Advis pour dresser une bibliothèque/Chapitre 5


par quels moyens on les peut recouvrer.

or, m. Apres avoir monstré par ces trois premiers poincts la façon qu’il faut suivre pour s’instruire à dresser une bibliotheque, de combien de livres il est à propos qu’elle soit fournie, et de qu’elle qualité il les convient prendre et choisir ; celuy qui suit maintenant doit rechercher par quels moyens on les peut avoir, et ce qu’il faut faire pour le progrez et l’augmentation d’iceux. Sur quoy je diray veritablement que le premier precepte qu’on peut donner sur ce poinct est de conserver soigneusement ceux qui sont acquis et que l’on acquiert tous les jours, sans permettre qu’aucun se perde ou deperisse en aucune façon. (…). Joint que ce ne seroit pas le moyen de beaucoup augmenter si ce qui s’amasse avec peine et diligence venoit à se perdre et deperir faute d’en avoir le soin : suivant quoy Ovide et les plus sages ont eu raison de dire que ce n’estoit pas une moindre vertu de bien conserver que d’acquerir, (…).

Le second est de ne rien negliger de tout ce qui peut entrer en ligne de compte et avoir quelque usage, soit à l’esgard de vous ou des autres : comme sont les libelles, placarts, theses, fragments, espreuves, et autres choses semblables, que l’on doit estre soigneux de joindre et assembler suivant les diverses sortes et matieres qu’ils traictent, parce que c’est le moyen de les mettre en consideration, et faire en sorte, (…) : autrement il arrive d’ordinaire que pour avoir mesprisé ces petits livres qui ne semblent que bagatelles et pieces de nulle consequence, on vient à perdre une infinité de beaux recueils qui sont quelquefois des plus curieuses pieces d’une bibliotheque.

Le troisiesme se peut tirer des moyens qui furent pratiquez par Richard De Bury evesque de Dunelme et grand chancelier et thresorier d’Angleterre, qui consistent à publier et faire cognoistre à un chacun l’affection que l’on porte aux livres, et le grand desir que l’on a de dresser une bibliotheque : car cette chose estant commune et divulguée, il est indubitable que si celuy qui a ce dessein est en assez grand credit et auctorité pour faire plaisir à ses amis ; il n’y aura aucun d’iceux qui ne tienne à faveur de luy faire present des plus curieux livres qui tomberont entre ses mains, qui ne luy donne tres-volontiers entrée dans sa bibliotheque, ou en celles de ses amis, bref qui n’ayde et ne contribuë à son dessein tout ce qui luy sera possible : comme il est fort bien remarqué par ledit Richard De Bury en ces propres termes, que je transcris ; d’autant plus volontiers que son livre est fort rare, et du nombre de ceux qui se perdent par nostre negligence, (…).

