Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 229-235).


CHAPITRE V.

L’oncle.


Outre la vieille lady, il y avait un autre parent de la famille dont les visites m’étaient fort désagréables : c’était l’oncle Robson, le frère de mistress Bloomfield ; un grand garçon plein de suffisance, aux cheveux noirs et au teint jaune comme sa sœur, avec un nez qui avait l’air de mépriser la terre, et de petits yeux gris fréquemment demi-fermés, avec un mélange de stupidité réelle et de dédain affecté pour tout ce qui l’environnait. D’une forte corpulence et solidement bâti, il avait pourtant trouvé le moyen de réduire sa taille dans une circonférence remarquablement petite ; et cela, ajouté à sa roideur peu naturelle, prouvait que le fier M. Robson, le contempteur du sexe féminin, ne dédaignait pas le service du corset. Rarement il daignait faire attention à moi, et, quand il le faisait, c’était avec une certaine insolence de ton et de manières qui me prouvaient qu’il n’était point un gentleman, quoiqu’il visât à produire l’effet contraire. Mais ce n’était point tant pour cela que je haïssais ses visites, que pour le mal qu’il faisait aux enfants, encourageant toutes leurs mauvaises inclinations, et détruisant en quelques minutes le peu de bien qui m’avait coûté des mois de labeur à accomplir.

Il ne condescendait guère à s’occuper de Fanny et de la petite Henriette ; mais Mary-Anne était en quelque sorte sa favorite. Il ne cessait d’encourager ses tendances à l’affectation, que j’avais mis tous mes efforts à réprimer, parlant de sa jolie figure, et lui remplissant la tête de toutes sortes d’idées vaniteuses sur sa beauté, que je l’avais instruite à regarder comme poussière en comparaison de la culture de l’esprit ; et jamais je ne vis enfant plus sensible qu’elle à la flatterie. Tout ce qu’il y avait de mauvais chez elle et chez son frère, il l’encourageait en riant, sinon par ses louanges directes. On ne sait pas le mal que l’on fait aux enfants en riant de leurs défauts, et en trouvant matière à plaisanterie dans ce que de vrais amis se sont efforcés de leur apprendre à tenir en grande horreur.

Quoiqu’il ne fût point positivement un ivrogne, M. Robson ingurgitait habituellement de grandes quantités de vin, et prenait de temps en temps avec plaisir un verre d’eau mêlée d’eau-de-vie. Il apprenait à son neveu à l’imiter du mieux qu’il pouvait, et à croire que, plus il pourrait prendre de vin et de spiritueux, plus il manifesterait son fier et mâle caractère et s’élèverait au-dessus de ses sœurs. M. Bloomfield n’avait pas grand’chose à dire là contre : car son breuvage favori était le gin et l’eau, dont il absorbait chaque jour une quantité considérable, et c’est à quoi j’attribuais son teint pâle et son caractère irascible.

M. Robson encourageait également Tom à persécuter les animaux, à la fois par le précepte et par l’exemple. Comme il venait souvent dans le but de chasser sur le domaine de son beau-frère, il avait coutume d’amener avec lui ses chiens favoris ; et il les traitait si brutalement que, toute pauvre que je fusse, j’aurais volontiers donné une guinée pour voir un de ces animaux le mordre, pourvu toutefois que ce fût avec impunité. Quelquefois, lorsqu’il était fort bien disposé, il allait chercher des nids avec les enfants, chose qui m’irritait et me contrariait considérablement : car je me flattais, par mes efforts répétés, de leur avoir montré le mal de ce passe-temps, et j’espérais un jour les amener à quelque sentiment général de justice et d’humanité ; mais dix minutes passées à dénicher des oiseaux avec l’oncle Robson suffisaient pour détruire le fruit de tous mes raisonnements. Heureusement pourtant, ce printemps-là, ils ne trouvèrent jamais, à l’exception d’une seule fois, que des nids vides ou des œufs, et ils étaient trop impatients pour attendre que les petits fussent éclos. Cette fois-là, Tom, qui était allé avec son oncle dans la plantation voisine, revint tout joyeux en courant dans le jardin, avec une nichée de petits oiseaux dans les mains. Mary-Anne et Fanny, que je menais prendre l’air en ce moment, coururent pour admirer sa prise et demander chacune un oiseau pour elles. « Non, pas un, s’écria Tom, ils sont tous à moi : l’oncle Robson me les a donnés ; un, deux, trois, quatre, cinq ; vous n’en toucherez pas un, non, pas un ! Sur votre vie ! continua-t-il d’un air de triomphe, posant le nid à terre, et se tenant debout les jambes écartées, les mains dans les poches de son pantalon, le corps penché en avant et le visage contracté par les contorsions d’une joie poussée jusqu’au délire.

« Vous allez voir comment je vais les arranger ! Ma parole, je vais les faire bouillir. Vous verrez si je ne le fais pas. Il y a dans ce nid un rare passe-temps pour moi.

