Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 166-182).

CHAPITRE XXXVII

voyage et désespoir

Hetty fut trop malade le reste du jour pour qu’on pût lui adresser aucune question, trop malade même pour penser un peu clairement aux malheurs à venir. Elle sentait seulement que toute espérance était anéantie, et qu’au lieu d’avoir trouvé un refuge elle avait seulement atteint les limites d’un nouveau désert où il n’y avait plus de but pour elle. Un lit confortable qui adoucissait la souffrance corporelle, les soins de la bonne hôtesse, étaient une sorte de répit pour elle ; semblable à celui qu’éprouve un homme, forcé par la défaillance, à se jeter sur le sable, au lieu de continuer péniblement sa route, sous un soleil brûlant.

Mais quand le sommeil et le repos eurent ramené la force nécessaire pour retrouver la conscience de sa souffrance morale, quand le lendemain matin elle vit de sa couche grandir la lumière qui l’appelait de nouveau à un affreux travail sans espoir, elle commença à chercher quelle marche elle devait suivre. Elle se rappela tout son argent dépensé, et considéra la perspective d’errer de nouveau au milieu d’étrangers avec l’horreur que lui inspirait l’expérience qu’elle avait faite par son voyage à Windsor. Mais de quel côté se tourner ? Impossible d’entrer dans aucune place de service, même si elle avait pu en trouver une ; il n’y avait plus devant elle que la mendicité immédiate. Elle pensa à une jeune femme que l’on avait trouvée un dimanche contre le mur de l’église d’Hayslope, presque morte de froid et de faim, avec un petit enfant dans les bras : on l’avait secourue et conduite à la paroisse. La paroisse ! Vous pouvez peut-être à peine comprendre l’effet de ce mot sur un esprit comme celui d’Hetty, élevée au milieu de gens qui étaient en quelque sorte durs à l’égard de la pauvreté ; qui vivaient au milieu des champs, et qui avaient peu de pitié pour le besoin et les haillons, qui paraissent quelquefois dans les villes, un sort inévitable, mais qu’eux considéraient comme la marque de la paresse et du vice, car c’étaient la paresse et le vice qui fournissaient des charges à la paroisse. Pour Hetty, la paroisse venait après la prison comme manière de reproche ; et demander quelque chose à des étrangers, mendier, faisait partie de cette même lointaine et hideuse région de honte insupportable dont Hetty avait toute sa vie pensé impossible de pouvoir jamais approcher. Maintenant le souvenir de cette malheureuse femme, qu’elle-même, en allant à l’église, avait vu porter chez Joshua Rann, lui revint, avec le sentiment terrible du peu de chose qu’il fallait pour que sa position fût pareille. La crainte de la douleur physique se joignit à son effroi de la honte ; car Hetty avait la nature sensuelle d’un animal favori et gâté.

Combien elle aurait voulu être de retour chez elle, aimée et soignée comme elle l’avait toujours été ! Les gronderies de sa tante pour des bagatelles eussent été une douce musique à ses oreilles maintenant ; elle les regrettait. Elle s’en irritait au temps où elle n’avait que des bagatelles à cacher. Était-elle bien cette même Hetty qui faisait le beurre dans la laiterie où les roses trémières semblaient la regarder de la fenêtre, elle, cette fugitive à laquelle ses amis ne voudraient pas rouvrir leur porte, couchée dans ce lit étranger, sachant qu’elle n’avait point d’argent pour payer ce qu’elle recevait et n’aurait à offrir en retour que quelqu’une des nippes que contenait son panier ? Ce fut alors qu’elle songea à son médaillon et à ses boucles d’oreille, et, voyant sa poche près d’elle, elle la prit et en vida le contenu sur le lit. Voilà donc ces bijoux dans leurs petits écrins de velours ; puis avec, voici un beau dé à coudre, en argent, qu’Adam lui avait acheté ; les mots : « Souvenez-vous de moi » en ornent la bordure ; puis une bourse d’acier avec un schelling, et une petite boîte en peau rouge fermée par un ressort. Ces belles petites boucles, avec ces délicates perles fines et ces grenats, qu’elle avait essayées à ses oreilles avec un si vif désir de les porter au brillant soleil du 30 juillet ! elle n’avait plus aucun désir de les mettre à présent ; sa tête était languissamment renversée sur les coussins, et la tristesse empreinte sur son front et dans ses yeux était trop puissante pour laisser place aux regrets. Cependant elle porta la main à ses oreilles : il y avait là de petites boucles en or qui valaient aussi quelque argent. Oui, elle pourrait certainement s’en procurer avec ces bijoux ! Ceux qu’Arthur lui avait donnés devaient avoir beaucoup coûté. L’aubergiste et sa femme, si bons pour elle, l’aideraient peut-être à en retirer la valeur.

