Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 21-37).



II



Narration.


D’Argères, s’étant beaucoup fatigué, et subissant les fréquentes souffrances des organisations nerveuses, dormit peu et mal. Il eut un rêve obstiné qui lui fit entendre à satiété la romance du gondolier, et qui fit passer en même temps devant lui l’image, à chaque instant transformée, de la désolée. Tantôt c’était un ange du ciel, tantôt une péri, une fée ou un monstre.

Lassé de ce malaise, il se leva avec le jour et prit machinalement le chemin de la maison dont il avait aperçu la lueur aux premières clartés des étoiles.

— Je veux tâcher de savoir, se disait-il, si c’est vraiment une folle qui chantait si bien. Dans ce cas, je m’éloignerai toujours de cet endroit, je ne passerai plus par ce sentier. Je me suis toujours figuré que la folie était contagieuse pour moi, et ce que j’ai éprouvé cette nuit me fait croire que j’ai une prédisposition…

Il se trouva au sommet du coteau de vignes et au niveau du toit de la maison, qui s’élevait, ou plutôt s’abaissait devant lui, sur les terrains inclinés en sens contraire.

Le jour commençait à blanchir le paysage et mêlait ses tons roses aux tons bleuâtres de la nuit. Les terrains environnants, largement arrosés d’eaux courantes, exhalaient des masses de brume argentée qui donnaient une apparence fantastique à toute chose. Les ondulations du sol, exagérées par ces vapeurs flottantes, semblaient s’ouvrir en profondeurs immenses, et, dans toutes ces formes douteuses, l’imagination pouvait voir des lacs à la place des prairies, des précipices où il n’y avait que de paisibles vallées.

Au premier abord, le site parut splendide à notre voyageur. En réalité, c’était un ensemble de lignes douces et de détails charmants comme il s’en trouve partout, même dans les pays les plus largement accidentés.

À mesure qu’on descend le Rhône, après Lyon, on parcourt une série de tableaux d’une apparence grandiose. Des monts dont la situation au bord des flots rapides, les formes hardies et les tons tranchés, tantôt blancs comme des ossements polis, tantôt sombres sous la végétation, augmentent l’importance et rendent l’aspect menaçant ou sévère ; des pics déchiquetés, couronnés de vieilles forteresses qui se profilent sur un ciel déjà bleu et pur comme celui de la Méditerranée ; des vallées largement échancrées et qui s’abaissent majestueusement vers le rivage : tout paraît imposant dans ce panorama du fleuve qui vous rapproche de la Provence.

Mais, derrière cette ceinture de rochers, la nature, tout en conservant dans son ensemble l’âpre caractère des bouleversements volcaniques, offre mille recoins charmants où l’on peut vivre en pleine idylle ; des prairies verdoyantes, des châtaigniers aussi beaux que ceux du Limousin, des noyers aussi ronds que ceux de la Creuse, enfin des pampres et des buissons sous lesquels disparaissent les antiques laves et les sombres basaltes dont le sol est semé.

Dans les vallées qui s’ouvrent sur le Rhône, passent des vents terribles ou tombent des soleils brûlants ; mais, à mesure qu’on remonte le cours des rivières qui s’épanchent dans le fleuve, on s’élève, vers les Cévennes, dans une atmosphère différente, et, en une journée de voyage, on pourrait, du fleuve à la montagne, quitter une région brûlante pour une tout à fait froide, et un soleil de feu pour des neiges presque éternelles.

