Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 323-331).
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CHAPITRE XVIII.

Allégresse et deuil.


Le premier juin arriva enfin, et Rosalie Murray fut transformée en lady Ashby. Elle était d’une beauté splendide dans son costume de mariée. À son retour de l’église, après la cérémonie, elle courut à la salle d’études, le visage animé et riant moitié de joie moitié de désespoir, ainsi qu’il me parut.

« Maintenant, miss Grey, je suis lady Ashby ! s’écria-t-elle. C’est fait ! ma destinée est scellée ; il n’y a plus à reculer, maintenant. Je suis venue pour recevoir vos congratulations et vous dire au revoir ; puis je pars à l’instant pour Paris, Rome, Naples, la Suisse et Londres. Oh ! chère, que de choses je vais voir et entendre avant de revenir ! Mais ne m’oubliez pas, je ne vous oublierai pas moi, quoique j’aie été une mauvaise fille. Allons, pourquoi ne me félicitez-vous pas ?

— Je ne puis vous féliciter, répondis-je, avant de savoir si ce changement est réellement pour le mieux ; mais je l’espère sincèrement, et vous souhaite une véritable félicité et beaucoup de bonheur.

— Eh bien ! au revoir ; la voiture m’attend, et ils m’appellent. »

Elle me donna un baiser à la hâte, et s’enfuit ; mais, revenant tout à coup, elle m’embrassa avec plus d’affection que je ne l’en aurais crue capable, et partit avec des larmes dans les yeux. Pauvre fille ! je l’aimais réellement alors, et lui pardonnais du fond de mon cœur tout le mal qu’elle m’avait fait, et aux autres aussi : elle n’en avait pas connu la moitié, j’en suis sûre, et je priai Dieu de lui pardonner aussi.

Pendant le reste de ce jour de triste fête, je fus laissée à mon libre arbitre. Étant trop bouleversée pour me livrer à aucune occupation suivie, j’errai aux alentours pendant plusieurs heures avec un livre à la main, pensant plutôt que lisant, car j’avais l’imagination remplie de beaucoup de choses. Le soir, je profitai de ma liberté pour aller voir ma vieille amie Nancy, m’excuser de ma longue absence en lui disant combien j’avais été occupée, pour causer, lire ou travailler avec elle, selon qu’elle le préférerait, et aussi, naturellement, pour lui conter les nouvelles de ce jour important, et obtenir peut-être d’elle, en retour, quelques informations sur le prochain départ de M. Weston. Mais elle me parut n’en rien savoir, et j’espérai, comme elle, que tout cela n’était qu’une fausse rumeur. Elle fut très-contente de me voir ; mais, par bonheur, ses affaires allaient si bien qu’elle pouvait presque se passer tout à fait de mes services. Elle s’intéressait profondément au mariage ; mais, pendant que je l’amusais avec les détails et les splendeurs de la fête, elle secoua plus d’une fois la tête en disant : « Puisse le bien en advenir ! » Elle semblait, comme moi, regarder cette union plutôt comme un sujet de tristesse que comme un sujet de réjouissance. Je restai longtemps à causer avec elle de cela et d’autre chose, mais personne ne vint.

Confesserai-je que je tournai plusieurs fois mes regards vers la porte, avec le désir plein d’espoir de la voir s’ouvrir et donner passage à M. Weston, ainsi que cela était arrivé auparavant ? qu’en revenant à travers les prairies et les champs, je m’arrêtai souvent pour regarder autour de moi et marchai plus lentement qu’il n’aurait fallu : car, quoique la soirée fût belle, elle n’était pas chaude ; qu’enfin, j’éprouvai un sentiment de vide et de désappointement en arrivant à la maison sans avoir rencontré ou aperçu personne que quelques pauvres laboureurs revenant de leur travail ?

Cependant, le dimanche approchait ; je pourrais le voir alors, car maintenant que miss Murray était partie, je pouvais reprendre mon coin dans le banc. Je le verrais, et sur son visage, dans sa parole, dans son attitude, je pourrais juger si le mariage de miss Murray l’avait beaucoup affecté. Heureusement, je ne vis pas l’ombre d’une différence ; il avait le même aspect que deux mois auparavant ; voix, physionomie, maintien, rien n’était changé : c’était le même regard vif, la même clarté dans sa parole, la même pureté de style, la même simplicité fervente dans tout ce qu’il disait et faisait, qui allait droit au cœur de ses auditeurs.

