Agnès Grey/14
Shirley et Shirley et Agnès Grey, Ch. Lahure et Cie, (p. 290-302).
CHAPITRE XIV.
Le recteur.
Le jour suivant, le temps fut aussi beau que la veille. Aussitôt après le déjeuner, miss Mathilde, ayant galopé sans profit à travers quelques leçons, et martyrisé le piano pendant une heure, en colère contre lui et contre moi, parce que sa mère ne voulait pas lui accorder de vacances, s’était rendue à ses endroits de prédilection : la cour, les écuries et le chenil. Miss Murray était sortie pour une calme promenade avec un nouveau roman à la mode pour compagnon, me laissant à la salle d’étude travailler sans relâche à une aquarelle que j’avais promis de faire pour elle, et qu’elle voulait que je finisse ce jour-là.
À mes pieds était un petit chien terrier. C’était la propriété de miss Mathilde ; mais elle détestait cet animal et voulait le vendre, alléguant qu’il était complètement gâté. C’était réellement un excellent chien de son espèce ; mais elle affirmait qu’il n’était bon à rien et n’avait pas seulement le sens de connaître sa maîtresse.
Le fait est qu’elle l’avait acheté lorsqu’il était tout petit, et avait tout d’abord voulu que personne ne le touchât qu’elle. Mais, bientôt fatiguée d’un nourrisson si ennuyeux, elle avait facilement consenti à me permettre d’en prendre soin. J’avais donc nourri la pauvre petite créature de l’enfance à l’adolescence, et tout naturellement j’avais obtenu son affection ; récompense que j’eusse fort appréciée, et considérée comme compensant et au delà la peine que j’avais eue, si la reconnaissance du pauvre Snap ne l’avait exposé à de dures paroles et à des coups de la part de sa maîtresse, et s’il n’eût en ce moment même couru risque d’être vendu à quelque maître dur et méchant. Mais comment pouvais-je empêcher cela ? Je ne pouvais, par de mauvais traitements, m’en faire haïr, et elle ne voulait pas se l’attacher en le traitant avec bonté.
Pendant que j’étais là assise, le pinceau à la main, mistress Murray entra dans la salle.
« Miss Grey, dit-elle, chère, comment pouvez-vous rester à votre dessin par un jour comme celui-ci ? (Elle pensait que je peignais pour mon propre plaisir.) Je m’étonne que vous ne mettiez pas votre chapeau et ne sortiez pas avec les jeunes ladies.
— Je pense, madame, que miss Murray est occupée à lire, et que miss Mathilde s’amuse avec ses chiens.
— Si vous vouliez essayer d’amuser vous-même miss Mathilde un peu plus, je crois qu’elle ne serait pas forcée de chercher de l’amusement en la compagnie des chiens, des chevaux, des grooms, autant qu’elle le fait ; et si vous vouliez être un peu plus gaie, plus expansive avec miss Murray, elle ne s’en irait pas si souvent dans les champs avec un livre à la main. Je n’ai pas l’intention de vous faire de la peine ; pourtant, ajouta-t-elle en voyant, je suppose, que mes joues étaient brûlantes et que ma main tremblait d’émotion, je vous en prie, ne soyez pas si affectée ; je n’ai pas autre chose à vous dire sur ce sujet. Dites-moi si vous savez où est allée Rosalie, et pourquoi elle aime tant à être seule.
— Elle dit qu’elle aime à être seule lorsqu’elle a un livre nouveau.