à quoy il adjouste encore les divers voyages qu’il fit en qualité d’ambassadeur, et le grand nombre de personnes doctes et curieuses, du labeur et de l’industrie desquelles il se servoit en cette recherche. Et ce qui m’induit encore davantage à croire que ces pratiques auroient quelque efficace, c’est que je cognois un homme lequel estant curieux de medailles, peintures, statuës, camayeux, et autres pieces et jolivetez de cabinet, en amassa par cette seule industrie pour plus de douze mille livres, sans en avoir jamais desboursé quatre. Et à la verité je tiens pour maxime que toute personne courtoise et de bon naturel doit tousjours seconder les intentions loüables de ses amis, pourveu qu’elles ne prejudicient point aux siennes. De sorte que celuy qui a des livres, medailles ou peintures qui luy sont plustost venuës par hazard que non pas qu’il en affectionne la joüyssance, ne fera point de difficulté d’en accommoder celuy de ses amis qu’il cognoistra les desirer et en estre curieux. Je rapporterois volontiers à ce troisiesme precepte la ruse que pourroient pratiquer et exercer les magistrats et personnes auctorisées par le moyen de leurs charges : mais je ne veux point l’expliquer plus ouvertement que par le simple narré du stratageme duquel se servirent les venitiens pour avoir les meilleurs manuscripts de Pinellus incontinent apres qu’il fut decedé ; car sur l’advis qu’ils eurent que l’on estoit apres pour transporter sa bibliotheque de Padouë à Naples, ils envoyerent soudain un de leurs magistrats qui saisit cent balles de livres, entre lesquelles il y en avoit quatorze qui contenoient les manuscripts, et deux d’icelles plus de trois cens commentaires sur toutes les affaires d’Italie, alleguant pour leurs raisons qu’encore bien qu’on eust permis au defunct seigneur Pinelli, eu esgard à sa condition, son dessein, sa vie loüable et sans reproche, et principalement à l’amitié qu’il avoit tousjours tesmoignée à la republique, de faire copier les archives et registres de leurs affaires ; il n’estoit pas neantmoins à propos ny expedient pour eux que telles pieces vinssent à estre divulguées, descouvertes et communiquées apres sa mort. Sur quoy les heritiers et executeurs testamentaires qui estoient puissants et auctorisez, ayans fait instance, on retint seulement deux cens de ces commentaires, qui furent mis dans une chambre particuliere, avec cette inscription, (…).

Le quatriesme est de retrancher la despense superfluë que beaucoup prodiguent mal à propos à la relieure et à l’ornement de leurs volumes, pour l’employer à l’achapt de ceux qui manquent, afin de n’estre point sujets à la censure de Seneque, qui se moque plaisamment de ceux-là, (…) ; et ce d’autant plus volontiers que la relieure n’est rien qu’un accident et maniere de paroistre sans laquelle, au moins si belle et somptueuse, les livres ne laissent pas d’estre utiles, commodes et recherchez, n’estant jamais arrivé qu’à des ignorans de faire cas d’un livre à cause de sa couverture, parce qu’il n’est pas des volumes comme des hommes, qui ne sont cognus et respectez que par leur robe et vestement : de maniere qu’il est bien plus utile et necessaire d’avoir, par exemple, grande quantité de livres fort bien reliez à l’ordinaire, que d’en avoir seulement plein quelque petite chambre ou cabinet de lavez, dorez, reglez, et enrichis avec toute sorte de mignardise, de luxe et de superfluité.

Le cinquiesme concerne l’achapt que l’on doit faire d’iceux, et se peut diviser en quatre ou cinq articles, suivant les divers moyens que l’on peut tenir pour le pratiquer. Or entre iceux je mettrois volontiers pour le premier le plus prompt, facile et avantageux de tous les autres, celuy qui se fait par l’acquisition de quelque autre bibliotheque entiere et non dissipée. Je l’appelle prompt, parce qu’en moins d’un jour vous pouvez avoir un grand nombre de livres doctes et curieux, qui ne se pourroient pas quelque fois ramasser pendant la vie d’un homme. Je le dis facile, parce que l’on espargne toute la peine et le temps qu’il faudroit consommer à les achepter separément.

Je le nomme en fin avantageux, parce que si les bibliotheques qu’on achepte sont bonnes et curieuses, elles servent à augmenter le credit et la reputation de celles qui en sont enrichies.

D’où nous voyons que Possevin fait beaucoup d’estat de celle du cardinal de Joyeuse, parce qu’elle estoit composée de trois autres, l’une desquelles avoit esté à Mr Pithou, et que toutes les plus renommées bibliotheques ont pris leur accroissement de cette sorte, comme par exemple, celle de S Marc à Venise par le don qu’y fit le cardinal Bessarion de la sienne ; celle de Lescurial par la grande qu’avoit amassée Hurtado De Mendoze ; l’ambroisienne de Milan par nonante balles qui y ont esté mises pour une seule fois du naufrage et de la ruine de celle de Pinelli ; celle de Leyde par plus de deux cens manuscripts és langues orientales que Scaliger y laissa par son testament ; et finalement celle d’Ascagne Colomne par la tres-belle qu’a laissée le cardinal Sirlette. D’où je conjecture, m. Que la vostre ne peut manquer d’estre un jour tres-fameuse et renommée entre les plus grandes, à l’occasion de celle de m. Vostre pere, laquelle est des-ja si celebre et cognuë par le recit qu’en ont fait à la posterité la Croix, Fauchet, Marsille, Turnebe, Passerat, Lambin, et presque tous les galands hommes de cette volée, qui n’ont point esté mescognoissans du plaisir et de l’instruction qu’ils en ont receu.