Je revins à pied avec miss Mathilde ; mais il ne nous accosta point. Mathilde était triste et ne savait où prendre de l’amusement ; elle avait grand besoin d’un compagnon : ses frères à l’école, sa sœur mariée et partie, elle trop jeune pour être admise dans la société, pour laquelle, à l’exemple de Rosalie, elle commençait jusqu’à un certain point à prendre goût, au moins pour la société d’une certaine classe de gentlemen ; aucune chasse en ce triste temps de l’année, ce qui était pour elle un passe-temps : car, si elle n’en pouvait faire partie, elle avait le plaisir de voir partir son père et les gardes-chasse avec les chiens, et de causer avec eux à leur retour sur les différents oiseaux qu’ils avaient tués. Elle n’avait plus même la consolation qu’aurait pu lui procurer la compagnie du cocher, du groom, des chevaux, des chiens : car sa mère, qui avait, malgré le désavantage de la vie de campagne, disposé si avantageusement de sa fille aînée, l’orgueil de son cœur, avait commencé à tourner sérieusement son attention vers la plus jeune, et, véritablement alarmée de la grossièreté de ses manières et pensant qu’il était grand temps d’opérer une réforme, elle avait enfin usé de son autorité et lui avait interdit tout à fait les cours, les écuries, les chenils et la maison du cocher. On ne lui obéissait pas toujours ; mais, quelque indulgente qu’elle se fût montrée auparavant, sa volonté ne pouvait être méprisée avec impunité, comme celle d’une gouvernante. Après plusieurs scènes entre la mère et la fille, plusieurs violentes altercations qui me rendaient honteuse et dans lesquelles, plus d’une fois, le père fut appelé à confirmer, avec des jurements et des menaces, les prohibitions de la mère, car il commençait à s’apercevoir que « Tilly, quoi qu’elle eût fait un charmant garçon, n’était pas tout à fait ce qu’une jeune lady devait être, » Mathilde comprit enfin que le meilleur parti pour elle, était de s’éloigner des régions défendues, à moins qu’elle ne pût de temps à autre y faire une visite furtive à l’insu de sa vigilante mère.

Au milieu de tout cela, que l’on ne s’imagine pas que je pouvais échapper à mille réprimandes, à mille reproches, qui ne perdaient rien de leur aiguillon pour n’être pas ouvertement formulés, mais qui, pour cette même raison, n’en étaient que plus profondément blessants, car ils n’admettaient aucune défense. Souvent l’on me disait que je devais amuser miss Mathilde avec d’autres choses, et lui rappeler les préceptes et les défenses de sa mère. Je faisais de mon mieux, mais je ne pouvais l’amuser contre son gré, ni avec des choses qui n’étaient point de son goût ; et, quoique je fisse plus que de lui rappeler les ordres de sa mère, les douces remontrances que je pouvais faire demeuraient sans effet.

« Chère miss Grey ! c’est une étrange chose ! Je suppose que vous n’y pouvez rien et que ce n’est pas dans votre nature ; mais je m’étonne que vous ne puissiez gagner la confiance de cette fille, et lui rendre votre société au moins aussi agréable que celle de Robert ou de Joseph.

— Ils peuvent causer mieux que moi des choses auxquelles elle s’intéresse le plus, répondais-je.

— Ah ! voilà une étrange confession, venant de sa gouvernante ! Qui donc doit former les goûts des jeunes ladies, sinon les gouvernantes ? J’ai connu des gouvernantes qui s’étaient si complètement identifiées avec la réputation de leurs jeunes ladies pour l’élégance des manières et les qualités de l’esprit, qu’elles auraient rougi de dire un mot contre elles, qu’entendre le moindre blâme imputé à leurs élèves leur eût semblé pire que d’être censurées dans leur propre personne ; et vraiment, pour ma part, je trouve cela très-naturel.

— Vous pensez, madame ?

