Ahasvérus/Deuxième journée

Deuxième journée : La Passion
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Le Désert.

Quand un gardeur de chameaux vient à passer par mon chemin, en chantant sa chanson pour que son troupeau le suive, je me tais dans mon sable. Depuis le matin jusqu’au soir, je m’assieds à l’entrée de ma tente sur ma grève ; j’écoute, je retiens mon souffle tant que la caravane déborde à la porte de Damas ou de Jérusalem. Ma voix est le vent d’Arabie ; murailles qu’il va secouer, portes demi-closes où il gémit, tours dont il bat les créneaux, feuilles du figuier qu’il dessèche, mitres et turbans qu’il dénoue sur la tête des prêtres, crinières des chevaux qu’il amoncelle, comme une flamme de broussaille, écoutez mon chant à votre tour.

La montagne adore son ombre ; le fleuve adore son limon ; la barque adore son rivage. Je n’ai ni ombre, ni limon à pétrir pour m’en faire une amulette. Jéhovah est l’idole que je pends à mon cou ; il est fait comme moi ; comme moi, il est seul ; comme moi, il marche dans son sable, sans trouver de compagnon ; comme moi, il regarde de son banc, et il ne voit jour et nuit cheminer que lui seul sur sa plage : son souffle efface ses années mieux que je n’efface de mon souffle les pas des caravanes à clochettes résonnantes. Les mondes, les nations, les étoiles ailées, se reposent en passant vers sa citerne, comme les cigognes voyageuses s’arrêtent une nuit vers l’abreuvoir de mon puits. Pour le parer, je n’ai point de bracelets de Perse, ni d’ivoire de l’Inde, ni d’or de Chaldée ; les rayons du soleil à midi sont tout mon héritage ; je lui en ai fait une épée qui flamboie ; et mon immensité sans bords, sans portes, sans sources, sans confins, est le seul ornement que je lui puisse donner.

J’avais un palmier que j’aimais ; son tronc était svelte comme une fille de Damas, sa cime portait son feuillage, comme une samaritaine porte sur sa tête une cruche pleine en revenant de la citerne. Pourquoi es-tu triste, beau palmier aux mille fleurs couleurs de feu ? Si tu cherches de l’ombre, j’en irai demander en rampant à mes bruyères ; si tu cherches de l’eau, je retournerai en arrière pour tremper de rosée un pan de ma ceinture.

- Ni l’ombre de tes bruyères ni l’eau de rosée ne me consoleront ; je veux d’un souffle faner mes fleurs ; je veux creuser de rides mon jeune tronc. Pour jamais, je veux voiler ma tête de mon feuillage échevelé, comme un prêtre en deuil. Je suis triste à mourir, de ce que j’ai vu, en montant au plus haut de ma cime, du côté du Golgotha.

Ne meurs pas, ô mon palmier d’amour : je n’ai que toi que mes lèvres puissent baiser depuis le jour jusqu’au soir. Ne suis-je pas couché à tes pieds comme un chien fidèle ? Chaque matin, ne t’ai-je pas apporté la rosée que j’ai trouvée ? Quand je m’éveille dans la nuit, tu verses sur moi ta chevelure de parfum ; mes rêves sont embaumés quand je rêve de toi. Si tu balances ta cime, je pense en moi-même : il m’appelle ; et je rampe jusqu’à ton ombre. Ah ! Ton ombre ! C’est une foule qui m’habite ; c’est ma source où je bois ; c’est ma tente où je m’endors. Toi, l’amant de ma grève, l’époux de mon sable cuisant ; à présent que je t’aime, que deviendrais-je, mon Dieu, si le jour, en se levant, ne me disait plus : le voilà !


- Comment ma cime ne se fanerait-elle pas ? Comment la moelle de mon tronc ne se sècherait-elle pas sous l’écorce ? Je vois, je vois par le sentier qui mène à Golgotha, le Christ qui se traîne sous une croix.

Pour auréole, sur sa tête, il a une couronne d’épines. Oh ! Qu’il marche lentement ! Il regarde derrière lui, si le désert ne vient pas à son secours. La foule gronde dans la ville comme un ouragan d’hiver. Les tribus grimpent comme des branches de vignes au plus haut de leurs terrasses ; mais l’aigle cache sa tête sous son aile. Le sommet de l’Oreb redescend en courant dans la vallée : au plus haut du ciel, deux yeux de géant, qui contiennent plus de pleurs que ta citerne n’a d’eau de pluie, demi-fermés sous leurs paupières d’azur, laissent tomber sur moi une à une leurs larmes brûlantes. Si le Dieu qui m’a donné toutes mes fleurs monte à Golgotha comme un aloès au plus haut de sa tige, pour y boire dans son calice son amer poison, je veux aussi me dessécher à ma cime et mourir comme lui.

- Attends encore une heure ! Si je poussais mes sables devant moi, peut-être arriverais-je à la porte de Jérusalem avant que le Christ eût monté le Calvaire. Dis aux cigognes de me donner leurs ailes ; aux chevaux d’Arabie, leurs pas rapides ; au lion, sa crinière ; au serpent, ses anneaux, pour que je marche plus vite que les tribus, que les porte-croix.

Ah ! Que je rampe lentement ! Ah ! Que ma selle est brûlante sur mes flancs ! Pour passer un fleuve, il me faut plus d’une année ; pour fouler sous la corne de mon pied une ville avec ses obélisques, il me faut un siècle.

Avant que ma gueule béante se dresse sur les remparts pour boire dans la coupe de ce peuple, n’aura-t-il pas dressé la croix ? Avant que j’aie rongé les degrés du Calvaire, le Christ n’aura-t-il pas bu son fiel et son hysope ? L’heure est passée ; après l’heure, le soir aussi est passé, et moi j’arriverai trop tard.

Jéhovah n’a plus de fils ; moi, je n’ai plus ni palmier, ni compagnon. Jéhovah est seul au firmament ; moi, je suis seul sur ma grève : nos deux déserts se joignent, et ils s’attristent l’un l’autre. Tous deux nous roulons dans notre immense ennui, sans y trouver de rivage : nous ne rencontrons, nous n’entendons que nous. Nos deux échos se ressemblent. Demain, quand il passera, comme un arabe qui cherche son butin, si je lui demande : où est ton fils ? Il me répondra : et toi, où est ton ombre ?


Et moi ! Ma voix est le vent d’Arabie. Murailles qu’il va secouer, portes demi-closes où il gémit, tours dont il bat les créneaux, feuilles du figuier qu’il dessèche, mitres et turbans qu’il dénoue, crinière des chevaux qu’il amoncelle comme une flamme d’herbe séchée, vous avez entendu mon chant.



Intérieur de la ville de Jérusalem. La porte de la maison d’Ahasvérus est ouverte.



Les Frères d’Ahasvérus.

Ahasvérus, viens, rentrons dans la maison.

Fermons le loquet de la porte ; n’as-tu pas peur du vent qui souffle et du bruit qu’on entend dans la ville ?



Ahasvérus.

Rentrez, mes petits frères, allez dormir sur vos nattes. Je veux rester sur mon banc pour regarder passer la foule.



Les Frères d’Ahasvérus.

La voilà ! Sauvons-nous !



La Foule, en suivant le Christ, qui porte la croix.

Salut au roi, au beau roi de Judée ! Menons-le
au sommet du Calvaire, pour qu’il voie de plus loin tout son empire. Celui de Babylone, ou d’Egypte ou de Perse, est-il jamais monté sur un trône si élevé ? à présent, l’enceinte de la ville n’est pas assez belle pour lui.

Quand nos hautes tours seront tombées, quand les serpents monteront à notre place par nos escaliers, quand le désert s’assiéra à notre table, alors il reviendra, s’il veut, avec sa couronne d’épines de buisson, avec sa robe déchirée, avec ses pieds sanglants, être le roi de notre ruine.



Ahasvérus.

Ils approchent. On entend déjà le bruit des pas ; mon cœur bat dans ma poitrine.