C’est entre ces deux extrêmes, dans une des plus fertiles parties du Vivarais, que se trouvait notre voyageur, et le vallon qui s’offrait à ses regards était riant et paisible. Pourtant, du point où il se trouvait placé, outre les caprices de la brume qui transformait tous les objets, les premiers plans conservaient le caractère étrange et rude qui est propre aux lieux bouleversés par les premiers efforts de la formation terrestre. Par un de ces accidents géologiques qui se rencontrent souvent, le coteau des vignes se déchirait brusquement à son sommet, et la maison de la Désolade, adossée à cette déchirure, s’appuyait sur une terrasse naturelle de roches volcaniques assez escarpée. Une pente rapide, semée de débris et, pour ainsi dire, pavée de scories, conduisait de l’habitation à la prairie, traversée de ruisseaux grouillants et semée de belles masses d’arbres. D’autres vignobles garnissaient les coteaux environnants qui se relevaient vite vers le nord et enfermaient le ciel dans un cadre d’horizons de peu d’étendue. C’était une retraite naturelle et comme un grand jardin fermé de grands murs, que cette vallée gracieuse, entourée de collines riantes, dont les flancs abrupts se montraient pourtant çà et là sous la verdure, et semblaient dire : « Restez ici, c’est un paradis, mais n’oubliez pas que c’est une prison. »

Telle fut, du moins, l’impression de d’Argères, et la tristesse le saisit au milieu de son admiration. L’aspect de la demeure située immédiatement sous ses pieds n’y contribua pas peu. C’était une de ces petites constructions indéfinissables que des transformations successives ont rendues mystérieuses en les rendant contrefaites. Le vrai nom de cette maison était le Temple, dénomination répandue à foison dans tous les coins et recoins de la France, l’ordre des templiers ayant possédé partout et bâti partout. J’ignore si cette propriété avait eu de l’importance et si le petit bâtiment auquel la tradition avait conservé son nom solennel était le corps principal ou le dernier vestige de constructions plus étendues. La base massive annonçait des temps reculés. Le premier étage signalait l’intention de quelques embellissements au temps de la renaissance ; le sommet, couronné de lourdes mansardes en œil-de-bœuf à mascarons éraillés du temps de Louis XIV, formait un contraste absurde ; mais ces disparates se fondaient, autant que possible, dans un ton général de gris-verdâtre et sous des masses de lierre qui annonçaient l’abandon dans le passé, l’indifférence dans le présent.

Le jardin qui entourait la maison et ses minces dépendances, à savoir un pigeonnier sans pigeons, une cour sans chiens et une basse-cour sans volailles, avec quelques hangars vides et des celliers en ruine, était assez vaste et bien planté. Des roses et des œillets y fleurissaient encore avec beaucoup d’éclat dans des corbeilles de gazon desséché. Quelque prédécesseur, moins apathique que la désolée, avait soigné ces allées et planté ces bosquets ; mais ils étaient à peu près livrés à eux-mêmes sous la main d’un vieux paysan qui cultivait des légumes dans les carrés, et qui, n’ayant aucune prétention à l’horticulture, venait là une ou deux fois par semaine donner un coup de bêche et un regard, quand il n’avait rien de mieux à faire. L’herbe poussait donc au milieu du sable des allées, et, le long des murs, les gravats et le ciment écroulés blanchissaient l’herbe. Les branches, chargées de fruits, barraient le passage, les fruits jonchaient la terre, l’eau était verte dans les bassins. La bourrache et le chardon s’en donnaient à cœur joie d’étouffer les violettes ; les fraisiers traçaient autour d’eux d’une manière véritablement échevelée, étendant, à grande distance de leur pied touffu, ces longues tiges qui se replantent d’elles-mêmes et forment d’immenses réseaux improductifs quand on les abandonne à leur folle santé.

D’Argères vit tout cela en faisant le tour de l’établissement. Il put même entrer dans le jardin, qui n’avait pas de porte et dont la clôture avait disparu en beaucoup d’endroits. Le jour se fit tout à fait et le soleil parut, sans qu’aucun bruit troublât dans la maison ou dans l’enclos le morne silence de la désolation.