— Oui, certainement ; les talents et l’élégance des jeunes ladies importent plus à la gouvernante que les siens propres. Si elle veut prospérer dans sa vocation, il faut qu’elle consacre toute son énergie, toutes ses capacités à son état ; toutes ses idées, toute son ambition, tendront à l’accomplissement de ce seul objet. Quand nous voulons décider du mérite d’une gouvernante, nous jetons naturellement les yeux sur les jeunes ladies qu’elle a élevées, et nous jugeons en conséquence. La gouvernante judicieuse sait cela ; elle sait que, pendant qu’elle vit elle-même dans l’obscurité, les vertus et les défauts de son élève seront visibles pour tous les yeux, et que, à moins de faire abnégation d’elle-même dans son enseignement, elle ne peut espérer le succès. Vous voyez, miss Grey, c’est absolument la même chose que tout autre commerce ou profession ; ceux qui veulent réussir doivent se vouer corps et âme à leur état ; et, dès qu’une gouvernante commence à se laisser aller à l’indolence, elle ne tarde pas à être distancée par de plus sages compétiteurs. Je ne sais laquelle vaut le mieux, de celle qui gâte les enfants par sa négligence, ou de celle qui les corrompt par son exemple. Vous m’excuserez de vous donner ces petits avis ; vous savez que tout cela est pour votre propre bien. Beaucoup de ladies vous parleraient plus ferme que je ne le fais ; beaucoup ne se donneraient pas la peine de vous parler, mais s’occuperaient tranquillement de vous chercher une remplaçante. Cela, vraiment, serait le plan le plus aisé ; mais je connais les avantages d’une place comme celle-ci pour une jeune personne dans votre situation, et je n’ai nul désir de me séparer de vous, certaine que je suis que vous pourriez faire très-bien, si vous vouliez penser à ce que je viens de vous dire et vous donner un peu plus de peine. Je suis convaincue que vous auriez bientôt acquis ce tact délicat qui seul vous manque pour avoir une influence convenable sur l’esprit de votre élève. »

J’allais donner à cette lady une idée de la fausseté de ses espérances, mais elle s’enfuit aussitôt qu’elle eut terminé sa tirade. Elle m’avait dit ce qu’elle voulait me dire, et attendre ma réponse ne faisait point partie de son plan : mon rôle était d’écouter, non de parler.

Cependant, comme je l’ai dit, Mathilde, à la fin, céda jusqu’à un certain point à l’autorité de sa mère (pourquoi cette autorité ne s’est-elle exercée plus tôt ?) et étant ainsi privée de presque tous ses sujets d’amusements, elle ne pouvait tuer le temps qu’en faisant de longues courses à cheval avec le groom, de longues promenades à pied avec la gouvernante, et en visitant les cottages et les fermes du domaine de son père. Dans une de ces promenades, nous eûmes la chance de rencontrer M. Weston. C’était ce que j’avais longtemps désiré ; mais, pendant un moment, je souhaitai que nous ne l’eussions pas rencontré ; je sentais mon cœur battre si violemment, que je craignais de laisser apparaître quelque émotion intérieure ; mais je crois qu’il me regarda à peine, et je devins bientôt calme. Après une brève salutation à toutes deux, il demanda à Mathilde si elle avait eu récemment des nouvelles de sa sœur.

« Oui, répondit-elle, elle était à Paris lors de sa dernière lettre ; elle va très-bien, et elle est très-heureuse. »

Elle prononça ce dernier mot avec emphase, et avec un regard impertinemment rusé. Il ne parut pas y faire attention, mais répondit avec une égale emphase et très-sérieusement :

« J’espère que son bonheur durera.

— Pensez-vous que ce soit probable ? me hasardai-je à demander ; car Mathilde était partie à la suite de son chien qui chassait un levraut.

— Je ne puis le dire, répondit-il. Sir Thomas peut être un meilleur homme que je ne le suppose ; mais d’après tout ce que j’ai entendu et vu, il me semble malheureux qu’une jeune fille si jeune et si gaie, si intéressante, pour exprimer plusieurs choses d’un seul mot, dont le plus grand, sinon le seul défaut, paraissait être l’insouciance, défaut important à coup sûr, puisqu’il rend celui qui le possède sujet à presque tous les autres, et l’expose à un si grand nombre de tentations ; il me semble, dis-je, malheureux qu’elle ait été sacrifiée à un pareil homme. C’était la volonté de sa mère, je suppose ?