— Mais, Tom, lui dis-je, je ne vous permettrai pas de torturer ces oiseaux. Il faut les tuer tout de suite ou les reporter à l’endroit où vous les avez pris, afin que leurs parents puissent continuer à les nourrir.

— Mais vous ne savez pas où c’est, madame ; il n’y a que moi et l’oncle Robson qui le sachions.

— Si vous ne voulez pas me le dire, je les tuerai moi-même, quelque horreur que j’aie de cela.

— Vous n’oserez pas ! vous n’oserez les toucher, sur votre vie ! parce que vous savez que papa, maman et l’oncle Robson seraient fâchés. Ah ! ah ! je vous ai prise là, miss !

— Je ferai ce que je crois juste en une circonstance de cette sorte, sans consulter personne. Si votre papa et votre maman ne m’approuvent pas, je serai fâchée de les offenser ; mais l’opinion de votre oncle Robson n’est rien pour moi. »

Poussée par le sentiment du devoir, au risque de me rendre malade et d’encourir la colère des parents de mes élèves, je m’emparai d’une large pierre plate qui avait été placée là comme souricière par le jardinier ; puis, non sans avoir de nouveau essayé vainement d’amener le petit tyran à laisser remporter les oiseaux, je lui demandai ce qu’il voulait en faire. Avec une joie diabolique, il m’énuméra sa liste de tourments. Je laissai alors tomber la pierre sur les oiseaux et les écrasai d’un seul coup. Violents furent les cris, terribles les malédictions qui suivirent cet acte hardi. L’oncle Robson venait de monter l’allée avec son fusil, et s’arrêtait en ce moment pour corriger son chien. Tom s’élança vers lui, jurant et lui criant de me corriger à la place de Junon. M. Robson s’appuya sur son fusil et rit beaucoup de la violence de son neveu, ainsi que des malédictions et des outrageantes épithètes dont il m’accablait,

« Bien, vous êtes un bon diable ! s’écria-t-il à la fin en prenant son fusil et se dirigeant vers la maison. Il y a quelque chose chez ce garçon-là. Je veux être maudit si jamais je vis plus noble petit vaurien que celui-là. Il s’est déjà affranchi du gouvernement des jupons ; il brave mère, grand’mère, gouvernante et toutes… Ah ! ah ! ah ! Ne pensez plus à cela, Tom, je vous trouverai une autre nichée demain.

— Si vous le faites, monsieur Robson, je la tuerai aussi, dis-je.

— Hum ! » répondit-il. Et, m’ayant honoré d’un regard hautain que, contre son attente, je soutins sans sourciller, il tourna les talons d’un air de suprême mépris et entra dans la maison.

Tom le suivit et alla tout raconter à sa mère. Il n’était pas dans les habitudes de celle-ci de parler beaucoup sur aucun sujet ; quand je parus, je trouvai sa figure et sas manières doublement sombres et glaciales. Après quelques remarques banales sur le temps, elle dit :

« Je suis fâchée, miss Grey, que vous jugiez nécessaire d’intervenir dans les amusements de monsieur Bloomfield. Il a été très-désespéré de vous avoir vue détruire ses oiseaux.

— Quand les amusements de monsieur Bloomfield consistent à torturer des créatures qui sentent et souffrent, répondis-je, je pense qu’il est de mon devoir d’intervenir.

— Vous semblez avoir oublié, répondit-elle avec calme, que les créatures ont été toutes créées pour notre usage et notre plaisir. »

Je pensais que cette doctrine admettait quelque doute, mais je me bornai à répondre :

« En admettant qu’il en soit ainsi, nous n’avons aucun droit de les torturer pour notre amusement.

— Je pense, répondit-elle, que l’amusement d’un enfant ne peut être mis en balance avec la vie d’une créature sans âme.

— Mais, pour le bien même de l’enfant, il ne faut pas l’encourager dans de tels amusements, répondis-je d’un ton aussi humble que possible, pour me faire pardonner ma fermeté inaccoutumée. Bienheureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde.

— Oh ! c’est vrai ; mais cela se rapporte à notre conduite les uns envers les autres.

— L’homme miséricordieux est rempli de pitié pour la bête, osai-je ajouter.

— Il me semble que vous n’avez pas montré beaucoup de pitié, reprit-elle avec un rire sec et amer, en tuant ces pauvres bêtes d’un seul coup et d’une si choquante façon, et en faisant tant de peine à ce cher enfant pour un simple caprice. »

Je jugeai prudent de ne rien ajouter. C’était la première fois que j’arrivais aussi près d’une querelle avec mistress Bloomfield, et la première fois aussi que j’échangeais autant de paroles de suite avec elle depuis mon entrée dans sa maison.

