ? Je ne suis pas morte ; oh ! Non ;
le cœur seulement me fait mal, et la tête
aussi, là : mais je vis encore, regarde.
Ahasvérus.
Ma chère vie, ne m’effraye pas plus longtemps.
Ne m’entends-tu pas ?
Rachel, en éclatant de rire.
Oui, je t’entends, va. Ferme la fenêtre. Oh !
Nous, nous sommes heureux, n’est-ce pas ? Bien
heureux, autant que Berthe ? Tu ne me quitteras
plus jamais, puisque nous sommes mariés ; jamais,
entends-tu ? Nous ne sortirons plus de cette
chambre. (après un moment de réflexion.)
Mon dieu ! Tu contrefais la voix du ciel. Une
fois, sais-tu ? J’ai vécu dans le ciel ; mais
aujourd’hui le ciel est loin, et l’enfer est
près. Tes yeux brillent, mais c’est de la
flamme des damnés. Tu as beau faire, tu ne me
tromperas pas. Lui, ses cheveux se bouclaient
sous mes doigts, et les tiens se hérissent sous
une couronne de ténèbres. Tu dis les mêmes
choses que lui ; mais sa voix était douce, et
la tienne ressemble aux ricanements des esprits
dans la nuit. Si tu es le roi des démons, au
nom du père, du fils et du saint-esprit,
quitte-moi.
Ahasvérus.
Que faire, si tu ne me connais plus ? J’ai cherché
le ciel, et j’ai trouvé l’enfer.
Rachel.
Qu’as-tu dit de l’enfer ? Y sommes-nous déjà ?
Ah ! Oui, c’est ici ; là où on étouffe. Et lui,
mon fiancé, où est-il ? Est-il parmi les
vivants ? Est-il mort aussi ? Dis-le-moi ; donne-m’en des nouvelles. Est-il bien vrai que
je ne le reverrai jamais ?
Ahasvérus.
Ne sens-tu donc pas cette eau froide que je verse
sur tes tempes ? L’air du soir rafraîchit ton
haleine ; ne le reconnais-tu pas ? Si tu
m’aimes, de grâce, ne promène pas tes yeux
égarés comme tu fais, autour de toi ;
arrête-les sur les miens ; encore, encore.
Rachel.
Mes pieds ne veulent plus me porter.
Ahasvérus.
Essaye de marcher, mon amour, toute seule
jusqu’à moi. (il lui tend les bras et recule
à mesure qu’elle avance.) Encore un pas,
encore un pas.
Rachel.
Oui, à présent c’est toi. Ta main, ah ! Qu’elle
est brûlante ! Mais tout à l’heure, qui était
ici ? L’as-tu vu ? écoute, je veux te raconter
un songe.
Mob entr’ouvre la porte avec un éclat de rire ; elle n’est vêtue que d’un pan de manteau qui
laisse voir son squelette.
Vous, monseigneur, à cette heure, dans la chambre
de cet ange ! à merveille ! Mille pardons de vous
importuner. C’est votre faute si vous me voyez
cette fois en déshabillé.
Ahasvérus.
Quoi ! Mort affreuse, ricaneuse, que j’ai tant
cherchée, c’est toi. Insecte, nain, colosse !
Boiteuse, ailée, rampante, aux pas muets, c’est
toi ! Laisse-moi voir à mon aise comme te
voilà faite.
Mob.
Allez ! Ne dites pas trop de mal de moi, en ce
moment ; c’est moi qui donne un sens à l’homme,
et qui, souvent, l’oblige de se faire éternel
en une minute.
Ahasvérus.
Comment faut-il donc t’appeler ?
Mob.
Choisissez. J’ai tant de noms, qu’on en ferait
une litanie :
Si l’on parle du ciel,
Je m’appelle le vide ;
de la mer, la tempête ;
de la terre, l’abîme :
si des arbres, je suis le cyprès ;
des oiseaux, le vautour ;
du feu, la cendre ;
de la coupe, la lie ;
de l’église, le caveau :
si de la lance, je suis la pointe ;
de l’épée, le tranchant ;
de l’amour, l’heure d’adieu ;
de l’espérance, la fumée ;
du désir, le regret ;
de la couronne, l’épine ;
de la cloche, le glas :
si des couleurs, je suis le noir :
si d’Arabie, le désert ;
la ruine, si l’on parle d’empire,
si du fruit, je suis le ver ;
si du monde, le néant ;
si des rois, la poussière ;
si de l’homme, le soupir ;
et finalement, en toutes choses, je suis le rien.
Ahasvérus.
Que ne venais-tu, quand je te cherchais dans les
vieux troncs d’arbres des forêts ? Souvent j’ai
cru te voir me faire signe de ton doigt, à
travers la fenêtre d’une basilique : je montais
dans la tour, et je ne trouvais qu’un aveugle
qui sonnait un glas d’agonie.
Mob.
à cette heure, j’étais dans le monde. C’est là
que je me trouve à mon aise, et que je m’entends
le mieux avec tout ce qui m’entoure. Non, il y
a là un instant, à la lueur des lampes, que
rien ne peut remplacer, après dîner, dans un
cercle, chacun sur son siège, quand l’horloge
sonne mon heure ; quand les mains, en se
serrant, se glacent, quand les cœurs, en se
touchant, se brisent ; quand chaque femme,
sur sa chaise, tisse autour d’elle, de sa
navette d’ivoire, le désespoir en fil de soie ;
et quand le néant, qui me fait vivre, circule
emmiellé dans un verre de cristal, que porte
mon page galonné ; d’ailleurs, en cet endroit,
un seul air, de tête, un mot appris par cœur,
et un manteau fourré de martre zibeline me
déguisent à merveille.
Ahasvérus.
Une autre fois, il m’a semblé te rencontrer dans
la brume du matin, sur une cime chauve ; tu
luttais corps à corps avec le porte-croix de
Nazareth. Son épée brandie d’acier flamboyait
sur ton écu ; et toi, ta masse d’armes tombait
sans retentir sur son auréole. Quand j’approchai,
je ne vis que la rosée foulée par les pieds de
deux jouteurs.
Mob.
Vos sens vous ont encore trompé. Jamais je ne
frappe plus d’un coup ; puis, s’il m’en
souvient, ce jour-là je m’amusais à attacher
une couronne sur la tête d’un roi, en murmurant
à son oreille la liturgie du sacre : rex in
aeternum.
Ahasvérus.
Ce qui a été a été. à présent emporte-nous où tu
voudras. Cache-nous, traîne-nous, enfouis-no us
dans un de tes tombeaux.
Mais scelle bien la pierre sur ma tête,
que je n’en sorte jamais.
