Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 5-20).



I



Lettre de Comtois à sa femme.


Lyon, 12 août 18…

Ma chère épouse, la présente est pour te dire que j’ai quitté le service de M. le comte. C’est un homme quinteux qui ne pouvait me convenir, et je l’ai quitté sans regret, je peux dire. Il m’a fait une scène dans laquelle il m’a dit des mots, et cherché de mauvaises raisons. Mais je suis déjà replacé, et je n’ai pas été seulement une heure sur le pavé. Dans l’hôtel où nous logions, il s’est trouvé un gentilhomme qui cherchait un valet de chambre. Malgré que je ne le connaissais pas, et que je n’avais pas le plus petit renseignement sur lui, je me suis présenté pour voir au moins, à sa mine, si je pourrais m’en arranger. Son air m’est revenu tout de suite, et il paraît que le mien lui a plu aussi, car il s’est contenté de jeter les yeux dessus mon certificat en me disant :

— Je sais que le comte de Milly faisait cas de vous et que vous vous quittez à la suite d’une vivacité de sa part sur laquelle il ne veut pas revenir. Il m’a dit que vous écriviez lisiblement, que vous mettiez assez bien l’orthographe, et que vous aviez l’habitude de copier. Vous me serez donc utile et je vous prends pour le prix qu’il vous donnait : je ne me souviens plus du chiffre, rappelez-le-moi.

Là-dessus, me voilà engagé, car, puisque mon nouveau maître connaît mon ancien, chose que j’ignorais, ça ne peut être qu’un homme comme il faut, et, à sa garde-robe de voyage, éparpillée dans sa chambre, ainsi qu’à ses bijoux et à la manière dont les gens de l’hôtel le servaient, j’ai bien vite vu qu’il était passablement riche, ou qu’il savait vivre en homme du monde. J’ai bien demandé aussi dans la maison ; mais on m’a dit qu’on ne le connaissait pas autrement, et qu’il se faisait appeler M. d’Argères tout court.

Ça m’a bien un peu contrarié, parce que c’est pour la première fois que je sers une personne sans titre. Mais j’ai dans mon idée que c’est une fantaisie qu’il a peut-être de cacher le sien, car je me connais en gens de qualité, et je t’assure que jamais je n’ai vu une plus belle tournure et de plus jolies manières. En outre, il paraît très-doux et fait l’avance de mes déboursés. Enfin, je pense que je n’aurai pas de désagrément avec lui. Nous avons quitté Genève, et, à présent, nous sommes à Lyon, d’où je t’écris ces lignes pour te dire que je me porte bien et que je ne sais pas encore où nous allons. Tout ce que monsieur m’a dit, c’est que nous serions à Paris dans deux mois au plus tard. Ne sois donc pas en peine de moi, et écris-moi des nouvelles de nos enfants et si tu es toujours contente de la maison où tu es. Je te ferai savoir bientôt où il faut m’adresser ça. Je ne te donnerai pas grands détails, mais tu les auras plus tard par mon journal, que j’ai toujours l’habitude de tenir, jour par jour, pour mon amusement et pour l’utilité de ma mémoire.

Adieu donc, ma chère Céleste ; je t’embrasse de toute l’amitié que je te porte, ainsi que ta sœur et notre petite famille.

Ton mari pour la vie.
Comtois.



Journal de Comtois.


Lyon, 15 août 18…

Me voilà, comme dans un roman, au service d’un homme que je ne connais pas du tout, et qui me mène je ne sais où. Monsieur ne reçoit pas de lettres dont je puisse voir l’adresse. Il va les prendre lui-même à la poste, bureau restant. Il sort et voit du monde dehors ; mais il ne reçoit personne à l’hôtel, et paraît très-occupé à lire ou à marcher dans sa chambre, le peu de temps qu’il y reste dans la journée. Il se nourrit bien ; ses habits sont d’un bon tailleur, et il se chausse on ne peut mieux. Il parle peu, et ne commande rien qu’avec honnêteté. Il ne paraît pas porté à l’impatience, ni à aucun autre défaut, si ce n’est que je lui crois peu d’esprit. C’est un fort bel homme, qui n’a pas plus de vingt-cinq à trente ans. Il a la barbe et les cheveux superbes, et prononce si bien, qu’on entend tout ce qu’il dit, même quand il parle très-bas. C’est un grand avantage pour le service ; mais il dit les choses en si peu de paroles, qu’on voit bien qu’il manque d’idées.