Cet argent toutefois ne la conduirait pas loin ; que faire après ? Où aller ? L’horrible pensée du besoin et de la mendicité revint et l’amena un moment à penser retourner vers son oncle et sa tante implorer leur pardon et leur pitié. Mais elle frémit de nouveau à cette idée et la rejeta comme du métal brûlant ; elle ne pourrait jamais supporter cet opprobre devant les siens, devant Mary Burge, et les domestiques du Château, et les gens de Broxton et tous ceux qui la connaissaient. Ils ne sauraient jamais ce qui lui était arrivé. Mais que faire ? Elle repartirait de Windsor, voyagerait de nouveau comme elle l’avait fait la dernière semaine, et gagnerait ces plaines de champs verts entourés de hautes haies, où personne ne la verrait et ne la connaîtrait ; et là, peut-être, elle trouverait le courage de se noyer dans quelque mare semblable à celle des Maigres-terres. Oui, elle quitterait Windsor le plus tôt possible ; elle n’aimait pas à ce que ces gens de l’auberge sussent quelque chose d’elle et qu’elle fût venue pour voir le capitaine Donnithorne : il fallait trouver quelque raison à leur donner pour s’être informée de lui.

Avec cette pensée, elle commença à remettre ces objets dans sa poche, désirant se lever et s’habiller avant que l’hôtesse ne revînt. Elle avait la main sur l’étui de peau rouge lorsqu’il lui vint à l’esprit qu’il se pourrait qu’il y eût dedans quelque objet oublié, objet à vendre aussi, car, sans savoir ce qu’elle ferait de la vie, elle recherchait ardemment les moyens de la conserver le plus longtemps possible. Quand nous désirons vivement trouver une chose, nous sommes portés à la chercher dans des endroits qui n’offrent aucune chance. Non, il n’y avait rien que des épingles et aiguilles communes, quelques pétales desséchés de tulipe entre les feuilles de papier où elle avait écrit ses petits comptes de dépenses. Mais sur l’une de ces feuilles se trouvait un nom qui, lors même qu’elle l’avait déjà vu souvent, illumina l’esprit d’Hetty comme une découverte toute récente. C’était le nom de Dinah Morris, Snowfield. Il y avait un texte au-dessus, écrit, ainsi que le nom, de la propre main de Dinah, un soir qu’elles étaient assises ensemble et que le petit étui rouge se trouvait ouvert devant elles. Hetty ne lut pas le texte, elle fut seulement arrêtée par le nom. En ce moment, pour la première fois, elle se rappela sans indifférence l’affection bienveillante que Dinah lui avait témoignée et ces mots prononcés dans la chambre à coucher, qu’Hetty devrait, dans l’affliction, la considérer comme une amie. Si elle allait vers Dinah lui demander du secours ? Dinah n’avait pas, sur les choses d’ici-bas, la même manière de penser que les autres ; elle était un mystère pour Hetty, mais Hetty savait qu’elle était toujours bonne. Elle ne pouvait s’imaginer le visage de Dinah se détournant d’elle avec froideur et mépris, sa voix parlant mal d’elle avec intention, ou se réjouissant de son malheur et de sa punition. Dinah ne semblait pas appartenir à ce monde dont Hetty redoutait les regards comme un feu dévorant. Mais l’implorer et se confier même à elle était une pensée qui révoltait Hetty ; elle ne put encore prendre sur elle de dire : « J’irai vers Dinah ; » elle y pensait seulement comme à une alternative possible, si elle n’avait pas le courage de se donner la mort.