Mais M. Robson et la vieille mistress Bloomfield n’étaient pas les seuls hôtes dont l’arrivée à Wellwood-House m’ennuyât ; tous visiteurs me causaient plus ou moins de trouble ; non pas tant parce qu’ils me négligeaient (quoique je trouvasse leur conduite étrange et désagréable sous ce rapport), que parce que je ne pouvais éloigner d’eux mes élèves, ainsi que l’on me le recommandait à chaque instant. Tom voulait leur parler, et Mary-Anne voulait être remarquée par eux. Ni l’un ni l’autre ne savaient ce que c’était que rougir, et n’avaient la moindre idée de la plus vulgaire modestie. Ils interrompaient bruyamment la conversation des visiteurs, les ennuyaient par les plus impertinentes questions, colletaient grossièrement les gentlemen, grimpaient sur leurs genoux sans y être invités, se pendaient à leurs épaules ou saccageaient leurs poches, froissaient les robes des ladies, dérangeaient leurs cheveux, tournaient leurs colliers et leur demandaient avec importunité leurs colifichets.

Mistress Bloomfield était choquée et contrariée de tout cela, mais ne faisait rien pour l’empêcher : elle se reposait sur moi de ce soin. Mais comment l’aurais-je pu, quand les hôtes, avec leurs beaux habits et leurs faces nouvelles, les flattaient continuellement et les gâtaient pour plaire aux parents ? comment moi, avec mes habits communs, mon visage qu’ils voyaient tous les jours, et d’honnêtes paroles, aurais-je pu les éloigner des visiteurs ? J’usais toute mon énergie à cela : en m’efforçant de les amuser, je cherchais à les attirer auprès de moi ; au moyen du peu d’autorité que je possédais et par la sévérité que j’osais employer, j’essayais de les empêcher de tourmenter les étrangers, et, en leur reprochant leur conduite grossière, je voulais les en faire rougir et les empêcher de recommencer. Mais ils ne connaissaient pas la honte ; ils se moquaient de l’autorité qui ne pouvait s’appuyer sur la correction. Pour ce qui est de la bonté et de l’affection, ou ils n’avaient pas de cœur, ou, s’ils en avaient un, il était si fortement gardé, et si bien caché, qu’avec tous mes efforts je n’avais pas encore trouvé le moyen d’aller jusqu’à lui.

Bientôt mes épreuves de ce côté arrivèrent à fin, plus tôt que je ne l’espérais ou ne le désirais. Un soir d’une belle journée de la fin de mai, comme je me réjouissais de voir approcher les vacances et me congratulais d’avoir fait faire quelques progrès à mes élèves, car j’étais parvenue à leur faire pénétrer quelque chose dans la tête, et à leur faire accomplir leurs devoirs pendant le temps donné à l’étude, un soir, dis-je, mistress Bloomfield me fit demander et m’annonça qu’après les vacances elle n’aurait plus besoin de mes services. Elle m’assura qu’elle n’avait qu’à se louer de mon caractère et de ma conduite, mais que les enfants avaient fait si peu de progrès depuis mon arrivée, que M. Bloomfield et elle croyaient de leur devoir de chercher quelque autre mode d’instruction ; que, supérieurs à beaucoup d’enfants de leur âge comme intelligence, ils laissaient fort à désirer sous le rapport de l’instruction ; que leurs manières étaient grossières, leur caractère turbulent : ce qu’elle attribuait à un manque de fermeté, de persévérance et de soins diligents de ma part.

Une fermeté inébranlable, une persévérance infatigable et des soins de tous les instants étaient précisément les qualités dont je m’enorgueillissais secrètement, et par lesquelles j’avais espéré, avec le temps, surmonter toutes les difficultés et arriver enfin au succès. Je voulais dire quelque chose pour ma justification : mais je sentis que la voix me manquait, et, plutôt que de manifester aucune émotion et de laisser voir les larmes que je me sentais venir aux yeux, je préférai garder le silence, comme un coupable convaincu en lui-même de la justice de l’arrêt qui le condamne.

Ainsi j’étais renvoyée, et j’allais revoir la maison paternelle. Hélas ! qu’allaient-ils penser de moi ? Incapable, après toutes mes vanteries, de tenir même pendant une année la place de gouvernante auprès de trois jeunes enfants, dont la mère, au dire de ma tante, était une femme très-bien ; ayant été ainsi mise dans la balance et trouvée trop légère, pouvais-je espérer qu’ils me laisseraient faire un second essai ? Cette pensée m’était fort pénible : car, si vexée, fatiguée et désappointée que je fusse, et quoique j’eusse appris chèrement à aimer et apprécier la maison paternelle, je n’étais point encore dégoûtée des aventures ni disposée à me relâcher de mes efforts. Je savais que tous les parents ne ressemblaient point à M. et à Mme Bloomfield, et j’étais assurée que tous les enfants n’étaient point comme les leurs. La famille dans laquelle j’entrerais serait différente, et un changement, quel qu’il fût, ne pouvait qu’être avantageux. J’avais été éprouvée par l’adversité, instruite par l’expérience, et je brûlais de relever mon honneur aux yeux de ceux dont l’opinion pour moi était plus que tout au monde.