Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 368-372).

ÉPILOGUE



C’est vers la fin de juin, en 1807. Les ateliers sont fermés depuis une demi-heure ou plus dans le chantier d’Adam Bede, qui fut celui de Jonathan Burge, et la chaude lumière du soir éclaire l’agréable maison aux murs jaunâtres et au toit de chaume gris ; tout à fait comme elle le faisait quand nous vîmes Adam y porter les clefs un soir de juin, il y a neuf ans.

Voici une figure que nous connaissons bien, qui vient de sortir de la maison, et qui abrite ses yeux de la main en cherchant à voir quelque chose au loin ; car les rayons du soleil qui tombent sur son bonnet blanc sans garniture et sur ses cheveux châtain clair sont très-éblouissants. Elle se détourne et regarde du côté de la porte. Nous pouvons bien voir son doux visage pâle à présent ; il est à peine changé, — seulement un peu plus plein, pour être mieux en rapport avec sa tournure plus maternelle, qui paraît toujours légère et active avec son costume noir.

« Je le vois, Seth, dit-elle en regardant dans la maison. Allons à sa rencontre. Viens, Lisbeth ; viens avec mère. »

À cet appel répond immédiatement une fraîche petite créature aux cheveux brun clair et aux yeux gris, âgée d’un peu plus de quatre ans, qui vient en courant sans rien dire mettre sa main dans celle de sa mère.

« Viens, oncle Seth, ajoute Dinah.

— Oui, oui ; nous voici, » répond Seth de l’intérieur, et il sort en se baissant pour passer sous la porte, étant plus grand qu’à l’ordinaire de toute la tête brune d’un vigoureux neveu de deux ans qui avait occasionné quelque retard en demandant à son oncle de le prendre sur ses épaules.

« Tu ferais mieux de le porter au bras, Seth, dit Dinah en regardant avec amour le robuste gaillard aux yeux noirs. Il te gêne comme cela.

— Non, non ; Addy aime à chevaucher sur mes épaules. Je puis le porter ainsi un moment. » Complaisance qu’Addy reconnut en battant le tambour avec ses talons sur la poitrine de l’oncle Seth avec une force de bon augure. Mais marcher à côté de Dinah et se laisser tyranniser par les enfants de Dinah et d’Adam, c’est le bonheur terrestre de Seth.

« Où l’as-tu vu ? demanda Seth comme ils entraient dans le champ voisin. Je ne puis l’apercevoir nulle part.

— Entre les haies de la grand’route. J’ai vu son chapeau et son épaule. Le voilà encore.

— On peut se fier à toi pour le découvrir s’il est quelque part, dit Seth en souriant. Tu es comme la pauvre mère. Elle était toujours aux aguets pour le voir et elle l’apercevait plus vite qu’un autre, quoique ses yeux fussent voilés.

— Il est resté plus longtemps qu’il ne pensait, dit-elle en sortant la montre d’Arthur d’une petite poche de côté et la regardant ; il est déjà près de sept heures.

— Ah ! ils devaient avoir bien des choses à se dire et l’entrevue les aura bien émus tous les deux. Il y a bien près de huit ans qu’ils se sont quittés.

— Oui ; Adam avait de l’émotion ce matin à la pensée du changement qu’il trouverait en ce pauvre jeune homme, tant par la maladie qu’il a supportée que par les années qui nous changent tous. Et la mort de la pauvre exilée, quand elle revenait près de nous, a été un chagrin de plus.

— Regarde, Addy, dit Seth en prenant maintenant l’enfant à son bras ; vois-tu le père qui vient, — là-bas, vers la barrière ? »

Dinah pressa le pas et la petite Lisbeth courut en avant aussi vite qu’elle le put jusqu’à ce qu’elle atteignît la jambe de son père. Adam la caressa de la main et la prit pour l’embrasser ; mais Dinah put voir en lui, comme il approchait, des marques d’agitation, et mit son bras sous le sien en silence.

« Bien, cadet, dois-je te prendre ? » dit-il en essayant de sourire quand Addy lui tendit les bras, — disposé, avec la bassesse de l’enfance, à quitter de suite son oncle Seth, maintenant qu’un personnage plus important se trouvait là.

« Cela m’a été bien pénible, Dinah, dit enfin Adam en reprenant leur marche.

— L’as-tu trouvé bien changé ?