19 août, Tournon.

Nous voilà dans une petite ville au bord du Rhône, soit que monsieur y ait des affaires, soit qu’il lui ait pris fantaisie de s’arrêter ici. Nous sommes venus par le vapeur. Monsieur y a causé avec des personnes qui le connaissaient sans doute ; mais, comme il faisait un grand vent, je n’ai pu entendre comment et de quoi on lui parlait, à moins de m’approcher avec indiscrétion, ce qui serait mauvaise société. J’ai vu que les messieurs qui parlaient à monsieur étaient distingués. Je n’ai pas pu me permettre de les interroger.

Monsieur m’a prié, ce soir, de lui faire du café. Il l’a trouvé bon et s’est enfermé pour écrire ou pour lire, je ne sais pas.


20 août.

Me voilà toujours dans cette petite ville, attendant que monsieur soit rentré. Il a pris un bateau ce matin, et j’ai entendu que c’était pour une promenade. J’ai eu de l’humeur parce que, voyant que j’allais être seul toute la journée et m’ennuyer dans un endroit qui n’est guère beau, j’ai demandé à monsieur si nous y resterions longtemps.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? qu’il m’a dit d’un air indifférent.

Je me suis enhardi à lui dire que c’était pour pouvoir recevoir des nouvelles de ma famille, et que, si je savais où nous allions, je donnerais mon adresse à ma femme.

— Tiens, monsieur Comtois, qu’il a dit, vous êtes marié ?

— Oui, monsieur le comte, que je me suis hasardé à lui répondre.

— Pourquoi m’appelez-vous monsieur le comte ?

Et alors moi :

— C’est par l’habitude que j’avais avec mon ancien maître. Si je savais comment je dois parler à monsieur…

— Et vous avez des enfants peut-être ?

— J’en ai trois, deux garçons et une demoiselle.

— Et où est votre famille ?

— À Paris, monsieur le marquis.

— Pourquoi m’appelez-vous monsieur le marquis ?

— Parce que mon avant-dernier maître…

— C’est bien, c’est bien, qu’il a dit, je vous apprendrai où nous allons quand je le saurai moi-même.

Là-dessus, il a tourné les talons et le voilà parti.

Je ne sais pas si c’est un original qui ne pense pas à ce qu’il fait, ou s’il a eu l’idée de se moquer de moi, mais je commence à être inquiet. On voit tant d’aventuriers sur les chemins, que j’aurais bien pu me tromper sur sa mine de grand seigneur. Il faudra que je l’observe de près. Ce n’est pas tant pour le risque à courir du côté des gages que pour la honte d’être commandé par un homme sans aveu. Il y a du monde fait pour commander aux domestiques, mais il y en a aussi qui mériteraient de servir ceux qui les servent, et c’est une grande mortification d’être dupé par ces canailles-là.


Mauzères, 22 août.

Nous voilà dans un joli château, ou plutôt une jolie maison de campagne, chez un ami de monsieur, qui est auteur et baron. Ce n’est pas très-riche, mais c’est confortable, comme disait mon milord, et la manière dont on a reçu monsieur, ce soir, me raccommode un peu avec lui. Il était temps, car il me donnait bien des doutes. Et puis c’est un homme qui a l’esprit superficiel, qui n’a aucune conversation avec les gens, et qui est si distrait par moments, que les talents qu’on a sont en pure perte. Il n’y fait pas seulement attention, et sa politesse n’a rien de flatteur.

Je n’ai pourtant rien pu savoir de lui par les gens de la maison. Ils sont tous du pays et ne le connaissent pas. C’est, d’ailleurs, des gens fort simples et sans éducation qui leur facilite de causer.

Je saurai demain à quoi m’en tenir, car je servirai à table. Ce soir, j’avais un grand mal de dents, et monsieur m’a dit :

— Reposez-vous, Comtois.

C’est ce que je vas faire.



Narration.


L’espoir de M. Comtois fut trompé. Il servit à table le lendemain ; mais le baron de West s’était absenté. M. d’Argères n’avait pas l’habitude de parler seul en mangeant : aussi Comtois ne fut-il pas plus avancé que le premier jour.