La Foule.

A-t-on rendu à Barabas son épée, sa cape, son cheval et son carquois plein de flèches ? Donnons lui dans sa bourse dix deniers d’argent brillant. Habillons-le de rouge en messager ; il ira par les villes dire aux larrons, aux faiseurs de filets, aux esclaves qui tournent les moulins : savez-vous la nouvelle ? Votre roi vous attend sur le perron de sa tour de Golgotha.



Ahasvérus.

La voix de ce peuple m’enivre comme une outre de vin du Carmel. Sa colère est certainement juste.



La Foule.

Pilate, sage Pilate, as-tu pris ton aiguière d’or ? Encore, encore ! Regarde cette tache que tu n’as pas ôtée. Rome se lave les mains ; cette vierge innocente, qui n’a tenu que le fuseau dans la chambre de sa mère, ne veut pas porter une bague de sang à son doigt ; mais nous, sans tarder, nous suivrons les pas de notre fils de roi. Vraiment, ne vaut-il pas mieux que David ? Voyez, il pleure, et n’a ni épée ni fronde ; ses échansons sont deux larrons à son côté. S’il veut nous châtier, qu’il commande ; peut-être cette fois il ne nous renverra pas si loin que les saules de Babylone. Faut-il retourner, les mains liées derrière le dos, au désert, jusque dans l’Egypte ? Partons ; depuis longtemps, nous savons le chemin, -et un court sentier pour revenir.



Ahasvérus.

Ils arrivent, ils sont là, ils passent, ils reculent ; leurs cris remplissent la rue ; si cet homme était un vrai devin, le vent qui souffle du désert renverserait les terrasses avec les tours. C’était un faux devin ; mort sur lui !



La Foule.

Si c’est un magicien de Chaldée, il a pour serviteurs dans le désert, sous les restes des villes, des licornes de marbre, des lions ailés dont les esprits ont taillé la crinière avec des ciseaux d’or ; il a pour messagers des sphinx qui se reposent de leurs courses à la porte des temples, dans des blocs de rochers. Qu’il dise à ses griffons d’arriver pour lui faire son cortège ; mais l’aile de ses griffons est trop pesante, le sommeil de ses sphinx est trop lourd. Avant que son troupeau ensorcelé de licornes et de lions ailés bondisse autour de lui, avant que les ibis et les éperviers de pierre descendent de leurs obélisques pour le défendre, voici les vautours de Judée qui vont prendre demain sa couronne sur sa tête, pour la porter dans les bois à leur nichée. Oh ! Non, ne t’arrête pas dans ta nichée, mon vautour du Carmel ; monte plus haut que le roc, monte plus haut que la nue, monte plus haut que l’étoile, monte jusqu’à Jéhovah : -sais-tu ce que j’apporte à mon bec ? ô Jéhovah ! Vraiment, ce n’est pas un brin de laine de Joppé, ce n’est pas une verveine de bruyère ; c’est la couronne d’épines de Judée, que j’ai prise au Calvaire, sur la tête de ton fils de Nazareth.



Ahasvérus.

à mesure qu’il avance, son auréole brille mieux que celle d’un prophète élu ; c’est encore là un de ses enchantements.



Le Christ.

Est-ce toi, Ahasvérus ?



Ahasvérus.

Je ne te connais pas.



Le Christ.

J’ai soif, donne-moi un peu d’eau de ta source.



Ahasvérus.

Mon puits est vide.

Prends ta coupe, tu la trouveras pleine.



Ahasvérus.

Elle est brisée.



Le Christ.

Aide-moi à porter ma croix par ce dur sentier.



Ahasvérus.

Je ne suis pas ton porte-croix ; appelle un griffon du désert.



Le Christ.

Laisse-moi m’asseoir sur ton banc, à la porte de ta maison.



Ahasvérus.

Mon banc est rempli, il n’y a de place pour personne.



Le Christ.

Et sur ton seuil ?



Ahasvérus.

Il est vide et la porte est fermée au verrou.



Le Christ.

Touche-la de ton doigt, et tu entreras pour prendre un escabeau.



Ahasvérus.

Va-t’en par ton chemin.



Le Christ.

Si tu voulais, ton banc deviendrait un escabeau d’or à la porte de la maison de mon père.



Ahasv érus.

Va blasphémer où tu voudras. Tu fais déjà sécher sur pied ma vigne et mon figuier. Ne t’appuie pas à la rampe de mon escalier. Il s’écroulerait en t’entendant parler. Tu veux m’ensorceler.



Le Christ.

J’ai voulu te sauver.



Ahasvérus.

Devin, sors de mon ombre. Ton chemin est devant toi. Marche, marche.



Le Christ.

Pourquoi l’as-tu dit, Ahasvérus ? C’est toi qui marcheras jusqu’au jugement dernier, pendant plus de mille ans. Va prendre tes sandales et tes habits de voyage ; partout où tu passeras, on t’appellera : le juif errant.

C’est toi qui ne trouveras ni siège pour t’asseoir, ni source de montagne pour t’y désaltérer. à ma place, tu porteras le fardeau que je vais quitter sur la croix.

Pour ta soif, tu boiras ce que j’aurai laissé au fond de mon calice. D’autres prendront ma tunique ; toi, tu hériteras de mon éternelle douleur. L’hysope germera dans ton bâton de voyage, l’absinthe croîtra dans ton outre ; le désespoir te serrera les reins dans ta ceinture de cuir. Tu seras l’homme qui ne meurt jamais. Ton âge sera le mien. Pour te voir passer, les aigles se mettront sur le bord de leur aire. Les petits oiseaux se cacheront à moitié sous la crête des rochers. L’étoile se penchera sur sa nue pour entendre tes pleurs tomber goutte à goutte dans l’abîme. Moi, je vais à Golgotha ; toi, tu marcheras de ruines en ruines, de royaumes en royaumes, sans atteindre jamais ton Calvaire. Tu briseras ton escalier sous tes pieds, et tu ne pourras plus redescendre. La porte de la ville te dira : plus loin, mon banc est usé ; et le fleuve où tu voudras t’asseoir te dira : plus loin, plus loin, jusqu’à la mer ; mon rivage, à moi, est plein de ronces. Et la mer aussi : plus loin, plus loin ; n’êtes-vous pas ce voyageur éternel qui s’en va de peuples en peuples, de siècles en siècles, en buvant ses larmes dans sa coupe, qui ne dort ni jour ni nuit, ni sur la soie, ni sur la pierre, et qui ne peut pas redescendre par le chemin qu’il a monté ? Les griffons s’assiéront, les sphinx dormiront. Toi, tu n’auras plus ni siège, ni sommeil. C’est toi qui iras me demander de temple en temple, sans jamais me rencontrer. C’est toi qui crieras : où est-il ? Jusqu’à ce que les morts te montrent le chemin vers le jugement dernier. Quand tu me reverras, mes yeux flamboieront ; mon doigt se lèvera sous ma robe pour t’appeler dans la vallée de Josaphat.



Un Soldat Romain.

L’avez-vous entendu ? Pendant qu’il parlait, mon épée gémissait dans le fourreau ; ma lance suait le sang ; mon cheval pleurait. J’ai assez longtemps gardé mon épée et ma lance.

En écoutant cette voix, mon cœur s’est usé dans mon sein. Ouvrez-moi la porte, ma femme et mes petits enfants, pour me cacher dans ma hutte de Calabre.



La Foule.

Qu’ai-je à faire de monter plus loin jusqu’au Calvaire ? S’il était par hasard un Dieu d’un pays inconnu, ou bien encore un fils que l’éternel a oublié dans sa vieillesse ? Avant qu’il nous puisse reconnaître, allons nous enfermer dans nos cours. éteignons nos lampes sur nos tables. Avez-vous vu la main d’airain qui écrivait sur la maison d’Ahasvérus : le juif errant ? Que ce nom ne reste pas sur la pierre ! Que celui qui le porte soit le bouc de Juda. Quand il passera, Babylone, Thèbes, et le pays d’alentour, ramasseront une pierre de leurs ruines pour la lui jeter. Mais nous, sans plus jamais quitter notre escalier et notre vigne, nous remplirons pour la pâque nos outres de notre vin du Carmel.



