Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 309-313).


CHAPITRE XVI.

La substitution.


Le dimanche suivant fut un des plus sombres jours d’avril, un jour de nuages épais et de grosses averses. Aucun des Murray n’était disposé à retourner à l’église l’après-midi, excepté Rosalie ; elle désirait y aller comme de coutume ; aussi elle commanda la voiture et j’allai avec elle. Je n’en étais nullement fâchée, d’ailleurs : car à l’église je pouvais, sans crainte de raillerie ou de mépris, regarder un être et un visage plus agréables pour moi que les plus belles créations de Dieu ; je pouvais écouter sans interruption une voix plus douce à mon oreille que la plus suave musique. Il me semblait que j’étais en communion avec cette âme à laquelle je m’intéressais tant, que j’étais imbue de ses plus pures pensées, de ses plus saintes aspirations, sans aucun alliage à une telle félicité que les secrets reproches de ma conscience, qui me murmuraient trop que je me trompais, et que j’offensais Dieu en le priant avec un cœur plus occupé de la créature que du créateur.

Quelquefois ces pensées me causaient assez de trouble ; mais quelquefois aussi je les apaisais en me disant que ce n’était pas l’homme, mais sa bonté que j’aimais. « Toutes les fois que des choses sont pures, belles, honnêtes et bonnes, pensez à ces choses. » Nous faisons bien d’adorer Dieu dans ses œuvres ; et je me disais que je n’en connaissais aucune qui eût autant des attributs de Dieu, de son esprit, que ce fidèle serviteur de Dieu ; que le connaître et ne pas l’apprécier serait insensibilité obtuse chez moi, qui avais si peu d’autres choses pour occuper mon cœur.

Presque immédiatement après la fin du service, miss Murray quitta l’église. Il nous fallut attendre sous le porche, car il pleuvait et la voiture n’était pas arrivée. Je me demandais pourquoi elle s’était tant hâtée de sortir, car ni le jeune Meltham ni le squire Green n’étaient là ; mais je vis bientôt que c’était pour se procurer une entrevue avec M. Weston quand il sortirait, ce qui eut lieu à l’instant. Nous ayant saluées toutes les deux, il allait passer ; mais elle le retint, d’abord avec des observations sur le mauvais temps, puis en lui demandant s’il voudrait être assez bon pour venir quelque matin visiter la petite-fille de la vieille femme qui tenait la loge du portier, car cette fille était malade et désirait le voir. Il promit d’y aller.

« Et à quelle heure viendrez-vous le plus probablement, monsieur Weston ? La vieille femme aimerait à savoir pour quel moment elle doit vous attendre. Vous savez que de telles gens tiennent, plus que nous ne le supposons, à avoir leur chaumière propre quand des personnes convenables viennent leur rendre visite. »

Il y avait là un merveilleux exemple de réflexion chez l’irréfléchie miss Murray. M. Weston dit une heure de la matinée à laquelle il s’efforcerait d’être là. Pendant ce temps la voiture était arrivée, et le laquais attendait, un parapluie ouvert à la main, pour escorter miss Murray à travers le cimetière. Je me disposais à les suivre ; mais M. Weston avait aussi un parapluie, et offrit de m’en faire profiter, car il pleuvait très-fort.

« Non, je vous remercie, je ne crains pas la pluie, » dis-je.

Je n’avais jamais le sens commun, quand j’étais prise à l’improviste.

« Mais je ne suppose pas que vous l’aimiez non plus ? un parapluie, dans aucun cas, ne peut vous nuire, » répondit-il avec un sourire qui montrait qu’il n’était point offensé, comme un homme d’un caractère moins égal et de moins de pénétration eût pu l’être en se voyant l’objet d’un semblable refus.

Je ne pouvais nier la vérité de son assertion, et ainsi j’allai avec lui jusqu’à la voiture. Il m’offrit même la main pour m’aider à y monter, marque de politesse que j’acceptai aussi, de peur de l’offenser. Il ne me donna qu’un regard, un petit sourire en partant ; mais, dans ce regard et dans ce sourire, je lus ou je crus lire une signification qui alluma dans mon cœur une flamme d’espérance plus brillante que toutes celles qui s’y étaient jamais élevées.

