Adieu Cayenne !/En Pays perdu

Les Éditions de France (p. 126-135).

XIII

EN PAYS PERDU


— Le Brésil, oui ! Mais, avant tout, l’endroit où nous sommes s’appelle pour nous : l’Inconnu !

Dieudonné se ranime à ce moment du récit. Il veut me faire sentir que l’évasion d’un forçat consiste à passer d’un mauvais cercle dans un cercle redoutable.

— Ah ! ce n’est pas fini ! dit-il.

Nous ne savions qu’une chose, le nom du lieu où nous étions ; cela oui ! Pas un bagnard qui ne l’épèle : Demonty.

Pour mon compte, je rêvais à Demonty depuis quinze années.

Nous y sommes. Onze heures du soir. Nuit d’encre, vingt maisons de bois dans la forêt. Silence tragique.

Tout à coup, nous nous serrons les mains, les cinq ! Jean-Marie, joignant les siennes, prononce : Demonty ! Nous répétons : Demonty ! La joie tourne en nous comme la tornade sur mer. Jusqu’ici, nous devions nous cacher de tout : des chiens de chasseurs d’hommes, des gens. Là, nous n’avons plus rien à craindre. Vingt maisons ! mais, pour sept mille hommes, c’est la ville la plus grande du monde, c’est la liberté !

Nous restons bien trois heures là, sur place, sans bouger, parlant bas, morts de froid, mais si heureux :

— Il ne faut pas croire, ajoute-t-il, que le bonheur ne soit fait que pour les heureux !

Enfin, nous nous mettons en marche. Il est deux heures du matin, exactement ; la pendule de l’église vient de sonner. Si par hasard l’église était ouverte, on irait y dormir. Nous avançons sur le village. L’église est fermée. À côté, un hangar délabré avec une lanterne au fond. Entrons.

C’est une étable. Des vaches couchées lèvent la tête. Quel œil accueillant, elles ont ! Un gros chien nous regarde, vient nous flairer et se frotte à nous. Il n’aboie pas ! Il remue même sa queue ! Depuis que nous avons quitté la vie pour le bagne, nous n’avons jamais eu réception pareille !

Chacun s’étend contre une vache pour avoir chaud. La mienne était rousse et bien bonne !…

À l’aube, un bruit. On se réveille. Un homme fort, gros, nous regarde. Il a deviné qui nous étions.

Il hoche la tête et s’en va.

Nous, nous ne bougeons pas.

L’homme revient, portant une énorme marmite de riz et de giraumons. Cela fume.

Nous croyons que c’est saint Vincent de Paul.

Nous sortons sur la petite place. Les femmes, les jeunes filles, les hommes, les enfants nous entourent. Nos mines, nos loques ne leur font pas peur. Les femmes nous montrent du doigt la direction de la Guyane. Nous faisons « oui » de la tête. Alors, elles se signent en levant les yeux au ciel.

…Là, je dois dire que Dieudonné ferma ses paupières et s’endormit. Il était toujours dans ma chambre, assis dans un fauteuil d’osier. Je supposai d’abord qu’il se recueillait, mais, quand je lui dis : « Eh bien ! Après ? » il ne broncha pas. Je sortis et revins deux heures plus tard. Il n’avait pas bougé. Je repris ma place devant la table. Il se réveilla.

— Savez-vous, me dit-il, sans s’être aperçu du hiatus, que toutes les femmes là-bas, sont magnifiquement blondes ? Et coquettes ! coiffées à la garçonne, rouge aux lèvres et fumant la cigarette ! On grelottait de fièvre, hein ! Elles nous apportèrent de la quinine. Elles nous tâtèrent le pouls, le front, tout naturellement. Et nous étions sales ! Elles nous donnèrent des bols de lait chaud ! C’était le paradis ! Alors les douaniers…

— Ah ! ceux-là !

— Comment, ceux-là ? Les braves gens ! Ils connaissent d’avance notre histoire. Ils savent bien que nous n’avons rien à déclarer. Ils nous disent que les mines d’or de Carcoenne ont repris l’exploitation et que l’on peut aller là.

On remercie tout le monde. Jean-Marie entre dans l’église faire une prière, Louis Nice et le Calabrais disent qu’ils vont partir de leur côté. Adieu !

Nous restons, Jean-Marie, moi et l’Autre.

— Pourquoi l’appelez-vous l’Autre ?