Mob.
Tout beau, mon maître. Si vous étiez un limaçon
que la pluie trouve en chemin loin de son gîte,
ou une vipère dans la broussaille, ou un
pauvre dans la rue, je pourrais vous traîner
sans façon où vous dites. Mais vous, en ce
moment, y songez-vous ? Vraiment je m’en
ferais scrupule. Cette jeune fille s’intéresse
à vous. Vous avez l’air d’avoir été créés
l’un pour l’autre. Une pareille union me
touche, et certainement ce n’est pas moi
qui la romprai. Tout ce que la morale demande,
c’est que cela finisse par le mariage, et c’est
moi qui ferai les fiançailles.
Rachel.
Elle, les fiançailles ! Ah ! Fuis ! Fuis ! Tout
est perdu, et pour l’éternité.
Mob.
Ma chère, l’exaltation vous rend injuste. Je ne
vous connaissais pas ce faux accent de chérubin.
Rachel, à Ahasvérus.
Viens dans mes bras, que je te couvre de mon
corps. Elle ne pourra rien contre toi.
Mob.
La passion vous embellit vraiment, Rachel, et ce
genre de coquetterie vous va à merveille.
Cependant vous savez que j’ai les nerfs
très-irritables, et vous devriez me ménager.
Rachel.
Oh ! Ne le tue pas, Mob, au nom du ciel, laisse-le
vivre autant que moi. Si je t’ai offensée,
pardonne-moi. Tout ce que tu commanderas, je
le ferai. Dis, que veux-tu ?
Pourquoi ne sais-tu pas ce que c’est que dire :
je l’aime. Tu ne voudrais pas me torturer plus
que les damnés.
Mob, à Ahasvérus.
Cette petite a de la physionomie, savez-vous ?
Et je vous félicite du choix que vous avez fait.
Beaucoup de religion et de poésie. Il me tarde
extrêmement de vous voir en ménage.
Ahasvérus.
Pitié pour elle ; la voilà qui s’évanouit.
Mob.
Comme cela lui sied à ravir ! Ses cheveux blonds
qui se dénouent sur ses lèvres pâlies ! Avouez-le,
elle est presque aussi belle que morte, et je
comprends on ne peut mieux votre inclination.
Ahasvérus.
Maudite ! La laisseras-tu mourir ?
Mob.
J’en serais assez tentée. Pourtant ne craignez
rien ; je vous réponds d’elle sur mon honneur.
Ahasvérus.
Tu le jures ?
Mob.
Oui. Tenez, prenez en gage cette pincée de
poussière.
Ahasvérus.
Donc, qu’entends-tu faire ?
Mob.
Le voici. Je ne doute pas que votre amour n’ait
été aussi pur que le jour. Cependant mes
scrupules exigent que Rachel et vous, vous
receviez au plus tôt la bénédiction nuptiale ;
autrement, je ne dormirais pas tranquille.
Ahasvérus.
Tu railles quand tu commandes ; mais cette fois,
quel qu’il soit, ton ordre n’est pas dur.
Mob.
C’est un véritable ange que je vais vous donner,
entendez-vous ? Cependant, si j’ai un conseil
à vous offrir, c’est quand elle sera en votre
possession et que vous aurez la loi pour vous,
de la traiter comme une simple esclave.
Ahasvérus.
Tu peux la tuer, mais tu ne peux pas désenchanter
cet être tout céleste.
Mob.
Laissez-moi faire. Depuis longtemps votre situation
me touchait. Il serait, en effet, infiniment à
regretter que votre nom vînt à périr, et qu’il
ne restât pas de vous un rejeton pour recueillir
les avantages que la vie vous a faits. Votre
isolement me peinait, et je ne le sentais que
trop par moi-même. Car vous voyez devant vos
yeux une pauvre veuve.
Ahasvérus.
Veuve de qui ?
Mob.
Du néant. Il vous fallait une compagne. Sans cela
le sens de votre vie était incomplet. à l’avenir,
toutes vos impressions seront doubles. Quand
vous, vous rêverez du ciel, votre compagne
filera vos chausses et comptera ses mailles ;
c’est ainsi que vous arriverez à ce miroir de
réalité où je ne puis me lasser de regarder ma
figure.
Ahasvérus.
Seras-tu à nos noces ?
Mob.
Presque toujours, à présent, je m’arrange pour me
trouver entre les deux époux dans la couche
nuptiale.
Ahasv érus.
Et quand veux-tu partir ?
Mob.
J’en meurs d’impatience. De tous les sacrements des
vivants, un mariage de raison est celui qui me
convient le plus.
Ahasvérus.
Ta puissance lie ma langue. Je ne sens plus ni
joie ni douleur.
Mob.
Nous n’invitons personne, n’est-ce pas ? Et
pourtant il ne manquera pas de témoins.
Ahasvérus.
Tu m’entraînes, je te suivrai partout.
Mob.
Entends mon cheval qui piaffe dans la cour ?
Allons, sus ! Bel épousé ! C’est l’heure de la
danse des morts. Va lui sangler sa selle. Charge
ta fiancée sur sa croupe, et tiens-toi ferme
avec elle sur les arçons.
Ahasvérus.
Je t’obéis, mais je ne puis m’empêcher de frémir.
Mob.
C’est bien. Tiens-lui la bride haut et ferme ;
autrement il irait lécher la rosée de sang de
Pharsale ou de Roncevaux.
Ahasvérus.
Je suis prêt.
Mob.
Une seule minute encore, j’oubliais mon sablier.
çà, partons ensemble.
Ahasvérus.
De quel côté ?
Mob.
Par ici.
Ahasvérus.
Qu’il fait noir !
Mob.
C’est l’ombre de mes ailes.
Rachel, évanouie.
Ah ! Qu’il fait froid !
Mob.
C’est le nuage qui me porte.
Rachel.
Où suis-je ? D’où vient ce bruit qui me réveille ?
Mob.
De la grosse cloche de Strasbourg.
L’orgue et les cloches de la cathédrale de Strasbourg retentissent et se répondent alternativement.
La Cathédrale.
Ma voix, entendez-vous ma voix qui gronde, ma voix
qui bourdonne ? Je dormais accroupie sous mon
manteau de pierre. Orgue aux tuyaux faits dans
le ciel, bel orgue, que me veux-tu ? Pourquoi
m’enivres-tu de tes cris comme d’une coupe du
vin du Rhin ? Mes cloches et mes clochetons
tremblotent, mes vitres frissonnent, mes pieds
chancellent sous la grêle et le vent de tes
chants. Allons, mes saints de pierre ; allons,
mes saints de vermillon assoupis sur mes
vitraux, debout ! Entendez-vous ? Allons,
mes vierges de granit, chantez dans vos niches
en tournant vos fuseaux. Allons aussi, mes griffons qui
portez mes piliers sur vos têtes, ouvrez vos
gueules. Allons, mes serpents, mes colombes
de marbre qui vous pendez aux branches de mes
voûtes ! Allons, mes rois chevelus, qui rêvez le
long de mes galeries sur vos chevaux
caparaçonnés dans un roc des Vosges !