— Mais pourquoi ne peut-elle lire dans le parc ou dans le jardin ? pourquoi va-t-elle dans les champs et dans les prairies ? Et comment se fait-il que M. Hatfield la rencontre si souvent ? Elle m’a dit la semaine dernière qu’il avait fait marcher son cheval à côté d’elle tout le long de Mos-Lane ; et maintenant je suis sûre que c’est lui que j’ai vu traversant si lestement les portes du parc et se dirigeant vers les champs où elle a coutume d’aller si fréquemment. Je voudrais que vous allassiez voir si elle est là, et lui rappeler avec douceur qu’il n’est pas convenable pour une jeune lady de son rang et de sa fortune de s’en aller seule de cette façon, exposée aux attentions du premier venu qui osera s’adresser à elle, comme une pauvre fille négligée qui n’a ni parc pour se promener, ni amis pour prendre soin d’elle ; dites-lui que son père serait extrêmement irrité s’il savait qu’elle traite M. Hatfield avec familiarité, comme je crains fort qu’elle ne le traite. Oh ! si vous saviez, si aucune gouvernante pouvait avoir la moitié de la vigilance, la moitié des soucis anxieux d’une mère, ce tourment m’aurait été épargné, et vous verriez la nécessité de tenir vos yeux sur elle et de lui rendre votre société agréable. Eh bien ! allez, allez donc ; il n’y a pas de temps à perdre, » s’écria-t-elle, voyant que j’avais mis de côté mes instruments de dessin et que j’attendais sur la porte la conclusion de son discours.
Suivant ses prévisions, je trouvais miss Murray dans son champ favori, en dehors du parc, et malheureusement elle n’était pas seule ; car M. Hatfield marchait lentement à côté d’elle.
Je me trouvais dans un assez grand embarras. Il était de mon devoir de faire cesser le tête-à-tête ; mais comment m’y prendre ? M. Hatfield ne pouvait être mis en fuite par une personne aussi insignifiante que moi ; et aller me placer de l’autre côté de miss Murray, la gratifier de ma présence malencontreuse sans avoir l’air de faire attention à son compagnon, était une grossièreté dont je ne pouvais me rendre coupable ; je n’avais pas non plus le courage de l’appeler de l’autre bout du champ en lui criant qu’on la demandait ailleurs. Je pris donc le parti intermédiaire de marcher lentement, mais fermement, vers eux, résolue, si ma présence ne mettait pas en fuite le damoiseau, de passer auprès d’eux et de dire à miss Murray que sa mère la demandait.
Elle était vraiment charmante, se promenant lentement sous les marronniers verdoyants qui étendaient leurs longs bras par-dessus les palissades du parc, avec son livre fermé dans une main, et dans l’autre une gracieuse branche de myrte qui lui servait de jouet ; ses boucles dorées qui s’échappaient à profusion de son petit chapeau, doucement agitées par la brise ; ses joues roses enluminées par le plaisir de la vanité satisfaite ; son œil bleu, tantôt jetant un regard timide sur son admirateur, tantôt s’abaissant sur la branche de myrte. Mais Snap, courant devant moi, l’interrompit au milieu d’une repartie moitié impertinente, moitié enjouée, en la saisissant par sa robe et la tirant violemment, ce qui irrita M. Hatfield, qui, de sa canne, administra un coup sonore sur le crâne de l’animal, et l’envoya glapissant auprès de moi avec un bruit qui amusa beaucoup le révérend gentleman. Mais, me voyant si proche, il pensa, je suppose, que ce qu’il avait de mieux à faire c’était de s’en aller ; et, comme je me baissais pour caresser le chien afin de montrer que je désapprouvais sa sévérité, je l’entendis dire :
« Quand vous reverrai-je, miss Murray ?
— À l’église, je suppose, répondit-elle, à moins que vos affaires ne vous amènent ici au moment précis où je me promène de ce côté.
— Je pourrais m’arranger de façon à avoir toujours à faire ici, si je savais le moment précis et le lieu où vous rencontrer.
— Mais, quand même je voudrais vous en informer, je ne le pourrais pas : je suis si peu méthodique ! je ne puis jamais dire aujourd’hui ce que je ferai demain.
— Alors donnez-moi, en attendant, cela pour me consoler, dit-il d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, et, en étendant la main pour s’emparer de la branche de myrte.
— Non, vraiment, non je ne le puis.