La bonne hôtesse fut ébahie quand elle vit Hetty descendre bientôt après elle, soigneusement habillée et paraissant décidément maîtresse d’elle-même. Hetty lui dit qu’elle était tout à fait bien ce matin ; elle n’avait été que très-fatiguée et accablée de son voyage, car elle était venue de très-loin pour avoir des renseignements sur son frère qui s’était enfui, qu’on pensait qu’il s’était fait soldat, et que le capitaine Donnithorne pourrait en savoir quelque chose, car il avait été naguère très-bon pour ce jeune homme. C’était une histoire peu probable, et l’hôtesse regarda Hetty avec doute ; mais il y avait en elle un air assuré de confiance en soi si différent de l’abattement désolé de la veille, que l’hôtesse savait à peine comment faire une remarque qui n’eût pas l’air de vouloir s’ingérer dans ses affaires. Elle l’invita seulement à s’asseoir et à déjeuner avec eux, et pendant le déjeuner Hetty sortit ses boucles d’oreilles et son médaillon et demanda à l’aubergiste s’il pourrait l’aider à les vendre ; son voyage, dit-elle, lui avait coûté beaucoup plus qu’elle ne s’y était attendue, et maintenant il ne lui restait plus d’argent pour retourner vers ses amis, ce qu’elle désirait faire tout de suite.

Ce n’était pas la première fois que l’hôtesse avait vu ces ornements, car elle avait examiné la veille le contenu des poches d’Hetty, et elle avait discuté avec son mari le fait d’une fille de la campagne possédant de si belles choses ; ils n’en étaient que plus convaincus qu’Hetty avait été misérablement séduite par ce jeune et bel officier.

« Certainement, dit l’aubergiste, quand Hetty eut étalé devant lui ces précieuses bagatelles, nous pourrions les porter au magasin d’un bijoutier, car il y en a un assez près ; mais, Dieu vous garde, on ne vous en donnerait pas le quart de ce que cela vaut. Et vous n’aimeriez pas à vous en séparer ? ajouta-t-il en la regardant d’un air interrogateur.

— Oh ! je n’y tiens pas, dit promptement Hetty, pourvu que j’aie de l’argent pour m’en retourner.

— Puis on pourrait croire que ce sont des objets volés que vous voulez vendre, continua-t-il, car il n’est pas d’usage qu’une jeune femme comme vous possède de beaux joyaux comme ceux-là. »

L’indignation fit refouler le sang d’Hetty à son visage.

« J’appartiens à des gens respectables, dit-elle ; je ne suis pas une voleuse.

— Non, vous ne l’êtes pas, j’en réponds, dit l’hôtesse, et vous n’aviez pas besoin de parler de ça, dit-elle en regardant son mari d’un air indigné. On les lui a donnés, ça se voit assez clairement.

— Je n’ai pas voulu dire que je le pensais ainsi, dit le mari pour s’excuser, mais j’ai dit que c’était ce que le bijoutier pourrait penser, et qu’alors il n’en offrirait pas grand’chose.