Ahasvérus, seul.

Où sont-ils ? Où est la foule ? Reviens, Jésus de Nazareth, écoute-moi. Que je te parle une fois encore ! Je m’appelle Ahasvérus, fils de Nathan. Ma tribu est de Lévi. Quel autre nom m’a-t-il donné ? Qui le sait ? Qui l’a entendu ? Qui s’en souvient ? Herbe du chemin, ne le dis pas à la plante de mes pieds, si tu ne veux pas être arrachée ; pierre de mon seuil, ne le dis pas à mes sandales, si tu ne veux pas être brisée ; sillon de mon champ d’héritage, ne le dis pas à ma charrue, si tu ne veux pas être comblé.


N’a-t-il pas attaché à ma tête une auréole brûlante ? Non ; c’est le vent du désert qui souffle dans mes cheveux. N’a-t-il pas mis dans ma main une coupe pleine de larmes ? Non ; c’est la pluie du Carmel qui l’a remplie jusqu’au bord. Que me fait le désert, que me fait le Carmel ? Je rentrerai dans ma maison où la pluie n’arrive pas ; je monterai mon escalier où le vent ne monte pas.

Partir ! Pourquoi partir ? L’eau de mon puits est trop fraîche ; mon dattier a trop d’ombre.

Ailleurs où trouverais-je un autre pays de Juda ? Demain je noierai dans le vin de ma vigne le souvenir du porte-croix. J’effacerai avec mon ciseau la trace de ses pieds qu’il a laissée sur le pavé. D’avance, je vois ma table pleine ; pas une place n’est vide.


- Non, mes hôtes, retournez chacun chez vous. Malheur ! Mon vin n’a-t-il pas murmuré dans ma coupe : c’est le juif errant qui boit ?


Non, vraiment, je ne veux point de banquets ni de table remplie. Quand l’outre est vidée, souvent la joie reste au fond : je veux monter l’escalier de ma sœur Marthe ; seulement qu’elle me chante une chanson en filant sa quenouille ; elle chassera la voix d’airain qui résonne dans mes oreilles.

Malheur ! Qu’ai-je vu sur l’escalier de ma porte ? Ce n’est pas mon père Nathan, ce ne sont pas mes petits frères, ce n’est pas non plus ma sœur Marthe. C’est un ange de mort qui me regarde ; ses deux ailes noires pendent jusqu’à terre ; sa cuirasse et sa cotte de maille brillent comme une source de naphte. Dans sa main il tient sa pique ; il s’appuie debout sur la crinière noire d’un cheval qui sue le sang.



L’Ange Saint Michel.

Est-ce ton nom qui est écrit sur la porte ?



Ahasvérus.

Efface ce nom qui flamboie. Je m’appelle Ahasvérus.



Saint Michel.

Où vas-tu ?



Ahasvérus.

Dans ma maison.



Saint Michel.

Ta porte est close ; tu ne la repasseras plus.



Ahasvérus.

Je n’ai pas pris encore mes sandales, ni ma ceinture, ni mon manteau de voyage.



Saint Michel.

Tu n’en as pas besoin ; tu auras pour cotte de maille ton tissu de douleurs, et, pour manteau, le vent, la neige et la pluie d’une nuée éternelle.



Ahasvérus.

Je ne connais point de chemin hors de la Palestine et de l’égypte.



Saint Michel.

Tu suivras les cigognes, tu marcheras dans tes ronces.



Ahasvérus.

Dites-moi quelles villes je trouverai sur ma route.



Saint Michel.

Les villes par où tu passeras s’écrouleront derrière toi, et les peuples que tu quitteras en te levant ne vivront plus le soir.



Ahasvérus.

Comment sont faites leurs murailles ?



Saint Michel.

Elles dorment encore sous des haies d’aubépine, comme l’oiseau sous son aile. La pierre de leurs murailles à créneaux est encore dans le rocher ; la poutre de leurs toits est encore dans la forêt ; le trèfle de leurs fenêtres à ogives est encore dans les prés.



Ahasvérus.

Leur chemin, où mène-t-il ?



Saint Michel.

Là où s’en est allé celui qui t’a maudit.



Ahasvérus.

Comment ferai-je dans les forêts inconnues, là où il n’y a point de sentiers ?



Saint Michel.

Tu iras par les bruyères frapper du pied à la porte des peuples inconnus qui sont endormis, sur leu rs coudes, autour de leur feu d’herbe sèche. Tu leur crieras par leur fenêtre qu’il est temps de se lever, que leur maître les attend dans Rome, et qu’ils aient à prendre à la voûte leurs massues, leurs carquois, et leurs flèches d’érable du Taurus.



Ahasvérus.

Et quand je serai sur la grève de la mer, là où il n’y a ni barques, ni pêcheurs ?



Saint Michel.

Tu crieras au rivage qu’il est temps de chasser ses vaisseaux, comme l’oiseau fait ses petits du nid quand ils sont devenus grands ; et qu’il les envoie tous, chargés de pierriers et de frondeurs, pour lapider le peuple de Judée.



Ahasvérus.

Et dans le désert où il n’y a point d’hôte ?



Saint Michel.

Aux bergers d’Arabie, couchés pour boire la rosée de la nuit, tu crieras d’affiler leurs cimeterres, de seller leurs chevaux, de rouler leurs turbans sur leurs têtes, d’aiguiser leurs éperons d’argent, pour emporter en croupe dans leurs tentes un tronc de peuple décapité que mon maître leur veut donner.



Ahasvérus.

Si mes genoux me portent, je vous obéirai.

à présent, je sens dans mon sein comme une plaie de votre pique ; durera-t-elle encore demain ?



Saint Michel.

Sanglier de Judée, tu traînes dans tes reins l’épieu du chasseur.



Ahasvérus.

Apprenez-moi ce qu’il faut chercher dans mon chemin pour me guérir.



Saint Mic hel.

Tu chercheras un baume, et tu trouveras un venin ; tu chercheras ton rêve en te levant sur ta natte, et tu trouveras ta blessure dans ton cœur.



Ahasvérus.

Je sens un poison sur mes lèvres, que je bois à chaque haleine. Sera-t-il demain aussi amer ?



Saint Michel.

Plus amer le lendemain que la veille, le soir que le matin ; plus amer au fond de ton outre que sur les bords ; plus amer en ton gîte qu’en voyage, en voyage qu’au départ ; plus amer dans une coupe d’or que dans le creux de ta main ; plus amer dans l’étoile que dans la tempête ; plus amer que dans l’étoile et la tempête sur les lèvres et dans les yeux de ton hôte.



Ahasvérus.

Mes pieds sont pesants ; je ne pourrai pas arriver jusqu’aux bergers d’Arabie, jusqu’aux peuples des forêts.



Saint Michel.

J’ai amené pour toi le cheval Séméhé qui errait nuit et jour depuis le matin du monde. En te voyant, sa crinière se hérisse ; ses pleurs tombent sur le sable. De sa corne d’argent, il creuse le seuil de ta porte ; les divs du désert lui ont mordu les flancs ; dans ses naseaux, il appelle le juif errant. Prends dans ta main ton fouet, pour que son sang trace ton sentier.



Ahasvérus.

La nuit n’est pas encore venue. De grâce, laissez-moi dire adieu à mon père, à ma sœur et à mes petits frères.



Saint Michel.

Je le veux bien. Cet adieu sera long. Si j’étais homme, je te plaindrais. Va ! Avant de t’appeler, j’attendrai que le char de David ait monté au-dessus de ta tête, avec ses quatre roues d’étoiles.



Intérieur de la maison d’Ahasvérus. Les Frères d’Ahasvérus (Joel et Elie), petits enfants qui jouent sur des nattes.