Taillez, navrez, éperonnez leurs flancs,
déchiquetez leurs croupes, brisez vos
sceptres de granit sur leurs poitrails et leurs
crinières de granit, tant que la pierre
hennisse, tant qu’au loin, à l’entour, les
cavales des Vosges demandent à leurs maîtres
dans l’étable : maître, maître, où vont les
chevaux de pierre qui hennissent ? Où vont les
cavaliers de pierre qui montent à cette heure
au galop, dans les tours, jusqu’au bord des
nuages ? Allons, nains, anges, dragons
aspidiques, salamandres, gorgones, incrustés
dans les plis de mes piliers, gonflez vos joues,
ouvrez vos bouches, criez, chantez avec vos
langues et vos voix de porphyre ; hurlez dans
l’arceau de la voûte, dans la dalle du pavé,
dans la pointe de la flèche, dans la poussière
du caveau, dans la niche de la nef, dans le
creux de la cloche. Donnez-moi tous vos chants
dans le pli de mon manteau, à moi qui monte au
ciel avec ma plus haute tour. Encore ! Encore !
Oh ! Je veux monter plus haut. Encore un degré,
encore un pan de mur, encore une tourelle,
encore un fût rongé qui me grandisse assez
pour que je jette leurs voix avec ma voix sur
le plus haut nuage où le seigneur est assis !
Qui a tracé, il y a mille ans, sur un rouleau de
parchemin, le plan de mes tours à dentelles, de
ma nef dorée ? Est-ce un maître de Cologne,
ou bien est-ce un maître de Reims ? Qui a
tracé en vermillon le plan de mes colonnettes
agiles, de mes portes rugissantes ? Est-ce un
maître de Vienne, ou bien est-ce un maître de Rouen ?
Non pas, non pas. C’est le diable qui l’a
vendu à l’ouvrier pour le prix de son âme ;
monte donc, ma tourelle, échevelée, habillée
en pleureuse, glisse-toi, roule-toi dans le
nuage comme une âme qui frappe de son aile de
soie à la voûte du ciel, sans pouvoir
l’entr’ouvrir.
Ma tête, ah ! Ma tête a percé le nuage d’automne.
Elle a percé le plus haut des nuages. Pourquoi
les arbres ne veulent-ils pas monter plus haut
que les fougères ? Pourquoi les éperviers ne
veulent-ils pas monter plus haut que ma
ceinture ? C’est que l’aile des éperviers est
lasse ; c’est que l’oeil des éperviers se
trouble. Déjà mes tours ont le vertige. Comment
feront-elles pour redescendre leurs degrés ?
Voyez ! Mes petites chapelles noires se couchent
autour de moi comme des génisses noires au pied
de la montagne. Ne craignez rien, mes petites
chapelles. Des trèfles et des ceps de pierre
croissent dans mon vallon ; le faucheur ne
les fauchera pas, le vigneron ne les arrachera
pas dans ma vigne. Des troncs et des branches de
sapin germent sur mes sommets. Le bûcheron ne
coupera pas de sapin dans ma forêt ; la
bûcheronne n’abattra ni troncs ni branches
sur mes coteaux.
Des rois et des papes trônent dans mes vallées ;
ils ont pour château une niche ciselée par un
bon ouvrier. Si la pluie en tombant les
découronne goutte à goutte, après mille ans,
ils ont sur leur tête un dais de rochers
festonné en trois jours par l’aiguille d’une
fée. Le rayon du soleil les salue dès qu’il
luit ; l’épervier fait son nid sur leurs
diadèmes ; le lierre leur refait leur manteau
chaque automne. Jour et nuit, depuis mille ans,
ils tiennent leurs sceptres levés sur les frimas
et sur les orages entassés qui s’agenouillent
à leurs pieds.
Ecoutez ! écoutez ! Sans mentir, je vais vous dire
mon secret pour ne pas crouler. Les nombres
me sont sacrés : sur leur harmonie je m’appuie
sans peur. Mes deux tours et ma nef font le
nombre trois et la trinité. Mes sept chapelles,
liées à mon côté, sont mes sept mystères qui me
serrent les flancs. Ah ! Que leur ombre est
noire et muette et profonde ! Mes douze
colonnes dans le chœur de pierre d’Afrique
sont mes douze apôtres, qui m’aident à porter
ma croix ; et moi, je suis un grand chiffre
lapidaire que l’éternité trace, de sa main
ridée, sur sa muraille, pour compter son âge.
Courage, mes saints, mes dragons, mes vierges
incrustées dans mes piliers ! Vous m’avez
répondu dans la poussière du caveau, dans la
niche de la nef, dans le creux de la cloche.
Vos voix grossissent, mes portes hurlent, mes
tours résonnent comme l’ouragan ; mes colonnes
et mes colonnettes vibrent comme la corde d’une
viole.
Les montagnes à pic n’ont point de voix pour dire
leurs secrets ; les rochers n’en ont point dans
leurs grottes, ni les forêts de sapin sur leurs
cimes qui grisonnent. Moi, je parle pour eux ;
de mon sommet, j’écoute nuit et jour leurs
génies égarés, leurs esprits muets, pour leur
prêter ma voix d’airain, et pour rouler dans
les nuages d’hiver leur âme paresseuse sur mes
paroles bondissantes et sur mes chants aux
roues de bronze.
Quand les jeunes ouvriers avec leurs truelles
furent montés en chantant jusqu’au pied de ma
tour, ils dirent au maître : maître, aurons-nous
bientôt fini ? L’ouvrage est long, la vie est
courte. Le maître ne répondit rien. Quand les
jeunes ouvriers devenus hommes furent montés
avec leurs truelles jusqu’à la fenêtre de ma
tour, ils dirent au maître : maître, aurons-nous
bientôt fini ? Voyez ! Nos cheveux blanchissent,
nos mains sont trop vieilles ; nous allons
mourir demain. Le maître répondit : demain,
vos fils viendront, puis vos petits-fils,
après eux dans cent ans, avec des truelles
toutes neuves ; puis vos petits-neveux ; et
personne, ni maître ni ouvrier, ne verra jamais
la tour se clore sous le ciel, ni sa dernière
pierre. C’est le secret de Dieu.