— Eh bien, dit la femme, supposons que vous avanciez vous-même quelque argent sur ces objets, et plus tard, si elle désirait les racheter quand elle sera rentrée chez elle, elle le pourrait. Mais si nous n’apprenons rien d’elle au bout de deux mois, nous en pourrions faire ce que nous voudrions. »

Je ne dirai point que, dans cette accommodante proposition, l’hôtesse n’eût aucunement en vue quelque récompense de sa bonté, par la possession finale du médaillon et des boucles d’oreilles ; d’ailleurs, l’effet que, dans ce cas, ils pourraient produire sur l’esprit de la femme de l’épicier s’était présenté fortement à sa prompte imagination. L’aubergiste prit les bijoux et allongea les lèvres d’un air méditatif. Il voulait le bien d’Hetty, sans aucun doute ; mais je vous prie, combien de ceux qui vous veulent du bien refuseraient de tirer de vous quelque petit avantage ! Votre hôtesse est sincèrement affectée de vous voir partir, elle a le plus grand respect pour vous et se réjouira très-positivement si quelqu’un est généreux à votre égard ; mais en même temps elle vous présente une note où son profit est très-certain.

« De combien d’argent avez-vous besoin pour retourner à la maison ? dit à la fin cet homme qui lui voulait du bien.

— Trois guinées, répondit Hetty, pensant à la somme avec laquelle elle était partie, manque d’aucune autre mesure et craignant de trop demander.

— Eh bien, je n’ai pas d’objection à vous avancer trois guinées, et si vous avez envie de me les renvoyer et de retirer les bijoux, vous le pourrez, savez-vous ; l’Homme vert n’est pas sur le point de prendre la fuite.

— Oh ! oui ; je serai très-contente que vous me donniez cela, dit Hetty, soulagée par la pensée qu’elle n’aurait pas besoin d’aller chez le bijoutier se faire regarder et questionner.

— Mais, si vous désirez les ravoir, vous écrirez avant peu, dit l’hôtesse, parce que, lorsque les deux mois seront passés, nous pourrons croire que vous ne voulez pas les retirer.

— Oui, » dit Hetty avec indifférence.

L’hôte et sa femme étaient également contents de cet arrangement. Le mari pensait que, si ces ornements n’étaient pas redemandés, il en pourrait faire une bonne spéculation en les portant à Londres pour les vendre. La femme espérait qu’elle saurait bien amener le bon homme à les lui laisser.

Comme ils cherchaient à bien faire pour Hetty, la pauvre créature ! cette jeune femme si jolie, d’un air si respectable et apparemment dans un triste embarras, ils refusèrent de rien prendre pour sa nourriture et son lit : elle était tout à fait la bienvenue. Et à onze heures Hetty leur dit « adieu » avec le même air calme et résolu qu’elle avait eu tout le matin, en montant dans la voiture qui devait la reconduire vingt milles en arrière sur la route par laquelle elle était venue.

Il est une force d’empire sur soi-même qui est le signe qu’on a perdu sa dernière espérance. Le désespoir n’a pas plus besoin des autres que le parfait contentement, car l’orgueil cesse d’être contre-balancé par le sentiment de la dépendance.

Hetty sentait que personne ne pouvait la délivrer des maux qui lui feraient haïr la vie, et nul, se disait-elle, ne connaîtrait jamais son malheur et son humiliation. Non, elle ne confesserait pas sa faute même à Dinah ; elle chercherait à l’abri des regards quelque endroit pour se noyer où son corps ne pût jamais être trouvé, et personne ne saurait ce qu’elle était devenue.

Quand elle quitta cette voiture, elle se remit à marcher et à faire en char des trajets peu coûteux, prenant des repas à bon marché et avançant sans aucun but bien distinct. Cependant, poussée par une singulière fascination, elle reprenait la route qu’elle avait déjà faite, quoique bien déterminée à ne pas retourner dans son pays. Peut-être avait-elle fixé sa pensée sur les prairies du Warwickshire, dont les haies fourrées et boisées étaient des endroits sûrs pour se cacher, même dans cette saison sans feuilles. Elle retournait plus lentement qu’elle n’était venue, franchissant souvent des barrières et passant des heures assise sous les haies, à regarder vaguement, se figurant être sur le bord de quelque pièce d’eau cachée, profonde, comme celle des Maigres-terres ; curieuse de savoir si c’était une grande souffrance que de se noyer, et s’il y avait quelque chose de pire après la mort que ce qu’elle redoutait dans la vie. Les dogmes religieux n’avaient eu aucune prise sur son esprit. C’était une de ces nombreuses personnes qui ont eu des parrains et marraines, qui ont étudié leur catéchisme, ont été confirmées, sont allées à l’église tous les dimanches, et qui, cependant, ne se sont jamais approprié une seule conviction ou un sentiment chrétien dont elles puissent retirer quelque force pour l’épreuve ou une consolation dans la mort. Vous comprendriez bien mal ses pensées pendant ces déplorables journées, si vous supposiez qu’elle fût sous l’influence de quelques craintes ou espérances religieuses.