L’espèce de curiosité qui poussait d’Argères à cet examen ne put lutter contre l’accablement d’une journée de fatigue et d’une nuit sans sommeil, augmenté du sentiment d’horrible ennui que distillait, pour ainsi dire, le lieu où il se trouvait. Assis sur les débris informes de statues antiques que quelque propriétaire, à moitié indifférent, avait fait poser sur le gazon dans un angle du jardin, il se promit de s’en aller sans chercher à voir personne. Mais, en se levant, il se trouva en face d’une vieille femme qu’il n’avait pas entendue venir.

C’était une camériste prétentieuse, communicative, assez dévouée pour supporter l’ennui de ce séjour, pas assez pour ne pas s’en plaindre au premier venu. Un étranger, un passant, un être humain, quel qu’il fût, était une bonne fortune pour elle, et, loin de signaler le délit d’indiscrétion où d’Argères s’effrayait d’être surpris, elle l’accueillit avec toutes les grâces dont elle était encore capable.

Elle avait été jolie, elle était mise avec aussi peu de recherche que le comportaient l’abandon d’une telle retraite et l’heure matinale, et pourtant son jupon de soie usé n’avait pas une seule tache, et sa camisole blanche était irréprochable. Ses cheveux blonds, qui tournaient au gris-jaunâtre, étaient bien lissés sous sa cornette de nuit. Elle avait de longs doigts blancs et pointus qui sortaient de gants coupés et qui décelaient, par leur forme particulière, la femme curieuse, vivant de projets, et portée à l’intrigue par besoin d’imagination. Cette femme, frottée aux lambris et aux meubles où s’agite le monde, avait une apparence de distinction qui pouvait abuser pendant quelques instants. D’Argères y fut pris, et, croyant avoir affaire à une mère, il se leva et salua très-respectueusement, bien que cette figure flétrie et problématiquement rosée dès le matin lui parût assez hétéroclite.

Antoinette Muiron (c’était son nom, que sa jeune maîtresse abrégeait en l’appelant Toinette depuis l’enfance) avait élevé mademoiselle de Larnac avec une véritable tendresse. Romanesque sans intelligence, remuante, nerveuse, coquette sans passion, amoureuse sans objet, Toinette était devenue vieille fille sans trop s’en apercevoir. Elle avait oublié de vivre pour elle-même, à force de vouloir faire vivre les autres à sa guise. C’était une bonne et douce créature au fond, car son idée fixe était d’arranger le bonheur des êtres qu’elle chérissait et soignait sans relâche. Mais cette prétention la rendait obsédante, et elle exerçait une sorte de tyrannie secrète et cachée sur quiconque n’était point en garde contre ses innocentes et dangereuses insinuations.

D’Argères apprit bien vite, et presque malgré lui, tout le roman de la désolée. Mademoiselle Muiron, frappée du bon air et de la belle figure de cet auditeur inespéré, s’empara de lui comme d’une proie. Elle était de ces personnes qui, sans avoir beaucoup de jugement, ont une certaine pénétration superficielle. Dès le premier salut échangé avec lui, elle comprit fort bien que l’inconnu éprouvait un secret embarras et ne cherchait qu’une échappatoire pour se dérober bien vite au reproche qu’il méritait. Ce n’était pas le compte de la bonne Muiron. Elle alla au-devant de ses scrupules et lui fournit, avec une rare présence d’esprit, le prétexte qu’il eût en vain cherché pour motiver sa présence à pareille heure dans le jardin.

Monsieur était curieux de voir nos antiques ? lui dit-elle d’un air prévenant. Oh ! mon Dieu, nous ne les cachons pas, et je voudrais qu’ils méritassent la peine qu’il a prise d’entrer ici.

D’Argères, frappé de la jolie et facile prononciation de celle qu’il s’obstinait à prendre pour une mère, crut voir une épigramme bien décochée dans cette avance naïve, et se confondit en excuses.

