Adieu Cayenne !/Sept longs jours

Les Éditions de France (p. 115-125).

XII

SEPT LONGS JOURS


Six jours exactement que nous sommes en mer. Le vent est fort, la vague méchante. La pirogue, couchée sur sa droite, bordage au ras de l’eau, avance. Nous la vidons à coups de calebasse.

Strong est beau. Pipe aux dents, il manie tout, la voile, la barre. Nous chevauchons les vagues, nous les descendons sans dévier jamais de notre route :

— Ventez ! Ventez ! sainte Cécile ! Ventez ! Ventez, mouché Diable ! Allume ma pipe, Calabrais.

Plus il vente, plus il rit !

Il faut savoir que, lorsque les noirs croient le diable dans leur jeu, ils ne doutent de rien.

Voici l’Approuague, un des fleuves de Guyane. Nous apercevons le mariage de son eau jaune avec la mer. L’Approuague, où il y a de l’or ! Et puis, une crique !

Il s’y dirige, l’atteint, ancre.

Après, il dit :

— Strong va pêcher.

Il jette une ligne de fond. Trente minutes après, vingt mâchoirons gisent dans la barque.

C’est bon, le mâchoiron, fait Dieudonné. Ainsi appelions-nous le directeur du bagne de votre temps, le très honorable M. Herménegilde Tell. Il avait les yeux comme ce poisson, hors de la figure. Mais le poisson est bien meilleur !

Maintenant, Strong dit : « Au nom du Diable, je fais la cuisine ». Il allume le réchaud.

On mange.

— Cette crique, reprend le nègre, s’appelle « Crique des Déportés ». Vous ne le saviez pas ? Je vais apprendre à mouchés blancs la géographie, moi, mouché noir !

Tout en mangeant, il conte :

— Quand j’étais petit enfant, petit, petit, je venais là avec des aînés, entrepreneurs d’évasions. Alors les grands, ils laissaient là mouchés forçats. Ils disaient : « Allez, z’amis, chercher de l’eau. » Et mouchés forçats descendaient et la pirogue s’en allait, et mouchés forçats, ils crevaient dans li vase et le palétuvier. Seuls les courageux se sauvaient et gagnaient les hauteurs, là-bas. Ce furent les premiers bûcherons de bois de rose, les premiers chercheurs d’or de l’Approuague. J’étais petit, moi, tout petit…

On regarde Strong. Il comprend notre pensée. Il dit :

— Humanité a fait progrès pendant que moi devenu grand.

Il lève les ancres. Nous pagayons. Quatre heures après, pointant le doigt vers un sommet, Strong dit : « Montagne d’Argent ! »

Montagne d’Argent ! me dis-je. Quel souvenir ! Moi aussi, c’était quand j’étais petit, petit. J’allais à Nancy faire les commissions de ma mère. Elle me disait : « Tu rapporteras du café de la Montagne d’Argent. C’est le meilleur ! » Et la voilà !

C’est bien elle. Si loin ! Si près !

Dans ce temps-là, c’étaient les jésuites qui la cultivaient. Elle rendait. L’administration lui succéda.

— Depuis, dit Strong, montagne donne rien de café. Elle est devenue de bronze, puis de bois, puis de lianes, puis d’herbes folles.

La mer est grosse. Il pleut. Nous traversons un terrible endroit. Strong lutte magnifiquement. Louis Nice et le Calabrais vident la pirogue. Jean-Marie est barreur. L’autre et moi, nous faisons le balancier pour empêcher la barque de chavirer.

Strong gagne une anse et crie :

— Mouché Diable, protège ton fils, mouché Strong !

On ancre.

On prépare à manger. Tout à coup, un vent subit s’engouffre dans l’anse, des vagues chargent notre pirogue. Elle oscille terriblement. Le réchaud, notre marmite sont culbutés. Strong blanchit.

— C’était un nègre, mon vieux.

— Alors, vous n’avez jamais vu un nègre blanchir quand il y a de quoi ?

— Pagayez ! Pagayez ! crie-t-il.

Jean-Marie lève l’ancre. Il était temps. Une tornade passait, arrachant les palétuviers, jetant des épaves contre la pirogue. Les nuages couraient si près de nos têtes qu’on aurait pu les toucher de la main.

Jean-Marie se dresse comme s’il avait quelque chose à dire à la nature. « On s’en fiche, crie-t-il, si on coule encore cette fois, on recommencera une troisième ! »

Et, parlant toujours à l’Invisible : « Et une quatrième ! »

À quoi cela servait, je vous le demande. Je lui dis de s’asseoir et d’obéir. Il répond : « Bien, patron ! »

Un quart d’heure après, le calme était revenu.