— Donnez-le-moi, je vous en prie. Je serai le plus infortuné des hommes si vous ne me le donnez pas. Vous ne pouvez avoir la cruauté de me refuser une faveur qui vous coûtera si peu et que j’estime à si haut prix ! » disait-il avec autant d’ardeur que si sa vie en eût dépendu.
Pendant ce temps, j’étais à quelques pas d’eux, attendant qu’il s’en allât.
« Allons, prenez-le et partez, » dit Rosalie.
Il reçut le don avec joie, murmura quelque chose qui la fit rougir et secouer la tête, mais avec un petit sourire qui montrait que son déplaisir n’était qu’affecté ; puis il se retira en faisant une salutation polie.
« Vîtes-vous jamais un homme pareil, miss Grey ? dit-elle en se tournant vers moi. Je suis si contente que vous soyez venue ! je croyais ne jamais pouvoir m’en débarrasser, et j’avais si peur que papa ne vînt à le voir !
— Est-il resté longtemps avec vous ?
— Non, pas longtemps ; mais il est si impertinent ! il est toujours à se promener par ici, prétendant que les devoirs de son ministère l’y appellent, mais en réalité pour me guetter, et venir m’ennuyer toutes les fois qu’il me voit.
— Eh bien, votre mère pense que vous ne devriez jamais sortir du parc ou du jardin sans être accompagnée par quelque personne raisonnable comme moi, pour tenir à distance tous les importuns. Elle a vu M. Hatfield passer en courant devant les portes du parc, et elle m’a envoyée aussitôt en me recommandant de vous chercher et de prendre soin de vous, et également de vous avertir…
— Oh ! maman est si ennuyeuse ! comme si je ne pouvais prendre soin de moi-même ! Elle m’a ennuyée déjà à propos de M. Hatfield, et je lui ai répondu qu’elle pouvait se fier à moi ; je n’oublierai jamais mon rang ni ma position pour un homme, fût-il le plus aimable et le plus charmant de tous. Je voudrais qu’il se jetât demain à mes genoux, en me suppliant de vouloir bien consentir à être sa femme, afin de montrer à ma mère combien elle s’est trompée en croyant que j’aie pu avoir cette pensée. Oh ! cela me met en fureur ! Penser que je pourrais être assez folle pour aimer ! Une telle chose est tout à fait au-dessous de la dignité d’une femme. L’amour, je déteste ce mot ! Appliqué à une personne de notre sexe, je le tiens pour une parfaite insulte. Je pourrais avoir une préférence, mais jamais pour le pauvre M. Hatfield, qui ne jouit pas même de sept cents guinées par an. J’aime à causer avec lui, parce qu’il a de l’esprit et qu’il est amusant ; je voudrais que Thomas Ashby fût seulement moitié aussi bien. D’ailleurs, j’ai besoin de quelqu’un pour me courtiser, et nul autre n’a l’idée de venir ici. Quand nous sortons, maman ne veut pas que je coquette avec un autre que sir Thomas Ashby, s’il est présent ; et, s’il est absent, je suis liée pieds et mains par la crainte que quelqu’un n’aille faire à ma mère quelque histoire exagérée et ne lui mette dans la tête que je suis engagée, ou très-probablement prête à m’engager à un autre ; ou plutôt encore par la crainte que la vieille mère de sir Thomas ne puisse me voir et m’entendre et en conclure que je ne suis pas une femme convenable pour son fils : comme si ce fils n’était pas le plus grand vaurien de la chrétienté, et si une femme de la plus vulgaire honnêteté n’était pas encore beaucoup trop bonne pour lui !
— Est-ce vrai, miss Murray ? est-ce que votre mère sait cela, et persiste pourtant à vouloir vous le faire épouser ?
