Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 448-449).



CHAPITRE V.


Suite.


Du reste, parmi toutes les passions dont les hommes sont esclaves, en est-il une seule qui ait triomphé d’Agésilas ? Il avait pour principe de s’éloigner de l’ivresse autant que de la folie, des excès de la table autant que de l’oisiveté. Dans les repas en commun, il ne prenait jamais ses deux portions ; il se contentait d’une seule et laissait l’autre : il croyait que, si l’on donne plus au roi, ce n’est pas pour qu’il mange davantage, mais pour qu’il marque de la considération à ceux qu’il en juge dignes. Maître du sommeil et jamais son esclave, il le subordonnait aux affaires. Il eût évidemment rougi de n’avoir pas le plus mauvais lit parmi tous ses compagnons. Il avait pour principe qu’un chef doit se distinguer des particuliers, non par une vie plus molle, mais par un régime plus sévère. Il se faisait honneur de supporter plus longtemps qu’un autre, en été le soleil, en hiver le froid. S’il survenait à son armée des travaux pénibles, il s’astreignait à travailler plus que tous les autres, convaincu que l’exemple du général soulage le soldat. En un mot, Agésilas se plaisait au travail, et détestait cordialement la paresse.

Que dire de sa continence, sinon qu’on doit la mentionner, ne fût-ce que comme un sujet d’étonnement ? S’il ne se fût abstenu que des plaisirs, pour lesquels il n’avait point de goût, ce serait une vertu commune. Mais, qu’épris de Mégabate, fils de Spithridate, autant qu’un tempérament très-ardent peut aimer la beauté, et que, dans ce temps même, où, suivant l’usage pratiqué par les Perses à l’égard de ceux qu’ils veulent honorer, Mégabate voulant donner un baiser à Agésilas, Agésilas y ait résisté de toutes ses forces, n’est-ce pas là un acte plein de sagesse et d’excessive réserve[1] ? Voyant ensuite que Mégabate, qui regardait ce refus comme un affront, ne lui témoignait plus la même tendresse, Agésilas pria l’un des amis de Mégabate d’engager celui-ci à lui rendre son affection. L’ami lui ayant demandé si, Mégabate se laissant convaincre, Agésilas consentirait au baiser ; celui-ci, après un instant de silence : « Non, dit-il, dussé-je devenir le plus beau, le plus fort, le plus agile des hommes, j’atteste ici tous les dieux que j’aimerais mieux opposer la même résistance, que de voir changés en or tous les objets placés sous mes yeux. » Je n’ignore pas que bien des gens tiendront ce témoignage pour suspect ; je sais qu’il y a plus d’hommes capables de triompher des ennemis que de vaincre une semblable passion. Mais, si bien des gens se refusent à croire les faits peu connus, tout le monde conviendra que les hommes placés en évidence ne peuvent dissimuler rien de ce qu’ils font. Or, personne ne peut dire avoir vu Agésilas faisant quelque action déshonnête, personne ne peut produire contre lui un soupçon fondé. En effet, ce n’était jamais dans une maison particulière qu’il logeait en voyage ; il demeurait toujours soit dans un temple, où il est impossible de rien faire de semblable, soit dans un lieu public, où l’on a tous les regards pour témoins de la sagesse de sa conduite. Si j’alléguais des mensonges contraires à ce que sait la Grèce, ce ne serait pas un éloge pour Agésilas, mais un blâme pour moi-même.



  1. Je lis γεννικόν avec Schœfεr et L. Dindorf, au lieu de μανικόν, avec C Heiland.