On ancre.

Alors, comme nous regardons devant nous, on voit arriver un nouveau nuage ! Celui-là vole ; ce sont les moustiques des palétuviers voisins. Ils nous ont découverts et viennent torturer la seule proie qu’ils aient : les évadés.

Ils tombent sur nous.

Notre bois est mouillé. Nous ne pouvons allumer de « boucan ». Ils nous recouvrent. Vaincu, Jean-Marie s’abat dans le fond de la pirogue. Il pleure de souffrance. Il n’a que vingt-huit ans ! Et, tout en se laissant manger, il répète comme des litanies ! « Ah ! misère ! Oh ! misère ! Oh ! Oh ! »

Et voici le matin du septième jour.

— Aujourd’hui, nous dit le noir, vous verrez le Brésil.

Les cœurs battent. Nous nous regardons dans les yeux, comme pour mieux échanger notre joie.

— Tu es sûr, on le verra ? demande Jean-Marie à Strong.

— Par mouché Diable !

— F…-nous la paix avec ton diable. Je te demande si on arrivera, oui ou non.

— Tais-toi, dis-je à Jean-Marie.

Il se tut.

Pas de vent. Nous allons à la pagaie. Il y a beaucoup d’écueils, par là. La journée est difficile.

On ne mange pas. Pour mon compte, j’ai l’impression que je ne mangerais jamais assez vite et que je perdrais trop de temps.

La chaleur est si gluante qu’une lassitude chargée de sommeil nous pénètre. La pagaie tombe de nos mains. On n’en peut plus.

— Là ! Là ! dit Strong, regardez ! Cap Orange. Brésil !

Le sang me remonte au cerveau. Je saute presque à la figure du nègre.

— Que dis-tu ? Le Brésil !

— Le Brésil ! Cap Orange ! Le Brésil !

— À la pagaie ! petits frères !

Je n’ai pas besoin de commander deux fois ; tout le monde est réveillé.

— C’est le Brésil, camarades !

Quand je réfléchis, maintenant, je me demande ce que nous trouvions de beau à ce cap Orange. Il était aussi lugubre que le reste. Ah ! cet instant ! Je vois danser, entre les arbres du cap Orange, le double des créatures qui m’attendent en France. Je le vois !

Jean-Marie dit : « Ma Doué ! » L’Autre, je n’ai jamais bien su son nom, parle d’une petite amie qu’il a, rue des Trois-Frères, à Montmartre, qu’il avait, tout au moins ! Nice et le Calabrais, eux, retournent du coup à leur origine ; ils baragouinent l’italien.

Quant à Strong, il fume sa pipe.

— Ventez ! Ventez ! sainte Cécile ! Ventez ! mouché Diable !

Cette fois, on ne se moque plus de lui. Nous voyons la gueule de l’Oyapok.

Le vent se lève.

L’Oyapok est large comme une mer. Nous l’abordons. Il nous avale par une espèce de courant secret.

La pirogue vole. L’eau entre. Nous la sortons. L’Autre et Nice quittent leur pantalon pour être prêts, en cas de danger, à continuer à la nage.

Une saute de vent déchire notre voile par le bas. Dans l’orage qui commence, elle claque comme un drapeau. Un quart de seconde, je revois la scène de notre naufrage. Mais non ! Jean-Marie rattrape la voile, la reficelle. Bravo !

Pendant deux heures, nous courons sur l’Oyapok déchaîné, glacés de froid, d’espoir, de peur, de joie ! On arrive ! Ces lumières, là-bas, c’est Demonty. Demonty, la première ville du Brésil.

— C’est beau ! C’est beau ! disions-nous tous ensemble.

Il fait nuit noire. Nous avons plié la voile. Nous allons maintenant à la pagaie, évitant tout bruit de choc dans l’eau.

Une éclaircie dans les palétuviers.

Quelques maisons…

(Ceux qui n’ont pas entendu Dieudonné prononcer à cette minute ces deux mots : quelques maisons, n’entendront jamais tomber du haut de lèvres humaines la condamnation du désert !)

Strong aborde. Nos pieds touchent terre. Silencieusement, sans mot d’ordre, nous, les cinq forçats, nous embrassons le nègre.

— Adieu ! nous dit-il, que mouché Diable vous protège !