— Certainement elle le sait. Elle en sait plus sur lui que moi, je crois ; elle me le cache, de peur de me décourager ; elle ne sait pas combien je fais peu de cas de ces sortes de choses. Car ce n’est pas réellement grand’chose : il se rangera quand il sera marié, comme dit maman, et les débauchés réformés sont les meilleurs maris, chacun le sait. Je voudrais seulement qu’il ne fût pas si laid ; voilà tout ce qui me préoccupe. Mais je n’ai pas le choix dans ce pays-ci, et papa ne veut pas nous permettre d’aller à Londres !
— Mais il me semble que M. Hatfield serait de beaucoup préférable.
— Certainement ; s’il était propriétaire d’Ashby-Park, vous avez raison. Mais il faut que j’aie Ashby-Park, n’importe qui doive le partager avec moi.
— Mais M. Hatfield croit que vous l’aimez. Vous ne pensez donc pas combien il va être désappointé quand il reconnaîtra son erreur ?
— Non vraiment ! ce sera la juste punition de sa présomption, d’avoir osé penser que je pourrais l’aimer. Rien ne pourrait me faire plus de plaisir que de lui ôter le voile qu’il a sur les yeux.
— Le plus tôt sera le mieux, alors.
— Non, j’aime à m’amuser de lui ; du reste, il ne pense pas sérieusement que je l’aime ; je prends bien soin qu’il ne puisse le penser ; vous ne savez pas avec quelle habileté je mène la chose. Il peut avoir la présomption de m’amener à l’aimer, voilà tout ; et c’est de cela que je veux le punir comme il le mérite.
— Eh bien, faites attention de ne pas trop donner raison à sa présomption, voilà tout, » répondis-je.
Mais toutes mes observations furent vaines : elle ne servirent qu’à lui faire prendre plus de soin de me déguiser ses désirs et ses pensées. Elle ne me parlait plus du recteur ; mais je pouvais voir que son esprit, sinon son cœur, était toujours fixé sur lui, et qu’elle désirait obtenir une nouvelle entrevue : car, bien que pour complaire à la prière de sa mère je me fusse constituée pour quelque temps la compagne de ses excursions, elle persistait toujours à se diriger du côté des champs et des prairies qui bordaient la route ; et, soit qu’elle me parlât, soit qu’elle lût le livre qu’elle tenait à la main, elle s’arrêtait à chaque instant pour regarder autour d’elle, ou jeter un coup d’œil sur la route pour voir si personne ne venait ; et, si un homme à cheval venait à passer, je voyais par la façon dont elle le traitait, quel qu’il fût, qu’elle le haïssait parce qu’il n’était pas M. Hatfield.
« Assurément, pensai-je, elle n’est pas aussi indifférente pour lui qu’elle le croit ou qu’elle voudrait le persuader aux autres ; et l’inquiétude de sa mère n’est pas tout à fait sans cause, ainsi qu’elle l’affirme. »
Trois jours se passèrent, et il ne parut pas. Dans l’après-midi du quatrième, comme nous marchions le long de la barrière du parc, dans le champ mémorable, avec chacune un livre à la main (car j’avais soin de toujours me munir de quelque chose pour m’occuper dans les moments où elle ne me demandait pas de causer avec elle), elle interrompit tout à coup mes études en s’écriant :
« Oh ! miss Grey, soyez donc assez bonne pour aller voir Marc Wood, et remettre à sa femme une demi-couronne de ma part. J’aurais dû la lui remettre ou la lui envoyer il y a une semaine, mais j’ai complètement oublié. Voilà, dit-elle en me jetant sa bourse et en parlant avec beaucoup de précipitation. Ne vous donnez pas la peine d’ouvrir la bourse maintenant, emportez-la et donnez-leur ce que vous voudrez ; je voudrais pouvoir aller avec vous, mais il faut que je finisse ce volume. J’irai à votre rencontre quand j’aurai fini. Allez vite, et… oh ! attendez… Ne vaudrait-il pas mieux aussi lui faire un bout de lecture ? Courez à la maison et prenez quelque bon livre. Le premier venu fera l’affaire. »
Je fis ce qu’elle désirait ; mais, soupçonnant quelque chose d’après sa précipitation et l’imprévu de la requête, je regardai derrière moi avant de quitter le champ, et je vis M. Hatfield s’avancer de son côté. En m’envoyant prendre un livre à la maison, elle m’avait empêché de le rencontrer sur la route.