Joel.

Moi, quand je serai grand, je veux avoir, comme mon père, une barbe couleur d’argent qui traîne jusqu’à terre.



Elie.

Et moi, je porterai, comme lui, un bâton de patriarche aussi long que le sien.



Joel.

J’achèterai encore une coupe chez le potier, qui tiendra toute une outre ; personne n’y boira que moi.



Elie.

Et moi, j’achèterai, chez le faiseur d’escabeaux, un banc de bois de figuier, pour être assis à table plus haut que tous les autres.



Joel.

Taisons-nous. Notre père nous regarde.



Nathan, père d’Ahasvérus. enfants, que dites-vous ? Mettez pour aujourd’hui vos robes bigarrées. Réjouissez-vous autour de moi dans la maison. Le faux roi des juifs est monté sur son trône du Calvaire. Il n’en descendra plus. Qui sait si l’un de vous ne sera pas un jour le vrai messie ?

Joel.

Ce sera donc un bien puissant roi que le Christ, mon père ?



Nathan.

Si grand, que tous les autres lui serviront d’échansons.



Joel.

Aura-t-il un palais aussi beau que celui de Saba ?



Nathan.

Son palais aura cent portes, pour ses cent messagers.



Joel.

Pour être le messie, que faut-il faire ? Je lis déjà dans votre livre chaque soir, je chante avec ma sœur les cantiques dans le temple.



Elie.

Les prêtres me donnent l’encensoir, et c’est toujours moi qui porte les ramiers au sacrifice.

Pour être le messie, faut-il être l’aîné ?



Nathan.

Non, l’âge n’est pas compté ; toujours on m’a prédit qu’il sortirait de ma maison un enfant éternel. Dites-moi seulement ce que vous voyez en rêve ; n’est-ce pas, par aventure, une couronne d’or avec une mitre de diamant ?



Joel.

Jamais je ne vois rien en rêve que des oiseaux qui chantent sur des buissons d’aubépine d’argent.



Elie.

Et moi, je vois mieux que Joel : hier encore, une tourelle d’or fin où montaient des cavaliers d’ivoire.



Nathan.

Rappelez-vous si jamais vous n’avez cru toucher une épée tranchante comme en portent les rois.



Joel Et Elie.

Père, que ferions-nous à présent d’une épée tranchante, comme en portent les rois ? Voyez, nos mains sont encore trop petites pour la pouvoir porter.



Nathan.

Les devineresses, dans la nuit du sabbat, vous arrêtent dans les carrefours ; çà, que disent-elles ?



Joel Et élie.

à nous, elles nous donnent des dattes et des palmes bénies ; c’est toujours à notre aîné, Ahasvérus, qu’elles parlent bas.



Nathan.

Ahasvérus ! Oui, lui sera votre maître après moi ; à lui je laisserai mon champ d’orge, mon escabeau de cèdre et ma place à la table ; c’était de lui que les devins voulaient parler.

Encore ce soir, en ouvrant mon livre, j’ai vu son nom écrit en or dans les versets d’Ezéchiel ; les lettres pétillaient comme une flamme de sarment. Oui, les soixante semaines sont passées ; j’ai compté les jours sur mes doigts ; les jours aussi sont passés ; ma barbe a crû jusqu’à terre, mon huile s’est usée dans ma lampe, mes yeux se sont creusés à regarder par la fenêtre, s’il ne venait point de messagers de prince ; et les tours de la ville ont vieilli avec moi, et leurs degrés sont usés, et ils glissent quand on monte. Et le désert s’approche comme un cavalier qui demande les clefs pour entrer ; et le messie n’est pas encore venu, et chaque homme le cherche en regardant son enfant.

Attend-il, pour arriver, que les ronces croissent sur nos têtes, ou que les chiens rongent nos os ?


Non pas ! Non pas ! L’étoile du messie s’est levée ce soir. Voyez-la qui brille comme une flèche peinte que son archer a lancée ; son messager est parti déjà sur un bon cheval d’Arabie ; à présent il traverse le désert ; il apporte, à l’arçon de sa selle, un sceptre et un manteau de roi. Peut-être cette nuit déjà il entrera dans la ville ; je ne peux plus dormir ; je veux veiller encore cette fois pour l’entendre de loin. S’il s’arrête à notre porte, je serai plus tôt prêt pour appeler Ahasvérus ; s’il tarde encore, que je meure demain !



Entre Ahasvérus.



Ahasvérus.

Salut, mon père ; salut, mes frères.



Joel.

Venez, mon frère, vous réjouir, puisque le méchant roi des juifs est mort.



Elie.

Oh ! Mon frère, dites-moi qui vous a attaché à la tête cette couronne de ténèbres ? Jésus de Nazareth en portait une d’or ; êtes-vous le vrai messie ?



Joel.

Et qui vous a donné ce beau calice à votre main ? Jamais, sur notre table, notre père n’en a eu de semblable.



Ahasvérus.

La nuit brumeuse a attaché à mes cheveux ma noire couronne, et j’ai trouvé ce beau calice dans le chemin.



Nathan, en lui-même.

Les signes ne mentent pas ; lui-même il a pris ce soir l’air d’un fils de roi. Que le messager arrive, il reconnaîtra bien son maître.

(haut) la cène est préparée ; la nappe est mise ; les escabeaux touchent à la table.

Venez vous asseoir à mon côté, Ahasvérus, et vos frères suivant leurs rangs d’aînesse.



Joel.

Voyez ! La lampe ne veut pas briller, ni l’huile s’allumer.



Elie.

Et les rayons de la lune ne veulent pas entrer dans la maison.



Nathan.

Qu’importe ? Bois dans ma coupe, Ahasvérus.

Ahasvérus, en lui-même dans sa coupe, son vin est devenu du sang nouvellement versé. (haut) merci, mon père, je n’ai pas soif ; j’ai bu en arrivant à la fontaine du Calvaire.



Nathan.

J’ai cueilli ces figues sur la branche ; prends-les pour ta faim dans ce plat d’argile peinte.

Ahasvérus, en lui-même. c’est de l’hysope que je vois mêlée avec du fiel ; est-ce là le fruit de son figuier ? (haut.) merci, je n’ai pas faim ; j’ai mangé déjà mon pain dans le jardin des Oliviers.



Nathan.

Ton front est triste ; tes yeux sont fixes ; tes lèvres tremblent : dis à tes frères ce qu’il faut faire pour chasser tes soucis.



Ahasvérus.

Si ma sœur Marthe me chantait un cantique, je serais un convive aussi joyeux que vous.



Marthe.

Frère, lequel voulez-vous ? Je vous le chanterai en vous lavant les pieds.



Ahasvérus.

Celui de l’hôte.



Marthe.

Voici comme il commence :

« Mon hôte, d’où venez-vous ? Est-ce du pays du lac ou de la forêt du Carmel ? - « Je ne viens pas du lac ; je ne viens pas de la forêt ; mon pays est plus loin.

« Qui vous a fait votre manteau si bleu ? Qui lui a mis ce pan pour vous couvrir dans la pluie ? - « Ce n’est pas un manteau de laine ; ce n’est pas un pan de soie ; ce sont deux ailes d’azur pour voler, quand je veux, au-dessus des nuages.- « Qui vous a mis sur la tête ce beau chaperon qui reluit au soleil ? - « Ce n’est pas un chaperon ; c’est une auréole qui ne s’éteint jamais au vent, ni à la pluie. - « Bel hôte, montrez-moi ce que vous portez dans le pli de votre robe.

- « Voyez, c’est une couronne de messie avec un sceptre d’or massif ; je l’apporte à votre fils aîné, si sa tête y peut entrer. »



Ahasvérus.

Non, je n’aime plus ce cantique ; ne me le redites jamais.



Nathan.