Elle se décida à retourner à Stratford sur l’Avon, où elle était déjà allée par méprise, car elle se rappelait avoir vu quelques prairies à hautes herbes, lors de son premier trajet sur cette route, prairies au milieu desquelles elle pensait trouver justement l’espèce de mare qu’elle avait en vue. Cependant elle économisait encore son argent ; elle portait soigneusement son panier ; la mort lui paraissait encore bien loin, et la vie avait tant de force en elle ! Elle sentait le besoin de nourriture et de repos, et les recherchait avec ardeur au moment même où elle venait de se supposer sur la berge d’où elle pourrait se plonger dans la mort. Il y avait déjà cinq jours qu’elle avait quitté Windsor, car elle errait en route, évitant toujours les questions ou les regards interrogateurs, et reprenant son air de fière indépendance toutes les fois qu’on pouvait l’observer, choisissant un logement décent pour la nuit, s’habillant soigneusement le matin, se mettant en route d’un air calme, ou restant à l’abri, s’il pleuvait, comme si elle avait une heureuse vie à soigner.

Toutefois, malgré ses moments d’empire sur elle-même, ce visage était tristement différent de celui qui lui avait souri dans le vieux miroir taché, ou s’était toujours montré gracieux pour ceux qui le regardaient avec admiration. Une expression dure et presque farouche animait ces yeux, quoique les cils fussent aussi longs que jamais et qu’ils fussent tout aussi noirs et brillants. Le sourire ne creusait plus de fossettes sur les joues. C’était la même rondeur, la même délicatesse enfantine ; mais tout amour ou croyance à l’amour l’avait abandonnée ; sa beauté ne la rendait que plus triste, comme cette impressionnante tête de Méduse avec ses lèvres passionnées et impassibles.

Enfin elle se trouva au milieu des prés qu’elle avait rêvés, sur un long sentier étroit qui conduisait vers un bois. S’il pouvait se trouver une mare dans ce bois ! Non, ce n’était pas un bois, mais seulement des buissons sauvages, là où il y avait eu naguère des carrières de gravier qui avaient laissé des élévations et des creux recouverts de broussailles et d’arbrisseaux. Elle les parcourut en tous sens, pensant trouver de l’eau dans chaque profondeur, jusqu’à ce que ses jambes fussent fatiguées, et elle s’assit pour se reposer. L’après-midi était très-avancée, et le ciel de plomb noircissait, comme si le soleil se couchait déjà. Après quelque temps, Hetty se releva, pensant que l’obscurité viendrait bientôt ; qu’il fallait remettre sa recherche d’un étang au lendemain et se diriger vers quelque abri pour la nuit. Elle avait tout à fait perdu son chemin dans les prairies et pouvait, dans son ignorance, aller d’un côté aussi bien que d’un autre. Elle passa d’un pré à l’autre, sans qu’aucun village ou aucune maison ne fussent en vue. Mais , à l’angle de cette prairie, il y avait une interruption des haies ; le terrain paraissait s’enfoncer un peu, et deux arbres se penchaient l’un vers l’autre au-dessus d’une ouverture. Le cœur d’Hetty battit fortement à la pensée qu’il devait y avoir là de l’eau. Elle s’y dirigea péniblement, foulant l’herbe touffue, ses lèvres pâles et avec une sensation de tremblement, comme si ce qu’elle supposait se fût présenté malgré elle au lieu d’avoir été l’objet de sa recherche.