« Bah ! pensai-je, il n’y aura pas grand mal de fait. Le pauvre Marc sera bien content de la demi-couronne, et peut-être du bon livre aussi ; et, si le recteur vole le cœur de miss Rosalie, cela humiliera son orgueil. S’ils se marient à la fin, elle sera sauvée d’un sort pire. Après tout, elle est un assez bon parti pour lui, et lui pour elle. »
Marc Wood était le laboureur malade de consomption dont j’ai déjà parlé. Il s’en allait maintenant rapidement. Miss Murray, par sa libéralité, obtint la bénédiction « de celui qui était près de mourir ; » car, quoique la demi-couronne lui fût inutile à lui, il fut content de la recevoir pour sa femme et ses enfants, qui allaient être sitôt, l’une veuve, les autres orphelins. Après être restée quelques minutes et avoir lu quelques passages, pour sa consolation et pour celle de sa femme affligée, je les quittai. Mais je n’avais pas fait cinquante pas, que je rencontrai M. Weston, se rendant probablement auprès du malade que je venais de quitter. Il me salua, s’arrêta pour s’enquérir de la position du malade et de sa famille, et sans cérémonie me prit des mains le livre dans lequel je venais de lire, tourna les feuillets, fit quelques remarques brèves et pleines de sens, et me le rendit ; il me parla ensuite de quelques pauvres malades qu’il venait de visiter, me donna des nouvelles de Nancy Brown, fit quelques observations sur mon ami le petit terrier qui sautillait à ses pieds et sur la beauté du temps, et partit.
J’ai omis de rapporter ses paroles en détail, parce que je pense qu’elles n’intéresseraient pas le lecteur comme elles m’intéressaient, mais non parce que je les ai oubliées. Oh ! non, je me les rappelle bien. J’ai réfléchi bien des fois depuis sur ces paroles ; je me souviens de chaque intonation de sa voix grave et claire ; de chaque étincelle de son œil vif et brun, de chaque rayon de son sourire agréable, mais trop passager. Une semblable confession, je le crains, paraîtra bien absurde ; mais que m’importe ! je l’ai écrite, et ceux qui la liront ne connaîtront pas l’écrivain.
Pendant que je revenais, heureuse et enchantée de tout ce qui m’entourait, miss Murray vint en courant à ma rencontre. Son pas léger, ses joues colorées, son sourire radieux, me montrèrent qu’elle aussi était heureuse à sa façon. Se précipitant vers moi, elle passa son bras sous le mien, et, sans prendre le temps de respirer, elle commença :
« Miss Grey, tenez-vous pour fort honorée, car je vais vous raconter mes nouvelles avant d’en avoir soufflé un mot à qui que ce soit.
— Eh bien ! qu’y a-t-il ?
— Oh ! quelles nouvelles ! D’abord, il faut que vous sachiez que M. Hatfield est tombé sur moi aussitôt que vous avez été partie. J’avais si peur que papa ou maman ne l’aperçût ! mais vous savez que je ne pouvais vous rappeler, et ainsi… Oh ! chère, je ne puis tous dire tout ce qui s’est passé, car je vois Mathilde dans le parc, et il faut que j’aille lui ouvrir mon sac. Mais je puis vous dire qu’Hatfield a été plus audacieux que d’habitude, plus complimenteur et plus tendre que jamais : il l’a essayé du moins ; il n’a pas été très-heureux en cela, parce que ce n’est pas sa veine. Je vous raconterai tout ce qu’il m’a dit une autre fois.
— Mais que lui avez-vous dit ? c’est ce qui m’intéresse le plus.