Que veux-tu donc, Ahasvérus ? Quand tu étais petit comme tes frères, je te donnais une tunique neuve ou une coupe de cèdre, et tu chantais tout un jour sur mon banc. à présent, où est la coupe de cèdre que le bûcheron a creusée assez profonde dans le bois pour contenir tous tes désirs ? J’ai deux arpents de terre qui touchent au Golgotha. J’ai près du sommet un pan de muraille où les cigognes vont nicher ; j’ai un dattier toujours en fleurs près du champ du potier.

Arpents de terre, pan de muraille, dattier qui fleurit, je te les donnerai ce soir, si tu secoues de ta tête cette noire couronne de soucis.



Ahasvérus.

Merci, mon père, laissez-moi seulement faire un court voyage ; je reviendrai plus joyeux à la maison.



Nathan.

Où voudrais-tu aller ?



Ahasvérus.

Chez ma sœur, au Liban.



Nathan.

Demain elle viendra, sur son chameau, pour la pâque.



Ahasvérus.

Ou chez mon frère, au Carmel.



Nathan.

Quand faudra-t-il t’attendre ?



Ahasvérus.

Quand les blés seront mûrs.

Nathan.



Nathan.

Veux-tu partir déjà ?



Ahasvérus.

Ce soir.



Nathan.

La nuit est trop noire, attends jusqu’à demain.



Ahasvérus.

Je ne peux.



Nathan.

Qui te presse ? As-tu reçu un messager ?



Ahasvérus.

Oui, mon père ; il est là sur le seuil.



Nathan.

Un messager de prince ?



Ahasvér us.

Je le crois.



Nathan.

Christ, messie, second Adam, marche, marche.



Joel.

Mon frère, emmenez-moi avec vous.



Elie.

Je marche mieux que Joel ; c’est moi qui vous accompagnerai.



Joel.

Je suis allé déjà en deux jours jusqu’au Liban.



Elie.

Et moi, j’ai monté déjà, sans m’arrêter, jusqu’au sommet du Golgotha.



Ahasvérus.

Je marcherai trop vite ; vous vous perdriez dans le chemin.



Joel et Elie.

Nous monterons sur un chameau.



Ahasvérus.

L’heure me presse ; je n’aurais pas le temps seulement de mener votre chameau à l’abreuvoir.



Joel.

Si vous partez sans nous, au moins rapportez-nous, quand les blés seront mûrs, de beaux cadeaux de votre voyage. Je voudrais, moi, pour ma part, une robe avec des griffons de soie brodés autour de la ceinture. N’oubliez pas non plus des coquillages où l’on entend bruire la mer quand le vent souffle, de petites amulettes avec un bouc gravé sur les côtés, et des sandales où l’on a peint de vermillon les étoiles qui entrent dans les maisons du soleil.


Pour ma part, apportez-moi une fronde de lin, un petit Dieu d’Egypte en bronze à la tête d’épervier, une plume d’autruche et un carquois de chasseur.



Marthe.

Et à moi, pour ma noce, un collier de pierres fines.



Ahasvérus.

Quand je reviendrai, vos noces seront faites déjà.



Nathan.

Jusqu’à la fin de ton voyage, je ne boirai point de vin dans mon outre, je ne mangerai point de viande sur ma table. Prends ton bâton et tes sandales pour que je les bénisse. Voilà le sel pour ton repas dans le désert ; voilà mon outre pleine pour ta soif. Passe par le plus court chemin sans t’arrêter. Sois humain aux misérables, pour que les lions t’épargnent.

Sois juste envers ton guide, pour que les serpents ne te dévorent pas. Aie pitié du malade, pour que tu vives longuement. Dis à ton hôte en entrant sur sa porte : « Je suis Ahasvérus, fils de Nathan, qui habite au Calvaire ; donnez-moi, en son nom, la table et le gîte pour la nuit ; » et dis-lui en partant : « Merci, mon hôte, laissez-moi rouler la natte sous la table ; je repasserai au temps des gerbes mûres ; mon père vous invite à la Pâque. » Quand tu rencontreras un berger, aide-le à trouver un abreuvoir, pour qu’il te donne une tranche d’agneau. Quand tu verras un cavalier bien monté, aide-le à trouver un pâturage, pour qu’il te prête une journée de son cheval. Va baiser, en passant, la barbe des vieillards de mon âge, assis à la porte des villes, et le bord du manteau des rois. Si tu rencontres un messager, donne-lui des nouvelles ; si tu rencontres un fileur de lin, ou un faiseur de sandales, ou un potier, ou un pêcheur près de sa nasse, salue-le par son nom : « Maître, où allez-vous ? Vous êtes bien mon père d’âge ». Si tu demandes ton chemin à une femme qui file son coton, pense en toi-même : ses cheveux sont longs, mais sa sagesse est courte.

Si un soldat vient à passer, accoste-le sans crainte : « Beau soldat de Judée, que votre pique brille ! Que votre flèche est aiguisée ! Que votre baudrier est bien brodé ! Défendez-moi, dans le désert, des dragons et des larrons. Mon père m’attend au haut de sa terrasse ; il vous donnera, en récompense, un gobelet d’argent, deux ceinturons de cuir et une bourse de cinq deniers. »



Voix de Saint Michel.

Sors, Ahasvérus ; le char de David a paru.



Joel et Elie.

Est-ce là votre guide, mon frère, qu’on voit par la fenêtre ? Il porte un pan d’habit comme un écuyer de roi.



Ahasvérus.

Il m’attend. Adieu, mon père ; adieu, mes frères ; adieu, ma sœur.



Joel et Elie.

En revenant, attachez au cou de votre mule une sonnette d’argent fin, pour que nous allions à votre rencontre du plus loin qu’on l’entendra.



Nathan.

Partout où tu seras, demande au ciel la lumière, à la terre un court chemin, à ta monture un pas rapide, à ta natte un frais sommeil.



Ahasvérus.

De sommeil plus frais que sur votre lit de cèdre, je n’en trouverai pas.



Nathan.

Va ! Si tu es le messie, et si tu as un messager de prince, ne reviendras-tu pas roi pour coucher à ton aise, jusqu’au milieu du jour, dans une couche d’or ?



Ahasvérus, en sortant. oui, je reviendrai le roi de la douleur pour dormir dans mes larmes, encore plus tard que le milieu du jour.



Saint Michel.

Le soleil va se lever. Pars. Prends ce sentier pierreux ; moi, je retourne au ciel.



Ahasvérus, seul.

Adieu, le banc et la porte de mon père. Adieu, ma natte avec mes rêves d’enfant. Adieu, mes nids de cigogne, mon figuier d’Arabie et mon sycomore qui croît sur le haut des murailles.

Adieu, les compagnons qui gardent les cavales au bord de l’étang. Quand je les reverrai, le vent m’ouvrira la porte, les petits des cigognes auront quitté leurs nids, et les cavales, avec leurs cavaliers désarçonnés, blanchiront sous mes pas comme les pierres du chemin.

je ne suis pas des voyageurs qui s’en vont en un jour de Joppé en Galilée, pour vendre leurs étoffes de lin avec leurs joyaux de prix.

Eux, ils marchent avec leurs caravanes, Ahasvérus a le désert pour compagnon ; tous vêtus de soie et d’or, Ahasvérus est vêtu de ténèbres ; tous sous des manteaux aux agrafes d’argent, Ahasvérus sous le toit des tempêtes ; tous avec un guide aux pieds ferrés, Ahasvérus est mené par la main des autans ; tous vers leurs lits et leurs tables bien fournies, Ahasvérus vers un hôte en colère ; tous par un sentier d’une journée, Ahasvérus par un sentier de mille ans qui monte et ne redescend jamais.


Vraiment non, je ne suis plus le fils de Nathan. Les sphinx sont assis, les griffons sont endormis ; moi, je n’ai ni siège ni loisir. Derrière moi, les villes qui m’ont servi d’abri s’écroulent pour marquer le bord de mon chemin. Toujours mon tombeau se creuse sous ma route pour que mes pieds retentissent plus fort. Ma tente, si je la dresse, est une pyramide de granit ; ma hutte, si je la bâtis pour une nuit, est un temple de marbre fin ; mes joyaux de prix, que je laisse après moi partout où j’ai passé, sont des débris de tours et de sépulcres ciselés, des osselets de peuples et de royaumes oubliés.

