Paul Ollendorf, éditeur (p. 296-308).


XXXIV


Un homme apparut. Un homme entra dans Éden. Il était beau et jeune. Pourquoi n’éprouvai-je pas le même sentiment que lors­que le vieillard franchit les limites du bois ? J’ai regardé Ève : elle n’était pas troublée et cependant elle le considérait avec attention. Voilà, nous savions maintenant apprécier un homme pour ce qu’il vaut et non pour ce qu’il paraît représenter. Un port altier, une démar­che pompeuse sont peu de chose à côté de l’homme personnel qui règle ses pas et ses attitudes selon les mouvements intimes de sa vie. Ce jeune homme savait des arts magnifiques : il avait bâti avec ses frères de puissantes écluses ; toute la mer fut retenue derrière des portes de fer, et ensuite celles-ci s’étaient ouvertes et la mer était entrée, pacifique. Il prit ainsi une beauté qui l’élevait parmi la masse des êtres. Je l’ai admiré, il me parut naturel qu’Ève l’admirât comme moi. Et nous lui avons fait place au foyer : il a bu l’eau de la source, il a mangé de nos fruits ; et par moments lui aussi regardait Ève avec des yeux francs. Il nous témoigna ainsi qu’il écoutait la nature. Autrefois je me serais offensé de l’ardeur et de la spontanéité de ce sentiment. Les civilisés des villes sont troublés d’âcres ferments ; les nourritures sanglantes et les alcools les tourmentent de vertiges. Ils infligent à la femme l’outrage d’un regard par lequel déjà, avant qu’elle se soit abandonnée, ils la possèdent. Ceux-là pénètrent dans l’amour d’une femme comme le chasseur dans le hallier. Oui, alors j’aurais repoussé de mon toit l’homme qui eût été touché par les grâces de ma chère Ève, le soupçonnant impur à l’égal de moi-même. Le bel étranger, en admirant Ève, m’apprit à la trouver plus belle moi-même. Je n’avais pas le droit d’en prendre ombrage, car un paysage appartient à toutes les âmes sensibles ; et la femme aussi est un paysage vivant sur lequel se lève et se couche la beauté.

Ève regardait donc cet homme avec sympathie, lui trouvant un charme encore inconnu, et elle avait défait son corsage ; elle ne s’apercevait pas que sa gorge était nue tandis qu’elle allaitait, sur la fleur divine de sa vie, notre dernier enfant. C’était pendant une après-midi de l’été. Les jeunes taures mugissaient sous les berceaux verts. D’aimables brebis paissaient près des seuils. Et il y eut cette année-là, une telle floraison aux églantiers que leurs cœurs à mesure repoussaient sous la dent des chevreaux. Le soir tomba ; l’homme s’en alla aux dernières clartés. Nous lui avions offert de passer la nuit sous notre toit. Mais il disait qu’il avait à faire là-bas aux hameaux. Il regarda une dernière fois Ève. Et moi, avec les chiens, je l’accompagnai jusqu’à la lisière.

Des mois s’écoulèrent ; nous parlions quelquefois de celui qui était parti. Ève me dit : « Sois sûr qu’il reviendra. » Je ne savais pas pourquoi elle me disait cela. Le bois était si éloigné des maisons qu’il me paraissait plutôt naturel qu’il passât son chemin sans retourner la tête. Or, comme elle l’avait pensé, l’homme un matin revint. C’était le printemps. Les mères du troupeau avaient mis bas leurs portées. Des agneaux bondissaient vers la jeune herbe fleurie. Il sembla qu’un attrait mystérieux l’eût ramené. Il me serra les mains avec une fraternité émue. Ses yeux étaient humides. Il me dit : « Je suis venu. Il y a ici une odeur de vie loyale qui me fait du bien. J’arrive de la mer ; j’ai quitté un grand port ; nous avons avec les miens creusé des canaux nouveaux. En travaillant, je croyais revoir vos clairs visages. Je n’ai pas autre chose à vous dire. » Il souriait et comme l’autre fois je le conviai à s’asseoir à notre table. Il ne regardait plus Ève avec les mêmes prunelles tranquilles. Et ce jour-là, Ève n’a pas ouvert son corsage devant l’étranger ; elle s’est détournée pour donner son lait à l’enfant. Cependant aucune ombre ne voilait ses beaux yeux ingénus et limpides. L’homme s’est levé vers le soir. Il m’a pressé de nouveau les mains, il m’a dit : « Je voudrais mériter à mon tour le bonheur qui règne dans cette maison. » Ève alors a fait avec nous un pas vers le bois ; elle a cueilli une touffe verte et la lui a donnée, disant : « Les roses n’ont pas encore fleuri. » Mon Dieu, c’était là, après tout, une simple parole, une parole franche et spontanée. Pourtant j’en souffris comme si elle eût eu un sens qui me restait caché. Je vis que cet homme dans ce moment hésita avec cette touffe verte dans les mains. Sa poitrine se gonfla ; il regarda Ève et ensuite il regarda le rameau. Oh ! il était droit et loyal, je n’en doutai pas, mais lui aussi à présent cherchait au fond de cette vie verte de la sève un sens secret et il ne savait plus s’il devait s’en aller. Il demeurait donc là tourmenté de regret et d’espoir, me regardant tristement moi-même. Et puis il eut tout à coup des yeux hardis et clairs, il dit riant à Ève : « Eh bien, je repasserai voir si les roses ont fleuri. » Ensuite il se mit à marcher à grands pas devant lui, nous jetant de loin un adieu sonore ; et il n’avait plus osé presser entre les siennes mes mains fraternelles.