— Oui ; et la sienne aussi, je crois, car elle riait toujours quand je m’efforçais de l’en dissuader.

— Vous l’avez essayé ? Alors, vous aurez du moins la satisfaction, si cette union est malheureuse, de savoir que ce n’est pas votre faute. Quant à mistress Murray, je ne sais comment elle peut justifier sa conduite ; si j’étais assez connu d’elle, je le lui demanderais.

— Cette conduite paraît peu naturelle ; mais il y a des gens qui regardent le rang et la richesse comme le principal bien ; et, s’ils peuvent les assurer à leurs enfants, ils croient avoir fait leur devoir.

— C’est vrai ; mais il est étrange que des personnes d’expérience, qui ont été mariées elles-mêmes, puissent juger si faussement ! »

Mathilde revint tout essoufflée, avec le corps lacéré du jeune lièvre à la main.

« Votre intention était-elle de tuer ce lièvre ou de le sauver, miss Murray ? demanda M. Weston, apparemment étonné de sa contenance radieuse.

— J’aurais peut-être voulu le sauver, répondit-elle avec assez de franchise, il est si jeune ; et pourtant j’ai eu du plaisir à le voir tuer : vous pouvez, d’ailleurs, tous deux voir que je n’ai pu rien y faire ; Prince voulait l’avoir, il l’a saisi par les reins et l’a tué en une minute ! N’était-ce pas une noble chasse ?

— Très-noble ! une jeune lady courant après un levraut ! »

Il y avait un tranquille sarcasme dans le ton de sa réponse qui ne fut pas perdue pour elle ; elle haussa les épaules, et se détournant, me demanda comment j’avais trouvé le divertissement. Je répondis que je n’avais vu aucun divertissement dans l’affaire ; mais j’admis que je n’y avais pas donné une attention bien suivie.

« N’avez-vous pas vu comme il a doublé, absolument comme un vieux lièvre ? et n’avez-vous pas entendu son cri ?

— Je suis heureuse de pouvoir dire que je ne l’ai pas entendu.

— Il pleurait absolument comme un enfant.

— Pauvre petite bête ! Qu’en voulez-vous faire ?

— Venez, je le laisserai à la première maison où nous entrerons. Je ne veux pas l’emporter, de peur que papa ne me gronde pour avoir laissé le chien le tuer. »

M. Weston était parti, et nous continuâmes notre chemin ; mais en revenant, après avoir déposé le lièvre dans une ferme, en échange d’un peu de gâteau d’épice et de vin de groseille, nous le rencontrâmes au retour de sa mission, quelle qu’elle pût être. Il portait à la main un beau bouquet de campanules qu’il m’offrit, me disant avec un sourire que, quoiqu’il m’eût vue si peu pendant les deux derniers mois, il n’avait pas oublié que les campanules étaient au nombre de mes fleurs favorites. Cela fut fait comme un simple acte de bienveillance, sans compliments ou courtoisie remarquables, sans aucun regard qui pût être pris pour de « la respectueuse et tendre adoration ; » mais pourtant c’était quelque chose, que de trouver qu’il se fût si bien souvenu d’une de mes paroles, si peu importante ; c’était quelque chose de savoir qu’il avait remarqué avec tant d’exactitude le temps où j’avais cessé de paraître à sa vue.

« L’on m’a dit, miss Grey, que vous dévorez les livres, et vous vous absorbez si complètement dans vos études, que vous êtes perdue pour tout autre plaisir.

— Oui, et c’est très-vrai ! s’écria Mathilde.

— Non, monsieur Weston, ne croyez pas cela ; c’est un scandaleux mensonge. Ces jeunes ladies aiment trop à faire des assertions à tort et à travers aux dépens de leurs amis ; et vous devez vous montrer très-circonspect en les écoutant.

— J’espère que cette assertion est sans fondement, dans tous les cas.

— Pourquoi ? avez-vous quelque objection sérieuse à ce que les ladies étudient ?