Que l’Orient m’ennuie ! Je connais trop son sentier et comme le sable y est brûlant. Ses villes s’agenouillent sans qu’on entende leur haleine, sous leurs temples et sous l’encens, et sous leurs terrasses de porphyre, comme un chameau sous sa charge de nard et d’aromes, de calebasses et de tapis roulés qu’il a portés depuis Alep. L’océan, qui lui fait sa ceinture, est un lac trop petit pour y jeter mon ancre. Son désert n’a pas porté sa borne assez loin dans son sillon, pour y semer, l’un après l’autre, tous mes désirs ; et la voûte de son firmament, brodé d’étoiles peintes, n’est pas assez profonde pour abriter tous mes rêves.

L’Orient, à présent, est maudit comme moi. Sa plus haute cime est plus dépouillée par la bise et les larrons que ma plus haute espérance. Ses villes, sans forts et sans murailles, sont plus ruinées dans leurs vallées que mes projets bâtis hier.


Ses boucs rongent tout le jour les battants de ses portes, mieux que mon souvenir ne me ronge le cœur. L’eau de ses puits du désert est plus chaude que mes larmes ; et l’absinthe qu’il a plantée sur ses coteaux est plus amère que le souffle de mes lèvres.

N’y a-t-il pas d’autre pays par delà la montagne d’Asie ? N’y a-t-il pas une vallée où croît un simple pour guérir la blessure de mon âme ? Loin, plus loin, n’y a-t-il point de forêts sans bûcherons, de hautes herbes sans faucheurs, et de givre aux branches toute l’année, où jamais le soleil d’Arabie ne boira plus ma sueur ? Que me font les histoires de Babel et du pays d’Egypte, que les pierres racontent quand on passe ? Que me font tant de noms de rois, de patriarches, d’empires évanouis qui me vieillissent de mille années ? Pour me débarrasser plus vite de tous mes souvenirs, je dirai aux petits des rouges-gorges de me chanter sur mon toit leur histoire d’hier.


N’y a-t-il pas quelque part un autre Dieu meilleur que le Dieu de la Judée ? J’irai me cacher dans ses bruyères, jusqu’au pied de sa tour faite d’étoiles. Adieu, mes lourdes amulettes. Adieu, mes beaux éperviers de bronze.

Adieu, mes serpents de porphyre. Puisqu’ils ne peuvent pas me suivre, que mes griffons restent sans leurs bergers, que mes licornes broutent leurs obélisques, que mes sphinx s’endorment dans le sable ! Je n’emporte pour reliques, dans mon voyage, que ma plaie dans mon sein, et pour idole, sous mon manteau, que ma douleur.

Maintenant, cimes perdues dans la brume, sentiers qu’ont faits d’avance pour moi les daims et les cerfs errants ; vals, forêts, marécages où se promènent les buffles et les hérons ; pics, rochers, îles où nichent les hirondelles de mer, aiguisez vos épines pour mes pieds. Semez au loin d’avance vos champs d’hysope pour ma moisson. Mêlez dans le tronc des vieux chênes vos larmes avec le venin des serpents pour ma soif. Oiseaux de nuit, émérillons à l’oeil qui flambe, vautours qui cherchez une proie, chamois qui buvez dans les sources salées, corneilles de cent ans, aigles qui portez des couronnes à des rois qui ne sont pas nés encore, quittez vos nids au bruit de mes pas dans la feuillée. Cédez-moi ma place pour une nuit.

Allez, marchez devant moi pour me préparer mon gîte.



La Vallée de Josaphat.

Par mon sentier le plus chenu, voici au loin le voyageur que mon maître a maudit. Quand tous les morts qui m’ont ensemencée m’appelleraient par mon nom, ils ne feraient pas tant de bruit que le souffle des naseaux de son cheval.

Son ombre grandit sur mon sable plus que l’ombre de tout un peuple qui passe. Ses pieds, là où ils s’arrêtent, creusent mon roc plus que les pieds d’un empire. Son âme, dans mon sein, m’est plus pesante à porter qu’une ville à lourds créneaux, et les soucis de son front m’attristent plus qu’un nuage du Taurus.



Ahasvérus.

Cette vallée étrange s’allonge toujours sous mes pas. Son maître l’a semée partout de cendres pour épargner les pieds des jeunes cavales.

Est-ce le cou d’un vautour qui perce là-bas le nuage ? Non, c’est sa cime décharnée. Est-ce une louve au poil fauve qui lèche là-bas ses petits ? Non, c’est son penchant de bruyères. Des feuilles tombées d’un chêne invisible clapotent dans les sentiers. Au-dessus du sommet, un épervier, aux ailes de cent coudées, trace son cercle dans le ciel. Le silence est profond, plus profonde est l’ombre dans le ravin. Volontiers, je bâtirais ici ma hutte sur ce roc pour toujours, si j’y trouvais de l’eau.



La Vallée De Josaphat.

Voyageur, beau voyageur, poursuivez votre route.

Je n’ai ni puits ni citerne. Ceux qui habitent mon penchant n’ont jamais soif.



Ahasvérus.

Où as-tu planté tes dattiers ?



La Vallée de Josaphat.

Je n’ai ni dattes ni dattiers. Ceux qui demeurent à ma cime n’ont jamais faim.



Ahasvérus.

Cherche dans ta broussaille si tu n’as pas un simple pour guérir une blessure au cœur, comme du fer d’une pique.



La Vallée de Josaphat.

Mes simples, dans ma broussaille, guérissent toutes les plaies, mais non pas les plaies au cœur, quand l’épine y est restée.

Comment t’appelle-t-on dans le pays alentour ?



La Vallée de Josaphat.

Je suis la vallée où mène chaque sentier. Je suis la mer vide, je suis le chemin sans issue, je suis l’océan sans flots, je suis le désert sans caravanes, je suis l’orient sans soleil. Toute chose se hâte pour s’asseoir sur mon penchant. Le petit chamois qui vient de naître demande à sa mère : mère, où est le chemin de la grande vallée ? La cigogne, quand elle est vieille, part avant le jour pour s’abattre dans ma bruyère. Quand la feuille de l’olivier d’Andros est tombée, la bise me l’apporte dans sa robe pour me faire ma litière. La Grèce, pour rendre l’âme, s’est entassée, comme la feuillée d’hiver, sous mon palmier d’Alexandrie.

Hier, j’ai vu aborder dans sa galère Rome, toute chenue, à l’agonie, sur ma grève de Byzance. Jusqu’à présent, je n’avais point de nom. Depuis la mort du Christ, pour m’élargir mon lit, l’Orient tout entier s’est creusé, à mon côté, en un seul tombeau où tout arrive pour mourir. Aujourd’hui, on m’appelle Josaphat.



Ahasvérus.

à quoi t’amuses-tu pendant tes longues journées ?



La Vallée de Josaphat.

J’ai pour amoureux l’épervier jaloux, qui tout le jour me regarde du haut de ma cime. Si l’épervier par hasard clôt sa jaune paupière, j’aime aussi le nuage plein de grêle, quand il rase mes épaules de granit. Après que le nuage est passé, et qu’il ne peut plus retourner en arrière, j’aime encore le vent rugissant qui m’appelle sur ma porte. Dès le jour en hiver, je vais voir si l’araignée a filé pour sa tâche son pan de toile fine au sommet de mes pyramides, ou si le ver fainéant s’ennuie de scier avec sa scie les cadavres des vieux empires que les lions m’ont apportés sur leur dos. De loin, j’écoute le balcon du phare qui croule, la colonne qui s’assied en gémissant sur son séant, lasse de porter si longtemps sa corbeille sur sa tête, et le sphinx haletant qui court chercher un abri par le désert, quand la pluie a démoli son repaire dans le temple.