Dans les plis de ma robe je traîne des peuples
éternels ; dans ma ceinture je noue autour de
mes reins, pour me faire plus belle, des siècles
ciselés. Pendant mille ans, j’ai cherché dans
la ville une place pour m’asseoir. Qui sait,
qui sait où est dans la ville le carrefour le
plus fréquenté à toute heure, pour que j’y
voie de mes fenêtres où vont avec leurs pieds
boueux les rois, les peuples, les années, les
empires, les générations de ribauds, de moines,
de fileurs et de peigneurs de lin qui passent
jour et nuit sur les dalles de mon pavé, sans
jamais revenir ; ainsi la louve se blottit
avec ses louveteaux pour regarder fondre la
neige dans son creux de rocher.
Savez-vous qui est mon maître ? Ah ! Savez-vous
comme il se nomme ? Il a rougi mes vitraux
du sang de sa tunique. C’est lui qui a attaché
par un lien de pierre ma nef au rivage
du ciel, comme une barque de Galilée
à un tronc de figuier, pour naviguer, quand
il lui plaît. Allons, vogue, vogue, ma nef,
avec tes cordages, avec ton mât de granit sur
la brume. Vogue avec ton beau pilote, avec tes
voiles de marbre repliées en fuseau, en haut,
en bas, sur la mer des siècles, jusqu’à la
ville des anges.
Le Christ, sur un des vitraux de la cathédrale.
Ma cathédrale, c’est assez.
La Cathédrale.
Seigneur, je me suis tue.
Saint Marc, sur un des vitraux.
et moi, seigneur, je vous en prie, laissez-moi
dans mon vitrail écarter de mes yeux mon manteau
de cristal pour regarder, à travers mes
paupières azurées, ceux qui entrent dans l’église.
C’est l’heure de la danse des morts. Tous les
morts ont entendu la voix de la cathédrale.
Les voilà. Ils viennent, ils viennent pour la
danse. Ils viennent à pas légers, sans bruit
dans les galeries, sans bruit dans les
chapelles, sans bruit dans le jubé, comme la
neige qui tombe par flocons dans un verger par
une nuit de noël. Les voyez-vous ? Ils ont tous
pris leurs habits de fête ; à présent ils se
penchent sur les balcons comme des cascatelles
sur leurs rochers. Oh ! Qu’ils ont l’air triste
pour venir à la danse ! Quand les feuilles de
chêne tourbillonnent sous le vent dans les
carrefours de bruyère, elles ne regrettent pas
davantage la cime de l’arbre, ni le creux de
la grotte. Mes larmes pleuvent l’une après
l’autre sous mon auréole. Mais que pensent-ils
de tourner leurs yeux vides du côté de
l’horloge ? à présent ils se pendent avec
les dents aux grilles du chœur ; ils se
cramponnent avec leurs ongles aux dragons des
piliers ; ils s’accoudent dans les niches ;
ils se heurtent, ils se broient sous les voûtes, sur les degrés du maître-autel. à présent, les
portes sont fermées, l’église est pleine. Que
font les papes et les archevêques ? Ils
gardent leurs mitres sur leurs chefs ; après
eux viennent les rois qui portent leurs
couronnes sur leurs fronts de squelettes ;
après les rois, six mille comtes qui couvrent
leurs nuques de leurs manteaux. Voyez-les !
Les rangs se serrent pour leur faire place. Les
voilà maintenant qui se donnent la main. Ils
font une grande ronde dans la nef, et ils
vont commencer à chanter. Que vont-ils dire ?
Leurs pieds nus sonnent sur les dalles. Leurs
épées claquent à leurs côtés dans le fourreau.
Leurs têtes branlantes s’entrechoquent ; la
cathédrale bondit avec eux comme une barque
par la tempête sur la mer de Galilée.
Chœur des Rois morts.
Rentrons dans nos caveaux. Nos paupières sont
trop pesantes ; nos cheveux secouent autour de
nous une poussière trop humide ; nos mains, qui
pendillent, sont trop froides... ô Christ !
ô Christ ! Pourquoi nous as-tu trompés ?
ô Christ ! Pourquoi nous as-tu menti ? Depuis
mille ans, nous nous roulons dans nos caveaux,
sous nos dalles ciselées, pour chercher la
porte de ton ciel. Nous ne trouvons que la toile
que l’araignée tend sur nos têtes. Où sont donc
les sons des violes de tes anges ? Nous
n’entendons que la scie aiguë du ver qui ronge
nos tombeaux. Où est le pain qui devait nous
nourrir ? Nous n’avons à boire que nos larmes
qui ont creusé nos joues. Où est la maison de
ton père ? Où est son dais étoilé ? Est-ce la
source tarie que nous creusons de nos ongles ?
Est-ce la dalle polie que nous frappons de nos
têtes, jour et nuit ? Où est la fleur de ta
vigne, qui devait guérir la plaie de nos
cœurs ? Nous n’avons trouvé que des vipères
qui rampent sur nos dalles ; nous n’avons vu
que des couleuvres qui vomissent leur
venin sur nos lèvres. ô Christ ! Pourquoi
nous as-tu trompés ?
Chœur des Femmes.
O vierge Marie ! Pourquoi nous avez-vous trompées ?
En nous réveillant, nous avons cherché à nos
côtés nos enfants, nos petits-enfants et nos
bien-aimés, qui devaient nous sourire au
matin dans des niches d’azur. Nous n’avons
trouvé que des ronces, des mauves passées,
et des orties qui enfonçaient leurs racines
sur nos têtes.
Chœur des Enfants.
Ah ! Qu’il fait noir dans mon berceau de pierre !
Ah ! Que mon berceau est dur ! Où est ma mère
pour me lever ? Où est mon père pour me bercer ?
Où sont les anges pour me donner ma robe, ma
belle robe de lumière ? Mon père, ma mère, où
êtes-vous ? J’ai peur, j’ai peur dans mon
berceau de pierre.
La Cathédrale, au bruit des cloches et de l’orgue.
Dansez, dansez, rois et reines, enfants et
femmes ; ce n’est pas le temps de pleurer.
L’éternité se rit de vous, comme le vent, quand
il s’amuse, à travers les carrefours, avec l’herbe
des faneurs qu’il a ramassée dans les clairières.
Le Roi Attila.
Est-ce là mon royaume ? Il a six pieds de long
pour y coucher son roi. Maudites soient mes
amulettes ! Maudits soient les bâtons des
sorciers ! Ma jument s’est égarée dans la
forêt du Christ. Voyez ! Elle a renversé son
cavalier sous son poitrail noir. Dites-moi
donc, mes amulettes, où sont passés les
vautours couronnés avec les corneilles
grises qui les suivaient ? Dis-moi, ma belle
cavale noire, où sont passés mes peuples qui
croissaient sous la corne de tes pieds
d’ébène, comme les ombres du soir en
automne ? Les ombres sont restées. Mes frères
sont partis.