Elle était là, cette eau, noire sous ce ciel obscur ; près de là, rien ne remuait, rien ne s’entendait. Elle posa son panier, puis, tremblante, se laissa tomber sur l’herbe. La mare avait alors sa profondeur d’hiver. Avant qu’elle fût desséchée, comme elle se rappelait que cela arrivait à Hayslope, en été, personne ne pourrait découvrir son corps. Elle avait aussi son panier ; il fallait le cacher, il fallait le jeter dans l’eau, mais avant le rendre lourd avec des pierres, puis le lancer. Elle se leva pour en chercher et en trouva bientôt cinq ou six, qu’elle posa par terre, à côté du panier, puis elle se rassit. Il n’était pas nécessaire de se presser ; elle avait toute la nuit devant elle pour se noyer là. Elle était assise, le coude appuyé sur le panier, fatiguée et ayant faim. Elle avait quelques petits pains, trois, dont elle s’était munie à l’endroit où elle avait dîné. Elle les prit et les mangea avec avidité, puis resta tranquille à regarder l’eau. Le calme qu’elle ressentait d’avoir satisfait sa faim, et cette attitude de rêverie immobile, amenèrent le sommeil, et bientôt sa tête se pencha sur ses genoux. Elle dormit profondément.

Quand elle se réveilla, la nuit était noire et elle sentit le frisson. Elle eut peur, peur de cette longue nuit devant elle. Si elle pouvait seulement se jeter dans l’eau ! Non, pas encore. Elle se mit à marcher, afin de se réchauffer, comme si ça devait lui donner plus de résolution. Oh ! que le temps était long dans cette obscurité ! Oh ! le foyer lumineux, la chaleur et les voix de la maison, la douceur du lever et du coucher, les champs familiers, les figures habituées, les dimanches et jours de fête avec leurs simples jouissances de costume et de repas, toutes les douceurs de sa jeune vie surgissaient devant elle, et il lui semblait leur tendre les bras au travers d’un gouffre. Elle grinçait des dents en pensant à Arthur ; elle le maudissait, sans savoir ce que pouvait faire sa malédiction ; elle désirait que lui aussi pût connaître la désolation et le froid, et une vie de honte à laquelle il n’oserait pas mettre fin.

L’horreur de ce frisson, de cette obscurité et de cette solitude, loin de toute vue des hommes, augmentait à chaque longue minute : c’était presque comme si elle était déjà morte, croyant l’être et désirant ardemment revenir à la vie. Mais non ! elle était encore vivante ; elle n’avait point fait cette horrible chute. Elle sentait un singulier contraste de faiblesse et de joie, de mécontentement de ne pas oser affronter la mort, de bonheur de toujours exister, de ce qu’elle pourrait retrouver la lumière et la chaleur. Elle marchait en allant et venant pour se réchauffer, commençant à discerner quelque chose des objets qui l’entouraient, à mesure que ses yeux s’habituaient à la nuit ; la ligne plus sombre de la haie, le rapide mouvement de quelque créature vivante, — peut-être une souris des champs, — s’élançant au travers des herbes. Elle ne se sentait plus comme enveloppée par la froide humidité ; elle pensa qu’elle pourrait retraverser la prairie et franchir la barrière, et elle crut se rappeler que, dans le pré suivant, il y avait une cabane de bruyère près d’une bergerie. Si elle pouvait entrer dans cette hutte, elle aurait plus chaud ; elle pourrait y passer le reste de la nuit, car c’était ce que faisait Alick au temps des agneaux. L’idée de cette cabane produisit l’énergie d’un nouvel espoir ; elle releva son panier et marcha à travers le pré, mais il lui fallut quelque temps pour se trouver dans la direction de la barrière. L’exercice et l’occupation de chercher cette limite étaient pour elle un stimulant qui diminuait l’horreur de la nuit et de la solitude. Il y avait des brebis dans le pré suivant, et elle effraya un groupe de ces animaux en posant son panier pour franchir la barrière ; le bruit de leur mouvement lui donna courage, car il lui prouvait que son souvenir était juste ; c’était bien le champ où elle avait vu la cabane, car c’était celui où étaient les brebis. À droite, en suivant le sentier, elle y arriverait. Elle atteignit la barrière opposée et tâta sa route le long des barres de cette limite et de la palissade de la bergerie, jusqu’à ce que sa main rencontrât les saillies du mur en terre. Délicieuse sensation ! Elle avait trouvé l’abri ; elle chercha la porte à tâtons, l’ouvrit en la poussant. C’était un endroit fermé et d’odeur malsaine, mais chaud, et il y avait de la paille sur le sol ; Hetty se jeta sur cette paille avec le sentiment d’être sauvée. Les larmes vinrent ; elle n’avait point encore versé de larmes depuis son départ de Windsor, des pleurs et des sanglots de joie convulsive de ce qu’elle était encore en possession de la vie, de ce qu’elle était encore sur cette terre, qu’elle connaissait, et avec des brebis près d’elle. La conscience même de posséder ses propres membres était délicieuse ; elle retroussa ses manches et baisa ses bras avec un amour passionné de la vie. Bientôt la chaleur et la fatigue l’invitèrent au sommeil, et elle tomba dans l’assoupissement, s’imaginant de nouveau être sur le bord de la mare, croyant qu’elle avait sauté dans l’eau et se réveillant en tressaillant, sans se rappeler où elle était. Mais enfin vint un profond sommeil sans rêves ; sa tête, préservée par son chapeau, trouva un oreiller contre le mur de pisé, et la pauvre âme, ballottée cruellement par deux terreurs égales, y trouva le seul soulagement qui lui fût possible, l’oubli de son être.