J’écoute aussi la fleur sauvage qui croule du haut de sa tige, le vieil aigle qui lais se choir l’un après l’autre ses ongles et son bec au pied de son aire, et le moucheron qui se dépouille de ses deux ailes dans ma vallée.



Ahasvérus.

N’as-tu tout le jour rien autre chose à faire ?



La Vallée de Josaphat.

J’attends encore jusqu’au soir que les morts ressuscitent. Au bruit d’un chamois qui passe, ou d’une larme d’une grotte, je m’inquiète pour savoir si ce n’est pas un peuple qui aiguise un fer de lance ou une flèche de jonc dans son sépulcre. Jusque sous la fontaine des arabes, ombragée de deux cyprès, je vais chercher un peu d’eau pour faire germer plus vite mon boisseau de peuples et de rois semés dans mon sillon. Mes anémones, quand elles éclôront, seront des jeunes filles de princes, assises avec des voiles d’or ; mes grands lis seront des mages qui noueront, en se réveillant, leurs blancs turbans sur leurs têtes ; mes fleurs d’aloès seront des candélabres qu’allumeront les prêtres sur mon penchant ; mes bruyères seront des peuples innombrables qui soupireront sous le vent et sous la pluie.



Ahasvérus.

Ainsi les morts ne sont point encore venus ?



La Vallée de Josaphat.

Non ! Pas encore.



Ahasvérus.

Viendront-ils demain ?



La Vallée de Josaphat.

Quand l’épervier de cent coudées piaulera, quand le ver de terre se lassera.



Ahasvérus.

Si tard qu’ils viennent, laisse-moi les attendre sur ta borne. Je t’aiderai à puiser de l’eau dans ta source pour l’épervier, à ramasser pour ta litière les feuilles séchées.



Je suis un marchand de Joppé, fatigué de son voyage ; cache-moi sous un pan de ton rocher : je te trouve plus belle qu’une ville avec cent bastions, avec cent minarets, avec ses femmes sous leurs voiles, avec son roi sous un dais.



La Vallée de Josaphat.

Marchand, beau marchand de Joppé, pour être si las, vous venez de pays lointain ; montrez-moi, je vous prie, vos joyaux.



L’écho reprend.

 
« Est-il vrai que vous portez pour reliques, oui,
« pour reliques, votre plaie dans votre sein, et
« pour idole, oui, pour idole, sous votre manteau
« votre douleur ? »



Ahasvérus.

Je suis allé jusqu’où la terre finit, jusqu’où commence la mer sans rive ; je suis allé jusqu’à Byzance la bien bâtie, si tu la connais par son nom. Sur son mur de basilique étaient peints en or massif un porte-croix de Nazareth avec douze compagnons, qui m’ont montré du doigt.

Que ferais-je plus loin ? L’ennui m’a pris.

J’ai assez vu de tours et de tourelles, de colonnes et de colonnettes, et de béliers contre les murs ; j’ai vu comment le monde finit vers sa porte caspienne. Deux lions en colère sur les degrés empêchent de passer.

Après eux un cerf d’Odin, avec son bois qui a crû pendant mille ans comme une forêt sur son front, obstrue l’entrée de la brume éternelle. Encore plus loin, un corbeau croasse à l’oreille de son maître, sous le frêne qui porte sur ses branches, pour fleurs toute l’année, les étoiles du ciel. J’ai plongé ma coupe de vermeil dans la source qui bouillonnait ; elle s’est remplie de larmes. J’ai appelé dans la forêt ; j’ai entendu un soupir comme d’un homme qui pleure. à présent mon voyage est fini ; mon âme sur mes lèvres est dégoûtée.

Garde-moi pour toujours dans ton enclos, où pas un bruit n’arrive.



La Vallée de Josaphat.

Beau voyageur, je vois de ma cime un pays où vous n’êtes point encore allé.



L’écho.

 
« Et puis jamais voudriez-vous me donner, pour
« m’amuser, vos joyaux de prix, vos débris de
« tours, oui, de tours, vos sépulcres ciselés,
« vos osselets de peuples, oui, de peuples et de
« royaumes oubliés ? »



Ahasvérus.

Aide-moi : un archer m’a poursuivi pour me dérober mes joyaux dans ma valise.



La Vallée de Josaphat.

Cet archer est mon maître. Il est plus grand que moi de deux coudées ; il vous verrait, en se tenant debout, derrière ma cime.



Ahasvérus.

Au moins garde-moi jusqu’à demain.



La Vallée de Josaphat.

Adieu. Ne parlez plus où dorment les morts. Moi, je me tais.



L’écho.

« Plus loin, plus loin ; va-t’en jusqu’à la mer. »



Ahasvérus.

Donne-moi, comme aux morts, un peu d’eau de la fontaine des arabes.



L’écho.

« Mon puits est vide. »



Ahasvérus.

Et ta coupe ?



L’écho.

« Elle est brisée. »



Ahasvérus.

Au moins que je m’asseye sur ton banc.



L’écho.

« Il est rempli, et ma porte est fermée au verrou. »



Ahasvérus.

Prête-moi un peu de ton ombre si fraîche.



L’écho.

« Devin, sors de mon ombre. Marche ! Marche ! »



Ahasvérus.

Vraiment cette voix de montagne est un écho de la voix du Golgotha.



L’écho.

« Oui, du Golgotha. »



Ahasvérus.

Quoi ? Déjà partir ! Partir toujours ?



L’écho.

« Toujours. »



Ahasvérus.

Mais personne ici ne m’a maudit.



L’écho.

« Maudit ! »



Ahasvérus.

Eh bien, mon cœur, levons-nous ! Je m’assiérai plus loin.



L’écho.

« loin, plus loin. »




L’Empereur Dorothéus, debout sur les murs de Rome.

Du haut de ma plus haute tour j’attends l’arrivée
de mes trois messagers. Le premier a suivi la route de Ravenne ; le second a pris des sandales ferrées pour monter sur les Alpes ; le troisième est descendu là où le Danube creuse son lit. Oh ! Qu’ils tardent à revenir ! L’ombre s’accroît au pied de mes tours, l’épouvante dans mon cœur. Mais, Italie, qu’as-tu donc fait que les cigognes emportent leurs petits des toits de Rome et de Florence ? Je ne peux pas, comme elles, emporter tes villes, et les cacher sous les branches des arbres, dans les rochers et les forêts de la Sardaigne.

Qu’as-tu donc fait de ton ciel azuré, de tes fleurs d’orangers, de tes golfes assoupis, de tes forêts de myrtes, de tes montagnes de marbre, que tu trembles comme une esclave engraissée pour les lions du cirque ? Si tu étais encore endormie dans le berceau de Rome, au moins on pourrait te cacher sous un toit de chaume, sous un bois de chênes ; tu mangerais ton pain en sûreté, comme l’enfant à la porte de son père. Car alors ton soleil était doux, ta mer était paisible, tes îles étaient parfumées, quand tes peuples naissaient avec les herbes de tes rivages ; mais, à présent, tes fleurs respirent le sang, et l’hysope du Golgotha croît partout sur tes montagnes. ô Italie ! Qu’as-tu donc fait ? Le bruit qui m’a réveillé dans la nuit s’approche à chaque instant ; on dirait que le cheval de l’apocalyse court échevelé sur le penchant des Apennins, et qu’il frappe de la corne de ses pieds les tombeaux qui bordent les chemins de l’empire.

(un messager arrive au pied de la tour.) salut, beau messager ; qu’as-tu rencontré sur ta route ?



Le Messager.

J’ai rencontré dans les forêts des aigles qui glapissent et des loups qui hurlent dans les ravins. N’est-ce pas là le bruit qui vous a éveillé ?



(un autre messager arrive.)



L’Empereur Dorothéus.

Et toi, beau messager, dis-moi ce que tu as entendu.