Ma tente, couleur de tes cheveux, pend sur ma
tête à la branche de l’arbre des combats par
l’anneau de la mort. Ramène-moi vers eux dans
les steppes du ciel, ma belle cavale noire.
Je te baignerai tout un jour, jusqu’à ta
croupe haletante, dans la source où boivent
les étoiles.
Le Roi Sigefroy.
Est-ce là le Walhalla ? Non, ce n’est pas là le
Walhalla. Est-ce le frêne des ases qui verdoie
sur le monde ? Est-ce le coursier des mers qui
hennit sur la vague avec les hommes des
combats ? Et cette voix qui hurle, est-ce le
corbeau qui prophétise sur l’épaule de Révil ?
Louves attelées de vipères ; cornes magiques
que le bouvier remplit pour enivrer les lèvres
des héros ; rameaux des cerfs qui distillent
les fleuves goutte à goutte ; runes gravées
sur le tranchant de l’épée, sur le plat de la
rame, sur le bord du bouclier, sur la proue du
vaisseau, sur la roue du chariot, sur la pointe
des nuages ; tout le ciel orageux de Révil,
comment s’est-il changé sur ma tête en voûtes
de rochers ? Pourquoi les valkiries ont-elles
des lits de pierre ? Et pourquoi les nornes
nébuleuses ont-elles mis à leurs reins des
ceintures de granit ? Malheur ! Malheur ! Les
dieux sont morts ; leur soir est arrivé.
Chantons le chant des funérailles.
Le Roi Arthus, à sa cour.
Non pas, non pas, Lancelot, Tristan, Parceval,
mes prud’hommes, ne dites pas que voici la forêt
de Brocéliande. Depuis plus de cent ans
j’écoute, l’oreille contre terre, le cor
enchanté de Clingsor. Depuis plus de cent
ans, je n’ai pas entendu seulement le char
d’une fée heurter de son essieu ma couronne.
Pourquoi avons-nous laissé nos coupes à demi
pleines sur notre Table ronde ? Les nains
de Bretagne, si nous étions restés chacun à
notre place, nous les auraient remplies
jusqu’à la fin du monde.
Mais le Christ n’a rien à nous donner. Il n’a ni
pain, ni vin, ni panetier, ni échanson, ni
écuyer courtois. Regardez ! Sa table est vide
et creuse. Il n’y tient qu’un convive à la
fois. Sa coupe n’est jamais pleine que des
gouttes de pluie qui suintent des dalles, une
à une, tous les ans.
L’Empereur Charlemagne.
Arthus, parlez bas. Si vous faites un pas de plus
sur mes dalles, avec vos éperons résonnants,
ma barbe blanche qui reluit, ma bulle impériale,
mon pourpoint d’écarlate, mes douze pairs à
mes côtés, mon cœur d’aigle des Alpes, mon
sceptre à fleurs de lis coupé dans une futaie
de Roncevaux, s’en vont choir en poussière
sur un pan de votre manteau royal ; et vous
direz en secouant à terre le pan de votre
manteau terni : mes gendres, où donc est
Charlemagne ? Par où est-il passé, sans
hérauts ni pages, notre empereur, qui tenait
tout à l’heure son globe dans sa main, comme
un faucon qui dort ? (en se mêlant à la
ronde.) Christ ! Christ ! Puisque vous
m’avez trompé, rendez-moi mes cent monastères
cachés dans les Ardennes ; rendez-moi mes cloches
dorées, baptisées de mon nom, mes châsses et
mes chapelles, mes bannières filées par le
rouet de Berthe, mes ciboires de vermeil, et
mes peuples agenouillés de Roncevaux jusqu’à
la forêt Noire.
La Cathédrale.
Dans la vallée ombreuse qui mène en Italie, je
connais une grotte plus cachée que tes cent
monastères ; je connais sur les monts un pic
plus haut que tes clochers ; les nuages, en été,
flottent mieux que tes bannières filées par
le rouet de Berthe ; la rosée est plus
fraîche sur une marguerite de Linange que
dans tes ciboires de vermeil, et les flots
de l’océan sont mieux courbés vers terre que
tes peuples de Roncevaux jusqu’à la forêt Noire.
Chœur des Femmes.
Rendez-nous nos soupirs et nos larmes !
La Cathédrale.
Les vents aussi ont des soupirs quand c’est le
soir : demandez vos soupirs aux vents. Les
grottes ont des larmes qu’elles distillent
goutte à goutte : demandez vos larmes aux
grottes.
Chœur des Enfants.
Rendez-nous, à nous, nos couronnes de fleurs ;
rendez-nous nos corbeilles de roses que nous
avons jetées à la fête-Dieu sur le chemin des
prêtres !
La Cathédrale.
Il y a des roses de pierre sur ma tige ; il y a
des guirlandes de pierre autour de ma tête.
Enfants, si vous pouvez, découronnez ma tête
et reprenez vos roses sur ma tige.
Le Pape Grégoire.
Et moi, qu’ai-je à faire désormais de ma double
croix et de ma triple couronne ? Les morts
s’assemblent autour de moi pour que je donne
à chacun la portion de néant qui lui revient...
malheur ! Le paradis, l’enfer, le purgatoire,
n’étaient que dans mon âme ; la poignée et la
lame de l’épée des archanges ne flamboyaient
que dans mon sein ; il n’y avait de cieux
infinis que ceux que mon génie pliait et dépliait
lui-même pour s’abriter dans son désert...
mais peut-être l’heure va sonner où la porte
du Christ roulera sur ses gonds... non, non !
Grégoire De Soana, tu as assez attendu !
Tes pieds se sont séchés à frapper les dalles ;
tes yeux se sont fondus dans leurs orbites à
regarder dans la poussière de ton caveau ; ta
langue s’est usée dans ta bouche à appeler :
Christ ! Christ ! Et tes mains sont restées
vides ; oui, elles sont encore vides, toujours
vides comme tout à l’heure ! Regardez, regardez, mes bons seigneurs ; c’est la vérité : voyez ! Que
tous les morts me cachent leur blessure ! Que
tous les martyrs mettent leur plaie dans
l’ombre ! Je n’en peux guérir aucune. J’apporte
en retour une toile filée par l’araignée à
ceux qui ont donné leur couronne au Christ ;
j’apporte, dans le creux de ma main, une
pincée de cendre à ceux qui attendaient un
royaume d’étoiles dans l’océan du firmament.