Le baron de West était effectivement un littérateur assez distingué. Il paraît qu’il regardait son hôte comme un excellent juge, car il le reçut à bras ouverts et se fit une fête de le garder toute une semaine. Une lettre reçue dès le matin du second jour le forçant d’aller passer vingt-quatre heures à Lyon pour des affaires importantes, il lui fit donner sa parole d’honneur qu’il l’attendrait et se constituerait maître de la maison en son absence.

D’Argères ne se fit guère prier, bien qu’il ne fût pas étroitement lié avec son hôte. Il savait qu’en usant et abusant au besoin de son hospitalité, il pourrait toujours considérer le baron comme son obligé. Le baron voulait lui lire un manuscrit, et l’on verra plus tard combien il lui importait que d’Argères en goûtât le fond et la forme, et s’associât complètement à la pensée qui avait dicté cet ouvrage.



Lettre de d’Argères.


Château de Mauzères, par Tournon (Ardèche).

Mon bon camarade, sache enfin où je suis. J’ai bien employé mon temps de repos et de liberté. J’ai parcouru la Suisse, j’ai gravi des glaciers, je ne me suis rien cassé. J’ai laissé pousser ma barbe, je l’ai coupée ; je n’ai rien lu, rien écrit, rien étudié. Je n’ai pensé à rien, pas même aux belles Suissesses, qui par parenthèse, ne sont belles que de santé, et montrent de grosses vilaines jambes au bout de leurs jupons courts. Je suis revenu par Genève et Lyon. J’ai renvoyé Clodius, qui me volait ; j’ai pris un domestique qui ne fait que m’ennuyer par sa figure de pédant. Je me suis mis en route pour la Méditerranée, et je m’arrête chez notre baron, qui se trouve sur mon chemin. J’y suis seul pour le moment, et je ne m’en plains pas. C’est toujours le plus galant homme du monde ; mais, quand il m’a parlé beaux-arts et qu’il m’a montré ses cahiers, j’ai eu bien de la peine à cacher une grimace abominable. Il faudra pourtant s’exécuter, entendre, juger, promettre. Ce ne sera certainement pas mauvais, ce qu’il va me lire ; mais ce serait du Virgile tout pur, que ça ne vaudrait pas les arbres, le soleil, le mouvement, l’imprévu, enfin le délicieux rien faire, si rare et si précieux dans une vie agitée et souvent assujettie.

J’ai encore deux jours de répit, parce qu’il a été forcé de s’absenter, et j’en vas profiter pour m’abrutir encore un peu à la chasse. Mais je t’entends d’ici me dire : « Pourquoi chasser ? pourquoi te donner un prétexte, quand tu as le droit et le temps de battre les bois et de t’égarer dans les sentiers ? » Tu as bien raison. C’est lourd, un fusil, et ça ne tue pas ; du moins je n’en ai jamais rencontré un qui fût assez juste pour moi. Peut-être qu’il y en a un dans l’arsenal du baron ; mais j’ai si peu de nez, que je ne saurais jamais mettre la main dessus.

Parlons de nos affaires. Tu placeras comme tu l’entendras, etc.


Nous supprimons cette partie de la lettre de d’Argères, qui ne contenait qu’un détail d’intérêts matériels, et nous passons au journal de Comtois.



Journal de Comtois.


Mauzères, 23 août.

J’éprouverai ici beaucoup d’ennuis si ça continue. Monsieur m’avait dit qu’il me ferait copier, et il ne me donne rien à faire. Sans doute qu’il a un emploi quelconque à Paris ; mais, en attendant, il fait tout seul sa correspondance, et, autant que j’en peux juger, elle n’est pas conséquente. Il est fumeur et flâneur. Il a toujours l’air de rêver, et je crois qu’il ne pense à rien. Il se sert lui-même, ce qui me donne l’idée qu’il est égoïste et ne veut dépendre de personne. Le pays où nous sommes est fort vilain. On y perd ses chaussures. C’est un désert où il n’y a que des rochers, des bois, des eaux qui tombent des rochers, et pas une âme à qui parler, car il règne dans le pays une espèce de patois, et les gens sont tout à fait sauvages.

La maison est agréable et bien tenue. Le vin est rude. Le cocher est très-grossier. M. de West est assez riche et fait des ouvrages pour son plaisir. On dit qu’il y met beaucoup d’amour-propre. Sans doute que monsieur se mêle d’écrire aussi, car le valet de chambre m’a dit que son maître lui avait dit :

— Vous me donnerez des conseils.