« Je vous aurais renvoyé le laquais, miss Grey, si vous aviez attendu un moment ; vous n’aviez pas besoin de prendre le parapluie de M. Weston, fit observer Rosalie, avec un nuage très-sombre sur sa jolie figure.

— Je serais venue sans parapluie ; mais M. Weston m’a offert le sien, et je ne pouvais le refuser plus que je ne l’ai fait sans l’offenser, répondis-je avec un sourire calme ; car mon bonheur intérieur me faisait trouver amusant ce qui m’eût offensé dans un autre moment.

La voiture était en mouvement. Miss Murray se pencha en avant, et regarda par la portière lorsque nous passâmes auprès de M. Weston. Il se dirigeait tranquillement vers sa demeure et ne détourna pas la tête.

« Stupide âne ! s’écria-t-elle en se rejetant sur le siège. Vous ne savez pas ce que vous avez perdu en ne regardant pas de ce côté.

— Qu’a-t-il perdu ?

— Un salut de moi qui l’eût transporté au septième ciel. »

Je ne répondis sien. Je vis qu’elle était en colère, et je tirai un secret plaisir, non du fait qu’elle était vexée, mais de ce qu’elle croyait avoir lieu de l’être. Cela me faisait penser que mes espérances n’étaient point entièrement nées de mes vœux et de mon imagination.

« J’ai intention de prendre M. Weston au lieu de M. Hatfield, dit ma compagne après un moment de silence, et en reprenant quelque chose de sa gaieté ordinaire. Le bal d’Ashby-Park a lieu mardi, vous savez ; et maman croit qu’il est très-probable que sir Thomas me fera sa demande. Ces choses-là se font souvent dans la salle de bal, où les hommes sont plus facilement captivés et les ladies plus enchanteresses. Mais si je dois être mariée si promptement, il me faut tirer le meilleur parti du temps qui me reste ; et j’ai décidé qu’Hatfield ne serait pas le seul homme qui mettrait son cœur à mes pieds et m’implorerait en vain d’accepter son indigne offrande.

— Si vous voulez faire de M. Weston une de vos victimes, dis-je avec une indifférence affectée, il vous faudra lui faire vous-même de telles ouvertures, qu’il ne vous sera pas facile de reculer quand il vous demandera de réaliser les espérances que vous aurez fait naître.

— Je ne suppose pas qu’il me demande jamais de l’épouser ; ce serait trop de présomption ! mais je veux lui faire sentir mon pouvoir. Et il l’a déjà senti, vraiment ; mais il faut qu’il le reconnaisse aussi ; et, quelque ridicules que soient ses espérances, il faudra qu’il les garde pour lui, et que je m’en amuse pendant quelque temps.

— Oh ! si quelque bienveillant esprit pouvait murmurer ces paroles à son oreille ! » m’écriai-je intérieurement.

J’étais trop indignée pour répondre à ses paroles, et il ne fut plus question de M. Weston ce jour-là. Mais le lendemain matin, aussitôt après le déjeuner, miss Murray vint dans la salle d’étude, où sa sœur était occupée à ses études, ou plutôt à ses leçons, car ce n’étaient point des études, et dit :

« Mathilde, je désire que vous veniez vous promener avec moi, vers onze heures.

— Oh ! je ne peux, Rosalie ; il faut que je donne des ordres touchant ma nouvelle bride et le drap de ma selle, et que je parle au preneur de rats à propos de ses chiens : miss Grey ira avec vous.

— Non, c’est vous que je veux, » dit Rosalie.

Et appelant sa sœur auprès de la fenêtre, elle lui chuchota quelques mots à l’oreille, après quoi Mathilde consentit à la suivre.

Je me souvins que onze heures étaient le moment où M. Weston se proposait de venir à la loge de la portière, et je vis toute l’intrigue. Aussi, au dîner, il me fallut entendre un long récit, comme quoi M. Weston les avait rejointes pendant qu’elles marchaient le long de la route ; comment elles avaient fait une longue promenade avec lui et l’avaient réellement trouvé un agréable compagnon ; comment il avait dû être et était évidemment enchanté d’elles et de leur extraordinaire condescendance, etc., etc.