Chœur de tous Les Rois morts.
Malheur ! Malheur ! Qu’allons-nous devenir ?
La Cathédrale.
Çà, que feriez-vous donc tous d’un royaume
éternel, si je vous en donnais un ? Croyez-moi !
Vos bras sont trop maigres, vos mains sont
trop froides, pour porter de nouveau ni
sceptre, ni bulle, ni couronne. Deux ou trois
jours de vie, debout sous le soleil, ont séché
la moelle dans vos os. Que diriez-vous, s’il
fallait porter comme moi, été, hiver, sur votre
tête, sans fléchir, un diadème de rocher sous
la neige et sous la pluie ? Allez ! Quand
l’horloge a sonné sous mes arceaux, l’heure
qui tremble ne dit pas à l’éternité : arrête-moi
sur le bord de la cloche ; je veux durer, je
veux vibrer toujours ! Et moi, je suis
l’éternité visible sur la terre. Vous êtes,
vous, l’heure errante qui s’est vêtue dans le
monde, en courant, de son manteau retentissant.
Maintenant, que je me joue de vous, s’il vous
plaît, mes heures couronnées, oh ! Si fragiles,
est-ce possible ? Oh ! Si fantasques ! Oh !
Si bruyantes ! Allons ! Amusez-moi, égayez-moi,
déridez-moi, mes belles heures empourprées !
Faites sonner en carillon, faites vibrer dans
l’air, les uns contre les autres, comme ferait
un sonneur qui marquerait ma journée, vos
mitres de papes, vos crosses d’évêques, vos
sceptres de rois, vos têtes branlantes, vos
mains pendantes, vos épées de capitaines, vos
chapelets d’ermites, vos éperons de cavaliers,
vos blasons, vos noms et vos couronnes !
Je suis triste, vous êtes tout mon jouet ;
dansez et dansez, rois et reines, enfants
et femmes, jusqu’au matin !
On entend frapper trois coups à la porte de la cathédrale.
La Cathédrale.
Qui frappe à la porte ?
Mob.
Une vieille connaissance. Ouvrez.
La Cathédrale.
Votre nom ?
Mob.
Mob.
(les portes de la cathédrale s’ouvrent et
roulent d’elles-mêmes sur leurs gonds. Entre
Mob, qui donne le bras à Ahasvérus et la
main à Rachel.)
Chœur des Morts.
Voilà notre reine ! Salut à notre reine !
Courbons-nous, si nous pouvons, jusqu’à terre,
et semons de nos mains notre cendre sur ses
pas. Son cheval s’abreuve sous le porche dans
le baptistère de porphyre. Elle ricane en
s’appuyant sur le bras de ses deux compagnons.
à sa robe, elle a attaché un bouquet de veuves
nouvelles. Mais jamais son cheval n’a été si
pâle sous le porche ; jamais son front à elle
n’a été si chenu ; jamais la plante de ses
pieds n’a cliqueté si haut sur les dalles.
Comment va finir la fête ?
Mob, à Ahasvérus.
Nous arrivons un peu tard, vous voyez. La compagnie est brillante et nombreuse. Mon beau
seigneur, mêlons-nous à la foule, et allons
rendre le salut des mains à ceux qui nous le
donnent. Allons, Rachel, mon bras se lasse à
te traîner. (elle s’avance vers un cercle
des morts.) eh ! Bonjour, reine Berthe !
Bonjour, Yseult la blonde, ma belle reine
d’amour ! Mon dieu ! Comme vous voilà faite,
depuis le jour où j’ai agrafé votre couronne
sur votre tête ! Enveloppez-vous mieux de votre
mantelet incarnadin d’Espagne, ma chérie ! Si
votre amant de Cornouailles vous voyait !
Qu’avez-vous fait de vos tresses d’or aplaties
sur les tempes, qui vous allaient si bien, de
votre long regard, de votre teint vermeil, de
vos bracelets et de vos gantelets ? Allez voir
si vous ne les avez point oubliés à la vesprée
dans le fond de votre cassolette... votre
servante, mon saint père le pape. Votre sainteté
me reconnaît, j’espère. C’est moi qui lui ai
porté, avec mon baudrier de héraut, en boitant,
sa mitre d’or, sur l’escalier du conclave. Si
votre tête papale ne branle pas trop, allons,
ouvrez avec moi la danse ; vos indulgences ne
vous en dispensent pas. Entre mes dents, je
sifflerai mon vieil air, que j’apprends, par
la bise, aux crevasses de vos tours d’Italie...
Vous aussi, mon noble roi Robert ! Si nu, si
chenu, si barbu ! Qui a coupé, dans la forêt
Noire, votre sceptre de bois de noisetier,
si ce n’est moi ? Qui a taillé dans votre cour,
avec le tranchant de sa hache, votre trône de
bois de cognassier, si ce n’est moi ? à présent
le noisetier est émondé, le cognassier a
secoué ses nids de rossignols. Régnez, mon
noble vassal, les yeux creux, la tête vide,
dans mon comté sans nom, sans bannière, sans
pont-levis, que je vous ai éternellement
inféodé. Mais, si vous m’aimez, messeigneurs,
ne vous heurtez pas, je vous prie, au pommeau
de l’épée de mon cavalier. Si vous tombiez en
poussière, songez-y !
Comment ferais-je, en jetant à poignée votre cendre à la face du seigneur, pour dire, sans me tromper ni de siècle, ni de climat : seigneur, ceci qui poudroie dans ma main, c’est l’armée d’Attila ou d’Alexandre Le Grand ; ceci, c’est trente siècles des rois de Syrie et de Chaldée ; ceci, c’est Rome avec ses empereurs et ses papes ; ceci, c’est mille années du royaume de Bretagne, avec ses pairs, avec ses écuyers, qui ternissent en retombant l’agrafe d’or de vos souliers, comme ferait un de vos pas en cheminant devant la porte de votre éternelle cité.
Ahasvérus.
Oh ! Mes bons seigneurs, dites-moi, par pitié,
si pas un de vous n’a vu passer le Christ avec
sa croix sur vos dalles.
Chœur des Morts.
Non, non, nous ne l’avons pas entendu.
Ahasvérus.
Dites-moi, oh ! Sans mentir, si vous ne l’avez pas
vu, Jésus de Nazareth, avec des yeux
flamboyants, à travers les toiles d’araignée
qui voilent vos paupières.
Chœur des Morts.
Non, non, nous ne l’avons pas vu.
Ahasvérus.
Dites-moi, mes bons seigneurs, je vous prie, s’il
ne vous a pas demandé par où a passé un
voyageur qui vient de terre-sainte.