Hélas ! ce soulagement paraît finir au moment où il commence. Il sembla à Hetty que les rêves de l’assoupissement précédent avaient fait place à un autre ; qu’elle était dans la cabane, et que sa tante était devant elle, une chandelle à la main. Elle trembla sous le regard de sa tante et ouvrit les yeux. Il n’y avait point de chandelle, mais il y avait de la lumière dans la cabane, celle de l’aube à travers la porte ouverte. Puis il y avait une figure qui la regardait, un visage inconnu, celui d’un homme âgé revêtu d’une blouse.

« Eh bien, qu’est-ce que vous faites là, jeune femme ? » dit cet homme d’un ton bourru.

Hetty trembla encore plus de crainte réelle et de honte qu’elle ne l’avait fait dans son rêve momentané, sous le regard de sa tante. Elle sentit qu’elle était déjà comme une mendiante, trouvée dormant à cette place. Mais, malgré son tremblement, elle avait un si vif désir d’expliquer à cet homme sa présence, qu’elle trouva promptement ses paroles.

« J’ai perdu mon chemin, dit-elle. Je voyage vers le nord, j’ai quitté la grande route pour traverser les champs et j’ai été surprise par la nuit. Voulez-vous m’indiquer le chemin jusqu’au plus prochain village ? »

Elle se leva en parlant, porta les mains à son chapeau pour l’ajuster et reprit son panier.

L’homme la regarda avec des yeux hébétés, sans lui répondre, pendant quelques secondes. Puis il se retourna et marcha vers la porte de la cabane ; il s’arrêta alors, et, la regardant par-dessus l’épaule, lui dit :

« Oui, je puis vous montrer le chemin pour aller à Norton, si vous voulez. Mais pourquoi avez-vous laissé la grande route ? ajouta-t-il d’un ton de sévère reproche. Il vous arrivera mal, si vous n’y faites pas attention.

— Oui, dit Hetty, je ne le ferai plus. Je resterai sur la route, si vous êtes assez bon pour me montrer où elle est.

