Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 456-458).
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CHAPITRE XI.

Résumé et conclusion.


Je veux reprendre sommairement tout ce que j’ai dit de sa vertu, pour que cet éloge se grave mieux dans la mémoire. Agésilas respectait les temples, même sur le territoire ennemi, convaincu que l’aide des dieux n’est pas moins désirable sur le terrain de la guerre que sur celui de la paix. Il ne voulait donc pas qu’on fît violence aux ennemis réfugiés auprès des dieux, regardant comme absurde d’appeler sacrilèges les voleurs des temples, et de croire pieux quiconque arrache les suppliants des autels[1]. Une maxime qu’il ne cessait de répéter, c’est que, selon lui, les dieux n’aiment pas moins les bonnes actions que les victimes pures. Dans la prospérité, il ne méprisait pas les hommes, mais il remerciait les dieux. Hors du péril, il faisait plus de sacrifices qu’il n’en avait promis dans le danger. Il avait coutume, dans les moments critiques, de paraître gai, et modeste dans les occasions favorables. Entre ses amis, ce n’étaient pas les plus puissants, mais les plus aimants qu’il chérissait davantage. Il haïssait, non l’homme qui se vengeait d’une injure, mais celui qui, après un bienfait, se montrait ingrat. Il aimait à voir pauvres ceux qui recherchent les profits honteux, enrichissait les justes, et voulait que la probité rapportât plus que l’injustice. Il conversait d’ordinaire avec tout le monde ; mais il ne se liait qu’avec les gens de bien. Quand il entendait dire du bien ou du mal, il voyait là un moyen de connaître également le caractère de celui qui parlait et de celui dont il était question. Il ne faisait pas de reproches à ceux qui se laissaient duper par des amis, mais il n’excusait pas ceux qui se laissaient tromper par les ennemis. Tromper l’homme méfiant lui semblait une finesse, mais l’homme confiant, un crime. Flatté des éloges de ceux qui blâment hardiment ce qui leur déplaît, il n’était point blessé de la franchise : mais les gens dissimulés, il s’en gardait comme d’un piège. Il détestait plus les calomniateurs que les voleurs, regardant comme un plus grand dommage la perte d’un ami que celle de l’argent. Il excusait aisément les fautes des particuliers ; celles des hommes publics lui paraissaient impardonnables : les unes, à son avis, faisaient peu de mal ; les autres avaient de graves conséquences. La royauté, selon lui, ne demandait pas de l’estime, mais de la probité. Il s’opposa toujours à ce qu’on lui érigeât des statues à l’image de son corps, malgré les offres instantes qu’on lui fit, mais il travailla sans relâche à laisser des monuments de son âme, persuadé que les statues sont une œuvre d’art, et la gloire une œuvre personnelle ; que les unes sont le prix de la richesse, et l’autre de la vertu.

Il usa des richesses, non-seulement avec équité, mais avec générosité, pensant que, s’il suffit, pour être juste, de ne pas toucher au bien d’autrui, c’est le devoir d’un homme généreux de donner du sien. Il craignait toujours les revers, convaincu qu’on ne saurait se dire heureux même durant une belle vie, et que le bonheur ne vient qu’après une mort glorieuse. Il regardait comme un plus grand malheur de négliger le bien sciemment que par ignorance. Il n’aimait d’autre gloire que celle qu’il avait acquise par ses propres labeurs. Il est bien peu d’hommes qui pensent, comme lui, que la vertu n’est pas une peine, mais un plaisir. Il aimait mieux obtenir des louanges qu’entasser des richesses. Il s’applaudissait plus d’une valeur prudente qu’avide de dangers, et il faisait paraître sa sagesse plutôt dans ses actions que dans ses paroles. Très-doux pour ses amis, il était très-redoutable pour ses ennemis. Résistant aux plus pénibles travaux ; cédant avec plaisir à l’amitié ; plus sensible à la beauté morale qu’à la beauté physique ; modéré dans les succès ; ferme dans le péril ; cherchant à plaire, non par ses bons mots, mais par son humeur ; grand par réflexion et non par fierté, il dédaignait l’orgueilleux et se plaçait au-dessous du modeste. Il mettait sa gloire à la simplicité de sa personne et à la magnificence de son armée. Travaillant à diminuer le nombre de ses besoins, il rendait le plus de services possible à ses amis. Redoutable adversaire, il était humain après la victoire ; incapable de se laisser duper par ses ennemis, il croyait facilement à ses amis, et s’appliquait autant à conserver la fortune des uns qu’à renverser celle des autres. Ses parents l’appelaient l’ami de la famille ; ses amis, l’homme du dévouement ; ceux qui l’obligeaient, l’homme du souvenir ; les opprimés, leur vengeur ; ceux dont il partageait les dangers, leur sauveur après leurs dieux.

Il me semble qu’il est aussi le seul de tous les hommes qui ait montré que, si la vigueur du corps s’affaiblit, la force de l’âme chez les hommes de bien ne vieillit jamais. Pour lui, du moins, il ne se lassa point de chercher une gloire grande et belle, même quand son corps ne put plus seconder l’énergie de son âme. Aussi à quelle jeunesse sa vieillesse ne se montra-t-elle pas supérieure ? Quel homme, à la fleur de l’âge, fut aussi redoutable aux ennemis qu’Agésilas, aux dernières extrémités de l’âge ? De qui les ennemis furent-ils heureux d’être délivrés plus que d’Agésilas mourant plein de jours ? Quel homme inspirait plus de confiance aux alliés qu’Agésilas, parvenu aux limites mêmes de la vie ? Quel homme jeune encore fut plus regretté de ses amis qu’Agésilas, terminant sa longue carrière ? Ce grand prince fut toujours si parfaitement utile à sa patrie que, même depuis qu’il n’est plus, il lui rend encore d’immenses services : il est descendu aux demeures éternelles, laissant dans toute la terre des monuments de sa vertu, et partageant dans sa patrie la sépulture des rois[2].


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  1. Voy. plus haut, chap. II, le récit de la bataille de Coronée, à la fin. — Cf. Cornélius Népos, Agésil., IV
  2. « Il quitta l’Égypte, dit Cornélius Népos, emportant avec lui deux cent vingt talents, dont le roi Nettanabis lui avait fait don pour les besoins de son peuple ; mais, en abordant au port de Ménélas, situé entre Cyrène et l’Égypte, il tomba malade et mourut. Ses amis, pour transporter plus facilement son corps à Sparte, l’enduisirent de cire, faute de miel, et le ramenèrent ainsi dans sa patrie. »