Chœur des Morts.
Non, non, il ne nous a rien demandé ; c’est nous
qui l’avons cherché sans le trouver. Ne le
savez-vous pas ? Il n’y a point de Christ,
ni de Jésus de Nazareth. Passant, allez, si
vous voulez, vous railler des vivants. Ni le
grillon ni le ver ne nous ont annoncé pour
aujourd’hui la venue d’un voyageur ou d’un hôte
de terre-sainte. Notre table est remplie.
Allez ailleurs ; plus loin, plus loin, jusqu’au néant.
Ahasvérus.
Redites ce que vous avez dit, et, quand vous
l’aurez dit, répétez-le encore. Vos bouches ne
se sont-elles pas ouvertes une fois pour dire :
il n’y a point de Christ ? Vos langues ne se
sont-elles pas déliées une fois pour dire : il
n’y a point de Jésus de Nazareth ? Oh ! Si je
mens, messeigneurs, si mes oreilles mentent, si
mes yeux mentent, faites-moi un signe seulement.
Est-ce que j’ai blasphémé ? Pardonnez-moi : je
suis un pauvre voyageur qui ne pense pas à
injurier ses hôtes.
Chœur des Morts.
Croyez-nous, si vous voulez ; mais le Christ
n’est pas ressuscité ; il n’est pas non plus
avec nous : encore une fois, passant,
laissez-nous ; il n’y a point de Christ.
Ahasvérus.
Et plus d’enfer pour moi, n’est-ce pas,
messeigneurs ? Plus de sentier de deuil que mes
pieds, comme le tisserand, noueront et dénoueront
sans fin autour de son royaume. Rachel, les
as-tu entendus ? Secoue de ton haleine les
siècles amassés sur mes cheveux, comme la rosée
d’une branche nouvelle d’amandier. Mon jour de
fête est arrivé. Partons, attachons à nos pieds
nos éperons de fer. Sellons nos chevaux noirs.
Maintenant, je serai le bon messager de ville
en ville. En me penchant sur mon arçon, je dirai
à l’herbe d’Arabie : herbe flétrie, pourquoi
t’es-tu séchée sur ton pied ? Reprends autour
de toi ta feuille de printemps et tes couleurs
de joie ; au ruisseau de Palestine : pourquoi
t’es-tu tari ? Reprends ta source dans ton lit,
et ta robe d’écume sur ta rive ; aux montagnes
de Judée et à la cime du Golgotha : pourquoi
vous êtes-vous déchirées jusqu’au roc ? Pourquoi
vous êtes-vous ensemencées, sur vos flancs, de ronces,
d’hysope et de votre éternelle douleur ?
Reprenez vos ceps et foulez vos grappes sur
vos coteaux ; à l’orient : pourquoi t’es-tu
brûlé la face sous le soleil ? Pourquoi as-tu
déraciné tes champs ? Pourquoi as-tu pris dans
tes ruines ta tunique de cendre ? Baigne-toi
de nouveau dans la rosée du premier jour du
monde, et assieds-toi,
En riant, sur sa porte, pour que le soleil redore
tes cheveux. Ne sais-tu pas la nouvelle que mon
cheval apporte, quand il frappe si vite ton
seuil de ses ongles ? Je dirai à Rome, en
passant sur son chemin : la belle, la belle !
Pourquoi pleurez-vous et criez-vous soir et
matin : César ! César ! Pourquoi descendez-vous,
chaque année, d’un degré dans vos catacombes,
comme une fille qui va, en pliant la tête,
chercher dans son caveau une coupe de vin
écumant pour son hôte ? Remontez votre escalier ;
à votre plus haute fenêtre remontez pour voir
passer le joyeux messager qui n’a plus soif de
vin ni d’eau de source. Aux cathédrales, aux
chapes et aux chapelles d’Allemagne et de
Brabant, je dirai : holà ! Pourquoi vous
êtes-vous voilées, depuis la tour jusqu’au
pied, de dentelles noires, de crêpes de granit
et de manteaux de veuves ? Reprenez dans vos
cassolettes vos habits de vierges, vos fuseaux
couleur de marbre et vos tourelles dorées. Ne
savez-vous donc pas que vous n’avez été ni
fiancées ni épousées, et que votre nuit de noces,
vous l’avez passée debout dans le carrefour à
attendre mille ans vos épousailles, sous la
pluie ? à tout ce que mes yeux verront, je
dirai : pourquoi es-tu triste ? Herbe fauchée,
pluie de printemps, étoile qui tombes, feuille
qui trembles, nuée épaisse, vent qui gémis,
cloche qui hurles, ne savez-vous pas qu’il
n’y a point de Christ ? L’entendez-vous ? Il
n’y a point de Jésus de Nazareth ; il n’y a
point de seigneur du jugement dernier. Plus de deuil, il n’est pas mort ; plus d’épouvante, il ne
vit pas. Réjouissez-vous dans la pointe de l’épi,
dans le rayon de l’étoile, dans la goutte de
rosée, dans la cime de l’arbre, comme vous
faisiez au premier jour du monde, avant d’avoir
appris son nom.
Rachel.
Joseph ! Dis, si tu veux, que le ciel est ici, je
le croirai ; dis encore que ces dalles froides
sont les tapis de lumière du firmament, je le
croirai ; mais ne dis pas qu’il faut se réjouir.
Ahasvérus.
Va, mon amour, laisse là ton seigneur ; qu’en
ferais-tu ? Tes yeux sont plus bleus que sa
tunique : ton regard brille mieux que son
auréole.
Rachel.
Ne crois pas le chœur des morts. Leur voix est si
froide, quand ils parlent ; on ne sait pas s’ils
se moquent ou s’ils se plaignent. Leur cœur
ne bat pas dans leur poitrine. Quand ils vous
regardent, il semble que rien de vous ne les
intéresse, et que vous êtes mort comme eux. Ne
les crois pas ; ils te trompent, j’en suis sûre,
et tu vas perdre ton âme. Viens, retournons à
Worms ; je te chanterai mes chansons qui te
plaisent le mieux ; je t’attendrai tout le jour
à ma fenêtre : oh ! Tu seras heureux, tu verras.
Ahasvérus.
Je le suis à présent, mon amour. Allons où tu
voudras ; ma chaîne est rompue.
Rachel.
Chaque mot de ta bouche brise mon cœur. Qu’as-tu
donc fait pour que tu aies si peur du Christ !
Ahasvérus.
Rien, rien, je te jure. Une de ces fautes légères
que le matin on commet, et que le soir on oublie.
Rachel.