Le Messager.

J’ai entendu dans les Alpes les avalanches qui roulaient dans le fond des vallées, et les cerfs qui bramaient sous les branches des frênes.

Est-ce là le bruit qui vous a tenu éveillé ?



(un troisième messager arrive.)



L’Empereur Dorothéus, au messager.

Et toi, qui portes des sandales ferrées, dis-moi ce que tu as vu.



Le Messager.

J’ai vu les eaux vertes du Danube, qui grondaient sur des rochers de granit, comme la voix d’une foule en colère.



(dans le lointain.)



Chœur des Peuples Barbares.



Chœur Des Goths.

« Savez-vous un bon signe pour l’homme des combats ? C’est un bon signe si le cliquetis du glaive est accompagné du cri du corbeau et des hurlements de la louve de Fréya sous le frêne d’Ygdrasil. Le vautour des montagnes sait le sentier où va mourir le cheval sauvage qu’il ombrage de ses ailes ; et nous aussi, nous savons le chêne sous lequel s’est abattue la cavale de Rome que nos serres vont déchirer.

Nornes et valkiries, mêlez dans vos chaudières le bec de l’aigle, les dents de Sleipnir, l’ivoire de l’éléphant, qui font les runes des combats et donnent la sagesse aux lèvres qui les touchent. Par le bord du bouclier, par la proue du vaisseau, par la pointe du glaive, par la roue du chariot, par l’écume de la mer, suivez-nous, soyez-nous propices. Le corbeau se penche sur l’épaule d’Odin pour redire nos paroles à son oreille ; le cerf court à travers la forêt et se nourrit des branches du frêne qui ombrage les dieux. Et nous, nous marchons, après lui, sur les feuilles sèches des forêts. Nous descendons vers le midi, comme la neige fondue qui descend dans les vallées. »



Chœur des Hérules.

« Tenons-nous par la main pour une danse guerrière.

Les femmes du Danube se dressent à demi dans le fleuve sur leurs corps de cygnes, pour nous regarder passer. Mais le vent du nord est notre roi ; c’est lui qui nous envoie abattre sur la terre les feuilles des orangers et les fleurs de la vigne. Oh ! Marchons à grands pas avant que les figues soient mûres, que les citrons tombent d’eux-mêmes au pied de l’arbre, et que les raisins soient séchés sur la vigne. Encore un jour, et nous ne trouverons que l’écorce des oranges balayées à l’entour du bois. »



Chœur des Huns.

« A cheval ! à cheval ! Demain vous achèverez de tondre la crinière des étalons sauvages. à cheval dans la plaine et sur la montagne ! Les fées se suspendent aux crins échevelés ; gnomes et gnomides mordent, en courant, les croupes et la queue des chevaux. Crinières sur crinières, naseaux contre naseaux, au loin, au large, à l’alentour, que notre bande passe, comme un nuage d’hiver, sur une steppe de Mongolie ; rapide au soleil couchant, et puis rapide quand le matin vient à luire, et puis rapide encore sous le soleil brûlant du jour, et puis, après le jour, dans les ténèbres de la nuit.

Malheur à qui tourne la tête pour regarder en arrière ! Un djinn ailé qui le suit le renverse et le jette aux vautours. Voyez ! L’herbe est encore penchée sous des pas d’archers qui nous ont devancés ; leur flèche touchera le but avant la nôtre. Nous arriverons quand le trésor de l’Italie aura été pillé, et que la coupe des gaules aura été bue jusqu’à la lie. »



Chœur de Fées.

« Sans tromperie, voici un étrange voyage. L’herbe se dessèche sous le souffle des chevaux ; on entend des chants magiques dans leurs crinières. Si nous pouvions mourir, nous aurions peur. Depuis mille ans nous tremblotions sous les mottes de terre des montagnes de Scythie. Nos joues s’y sont ridées en réchauffant nos mains de notre haleine.

Chaque jour nous avons trouvé dans le bois ramé une feuille de chêne pleine de rosée pour nous nourrir ; et pourtant nous avons plus vécu que des dieux engraissés du sang des bœufs et des chevaux. Mais aujourd’hui, beaux cavaliers, votre colère nous fait pâmer.

Partout où vous vous arrêterez, de grâce, laissez en chaque endroit quelque vieux mur debout, de quoi nous abriter sous le seuil d’une porte, à chacune un pan de lin pour la vêtir, à chacune un brin de bois sec pour faire bouillir sa chaudière. »



Un Enfant d’Attila.

Mon père, pourquoi nos chevaux ne peuvent-ils s’arrêter ? Pourquoi notre ombre est-elle couleur de sang ? Là-haut, voyez-vous un vieillard dans une niche de pierres ? Sa tête se penche sur la fenêtre ; il chante pendant que nous passons ; ses mains tiennent un livre, sur lequel ses yeux sont baissés.

Père, c’est sans doute un savant homme ; il sait peut-être où nous allons.



Attila, à l’ermite.

Compagnon dans ta niche, nos chevaux suent le sang, et ne peuvent pas s’arrêter. Sais-tu où ce chemin mène ? Nous paissions nos troupeaux dans les montagnes de Scythie. Si tu peux me dire pourquoi le vent nous a chassés, pourquoi l’ombre est sanglante, pourquoi les chevaux bondissent, je te donnerai une coupe d’or pleine du lait de ma cavale.



L’Ermite.

Archers et cavaliers, vous arrivez bien tard.

Hier je suis venu à votre rencontre ; je vous ai attendus ici en feuilletant mon livre. Les vautours sont passés, les corbeaux après eux.

Les loups sont arrivés cette nuit à ma porte et je leur ai montré la route. Il n’y a que vous qui soyez restés si tard à la porte de vos huttes.



Attila.

Compagnon, qu’est-il donc arrivé ? Tes yeux scintillent dans ta niche comme l’oeil de l’épervier dans son nid ; ton livre flamboie comme le livre de la mort.



L’Ermite.

Dites-moi si vous n’avez pas entendu les fleuves sangloter dans les vallées quand vous étiez si longs à attacher vos selles et à plier vos tentes. N’avez-vous pas rencontré sur votre route deux étoiles qui brillent comme les yeux d’un homme à l’agonie, un nuage qui roule sur la montagne un linceul taché de sang, une forêt qui gronde comme des chants de prêtre sur le bord d’un tombeau ? Ce sont mes yeux qui brillaient dans les étoiles ; c’est mon manteau qui pendait dans le nuage ; c’est ma voix qui grondait dans la forêt. C’est que le Christ est mort. Il est mort, mon fils, le Dieu de la terre, et mes archanges chassent à coups de fouet vos chevaux devant ma porte. Ne vous arrêtez pas à boire dans mon puits ; ne vous mettez pas à l’ombre sous mon porche. Allez ! Courez ! Effacez sous vos pieds le sang qui souille encore la terre ; déracinez les villes avant que j’aie fini la dernière page de mon livre. à la place des peuples, faites un grand cimetière où croîtra l’herbe drue comme dans le jardin de ma cellule. Trois jours vous marcherez ; vous passerez deux fleuves ; après, vous serez arrivés.



Attila.

Est-ce donc toi qui es l’éternel dans cette étroite niche ? On disait que tu vivais dans une tente de diamant sur une montagne d’or ! Pendant que nous passons, couvre de tes paupières tes yeux d’épervier, et d’un pli de ta robe ton livre qui flamboie. Mon carquois est à toi. Quand un archer de nos tribus meurt dans le combat, nous lui faisons un tombeau avec des mottes de terre, avec des fers et des os de chevaux, avec des amulettes et le sang de trente prisonniers. Puisqu’il est mort, ton fils, le Dieu de la terre, nous lui ferons ses funérailles avec les os des peuples, avec les ruines des villes, avec l’or des couronnes, jusqu’à ce que tu dises : c’est assez.



L’Ermite.

Le soir approche. Les chevaux hennissent. Au retour, ils dormiront dans mon étable.

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