Paul Ollendorf, éditeur (p. 229-235).


XXVI


Cependant toute la sagesse n’était pas venue encore. Un jour, je menai le vieillard vers le bois et lui dis : « Ici j’éclaircirai les arbres ; leur ombre attriste les approches de la maison. Ensuite je penserai à combler avec le ruisseau dérivé l’espace que j’aurai dénudé. » Il me répondit : « Ne dérange pas l’ordre de la nature. Elle travailla pour toi depuis des siècles. Et elle seule sait où doit couler le torrent, où les grands ombrages doivent régner. Ses plans sont tous secrets et admirables. Quand toi tu combines selon un dessein borné les aspects de ta vie, elle accorde au sens de l’univers les mouvements de la terre et des eaux. Une graine ne tombe pas au hasard dans un pli du sol et un arbre en jaillit qui ne pouvait pousser dans un autre endroit. La petite feuille, en se lustrant d’un reflet de ciel et en battant au vent, fait une chose que tu ignores et qui néanmoins est nécessaire à l’ordre du monde. Et là où il y a un ravin, il ne faut pas se demander si une montagne n’y serait pas plus belle. La beauté de choses est dans leur convenance et celle-ci n’est pas plus grande selon ce qu’y ajoutent les hommes. Ils ne touchent à la nature que pour en rompre l’équilibre : leurs mains profanatrices, en transportant à droite ce qui était à gauche, attentent à l’harmonie et au mystère. Un site violé outrage la source, l’air, le vent, la grâce émouvante de l’aurore, l’harmonie des plantes et des oiseaux. Le fluide éther et la grâce stable des heures en restent altérés. Qui peut dire que même le cours des saisons ne s’en ressente ? Les hautes ramures du bois sont nécessaires aux nuages ; et les tranquilles ciels en suspens sur la plaine nue ont une autre cause que l’orageux cumulus qui pantelle à la cime des monts. Or pense à ceci : le ciel et la terre vont ensemble comme la berge et le fleuve ; et le nuage modèle son contour d’après la forme des vallons et des forêts. »

Le vieillard parlait avec la sagesse d’un dieu venu chez les hommes. Ma large paume recouvrait toute son épaule et cependant moi, écoutant la bonne leçon, je le trouvai dans ce moment haut comme les chênes vers lesquels il levait la main. Famine et Misère, couchés à ses pieds, le regardaient avec de clairs yeux humains, émus par le son sinon par le sens de sa voix. Et les oiseaux aussi s’arrêtaient de chanter et descendaient à la pointe des branches. Il aimait la beauté de la vie ; il ne la trouvait ni longue ni difficile, malgré les stigmates et le sang de ses pieds. Elle lui apparaissait une avenue bordée de prodiges et qui à ses extrémités s’éclairait de lueurs divines.

Un matin la grive chanta son chant mélancolique et tendre. Nous étions allés avec Ève et l’enfant le long des pelouses, sous les arbres d’or ; et je dis à ma chère épouse : « La grive encore une fois a chanté, c’est comme si pour la première fois tu me donnais ton amour. » Ma voix doucement tremblait en lui parlant comme la voix d’un jeune homme novice. Et maintenant une étrange ardeur chauffait ses yeux ; sa voix aussi s’altéra comme au temps de son jeune désir. Elle me dit : « Je voudrais ne t’avoir rien donné encore afin de me donner à toi comme un fruit frais. » Je connus ainsi que son amour, avec le goût du baiser, m’était rendu. Je la courbai dans mes bras jusqu’à l’herbe, lui baisant la bouche et puis buvant la vie à ses seins blancs comme si mon tour était venu d’être son petit enfant. Le tiède et lascif automne fermentait le suc mûr des pommes ; l’homme, par de suprêmes chaleurs, alors s’associe aux moûts âcres de la nature. Or moi, l’attirant vers le bois, je l’appelai ainsi avec mes lèvres humides : « Ève, succulente Ève, le vieillard est parti vers les limites et Héli, avec ses petits poings fermés à la poitrine, dort sur les feuilles pourpres. J’ai faim et soif du verger de ta chair. Viens sous les arbres où chanta le divin oiseau : l’ombre y fait une douce et profonde musique. » Sa robe tomba ; je crus cueillir la fleur d’amour pour la première fois.

Étant revenus à la maison, nous aperçûmes le Père sur le seuil, tenant le bourdon dans les mains. Et il nous dit : « Les faînes tombaient des hêtres. J’ai vu par dessus la plaine s’effiler le vol en triangle des grues. Il pleut des plumes là où bientôt va floconner la neige. Adieu donc, ô fils, ô fille ! Voici le temps de me remettre en chemin pour là-bas. » Il sembla parler mystérieusement d’un voyage inconnu ; nous ne savions ce qu’il voulait dire. Une tristesse lourde nous accabla ; des liens se déchirèrent ; comme des rives froides de l’exil, Ève et moi le regardions en pleurant. « Père, dit-elle, vers quel là-bas veux tu partir ? » Il leva la main vers le ciel. « Là-bas où elles vont ! » Peut-être il songeait aux files migratrices des oiseaux ; peut être il pensa aux feuilles du bouleau qu’en légère ondée d’or le vent dispersait. Dans ses clairs yeux se reflétait le ciel et il n’était pas triste. Ainsi il nous donna la suprême leçon et il faut accepter avec résignation la vie. « Mes heures dans le bois furent une trêve harmonieuse, nous dit-il ensuite, et maintenant je vais là où je dois aller. Chères créatures qui m’avez fait une famille, vous êtes la jeune humanité. Moi, je suis l’ancienne, qui passe et qui s’en va. »

Il prit Héli, l’éleva dans ses mains lourdes et disant : « Enfant ! Sois l’homme futur ! » il le dédia à la joie, à la beauté, à la nature. Et puis il laissa planer ses antiques paumes ; nous nous tenions courbés, le visage incliné vers la terre. Une après-midi des âges régna, solennelle et tendre, comme au temps où les premiers hommes quittèrent la tribu. Et enfin il s’en alla. J’accompagnai le vieillard jusqu’aux limites et là, je l’embrassai longuement, sa barbe givrée mêlée à mes poils roux. « Père, lui dis je, laisse-moi espérer au moins que tu nous reviendras un jour. » Mon cœur sanglotait sous les arbres. Il secoua le front : « Le fleuve ne remonte pas son cours, ami. Et je suis ma destinée ; elle ne me suit pas. » Je le regardai s’avancer vers l’horizon, et deux fois il retourna vers moi. La première fois, il me dit : « Quand tu seras dans la peine ou le doute d’une chose, va devant toi, tourne-toi vers les arbres et appelle Dieu. Il t’apparaîtra. » Ensuite il me fit un signe de la main. Et il continua de marcher droit devant lui en s’appuyant sur son bâton.