Mais je ne crois pas monsieur capable d’écrire avec esprit. Il aime trop à courir, et, d’ailleurs, il parle trop simplement.

C’est toujours un travers de vouloir écrire après M. Helvétius, M. Voltaire et M. Pigault-Lebrun, qui ont fait la gloire de leur siècle. Tout ce qui peut être écrit a été écrit par des gens très-illustres, et, comme disait une dame de beaucoup de talent, dont je faisais les lettres à ses amis, il n’y a plus rien de nouveau à imprimer. Au moins, si ces messieurs s’occupaient de politique ! C’est un horizon qui change et qui vous présente toujours du neuf. Mais, pour juger la politique, il faut aller à la cour, et je ne crois pas que monsieur soit assez considérable pour y être reçu. Le mieux, c’est de cultiver la philosophie quand on a le moyen. Ce serait mon goût, si j’avais des rentes, et si ma femme ne dépensait pas tout.



Narration.


Pendant que M. Comtois regrettait de ne pouvoir être philosophe, son maître se promenait. Il revenait, à l’entrée de la nuit, en compagnie d’un garde-chasse qu’il avait rencontré et qui lui était fort utile pour retrouver le chemin du manoir de Mauzères, lorsqu’on passant au bas d’un petit coteau couvert de vignes, il remarqua une faible lueur qui blanchissait ce court horizon.

— Est-ce la lune qui se lève ? demanda-t-il à son guide.

Le guide sourit.

— Je ne crois pas, dit-il, que la lune se lève du côté où le soleil se couche.

— C’est juste, dit d’Argères en riant tout à fait de son inattention. Qu’est-ce donc que cette clarté ?

— Ce n’est rien. C’est une maison qui est par là tout juste au revers du coteau. C’est la maison de la Désolade.

La Désolade ? Voilà un nom bien triste.

— Dame ! c’est un nom qu’on lui a laissé comme ça dans le pays, à cause de la pauvre dame qui y reste. C’est une jeune femme très-jolie, ma foi, qui a perdu son mari après six mois de mariage et qui ne peut pas se consoler. Elle est malade et comme égarée par moments. On a même peur qu’elle ne devienne folle tout à fait.

— Attendez ! reprit d’Argères, qui, en suivant son guide sur le sentier, s’était un peu rapproché de la demeure invisible, je crois que j’entends de la musique.

Ils s’arrêtèrent et firent silence. Une voix de femme et un piano sonore faisaient entendre quelques sons, emportés à chaque instant par la brise. Dans les membres de phrase qui parvinrent à l’oreille exercée de d’Argères, il reconnut l’air admirable du gondolier dans Otello :

        Nessun maggior dolore, etc.

« Il n’est pas de plus grande douleur que de se rappeler le temps heureux dans l’infortune. »

D’Argères, avec son air insouciant et son besoin momentané d’oublier l’art, était artiste de la tête aux pieds. Il fut vivement impressionné par ces trois circonstances : le nom de Désolade donné à la maison ou à la personne qui l’habitait, le choix de la chanson, et la voix, l’accent de la chanteuse, qui, soit en réalité, soit par l’effet de la distance, exprimaient avec un charme infini la plainte d’une âme brisée. Un moment il faillit laisser là son guide et courir vers cette maison, vers cette plainte, vers cette femme ; mais il fut retenu par la crainte de voir une folle. Il avait, pour le spectacle de l’aliénation, cette peur douloureuse qu’éprouvent les imaginations vives.

D’ailleurs, il était harassé de fatigue, il mourait de faim.

— Et, après tout, se dit-il, je n’ai plus dix-huit ans pour rêver l’honneur, souvent trop facile, de consoler une veuve inconsolable.

Il retourna donc au manoir très-philosophiquement. Néanmoins, il ne se sentit plus disposé à interroger le garde-chasse. Il lui semblait que la prose de ce bonhomme ferait envoler la rapide impression poétique qu’il venait de recueillir.



Journal de Comtois.


24 août.

Monsieur est beau chanteur ; car, en se couchant, il lui a pris fantaisie de répétailler un air italien, qu’il dit, ma foi, aussi bien que les bouffons du théâtre de Paris. Je lui en ai fait la remarque, ce qui était un peu déplacé ; mais c’était exprès pour voir si je le ferais causer. Il m’a regardé comme si je le sortais d’un rêve, m’a ri au nez et n’a pas lâché une parole. J’ai bien vu par là que monsieur est bête.