— En effet, dit-il en jetant un regard sur les torses brisés qui lui avaient servi de siège et dont il ne se souciait pas le moins du monde, je suis amateur passionné… occupé de recherches… et fort distrait de mon naturel. Je n’aurais pas dû me permettre, chez des femmes… Entrer ainsi, je suis impardonnable… Je me retire désolé…

— Mais non, mais non ! s’écria Toinette en lui barrant le passage de l’allée étroite dans laquelle il voulait s’élancer ; restez et regardez à votre aise, monsieur ! Il paraît que c’est très-beau, quoique bien abîmé. Moi, je n’y connais rien, je le confesse, mais ce sont des curiosités. C’est le grand-oncle de madame de Monteluz, un homme instruit, qui demeurait ici autrefois, et qui avait recueilli cela aux environs. Il paraît que c’est du temps des Romains.

— Oui, en effet, c’est romain, dit d’Argères d’un air capable dont il riait en lui-même.

— Il y en a qui prétendent que c’est même du temps des Gaulois.

— Ma foi, oui, reprit d’Argères, ça pourrait bien être gaulois !

— Si monsieur veut les dessiner…

— Oh ! je craindrais d’abuser…

— Nullement, monsieur ; madame n’est pas levée et vous ne gênerez personne.

D’Argères, comprenant enfin qu’il n’était pas en présence d’une autorité supérieure, se sentit tout à coup fort à l’aise.

— Merci, dit-il un peu brusquement, je ne dessine pas.

— Ah ! je comprends, monsieur écrit !

— Non plus, je vous jure.

— Sans doute, sans doute ! écrire sur des choses si peu certaines… Monsieur a le goût des collections ? monsieur se compose un musée ?

— Pas davantage.

— Ah ! monsieur a bien raison, c’est ruineux ; monsieur se contente d’être savant et de s’y connaître. C’est le mieux, bien certainement.

— Oui-da, pensa le voyageur, je suis venu ici par curiosité, mais voici une suivante qui veut m’en punir en exerçant la sienne sur moi avec usure !

Et, comme il ne répondait pas, Toinette reprit :

— Monsieur est de Paris, cela se voit.

— Vous trouvez ?

— Cela se sent tout de suite. L’accent, l’habillement… Oh ! certainement, vous n’êtes pas un provincial. Monsieur est en visite probablement chez le baron de West ? C’est à deux pas d’ici. C’est un homme fort honorable, d’un âge mûr, et qui serait pour madame un bon voisin et un véritable ami, j’en suis sûre, si elle ne s’obstinait pas à ne recevoir personne.

— Après tout, pensa encore d’Argères, puisque je suis venu pour savoir à quoi m’en tenir sur l’état mental de cette voisine, et qu’il m’est si facile de me satisfaire, pourquoi ne contenterais-je pas cette babillarde de soubrette en l’écoutant ? Questionner et répondre sont un seul et même plaisir pour ces sortes de natures. — Comment appelez-vous votre maîtresse ? dit-il d’un ton doucement familier, en se rasseyant sur les blocs de marbre.

Toinette, charmée du procédé, ne se le fit pas demander deux fois, et, s’asseyant aussi sur une grosse boule qui avait bien pu représenter la tête d’un dieu :

— Mais je vous l’ai déjà nommée ! s’écria-t-elle : c’est madame de Monteluz !

— Qui était mademoiselle de ?… fit d’Argères de l’air d’un homme qui connaît toutes les femmes du grand monde et qui cherche à se remémorer.

— C’était mademoiselle Laure de Larnac.

— Une famille languedocienne ? Tous les noms en ac

— Oui, monsieur. Languedocienne d’origine ; mais, depuis longtemps, les Larnac étaient fixés en Provence, du côté de Vaucluse. Un beau pays, monsieur ! les amours de Pétrarque ! Et des propriétés ! madame a là un château… Si elle voulait l’habiter, au lieu de cette affreuse masure, de ce pays sauvage ! De tout temps, monsieur, les Larnac ont fait honneur à leur fortune. Les Monteluz aussi, car ce sont deux familles d’égale volée. Il y a eu un marquis de Monteluz, grand-père du marquis dont madame est veuve, qui n’allait jamais à Paris et à la cour, par conséquent, sans dépenser…

Quel âge avait le mari de madame ? demanda d’Argères, qui craignit une généalogie.