— Vraiment, il est changé et il ne l’est pas. Je l’aurais reconnu où que ce fût. Mais son teint n’est plus le même, et il a mauvais visage. Cependant les docteurs disent qu’il se remettra bientôt à l’air natal. L’intérieur est en bon état ; ce n’est que la fièvre qui l’a changé ainsi. Mais il me parle et me sourit de la même manière que lorsqu’il était un jeune garçon. Il est étonnant comme il a toujours eu la même expression quand il sourit.

— Je ne l’ai jamais vu sourire ce pauvre jeune homme, dit Dinah.

— Mais tu le verras sourire demain, dit Adam. Il s’est informé de toi de suite après que nous avons eu parlé franchement ensemble. « J’espère qu’elle n’est pas changée, m’a-t-il dit ; je me rappelle si bien son visage ! » Je lui ai répondu que non, continua Adam en regardant avec affection les yeux fixés sur lui, seulement un peu d’embonpoint, comme tu en avais bien le droit après sept ans de mariage. « Ne puis-je aller la voir demain ? a-t-il ajouté. Je veux lui dire combien j’ai pensé à elle pendant toutes ces années. »

— Lui as-tu dit que je m’étais toujours servie de la montre ?

— Oui, et nous avons beaucoup parlé de toi, car il assure n’avoir jamais rencontré de femme qui te ressemblât un peu. « Je me ferai méthodiste quelque jour, dit-il, quand elle prêchera en plein air, et j’irai l’entendre ! » Non, monsieur, lui ai-je répondu, vous ne pourrez le faire, car la Conférence a défendu aux femmes de prêcher, et elle a renoncé à tout cela, excepté à parler un peu aux gens dans leurs maisons.

— Ah ! dit Seth qui ne put s’abstenir de faire une réflexion à cet égard, c’est bien dommage que la Conférence l’ait décidé ; et si Dinah avait considéré la chose comme moi, nous aurions quitté les Wesleyens pour nous joindre à un troupeau où l’on ne mît aucune limite à la liberté chrétienne.

— Non, garçon, non, dit Adam ; elle a eu raison, et c’est toi qui avais tort. Il n’y a aucune règle assez sage pour qu’elle ne gêne pas quelqu’un. La plupart des femmes font plus de mal que de bien par leur prédication, car elles n’ont pas toutes le don et l’esprit de vie de Dinah, et elle l’a vu et a pensé qu’il était convenable de donner l’exemple de la soumission, car elle n’est point privée d’enseigner par d’autres moyens. Je suis de son avis et j’approuve ce qu’elle a fait. »

Seth garda le silence. C’était un sujet de différence d’opinion auquel on faisait rarement allusion, et Dinah, désireuse d’en sortir promptement, dit :

« T’es-tu souvenu, Adam, de dire au colonel Donnithorne ce dont mon oncle et ma tante t’avaient chargé ?

— Oui, et il ira à la Grand’Ferme avec M. Irwine après-demain. M. Irwine est venu tandis que nous parlions à ce sujet, et il ne veut pas que le colonel voie quelqu’un d’autre que toi demain ; il dit, — et il a raison, — que ce serait mauvais pour lui de s’agiter en voyant plusieurs personnes de suite. « Nous voulons vous redonner de la force et du courage, dit-il ; c’est la première chose à faire, Arthur, et alors vous ferez ce qui vous conviendra. Mais jusque-là je vous tiendrai sous le pouce de votre ancien gouverneur. » M. Irwine est joliment heureux de le revoir à la maison. »

Adam garda le silence un moment, puis il dit :

« Le premier moment de notre entrevue a été bien pénible. Il n’avait rien appris de la pauvre Hetty jusqu’à ce que M. Irwine allât à sa rencontre à Londres, car les lettres l’ont manqué pendant son voyage. La première chose qu’il m’a dite quand nous nous sommes tenu les mains a été : « Je n’ai jamais pu adoucir son sort, Adam ; — elle a vécu assez longtemps pour avoir toute la souffrance, — et j’avais tant pensé au moment où je pourrais faire queque chose pour elle ! Mais vous aviez bien raison quand vous me dîtes une fois : Il y a une espèce de tort qu’on ne peut jamais réparer. »

— Ah ! voici M. et madame Poyser qui arrivent à la porte de la cour, dit Seth.

— Oui, vraiment, dit Dinah. Cours, Lisbeth, cours vers tante Poyser. Viens te reposer, Adam, la journée a été difficile pour toi. »

FIN