— On n’a jamais bien su son nom, c’était un pauvre petit, bête et malheureux. On l’appelait l’Autre parce qu’il disait toujours à propos de tout : « C’est la faute de l’Autre ». L’Autre, c’était celui qu’il avait tué, après une orgie de cidre dans une ferme du côté de Lisieux, je crois.

On compta notre argent. Moi, trois cent soixante-cinq francs guyanais et vingt grammes d’or. Jean-Marie : cent cinq francs et quinze grammes d’or. L’Autre : sept francs dix.

— On t’emmène jusqu’aux mines.

— Merci, Jean-Marie ; merci, Dieudonné, fait-il en s’inclinant devant nous comme si nous étions des évêques.

Les douaniers nous trouvent un canoé pour Carcoenne. Coût : cent francs et vingt grammes de poudre d’or.

On embarque.

Je vais vous défiler rapidement la suite de cet épisode, fait Dieudonné, le malheur étant toujours le malheur.

Alors, on est sur le canoé avec les six marins et le patron. Nous tournons le cap Orange. Là, on s’arrête pour acheter du poisson salé aux Indiens à cheveux plats. On repart. On longe la côte. Palétuviers ! Ah ! ceux-là ! Si j’en revoyais, à présent, je crois que je me mettrais en colère et que je cracherais dessus. On rencontre des petits points habités qui s’appellent : Cossuine, Cassiporé. Le surlendemain du départ, nous voyons quelques maisons. On demande ce que c’est ; le patron dit : Carcoenne.

— C’est là où nous allons, piquez dessus !

— Non ! fait le patron, qui continue sa route.

On se fâche. Le patron déclare que lui se rend à Amapa, qu’il nous a pris pour gagner de l’argent, et qu’il ne s’arrètera pas à Carcoenne.

Où allions-nous trouver du travail maintenant ?

Le matin, le canoé entre dans une crique vaseuse. Au fond, un hangar et six nègres nus qui scient des planches. Le patron parle à l’un des hommes, longuement, et nous fait signe de descendre. Je parie mes grammes d’or que nous aurions été tués comme des lapins par les scieurs de long si nous étions descendus. C’étaient des Indiens à l’œil d’oiseau, les plus mauvais ! Nous refusons. Tout le monde crie. Nous crions plus fort. « On n’est pas des Arabes, dis-je. Cette fois vous avez affaire à des Français ». Et nous nous mettons en position de défense.

Le patron nous déposera à Amapa.

La confiance est partie. La nuit, nous veillons à tour de rôle. Au matin, c’est une nouvelle crique vaseuse, noire, un vrai paysage de crime : Amapa. Que faire là ?

— Patron, dis-je au Brésilien du canoé, deux cents francs pour nous descendre plus bas.

Il veut aussi quinze grammes d’or. Tout ce qu’on a, quoi ! Mais, il ne va qu’à Vigia, sur l’Amazone. De là, nous pourrons gagner Belem.

Belem ! Deux cent cinquante mille habitants, le grand phare de tous les bagnards !

J’accepte. Il dit : « Manhana » demain ! D’amanha a tarde (de demain à ce soir). Cela dura six jours !

Mais j’ai vu des sirènes…

C’était le quatrième jour. On m’avait signalé un campo, dans l’intérieur, ou nous pourrions trouver de la farine, et la gagner en faisant l’âne qui tourne la meule. J’étais le mieux portant des trois. J’y partis. Je savais qu’il fallait traverser la savane, de l’eau jusqu’au ventre. J’entrai dedans. J’allais ainsi depuis trois heures, quand je vis venir à moi, de l’eau jusqu’au ventre aussi, des sirènes ! Elles avançaient avec tant d’aisance que je m’arrêtai. Elles riaient de mon ébahissement. Elles avaient les cheveux coupés, de la poudre aux joues, du noir aux yeux, des corsages de satin, des colliers d’or ou d’argent. Elles étaient jolies, très jolies. On ne voyait que le buste, tout le reste était dans l’eau, tout. Elles ne se baignaient pas, elles allaient à leurs affaires.

— Bon dia ! leur dis-je. Elles parlaient ! et me renvoyèrent : « Bon dia ! »

Soudain je crus en reconnaître une.

La jeune fille était si belle qu’elle me rappela subitement à travers trente années, la Vierge Marie de la chapelle Saint-Stanislas, de l’orphelinat de Nancy, devant qui sœur Thérèse, nous accompagnant à l’harmonium, nous faisait chanter :

Ave, maris stella !


…Dieudonné redescendit sur terre. Ce fut pour dire :

— On en voit des choses en évasion !