Elle et moi, après son départ, demeurâmes donc seuls sous les arbres. « L’enfant n’était pas encore endormi, me dit-elle. Laisse-moi partir la première. Toi, reste un peu de temps encore dans cette nuit pleine d’étoiles. » Elle sembla vouloir me fuir ; sa voix n’était plus la même ; et déjà elle courait d’un pas léger vers la maison. Mais voici, maintenant elle revenait vers moi et elle ne parlait pas ; elle me prit la main et nous marchions l’un près de l’autre, avec nos âmes obscures. Je sentis qu’elle n’avait rien à me cacher et cependant elle n’osa tout de suite m’ouvrir sa peine. Il y eut un long silence ; les odeurs étaient fraîches et jeunes ; la terre mollement respirait avec des froissements doux de feuilles, avec de sourdes rumeurs amoureuses dans les nids. Et puis soudain elle s’arrêta, elle me dit, dans un grand trouble : « Vois-tu, il ne faut pas que cet homme revienne encore ! » Je l’avais prise contre moi ; elle tremblait dans ma poitrine ; et elle ne m’avait rien dit autre chose. Mais moi avec des mains tendres je relevai son visage et regardai profondément dans ses yeux. Et je lui dis : « Si tu crois que cet homme te comblerait mieux que je ne l’ai fait, dis-le moi franchement. Je saurai alors si je dois vivre encore ici avec toi. » Aussitôt ses yeux s’épanchèrent ; elle pleurait du large flot des pluies orageuses ; et tout en pleurant, elle fixait un regard brillant sur moi. « Ô ami, fit-elle, je puis bien te le dire à présent. J’ai senti en moi un mouvement comme quand tu es venu le premier jour. Ne trouves-tu pas qu’il est beau ? Il est beau comme un fruit par dessus la haie et cependant toi, tu es pour moi le verger rempli des fruits les plus suaves. » Elle se pendait à mon cou ; son geste me priait de la défendre contre elle-même. Elle me demanda anxieusement si cet homme n’était pas le plus beau des hommes, espérant peut-être que je lui répondrais avec colère que j’étais aussi beau que lui. Elle ne paraissait pas craindre ma colère, elle avait plutôt confiance dans mon amour. « Toute femme, lui dis-je, eût été frappée de la beauté de cet homme. Il a la force et la tranquille assurance d’un homme selon la nature. » Elle ferma les yeux ; sa pensée au loin s’en alla par les herbes foulées, sur les pas de ce jeune héros. « Il m’eût prise comme toi ! Oh ! j’aurais connu le goût de sa bouche ! » soupira-t-elle. Et je vis qu’elle le regrettait. L’heure nocturne endormit son courage. Elle ploya lasse et sanglotante entre mes bras. Moi alors je lui donnai secrètement raison de m’avoir parlé avec sincérité. Elle avait désiré l’amour de l’étranger avec l’ardeur jeune de son flanc ; et ce mouvement était sacré comme tous les mouvements de la nature. Il était né dans l’innocence de sa chair. Celle-ci a sa vie comme l’âme a la sienne. « Voici ma bouche, lui dis-je en lui prenant les lèvres entre les miennes. Vois à présent laquelle des deux tu préfères, de celle qui t’est connue ou de l’autre vers qui se soulève ton désir. » Je l’aimais très miséricordieusement, sans nulle ran- cune. Elle reçut mon baiser et ses yeux restaient fixés vers la partie du bois par laquelle il était parti. « Oh ! dit-elle, il m’eût embrassée autrement que toi ! Il m’eût fait connaître un autre plaisir ! » Comment me serais-je fâché puisqu’elle m’exprimait là une vérité touchante selon le vœu des êtres comme on aime boire l’eau à une autre source, comme on préfère cueillir une pomme à l’arbre duquel on n’a pas encore mangé ? Je soufflai sur ses yeux et elle eut l’air de s’éveiller d’un songe. « Ève, lui dis-je, je vais te parler à mon tour sincèrement. Si tu crois que ton bonheur est là où va cet homme, suis-le. Mais réfléchis que de même que plus aucun autre homme n’aura ce que tu m’as donné, tu ne pourras plus me rendre ensuite, si ton amour changeait, ce que celui qui viendra après moi m’aura pris. » Elle palpita longuement ; elle était comme une petite eau dont le courant se froisse contre un obstacle. Et un peu de temps se passa, je souffris là une grande peine. Cependant je ne fis rien qui pût peser sur sa décision. Si elle m’eût dit : « Je mettrai mon pas dans les herbes que son pas a foulées, » je l’aurais laissée partir. Ensuite j’aurais éclaté en sanglots ou peut-être j’aurais couru après elle dans la plaine. Mais elle avança son visage vers le mien et me dit : « Vois, je pleure et je ris parce qu’à présent je suis entre toi et lui et cependant tu as prononcé là une parole sage. Tu as fait appel à mon âme libre ; tu ne m’as pas traitée en enfant malade. En te revenant, j’ai le sentiment de te revenir par ma seule volonté. » Ainsi je compris qu’il lui était venu une vie personnelle. En allant vers l’étranger, elle eût fait preuve d’une âme libre ; mais elle préféra demeurer avec moi et cela aussi attesta qu’elle avait maintenant la possession d’elle-même. Elle n’était pas plus belle en acceptant de continuer l’existence avec moi qu’elle ne l’eût été en la recommençant avec un autre. La Beauté ne peut varier selon la raison qui la manifeste et seulement elle s’égale à elle-même, dans l’accord de la volonté avec la loi naturelle. Mais si au lieu de se réaliser, Ève eût obéi à ce qu’on appelle chez les hommes le devoir et qui est la négation de la conscience, peut-être alors j’aurais eu le droit de la mépriser à cause de sa double imposture. Elle me fût restée bien plus sacrée en suivant un autre homme aimé.