— Je vous dirai aussi cela une autre fois. Je me trouvais de très-bonne humeur en ce moment-là ; mais, quoique j’aie été complaisante et assez gracieuse, j’ai pris soin de ne me compromettre en aucune façon. Et pourtant, le présomptueux coquin a interprété l’amabilité de mon caractère à son avantage, et, le croiriez-vous ? il a osé me faire l’offre de son amour.
— Et vous…
— Je me suis fièrement redressée, et avec le plus grand sang-froid je lui ai exprimé l’étonnement que sa conduite me causait ; je lui ai dit que je ne croyais pas qu’il eût rien vu dans ma tenue qui pût justifier ses espérances. Je voudrais que vous eussiez pu voir comment son assurance est tombée. Son visage est devenu blême. Je l’ai assuré que je l’estimais, mais que je ne pouvais consentir à ses propositions ; que, si je le faisais, jamais papa et maman ne voudraient donner leur consentement, « Mais s’ils le donnaient, a-t-il dit, refuseriez-vous le vôtre ? — Certainement, je le refuserais, monsieur Hatfield, » ai-je répondu avec une froide décision qui a anéanti d’un coup toutes ses espérances. Oh ! si vous aviez vu comme il a été écrasé, et quel a été son désappointement ! Vraiment, j’en avais presque pitié moi-même.
« Il a fait pourtant une nouvelle tentative désespérée. Après un long silence, pendant lequel il s’était efforcé d’être calme et moi d’être grave, car je me sentais une forte envie de rire, ce qui eût tout gâté, il m’a dit avec un sourire contraint : « Mais dites-moi franchement, miss Murray, si j’avais la fortune de sir Hugues Meltham et les espérances de son fils aîné, me refuseriez-vous encore ? Répondez-moi sincèrement, sur votre honneur. — Certainement, je vous refuserais, cela ne ferait aucune différence. »
« C’était un grand mensonge ; mais il paraissait si confiant encore dans son propre mérite, que je voulais démolir l’édifice de sa présomption jusqu’à la dernière pierre. Il m’a regardée dans les yeux ; mais j’ai si bien soutenu son regard, qu’il n’a pu s’imaginer que je disait autre chose que la vérité. « Alors tout est donc fini ? » a-t-il dit en baissant la tête, et comme s’il allait succomber à la violence de son désespoir. Mais il était irrité aussi bien que désappointé. Je m’étais montrée, moi l’auteur sans pitié de tout cela, si inébranlable contre l’artillerie de ses regards et de ses paroles, si froidement calme et fière, qu’il ne pouvait manquer d’avoir quelque ressentiment ; et c’est avec une singulière amertume qu’il a repris : « Je n’attendais certainement pas cela de vous, miss Murray ; je pourrais dire quelque chose de votre conduite passée, et des espérances que vous m’avez fait nourrir, mais je veux bien oublier cela, à la condition… — Pas de condition, monsieur Hatfield, ai-je dit, cette fois vraiment indignée de son insolence. — Alors laissez-moi solliciter comme une faveur » a-t-il répondu en baissant la voix et en prenant un ton plus humble ; laissez-moi vous supplier de ne parler de cette affaire à qui que ce soit. Si vous gardez le silence, je m’efforcerai de ne rien laisser paraître de ce qui s’est passé entre nous. J’essayerai de renfermer en moi-même mes sentiments, si je ne puis les anéantir, et de pardonner, si je ne puis oublier la cause de mes souffrances. Je ne veux pas supposer, miss Murray, que vous sachiez combien profondément vous m’avez blessé ; j’aime mieux que vous l’ignoriez ; mais si au mal que vous m’avez déjà fait… pardonnez-moi, innocente ou non, vous l’avez fait… vous ajoutez la publicité, vous verrez que moi aussi je puis parler, et, quoique vous méprisiez mon amour, vous ne mépriserez peut-être pas ma… »