— Non ; mais j’en ai une à ce qu’elles étudient au point de perdre de vue toute autre chose. Excepté dans des circonstances spéciales, je considère une étude très-constante comme une perte de temps, et comme nuisible à l’esprit aussi bien qu’au corps.

— Je n’ai ni le temps ni l’inclination de commettre de tels méfaits. »

Nous nous séparâmes de nouveau.

Eh bien ! qu’y a-t-il de remarquable dans tout cela ? Pourquoi l’ai-je rapporté ? Parce que, lecteur, c’était assez important pour me donner une soirée joyeuse, une nuit de rêves agréables et un lendemain d’heureuses espérances. Gaieté de tête sans cervelle, rêves absurdes, espérances sans fondement, direz-vous ; et je ne vous démentirai pas : des soupçons semblables ne s’élevaient que trop souvent dans mon propre esprit. Mais nos désirs sont comme l’amadou : le silex et l’acier des circonstances font continuellement jaillir des étincelles qui s’évanouissent aussitôt, à moins qu’elles n’aient la chance de tomber sur l’amadou de nos désirs ; alors, il prend feu à l’instant, et la flamme d’espérance est allumée en un moment.

Mais, hélas ! ma vacillante flamme d’espérance fut tristement éteinte par une lettre de ma mère, qui me parlait si sérieusement de l’aggravation de la maladie de mon père, que je craignis qu’il n’y eût que peu ou point d’espoir qu’il se rétablît ; et, si proches que fussent les vacances, je tremblais qu’elles ne vinssent trop tard pour que je pusse le revoir encore en ce monde. Deux jours après, une lettre de Mary me dit que l’on désespérait de lui, et que sa fin semblait approcher rapidement. Je demandai aussitôt la permission d’anticiper sur les vacances et de partir sans délai. Mistress Murray ouvrit de grands yeux et s’étonna de l’énergie et de la hardiesse avec laquelle je présentai ma requête ; elle pensait qu’il n’y avait pas lieu de tant se presser, mais enfin elle me donna la permission de partir. Elle me dit pourtant qu’il n’était pas besoin de me mettre dans une telle agitation, que ce pouvait être, après tout, une fausse alarme ; que, s’il arrivait le contraire, eh bien, c’était le cours de la nature ; que nous devions tous mourir, et que je ne devais pas me supposer la seule personne au monde qui fût affligée. Elle conclut en me disant que je pourrais avoir le phaéton pour me conduire jusqu’à O… « Et au lieu de vous plaindre, miss Grey, ajouta-t-elle, soyez reconnaissante des privilèges dont vous jouissez. Il est plus d’un pauvre membre du clergé dont la famille serait plongée dans la ruine par sa mort ; tandis que vous, vous le voyez, vous avez des amis influents prêts à vous continuer leur patronage et à vous montrer toute considération. »

Je la remerciai pour sa « considération, » et montai rapidement à ma chambre pour faire mes préparatifs de départ. Mon chapeau et mon châle mis, et quelques objets entassés à la hâte dans ma plus grande malle, je descendis. Mais j’aurais pu prendre mon temps, car personne ne se pressait, et il me fallut attendre pendant un temps assez considérable le phaéton. À la fin il parut à la porte, et je partis ; mais quel triste voyage je fis, et qu’il fut différent de mes autres retours à la maison paternelle ! Arrivant trop tard pour la diligence à…, je fus obligée de louer un cabriolet pendant dix milles, puis un chariot pour me transporter dans les montagnes. Il était dix heures et demie quand j’arrivai à la maison. On n’était pas couché.

Ma mère et ma sœur vinrent toutes deux à ma rencontre dans le passage, tristes, silencieuses et pâles ! Je fus tellement émue et frappée de terreur que je ne pus ouvrir la bouche pour demander la nouvelle tant désirée et que maintenant je redoutais d’apprendre.

« Agnès ! dit ma mère, s’efforçant de comprimer une violente émotion.

— Oh ! Agnès, s’écria Mary, et elle fondit en larmes.

— Comment va-t-il ? demandai-je avec angoisse.

— Mort. »

C’était la réponse que j’attendais : mais le coup n’en fut pas moins terrible.