Apres quoy il me semble que le moyen qui approche le plus de ce premier, est de foüiller et revisiter souvent toutes les boutiques des libraires frippiers et les vieux fonds et magazins, tant de livres reliez que de ceux qui ont tousjours esté reservez en blanc depuis une si longue suitte d’années, que beaucoup de personnes peu entenduës et versées en cette recherche ne jugent pas qu’ils puissent avoir d’autre usage sinon que d’empescher, (…).

Combien qu’il s’y rencontre ordinairement de tres-bons livres, et que leur emploitte estant bien mesnagée, il y ait moyen d’en avoir plus pour dix escus que l’on n’en pourroit acheter pour quarante ou cinquante si on les prenoit en divers endroits et pieces apres autres ; pourveu neantmoins que l’on se vueille garnir de soin et de patience, et considerer que l’on ne peut pas dire d’une bibliotheque ce que certains poëtes flatteurs ont dit de nostre ville, (…) : estant impossible de pouvoir venir à bout si promptement d’une chose où Salomon dit qu’il n’y aura jamais de fin, (…) ; et à l’accomplissement de laquelle, combien que M De Thou ait travaillé vingt ans, Pinelli cinquante, et beaucoup d’autres tout le temps de leur vie ; il ne faut pas croire toutesfois qu’ils soient venus à la derniere perfection, que l’on peut bien souhaitter sans la pouvoir atteindre en fait de bibliotheque.

Mais parce qu’il est encore necessaire pour l’accroissement et augmentation d’une telle piece, de la fournir soigneusement de tous les livres nouveaux de quelque merite et consideration qui s’impriment en toutes les parties de l’Europe, et que Pinellus et les autres ont entretenu pour ce faire des correspondances avec une infinité d’amis estrangers et marchands forains ; il seroit bien à propos de pratiquer le mesme, ou au moins de choisir et faire election de deux ou trois marchands riches, sçachans et pratiquez en leur vacation, qui par leurs diverses intelligences et voyages pourroient fournir toutes sortes de nouveautez, et faire diligente recherche et perquisition de ceux qu’on leur demanderoit par catalogues.

Ce qu’il n’est pas necessaire de pratiquer pour les vieux livres, d’autant que le plus seur moyen d’en recouvrer beaucoup et à bon compte c’est de les rechercher indifferemment chez tous les libraires, où la longueur du temps et les diverses occasions ont coustume de les disperser et respandre.