— Hélas ! monsieur, vingt ans ! l’âge de madame. Deux beaux, deux bons enfants qui avaient été élevés ensemble ! Ils étaient cousins germains. Les Larnac et les Monteluz…

— Et madame a maintenant ?…

— Vingt-trois ans, monsieur, tout au juste. Monsieur le marquis n’a vécu que six mois après son mariage. Il s’est tué à la chasse… Un accident affreux ! En sautant un fossé, son fusil…

— Pourquoi diable allait-il à la chasse ? dit brusquement d’Argères ; après six mois de mariage, il n’était donc déjà plus amoureux de sa femme ?

— Oh ! que si fait, monsieur ! Amoureux comme un fou, comme un ange qu’il était, le pauvre enfant !

— Alors il était bête, dit d’Argères, entraîné fatalement par je ne sais quel instinct de jalousie à dénigrer le défunt.

— Non, monsieur, reprit Toinette. Il n’était pas bête, il savait se faire aimer.

Elle fit cette réponse sur un ton moitié sublime, moitié ridicule, qui était toute l’expression de son âme naïve et rusée, de son caractère poseur et sincère en même temps ; puis elle continua en baissant la voix d’une manière confidentielle :

— Il n’avait pas reçu une éducation bien savante, il avait fort bon ton : les gens de naissance sucent le savoir-vivre avec le lait de leur mère ; mais il avait fort peu quitté sa province, et mademoiselle de Larnac eût pu choisir un mari plus brillant, plus cultivé, plus semblable à elle, mais non pas un plus galant homme ni un cœur plus généreux. Ils avaient été élevés ensemble, je vous l’ai dit, sous les yeux de madame de Monteluz et sous les miens, car mademoiselle fut orpheline dès l’âge de quatre à cinq ans, et madame sa tante fut sa tutrice avant de devenir sa belle-mère. Nous vivions dans ce beau château près de Vaucluse, où la marquise vint se fixer, et les deux enfants étaient inséparables. Octave était si doux, si complaisant, si grand, si fort, si beau, si bon ! Quand mademoiselle eut douze ans, malgré qu’elle fût l’innocence même, et qu’elle parlât de son petit mari avec la même idée qu’une sœur peut avoir pour son frère, madame de Monteluz me dit :

» — Ma chère Muiron, ces enfants s’aiment trop. Voici le moment où cette amitié peut nuire à leur repos, à leur raison, à leur réputation même. Laure étant plus riche que mon fils, on ne manquera pas de dire que je l’élève dans la pensée de faire faire un bon mariage à Octave et que je l’accapare à notre profit. Il faut qu’elle passe quelques années au couvent, loin de nous, qu’elle apprenne à se connaître, à s’apprécier elle-même. Quand elle sera en âge de se marier, elle n’aura pas été influencée, car elle aura eu le temps d’oublier ; elle sera libre, et si, alors, elle aime encore mon fils, ce sera tant mieux pour mon fils. Je n’aurai rien à me reprocher. »

» Ce plan était bien sage, mais il ne pouvait pas être compris par ces pauvres enfants, qui se quittèrent avec des larmes déchirantes. Vous eussiez dit, monsieur, la séparation de Paul et de Virginie. Madame de Monteluz eut une fermeté dont je ne me serais pas sentie capable pour ma part. Elle me recommanda même de ne pas parler trop souvent de son Octave à ma Laure ; car je l’accompagnai, monsieur ; oh ! je ne l’ai jamais quittée ! Sa pauvre mère me l’avait trop bien confiée en mourant ! Nous fûmes envoyées à Paris au couvent du Sacré-Cœur, où mademoiselle eut une chambre particulière, et où il me fut permis de la servir et de lui faire compagnie après les classes. Mademoiselle était adorée des religieuses et de ses compagnes. Elle était des premières dans toutes les études. Elle réussissait dans les arts mieux que toutes les autres, et elle avait l’air de ne pas s’en douter, ce dont on lui savait un gré infini. Mais son plus grand plaisir était de venir causer avec moi. Et de qui causions-nous, je vous le demande ? D’Octave, toujours d’Octave ! Il n’y avait pas moyen de faire autrement, car c’était un grand amour, une sainte passion que l’absence augmentait au lieu de la diminuer. Quand mademoiselle chantait ou étudiait son piano :