« Il s’est arrêté, mais il a mordu sa lèvre blême et a paru si terrible, que j’en ai été tout à fait effrayée. Pourtant mon orgueil m’a soutenue, et je lui ai répondu dédaigneusement : « Je ne sais pas quel motif vous pourriez me supposer pour parler de ceci à quelqu’un, monsieur Hatfield ; mais, si j’étais disposée à le faire, vous ne m’en détourneriez pas par des menaces ; ce n’est guère digne d’un gentleman de l’essayer. — Pardonnez-moi, miss Murray, m’a-t-il dit : je vous ai aimée si vivement, je vous adore encore si profondément, que je ne voudrais pas volontiers vous offenser ; mais, quoique je n’aie jamais aimé et ne puisse jamais aimer une autre femme comme je vous aime, il est également certain que je ne fus jamais aussi maltraité par aucune. Au contraire, j’ai toujours trouvé votre sexe le plus doux, le plus tendre, le plus bienfaisant de la création, jusqu’à présent (quelle présomption !) ; et la nouveauté et la rudesse de la leçon que vous m’avez donnée aujourd’hui, l’amertume de me voir rebuté par celle dont le bonheur de ma vie dépendait, doivent excuser jusqu’à un certain point l’aspérité de mon langage. Si ma présence vous est désagréable, miss Murray, a-t-il dit (car je regardais autour de moi pour lui montrer combien peu je me souciais de lui, et il a pu penser qu’il m’ennuyait, je crois) ; si ma présence vous est désagréable, vous n’avez qu’à me faire la promesse que je vous ai demandée, et je vous quitte à l’instant. Nombre de ladies, même dans cette paroisse, seraient flattées d’accepter ce que vous venez de fouler si orgueilleusement sous vos pieds. Elles seraient naturellement disposées à haïr celle dont les charmes supérieurs ont si complètement captivé mon cœur et m’ont rendu aveugle pour leurs attraits ; un seul mot de moi à l’une d’elles suffirait pour faire éclater contre vous un orage de médisances qui nuirait sérieusement à vos espérances, et diminuerait fort vos chances de succès auprès de tout autre gentleman que vous ou votre mère pourriez avoir dessein d’empaumer. — Que voulez-vous dire, monsieur ? ai-je répondu, prête à trépigner de colère. — Je veux dire que cette affaire, du commencement à la fin, me paraît une manœuvre d’insigne coquetterie, pour ne rien dire de plus, manœuvre que vous ne devez pas beaucoup vous soucier de voir divulguée dans le monde ; surtout avec les additions et exagérations de vos rivales, qui seraient trop heureuses de publier cette aventure, si je leur en touchais seulement un mot. Mais je vous promets, foi de gentleman, que pas une parole, pas une syllabe qui pourrait tendre à votre préjudice, ne s’échappera jamais de mes lèvres, pourvu que vous… — Bien, bien, je n’en parlerai pas, ai-je répondu. Vous pouvez compter sur mon silence, si cela peut vous apporter quelque consolation. — Vous me le promettez ? — Oui, ai-je dit, car je désirais alors être débarrassée de lui. — Adieu donc, » a-t-il dit, du ton le plus dolent. Et, après un regard dans lequel l’orgueil luttait vainement avec le désespoir, il est parti, pressé, sans doute, d’arriver chez lui, afin de s’enfermer dans son cabinet et de pleurer, si toutefois il a pu retenir ses larmes jusque-là.
— Mais vous avez déjà violé votre promesse, dis-je, frappée vraiment d’horreur de sa perfidie.
— Oh ! c’est seulement à vous. Je sais que vous ne le répéterez pas.
— Certainement, je ne le répéterai pas ; mais vous dites que vous allez raconter cela à votre sœur ; elle le redira à vos frères quand ils arriveront, et à Brown immédiatement, si vous ne le lui dites pas vous-même ; et Brown le publiera ou le fera publier dans tous le pays.
— Non, vraiment, elle ne le publiera pas. Nous ne le lui dirons pas, à moins qu’elle ne nous promette le secret le plus absolu.
— Comment pouvez-vous espérer qu’elle tienne sa promesse mieux que sa maîtresse plus éclairée qu’elle ?
