Paul Ollendorf, éditeur (p. 309-321).


XXXV


Mes mains avaient semé la vie. J’avais rebâti mon toit. Et la maison se fait avec l’écorce et l’aubier, avec l’eau, le feu et la terre. Elle vit et grandit comme une allégorie de nous-mêmes, parmi la substance éternelle. Et l’homme qui édifie sa maison et cultive son champ est plus près de la vérité que celui qui a recours au travail d’autrui. Celui-là seul connaît le prix et la beauté de la vie. Nous étions venus farouches et ingénus dans la forêt et à présent la terre levait ; abondam­ment elle nous procurait les céréales, les fraîches laitues, les tubercules riches en pulpe. De la vache était né le troupeau paissant dans la savane. Avec du sable, des cendres végétales et des coquilles réduites en pâte et vitrifiées dans l’ardent creuset, j’avais fait le verre qui combla le vide des fenêtres et éclaira la joie des chambres.

Ève et moi avions été humbles et soumis devant la nature ; nous n’avions pas fait couler l’eau là où croissent les chênes ni dérangé l’ordre immuable ; et elle avait travaillé pour nous. Là-bas grondait la tragique souffrance des villes. D’horribles clameurs déchiraient les horizons fumants. Il y avait là-bas des hommes qui croyaient connaître la joie ! Il y avait là-bas des hommes si malheureux ! Mon Dieu ! que ce temps est loin ! Je t’assure, beauté, ce n’est plus là qu’un souvenir. En délaissant le mensonge et retournant à la nature, nous avons connu les sentiments purs tels qu’ils sont enseignés par le troupeau, les doux animaux errants et l’évangile des arbres. Une simple épouse aux yeux frais, par la vertu de ses gestes constants et harmonieux, m’a appris la sagesse et la force. Tout le mal vient de n’être l’un pour l’autre que des apparences et nous avions été nus devant l’aube.

Comme l’homme antique, j’avais aimé le bois d’abord parce qu’il me donnait|l’ombrage et les fruits. Ensuite les oiseaux et les feuillages m’avaient révélé les secrets merveilleux ; nous avions perçu le sens de la vie, et Ève et moi ainsi retrouvâmes la vraie conscience. Chaque fois que j’étais dans le doute ou la peine d’une chose, j’allais devant moi selon la parole du vieillard et je me tournais vers les arbres. La maison était belle d’innocence et de pampres, avec des portiques fleuris sous la courbe de l’arc-en-ciel. D’incessantes fêtes nous étaient offertes par le silence, la germination et le retour harmonieux des heures. Nos rites célébraient les bienfaits du pain, du lait, du miel et des fruits. L’œuf, le nid, la ruche étaient pour nous comme les symboles du monde. Nous ne cessions pas d’être d’humbles serviteurs de la terre, agenouillés devant le miracle de la vie et sans orgueil.

Le probe laboureur connaît les richesses que ne procure pas l’argent. Il se lève dans l’or et la pourpre ; l’orient et l’occident sont le ruissellement de ses joyaux. Tout l’univers se reflète dans le ruisseau où il étanche sa soif. Et ni l’éclat des argenteries ni le faste des lambris ne peuvent ajouter à sa faim. Sa table est dressée devant la nature ; il contemple la beauté du ciel et des montagnes ; il croit se nourrir de leur lumière en goûtant d’un fruit, d’un légume ou d’une fraîche mie de pain. Les bromes toniques le saturent de santé et de joie mieux que les obscures thérapeutiques.

Un jour viendra où chacun possédera son champ et comme moi sans hâte bâtira son toit arqué à l’égal du bœuf et du berceau. L’homme alors comprendra le sens de la porte et de la fenêtre et de la prairie près de la maison.

Les ans coururent, les paraboles célestes s’accomplirent. Nous ne comptions plus l’âge des bêtes du troupeau aux lignes en cercles de leurs cornes. Peut-être nous étions de très anciennes créatures. Je ne savais plus quand elle était venue dans la forêt ; j’avais oublié qu’en ce temps moi-même j’arrivais des villes. Nous avions toujours été là ; nous y étions venus comme de petits enfants aux jours jeunes du monde. Voilà bien les grès et les basaltes des planètes, blocs d’éternité aux mêmes trous clairs du ciel. Il y a des milliards d’années que le jour se lève sur ce coin de nature où ont poussé les chênes. Et tu as l’âge de la terre, Ève ; tu es toujours le même symbole des petites mains maternelles pressant tes seins pour en faire jaillir le lait. Voilà, oui, nous vivions dans le bois un grand songe de vie.