» — Cela fera plaisir à Octave, disait-elle ; il aime la musique.

» Si elle dessinait ou apprenait les langues, la poésie :

» — Il aimera tout cela, disait-elle encore. »

» Enfin, tout était pour lui, et c’est à lui qu’elle pensait sans cesse. Elle lui écrivait des lettres. Ah ! monsieur, quelles jolies lettres ! si enfant, si honnêtes et si tendres ! Il n’y a pas de roman où j’en aie jamais trouvé de pareilles. Madame de Monteluz m’avait bien défendu de me prêter à cela, mais je ne savais pas résister. Laure me disait comme ça :

» — Je sais bien, à présent, pourquoi ma bonne tante veut me contrarier. C’est par fierté, par délicatesse ; mais je mourrai si je ne reçois pas de lettres d’Octave, et je suis bien sûre qu’elle ne veut pas ma mort.

— Et les lettres d’Octave, comment étaient-elles ? dit d’Argères, qui ne pouvait se défendre d’écouter avec attention.

— Ah ! dame ! les lettres d’Octave étaient bien gentilles, bien honnêtes et bien aimantes aussi ; mais ce n’était pas ce style, cette grâce, cette force. Il fallait deviner un peu ce qu’il voulait dire. Octave n’aimait pas l’étude. Il aimait trop le mouvement, la vie de château, la chasse, le grand air…

— Quand je vous le disais ! s’écria d’Argères. Il était bête ! Ceux qu’on adore sont toujours comme cela.

— Eh bien, il était un peu simple, je vous l’accorde, répondit Toinette, qui prenait plaisir à être écoutée ; il avait le tempérament rustique, et, en fait de talents, il n’avait pas de grandes dispositions.

— Oui, en fait de musique, il aimait la grosse trompe, et, en fait de langues, il écorchait la sienne. Je parie qu’il avait l’accent marseillais ?

— Pas beaucoup, monsieur ; mais qu’est-ce que cela fait quand on aime ?

— S’il eût aimé, il se fût instruit pour être digne d’une femme comme votre Laure.

— S’il eût pensé devoir le faire, il l’eût fait. Mais il n’y songea point, et, comme ma Laure n’y songea point non plus, il resta comme il était. Quand le temps d’épreuves parut devoir être fini, mademoiselle avait dix-huit ans. Les deux amants se revirent sous les yeux de la mère, à Paris. Octave pleura, Laure s’évanouit. En reconnaissant que cette passion n’avait fait que grandir, madame de Monteluz fut bien embarrassée. Son fils était trop jeune pour se marier. Elle voulait qu’il eût au moins vingt ans. Laure devait-elle attendre jusque-là pour s’établir ? Laure jura qu’elle attendrait, et elle attendit. Madame de Monteluz fit voyager son fils, et resta à Paris, où elle conduisit mademoiselle dans le monde, disant et pensant toujours, la noble dame, qu’elle ne devait pas éviter, mais chercher, au contraire, l’occasion de faire connaître à sa pupille les avantages de sa fortune, les bons partis où elle pouvait prétendre et les hommes qui pouvaient lui faire oublier son ami d’enfance. Tout cela fut inutile. Mademoiselle passa à travers les bals et les salons comme une étoile. Elle y fut remarquée, admirée, adorée… C’est là que monsieur a dû la rencontrer.

Cette question fut lancée avec un éclair de pénétration subite qui fit sourire d’Argères.