— Eh bien ! alors, nous ne le lui dirons pas, répondit miss Murray avec un peu d’impatience.
— Mais vous le direz à votre maman, sans doute, continuai-je ; et elle le redira à votre papa.
— Naturellement, je le dirai à maman, c’est la chose qui cause le plus de plaisir. Je puis maintenant lui prouver combien étaient vaines ses craintes à mon égard.
— Oh ! est-ce là ce qui vous réjouit ? Je ne vois pas qu’il y ait de quoi.
— Oui ; puis il y a autre chose, c’est que j’ai humilié M. Hatfield d’une si charmante façon ! et autre chose encore : vous devez bien m’accorder un peu de la vanité féminine ; je n’ai pas la prétention de manquer du plus essentiel attribut de notre sexe ; et si vous aviez vu l’ardeur avec laquelle le pauvre Hatfield me faisait sa brûlante déclaration, et sa douleur qu’aucun orgueil ne pouvait cacher, quand je lui ai exprimé mon refus, vous auriez accordé que j’avais quelque cause d’être flattée du pouvoir de mes attraits.
— Plus son désespoir est grand, je pense, moins vous avez de raison de vous réjouir.
— Oh ! quelle absurdité ! s’écria la jeune lady en s’agitant d’impatience. Ou vous ne pouvez pas me comprendre, ou vous ne le voulez pas. Si je n’avais pas confiance en votre magnanimité, je croirais que vous me portez envie. Mais vous allez comprendre la cause de ce plaisir, aussi grand que pas un autre plaisir, à savoir que je suis enchantée de ma prudence, de mon sang-froid, de ma dureté de cœur, si vous voulez. Je n’ai pas été le moins du monde saisie par la surprise, ni confuse, ni embarrassée, ni étourdie ; j’ai agi et parlé comme je devais le faire, et j’ai été tout le temps complètement maîtresse de moi-même. Et là était un homme décidément fort bien. Jane et Susanne Green le trouvent d’une beauté irrésistible ; je suppose que ce sont deux des ladies dont il m’a parlé et qui seraient bien contentes de l’avoir ; mais cependant, il est certainement fort remarquable, rempli d’esprit, agréable compagnon. Non ce que vous appelez remarquable, vous ; mais un homme amusant, un homme dont on ne rougirait nulle part, et dont on ne se fatiguerait pas vite ; et pour dire vrai, je l’aimais un peu, mieux même que Harry Meltham, et évidemment il m’idolâtrait ; et cependant, quoiqu’il soit venu me surprendre seule et non préparée, j’ai eu la sagesse et la fierté et la force de le refuser, et si froidement et d’une manière si méprisante que j’ai de bonnes raisons d’être fière de cela.
— Êtes-vous également fière de lui avoir dit que, eût-il la richesse de sir Hugues Meltham, cela ne changerait rien, et de lui avoir promis de ne parler à personne de sa mésaventure, apparemment sans la moindre intention de tenir votre promesse ?
— Naturellement ! que pouvais-je faire autre chose ? Vous n’auriez pas voulu que je… Mais je vois, miss Grey, que vous n’êtes pas bien disposée. Voici Mathilde ; je vais voir ce qu’elle et maman diront de la chose. »
Elle me quitta, offensée de mon manque de sympathie, et pensant que je l’enviais. Je crois fermement qu’il n’en était rien. J’étais affligée pour elle, j’étais étonnée, dégoûtée de sa vanité et de son manque de cœur… Je me demandais pourquoi tant de beauté avait été donnée à qui en faisait un si mauvais usage, et refusée à quelques-unes qui en eussent fait un bienfait pour elles et pour les autres.
« Mais Dieu sait ce qu’il fait, me dis-je. Il y a, je pense, des hommes aussi vains, aussi égoïstes, aussi dénués de cœur qu’elle, et peut-être de telles femmes sont nécessaires pour la punition de ces hommes-là. »