Je ne veux toutesfois inferer par tout le bon mesnage proposé cy-dessus, qu’il ne soit quelquefois necessaire de franchir les bornes de cette oeconomie pour acheter à prix extraordinaire certains livres qui sont si rares, qu’à peine les peut-on tirer d’entre les mains de ceux qui les cognoissent que par cette seule invention. Mais le temperament qu’il convient apporter à cette difficulté est de considerer que les bibliotheques ne sont dressées ny estimées qu’en consideration du service et d e l’utilité que l’on en peut recevoir, et que par consequent il faut negliger tous ces livres et manuscripts qui ne sont prisez que pour le respect de leur antiquité, figures, peintures, relieures, et autres foibles considerations, comme sont le Froissard que certains marchands vouloient vendre il n’y a pas long-temps trois cens escus, le bocace des nobles malheureux qui en estoit estimé cent, le missel et la bible de Guinart, les heures que l’on dit bien souvent n’avoir point de prix à cause de leurs figures et vignettes, les Tite-Live et autres historiens manuscripts et en luminez, les livres de la Chine et du Japon, ceux qui sont tirez en parchemin, papier de couleur, de coton extremement fin, et avec de grandes marges, et plusieurs autres de pareille estoffe, pour employer ces grandes sommes qu’ils cousteroient à des volumes qui soient plus utiles dans une bibliotheque que non pas tous ces precedens ou ceux qui leur ressemblent, qui ne feront jamais tant estimer ceux qui se passionnent à les recouvrer, comme l’ont esté Ptolomée Philadelphe pour avoir donné quinze talents des œuvres d’Euripide, Tarquin qui acheta les trois livres de la sibylle autant qu’il eust fait tous les neuf ensemble, Aristote qui donna soixante et douze mille sesterces des œuvres de Speusippe, Platon qui employa mille deniers pour celles de Philolaus, Bessarion qui acheta pour trente mille escus de livres grecs, Hurtado De Mendoze qui en fit venir de Levant la charge d’un grand navire, Pic De La Mirande qui despensa sept mille escus en manuscripts hebreux, chaldaïques et autres, et bref ce roy de France qui mit en depost sa vaisselle d’or et d’argent pour avoir la copie d’un livre qui estoit dans la bibliotheque des medecins de cette ville, comme il est amplement tesmoigné par les vieilles pancartes et registres de leur faculté.

J’adjouste qu’il seroit aussi besoin de sçavoir des parens et heritiers de beaucoup de galands hommes s’ils n’ont point laissé quelques manuscripts desquels ils se veulent deffaire, parce qu’il arrive souvent que la pluspart d’iceux ne font pas imprimer la moitié de leurs œuvres, soit qu’ils soient prevenus par la mort, ou empeschez de ce faire par la despence, l’apprehension des diverses censures et jugemens, la crainte de n’avoir pas bien rencontré ; la liberté de leurs discours, le peu d’envie de paroistre, et autres raisons semblables qui nous ont privé d’avoir beaucoup de livres de Postel, Bodin, Marsille, Passerat, Maldenat, etc. Les manuscripts desquels se rencontrent assez souvent dans les estudes des particuliers, ou en la boutique des libraires. De mesme, aussi faudroit-il avoir le soin de sçavoir d’années en autres quels traictez les plus doctes regens des universitez prochaines doivent lire tant en leurs classes publiques que particulieres, pour estre soigneux d’en faire escrire des copies, et avoir par ce moyen facile un grand nombre de pieces aussi bonnes et autant estimées que beaucoup de manuscripts que l’on achete bien cher pour estre vieux et antiques, tesmoin le traicté des druides de M Marsille, l’histoire et le traicté des magistrats françois de M Grangier, la geographie de M Belurgey, les divers escrits de Messieurs Dautruy, Isambert, Seguin, du Val, D’Artis, et en un mot des plus renommez professeurs de toute la France.

Finalement celuy qui auroit autant d’affection envers les livres qu’avoit le Sieur Vincent Pinelli, pourroit aussi bien que luy faire visiter les boutiques de ceux qui achetent souvent des vieux papiers ou parchemins, pour voir s’il ne leur tombe rien par mesgarde ou autrement entre les mains qui soit digne d’estre recueilli pour une bibliotheque. Et à la verité nous devrions bien estre excitez à cette recherche par l’exemple de Pogius qui trouva le quintilian sur le comptoir d’un charcutier pendant qu’il estoit au concile de Constance, comme aussi par celuy de Papire Masson qui rencontra l’agobardus chez un relieur qui en vouloit endosser ses livres, et de l’asconius qui nous a esté donné par semblable rencontre. Mais d’autant neantmoins que ce moyen est aussi extraordinaire que l’affection de ceux qui s’en servent, j’ayme mieux le laisser à la discretion de ceux qui en voudront user, que non pas de le prescrire comme une regle generale et necessaire.