L’automne répand ses corbeilles d’or et puis l’hiver comble la grange. L’hiver et l’automne, dans l’ordre du monde, ont une beauté égale au printemps et à l’été. Ève était pour moi le prodige harmonieux des saisons. Elle venait à moi, les mains pleines de sa vie, avec les fleurs et les fruits et elle attendait tranquillement l’hiver. Chacune de ses heures se rajeunissait de toutes ses heures vécues. Elle eut des grâces belles et graves sous nos ans d’amour comme des guirlandes de myrtes verts. Elle dansait comme une petite vierge sur les pelouses au son de mes pipeaux et elle avait le visage clair des jours jeunes de ma joie. Il n’y eut qu’un peu plus de lumière dans ses yeux, une lumière plus haute comme à mesure que le midi ruisselle. Il n’y eut que des formes plus onctueuses autour de la fine épine de sa vie. Deux fois le jour, à l’aube et au crépuscule, nous partions nous baigner au ruisseau ; de la lumière s’égouttait de ses hanches ; toute l’eau était rose du frisson de sa chair. Mais moi, avec ma peau velue et rousse sous le ciel matinal, j’étais encore la sombre nuit attardée quand elle, dans le soir des arbres, déjà s’annonçait la belle aurore venue à petits pas. Le vent ensuite séchait notre nudité fraîche sous les arbres.

Nos corps étaient légers d’éternité comme la source et le bois. Et Ève ne cessait pas d’être la petite femme enfant, mobile et spontanée, la divine créature originelle qui aimait et enfantait comme la terre. La fraise des bois se fanait et elle renaissait aux pointes de sa mamelle. Elle me demandait comme au premier jour : « Me trouves-tu désirable ? » Le temps venu, je lui disais : « Chère femme, la grive a chanté. » Elle mettait au monde les races comme moi j’ensemençais mon champ, et après l’enfant, à mon tour je buvais la vie à son sein.

Or notre désir neuf fois encore enfanta. Nous eûmes ainsi, par analogie avec les mois de l’année, neuf fils et trois filles ; et ceux-là étaient les mois magnifiques du soleil, des semailles et de la charrue, celles-ci furent les mois des grâces intimes et familiales, du rouet, des anniversaires dans la calme maison sous la neige. À chaque enfant je plantais une essence vive en signe de dédicace ; elle portait un nom aux chères promesses ; toutes ensemble formèrent la petite forêt de la vie dans la grande forêt des arbres. Et comme Ève et moi, égaux et candides dans la substance, ensemble les filles et les garçons s’ondoyaient aux fontaines et ne s’apercevaient pas nus. Après le travail, ils nouaient des rondes ou luttaient, se joignant sous les aisselles, avec des mains innocentes. Héli menait l’âne aux labours. Il courbait sous ses poings les cornes du taureau jusqu’à terre. Celui-là était le jeune pâtre héroïque promis aux travaux et il savait lire dans les constellations. Abel d’une main agile faisait courir l’outil, réfléchi et grave. Il m’aidait à forger le fer, à clouer les charpentes, à consolider le toit ; et à chaque enfant j’avais agrandi un peu la maison ; à présent elle couvrait un large espace, avec ses palaisseaux vermeils sous les chaumes moussus du comble. Stella, la troisième, connaissait les dictames, versée dans la science des simples. Sylvan, subtil musicien, imitait en sifflant la chanson de l’alouette et du loriot ; sa mélodie accompagnait le rythme ailé des danses ; et Floriane frappait la mesure sur une écorce creuse, sonore comme le tambourin. Cependant Églante, venue trois ans après Floriane, avait la garde des chèvres et des brebis ; elle les conduisait paître en chantant des chants lents qui nous faisaient pleurer mollement. Personne ne les lui avait appris et elle avait la voix claire du ruisseau.

Aucun ne savait lire ; mais je les avais initiés aux présages, à l’harmonie de la créature et de l’univers, à la beauté sacrée du corps, à la joie des êtres ; et ils n’ignoraient pas que leurs sens s’accordaient aux fins de leur destinée. La bouche a d’onctueuses papilles pour savourer les fruits juteux et sucrés. La caresse affleure aux mains en signe de la loi fraternelle. Les narines hument les bouquets ardents de la vie. Et les oreilles ne font pas de mal en écoutant le vent et les oiseaux, ni les yeux en se mirant dans les fontaines et dans les yeux. La nature se propose l’école des voluptés, et la vie est à elle-même sa jouissance. Nos repas et nos jeux en restaient délicieux.