Tes yeux me brûlent. Dieu ! Qu’as-tu fait ?
Dis-le moi.
Ahasvérus.
Encore une fois, presque rien, mon enfant ; ne
pense plus à cela ; quel est l’homme qui pourrait
dire à sa vie, quand elle est pleine : il n’y
a pas une goutte de trop dans ta coupe ?
Rachel.
Tes lèvres pâlissent. Il semble qu’elles disent
une chose et ton cœur une autre. Est-ce que tu
as été maudit ? Avoue-le ; dis-le moi.
J’embrasserai tes pieds.
Ahasvérus.
Mon amour, y a-t-il un homme qui n’ait pas été
maudit, au moins une fois, avant de naître ?
Maudit dans son cœur, ou maudit dans sa tête ?
Maudit sur sa porte, ou maudit sur son banc ?
Maudit dans son amour, ou maudit dans sa haine ?
Maudit dans son désir, ou maudit dans son regret ?
Y a-t-il une fleur sur sa tige qui n’ait été
maudite, avant d’éclore, par un passant ? Une
ronce, par un bélier ? Une rame par la mer ?
Une bride, par une cavale ? Une rive, par le
fleuve ? Une étoile, par le ciel ? Maudit !
Y a-t-il, dis-moi, un épi qui ne l’ait été par
le vent ? Un terrier par un aigle ? Un sentier,
par un voyageur ? Un seuil, par la bise ? Un toit,
par la pluie ? Un caillou, par le torrent ? Que
fait à présent la malédiction au caillou dans le
sable, au seuil, au terrier, à l’épi dans le
champ, puisqu’il n’y a point de seigneur pour
juger ? Ne t’en inquiète pas plus qu’eux, mon
amour !
Rach el.
Mais, mon dieu ! S’il n’y a point de Christ, qui
donc nous bénira ? Qui nous mariera ? Qui nous
sauvera ?
Mob, à Rachel.
N’en soyez pas en peine non plus. La bénédiction est
toujours facile ; le ciel en fait ensuite ce
qu’il veut. Les évêques ni les cardinaux ne nous
manqueront pas, et le pape Grégoire a déjà mis
sur sa tête sa triple couronne ; il vous attend
au maître-autel. N’est-ce pas ? Monseigneur.
Le Pape Grégoire.
Je le veux bien. Faites approcher vos deux fiancés.
C’est vous qui tiendrez sur eux l’étole de lin.
à présent, qu’ils me disent leurs noms.
Rachel.
Rachel.
Le Pape Grégoire, à Ahasvérus.
Et vous ?
Ahasvérus.
Mon nom ? Je ne peux le dire. Ma langue ne veut pas
le prononcer.
(les morts font une grande ronde autour d’Ahasvérus, en se tenant par la main.)
Chœur des Morts.
Votre nom ? Votre nom ? Pour que chacun le voie,
faisons tourner notre ronde autour de lui, comme
un serpent d’eau qui se balance dans la source
d’un pré. Regardez ! Qu’il est pâle ! Son front
a l’air de se courber sous un poids invisible.
Qui est-il donc ?
Un Roi.
C’est un roi qui a laissé sa couronne dans sa tente.
Un Evêque.
C’est un faux dieu qui a perdu son ciel.
Un So ldat.
C’est un bon écuyer à qui on a pris son écu enchanté.
La Cathédrale, à Ahasvérus.
Votre nom, que je le jette sur le nuage qui passe.
Ahasvérus.
Le souffle me manque pour le dire.
Mob.
Qu’est-ce donc qu’un nom pour vous tous,
messeigneurs ? Vous en avez assez cueilli de ces
feuilles sur mon arbre ; vous en avez assez
foulé en marchant dans mes forêts. Que
feriez-vous d’un nom de plus ?
Le Pape Grégoire, à Ahasvérus.
j’y consens. Dis-moi seulement d’où tu viens.
Chœur des Morts.
Oui, d’où viens-tu ? Qui es-tu ? Il ne répond rien,
ou les vitres, qui frissonnent, couvrent son
murmure. Encore une fois ; qui es-tu ? Parle
plus haut, si tu parles.
Le Christ, sur un des vitraux.
c’est Ahasvérus, le juif-errant ; et moi, je suis
le Christ que vous avez cherché dans vos tombes.
Toute la nuit, je vous ai vus par les vitraux
de mon église. Allez, rentrez sous vos dalles
jusqu’au jour du jugement dernier.
Saint Marc, sur un des vitraux.
seigneur, je vous supplie, n’ajoutez pas un mot
de plus ; votre voix a fait déjà tomber de mon
vitrail, en éclat, le pan de ma tunique de
cristal. Les morts s’en vont en fumée comme
un grain d’encens qu’un enfant fait brûler
dans la nef ; la cathédrale bondit comme un
cheval sous l’éperon ; Ahasvérus a roulé sur
les degrés du maître-autel ; et les démons,
taillés sur les piliers, sont descendus de leurs
colonnes pour déchirer de lanières la jeune
fiancée.
Voix des Morts qui s’évanouissent.
Sois maudit, Ahasvérus !
La Cathédrale.
Sois maudit, Ahasvérus !
Rachel.
Sois béni, Ahasvérus ! Grâce pour lui, seigneur !
Ouvrez-lui votre ciel. (les démons la fouettent
de lanières de flamme.) sont-ce les anges
qui veillent à la porte du paradis ? Anges,
anges, ouvrez-moi la porte ; il y aura aussi une
place pour Ahasvérus, n’est-ce pas ? Oh ! Que
vos épées sont flamboyantes ! Oh ! Que vos
verrous sont pesants ! Viens, viens, Ahasvérus :
les étoiles du paradis se lèvent de l’autre
côté du seuil.
Mob.
Pauvre folle ! C’est le matin qui commence à
poindre. Je t’envelopperai cette nuit de mes
ailes royales, n’aie pas peur. Viens ; la
porte crie sur ses gonds. Partons. Notre
cheval foulera, en passant, de la corne de son
pied, ton Ahasvérus sur les dalles.
La Cathédrale.
" Et vous, mes saints de vermillon, mes vierges
dans vos niches de pierre, mes dragons
incrustés dans mes piliers ; allons, criez,
chantez, hurlez, dans l’arceau de la voûte,
dans la stalle de la nef, dans la poussière
du caveau, dans le creux de la cloche ; jetez
à hauts cris, pendant la nuit, cette histoire,
avec ma voix, sur le nuage de printemps, sur
l’aile de l’épervier, sur la branche du pin,
sur le chevet du baron qui sommeille, sur le
cimier du cavalier attardé dans la brume, sur
la trompe du veilleur, sur l’écume du Rhin. "