— Pourquoi ne restez-vous pas là où il y a des indicateurs et des gens à qui demander le chemin ? dit l’homme d’un air encore plus grondeur. Tout le monde vous prendrait pour une folle en vous voyant. »

Hetty eut peur de ce vieux rechigné, et encore plus de cette dernière suggestion qu’elle avait l’air d’une folle. En le suivant hors de la cabane, elle eut l’idée de lui donner une pièce de six pence pour qu’il lui dît son chemin, et qu’alors il ne supposerait plus qu’elle était folle. Lorsqu’il s’arrêta pour lui indiquer où était la route, elle mit la main à sa poche pour tenir l’argent prêt, et, comme il se retournait pour partir sans lui dire bonjour, elle les lui présenta en disant : « Je vous remercie ; voulez-vous prendre ceci pour votre peine ? »

Il regarda lentement les six pence et dit : « Je n’ai pas besoin de votre argent. Vous feriez mieux de le bien soigner, autrement on pourrait bien vous le voler, si vous arpentez comme ça les champs comme une folle. »

L’homme la quitta sans rien dire de plus et Hetty continua sa route. Une autre journée avait commencé, et il fallait toujours errer. À quoi servait de penser à se noyer ; elle ne pourrait le faire, du moins tant qu’elle avait de l’argent pour se nourrir et de la force pour avancer. Mais les circonstances de son réveil du matin augmentèrent son effroi pour le moment où elle n’en aurait plus ; il lui faudrait vendre son panier et ses vêtements ; alors elle aurait réellement l’air d’une mendiante ou d’une folle, comme l’avait dit cet homme. Cette joie passionnée de vivre, qu’elle avait ressentie dans la nuit, après avoir été sur le point de trouver une froide mort dans la mare, n’existait plus maintenant. La vie retrouvée, à la lumière du matin, sous l’impression du regard dur et étonné de cet homme, était aussi pleine de terreurs que la mort ; elle était pire : c’était une angoisse à laquelle elle se trouvait enchaînée, dont elle avait autant d’horreur que de l’eau sombre, et contre laquelle pourtant elle ne pouvait avoir aucun refuge.

Elle sortit son argent de sa bourse ; elle avait encore vingt-deux schellings ; cela pouvait lui suffire pour plusieurs jours ou l’aider à se rendre plus vite dans le Stonyshire, à portée de Dinah. La pensée de Dinah la pressait plus fortement depuis que l’expérience de cette nuit avait entraîné son imagination épouvantée loin de la mort. S’il n’avait fallu qu’aller vers Dinah, si personne que Dinah pouvait ne jamais le savoir, Hetty aurait pu s’y décider. Cette douce voix, ces yeux miséricordieux, l’auraient attirée. Mais, par la suite, d’autres gens l’apprendraient, et elle ne pouvait pas plus supporter cette honte que rechercher la mort.

Il fallait continuer à errer et attendre qu’un plus profond désespoir lui donnât du courage. Peut-être cette mort viendrait à elle, car elle devenait de moins en moins capable d’endurer la fatigue de la journée. Et cependant telle est la singulière impulsion de nos âmes, qui nous entraîne par un désir secret vers les conséquences mêmes que nous redoutons, qu’Hetty, quand elle repartit de Norton, demanda la route la plus directe pour le Stonyshire, et la suivit toute la journée.

Pauvre Hetty errante, avec un visage enfantin recouvrant une âme sèche, sans tendresse, et abreuvée de désespoir, avec un cœur étroit et des pensées mesquines, où il n’y avait de place que pour ses propres chagrins qu’elle ne sentait que plus amèrement ! Mon cœur saigne pour elle quand je la vois s’avancer péniblement sur ses pieds fatigués ou sur quelque chariot, les yeux vaguement fixés devant elle, ne pensant ni ne s’inquiétant de savoir où elle va, jusqu’à ce que la faim lui fasse désirer l’approche d’un village.

Quel sera le terme de cette course sans but, loin de toute affection, ne pensant aux êtres humains qu’à travers son orgueil, s’attachant à la vie comme le fait un pauvre animal blessé à la chasse ?

Dieu vous préserve, ainsi que moi, d’avoir fait naître une semblable infortune !