Vie ! ô vie ! tu étais notre culte ! Une rose, une primevère, le cœur d’une fleur de pommier s’ouvrant au jour étaient pour Ève et moi une merveille aussi divine que la naissance du matin. Et la vie n’est pas plus grande dans un petit enfant qui vient au monde que dans la graine d’où sort le champ de blé et le novau où mûrit l’automne du verger. Il faut être humble devant les prodiges et il n’y a ni premiers ni derniers dans l’ordre du monde.

Oh ! Beauté ! avec quelle joie attendrie tu te tenais à présent courbée sur les gazons, t’émerveillant du scarabée qui rame à travers la jungle effrayante des brins d’herbe, toi qui autrefois, en le tourmentant d’un fétu, espérais le détourner de ses voies ! La bête allait à sa destinée aussi sûrement que la comète tourbillonnant parmi l’espace. De minces et ardentes fourmis aussi gravissaient des mottes hautes comme les monts et celles-là non plus, tu ne les poussais plus à droite quand elles s’orientaient à gauche. Le scarabée et la fourmi faisaient là une chose utile et profonde qui s’égalait à la marche rugissante du lion dans le désert, à la manœuvre véhémente d’un homme dans les tumultes d’un port, à la témérité du navigateur appareillant pour les îles inconnues. Tes clairs yeux s’étaient ouverts, tu n’ignorais plus que tout a pour but et pour nécessité la vie et la vie se prescrit, à soi-même la loi. L’amour n’est encore qu’un des moyens par lesquels la vie éternellement se renouvelle et s’accomplit.

Nous allions admirer filer la filandre dans la clairière, le roitelet tisser d’un cheveu son nid, la pie et le freux accrocher leur aire raboteuse à la cime du hêtre. La clématite cardait son étoupe ; l’épi se barbelait ; le bouleau se cerclait d’anneaux d’argent. Et l’ombre fait une musique silencieuse au bord des gazons. La pluie féconde et sensible filtre aux artérioles profondes. Une petite semence ne cesse pas de fructifier pour la vie et un geste jette devant lui de l’éternité. Chaque matin le jour est enfant et l’enfant sur les gazons est un siècle qui dort. De chacun de nos pas il fleurissait des vies. Le printemps naissait de ton sourire, belle Ève ; chaque minute était une naissance en nous-mêmes. C’étaient là autant de mystères qu’il y a d’étoiles et le vibrement léger d’un cil à ta joue n’était pas moins magnifique que le frisson énorme de la chevelure des chênes. Nous vivions chez Dieu avec des yeux ravis.

Oh ! maintenant il nous était venue une si fine et si vibrante sensibilité ! Nous regardions les nuages se former de nos pensées. Nous palpitions, le sein gonflé, aux clartés des étoiles comme si par ces clartés, les âmes d’une humanité délivrée, plus près des secrets que la nôtre, nous regardaient. Un haut et léger ciel d’avril correspondait à de si intimes et heureux mouvements en nous ! Les lourds nimbus dormants de l’été passaient comme des navires d’argent aux voiles silencieuses portant la joie gonflée de notre vie. De tendres exaltations, d’aimables langueurs montaient de nous vers les jeunes lunes du printemps aux nuées blondes sur lesquelles se joue l’ombre des premières feuilles. Les nuits d’automne, pleurant de douces lueurs filtrées de veilleuses, nous versaient la sympathie pour des maux fraternels et qui nous étaient ignorés. Il glissait à la tombée du jour, par dessus la terre givrée de frimas, de si frileux frissons roses au pâle émail pers du ciel ! Des nuances éteintes et malades nous donnaient le goût de nous replier sur nous-mêmes, voluptueux et transis. Les hêtres, nus et noirs, dans les métaux du couchant, avec leurs dures lances raidement brandies et incrustées, étaient aussi une émouvante chose solennelle comme des chevaliers s’en allant aux croisades avec leurs pennons écarlates, comme des forgerons remuant avec de noires tenailles, aux fournaises célestes, les pourpres tisons du soleil. Et il y avait, dans le bois blanc de neige, une mare où, de gel et d’ennui, était morte la lune. Nous sentions nous venir, à rôder près de cette mare, une petite âme sauvage de loup, comme dans les légendes. Et avec l’hiver, les fables sortaient de nous, comme les mythes aux âges terribles du monde. Nous étions des enfants ingénus devant les dieux farouches.