Oh ! comme à présent elle se roulait dans mes bras ! Elle m’appartenait de toute sa volonté ; la mienne ne comptait pas dans l’abandon que pour la seconde fois elle me faisait librement de sa vie. Ses petites mamelles s’offrirent comme si jamais cet homme n’était venu, comme si avant ce temps je ne les eusse point encore pressées sous mes lèvres. Elles me disaient : « Vois, nous sommes vierges ; aucun homme encore n’a effleuré nos boutons roses et l’enfant n’en a pas exprimé le lait. » Ses cheveux aussi m’entourèrent comme s’ils prenaient leur part de l’acte conscient où elle voulut se rendre à moi. Ils avaient la beauté animée et vivante de son désir ; une âme était descendue jusque dans le plus jeune et le plus léger des duvets de sa nuque. « Ô chère Ève, lui dis-je en l’entraînant, viens là-bas où il y a plus d’ombre et où le rossignol a chanté. Il manquait quelque chose à notre bonheur et à présent tu me l’as donné. Je crois que je ne te connaissais pas encore. » Elle n’avait plus son rire de petite chèvre, elle était sérieuse comme si elle rentrait après une absence ; et moi je lui avais ouvert la barrière ; et elle n’était pas partie. Ève ! Ève, viens là-bas. Et je l’entraînais toujours un peu plus comme un moissonneur tire, après lui dans le soir la gerbe avec laquelle il fera son pain. « Oh ! fit-elle, il y a encore trop de jour, ami. Il ne faut pas que tu voies la couleur de mon visage. Attends que tout le jour soit parti et qu’il n’y ait plus que la pâleur des étoiles. » Elle ressembla à une autre femme venue avec une âme neuve et secrète. Je me penchai sur elle, j’aurais voulu voir ses yeux ; mais elle cachait son visage avec sa main. Je sus ainsi qu’elle avait rougi, elle qui ignora la rougeur dans le temps qu’elle me dit son désir pour l’étranger. Croyant qu’elle avait honte à présent à cause de sa faiblesse pour cet homme, je lui dis : « Ève, mon Ève délicieuse, moi aussi, quand tu passas avec tes compagnes, je les regardai, les trouvant désirables et belles. » Aussitôt elle tressaillit ; elle me regarda dans la nuit avec des yeux tristes. « Oh ! fit-elle, l’as-tu fait vraiment ? L’as-tu fait comme tu dis ? » Elle ne me dit pas : « Si maintenant encore tu les trouves belles et plus désirables que moi, va les rejoindre. » Doucement je répondis : « Oui, Ève, je l’ai fait comme j’ai dit, et ensuite je t’ai emmenée ; et je ne savais plus que des femmes avaient ri en me regardant. » Les bêtes commencèrent à sortir des ombres, car la nuit était tombée, et je la pris dans son amour sous les arbres. La grande onde passa ; nous nous connûmes comme le premier jour. Et ce soir-là, un petit enfant encore une fois cria en nous à travers la grande douleur divine.